Ceux qui souffrent/01

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MENTIR !



… Je suis las de mentir, las d’entendre et de voir mentir.

Rien n’est réel en nous. La bouche ment, les yeux mentent, les gestes mentent. Nos sourires et nos larmes, nos prières, nos remercîments, nos colères, tout est calculé. D’un bout à l’autre de notre existence, nous tenons une série de rôles, des centaines dont aucun n’est la représentation fidèle de notre être vrai. Nous sommes en scène sans discontinuer, devant un public qui nous admire ou nous critique. Et là nous prenons des attitudes, belles ou disgracieuses, toujours fausses.

Pourquoi ? Par besoin. C’est devenu un instinct, un vice inhérent à notre race civilisée. Nous nous exhibons sous tel jour que nous croyons favorable à notre intérêt, à notre bonheur, à nos jouissances. Nous cherchons à réaliser aux yeux d’autrui un idéal quelconque, et cet idéal change selon notre humeur actuelle, selon l’époque, la saison, l’heure, la température, selon une infinité de circonstances futiles.

Et la comédie se poursuit jusque dans les coulisses. Même à nous, nous mentons. Que de fois je me surprends en flagrant délit d’hypocrisie envers moi-même ! Je cherche à m’illusionner, à me voiler mon infériorité sous ce rapport et à m’exagérer ma supériorité sous cet autre. Je me dis cela, et je sais, je sais de façon absolue, que cela je l’invente.

Notre conscience n’est pas dupe, elle, mais cet être intérieur, qui monologue en nous, ment, lui. Il prend la parole, pérore, combine des histoires, s’excuse, se pare, s’attife, cavalcade, fait le beau. Et nous arrivons à nous façonner, à nos propres yeux, en un être absolument différent de l’être exact que nous sommes, un être habillé de vertus et même de vices que nous ne possédons point, des vices que nous jugeons nécessaires, élégants, d’une perversité peu banale.

Eh bien, moi, ces mensonges m’écœurent. Tromper les autres, soit. C’est une inéluctable nécessité. La loyauté est de mauvais goût. La fourberie est utile, donc juste. Mais du moins je jouerai franc jeu avec moi, je ne me tricherai plus, j’ausculterai mon âme, et je ne donnerai pas le diagnostic équivoque du médecin qui veut tranquilliser son malade, mais le vrai, si brutal et si cruel qu’il soit. Plus de comédie. J’ai soif de franchise. Je sens en moi une crise d’amour qui commence, étudions-la. J’y gagnerai en tous cas de me mieux connaître.

… Cette nuit, au bal, elle dansait le cotillon avec celui de ses admirateurs dont je suis le plus profondément jaloux, — en suis-je réellement jaloux ? Non, alors pourquoi écrire ?… — Je m’approchai d’elle :

— Vous vous rappelez votre promesse ?

Elle me répondit :

— Oui, mon ami, je me rappelle.

Je repris :

— En voici les termes : « Si jamais votre peine devient intolérable, dites-la-moi simplement et je vous consolerai. » Fernande, un autre vous parle, vous frôle, contemple vos bras et vos épaules, et ma peine est intolérable.

Elle a tourné la tête vers moi, avec un sourire doux de femme qui se sent aimée, et elle a guéri mon mal.


… « Je ne serai jamais à vous », m’a-t-elle dit. Et je me demande maintenant si ce n’est pas cette crainte qui compose mon amour. L’aurais-je aimée si elle se fût donnée sans débats ?

Ce doute me fait douter de tout. Si j’analyse ma passion, j’y découvre de la vanité, du désir physique, de l’entêtement, le besoin de dominer un être et de me prouver ma force de séduction. Mais, somme toute, j’y vois peu d’affection sincère, nulle trace de désintéressement.


… Je ressens une âpre jouissance à me démontrer la fausseté de mes émotions. Quand je lui parle, je parviens à m’abuser. Par un effort de volonté inconscient, je me grise de sa vue, de son odeur, de son contact. Et je ne raille pas en lui disant mon adoration. Mais devant ces pages blanches, je me ressaisis. Je distingue d’une vision précise le caractère absolu de mes actes et de mes gestes.

Ainsi, quand je touche sa main, ma main tremble ; elle tremble réellement, sans que je le veuille. Quand elle me regarde, mes paupières battent, comme si mes yeux ne pouvaient supporter son regard, et elles battent réellement, sans que je le veuille. Mais ici, de sang-froid, je perçois le travail de cette portion de mon cerveau qui fonctionne à mon insu et qui juge utiles ce tremblement de mains et ce battement de paupières.

Ainsi, j’ai de vraies larmes, de vraies pâleurs. Et tout cela est factice. Je ne souffre pas, mais j’incarne si naturellement mon personnage de martyr, et je la convaincs si profondément de ma misère que j’arrive à souffrir. La pitié que je lis en elle m’apitoye sur moi.

Mon plaisir actuel ne réside donc pas dans ce que j’appelle mon amour, mais dans la perfection de mon jeu.


… Sa résistance faiblit, son corps vient à moi, sa pensée accepte déjà la chute. Et ma vanité grandit… moi, moi qui l’ai prise, minute par minute, fibre par fibre, moi qu’elle aime et moi qui ne l’aime pas !

… Elle m’a fait agenouiller devant elle. Puis elle a posé ses mains sur mon front, et elle a murmuré :

— Mon aimé, je vous demande pardon, vous qui souffrez par moi.

Et elle a baisé mes lèvres.

En la quittant, j’ai compris ceci distinctement : ma joie ne provient pas de son baiser, elle provient surtout de sa naïveté, à elle qui me plaint assez pour me tendre sa bouche, et de mon pouvoir, à moi qui l’amène à me plaindre.

Je me dois plus de reconnaissance que je ne lui en dois.


… Aujourd’hui ses épaules, hier ses bras. Pourquoi cette manie des femmes de se marchander ainsi, de se vendre en détail ?


… Exaspéré de désirs, je l’ai traitée durement. Elle m’a répondu d’une voix triste :

— Soit, je viendrai demain chez vous. Mais promettez-moi, je vous en prie, promettez moi de ne pas me prendre.

— Je vous le promets.

Elle reprit :

— Quoi qu’il arrive, si grand que soit mon abandon, même si je vous implore, vous me refuserez ?

— Je vous le jure.

Ainsi donc demain elle est à moi, c’est demain le dénouement prévu, la conclusion inévitable du roman que j’ai bâti de toutes pièces.


… Eh bien ! non, je l’ai tenu, mon serment ! Pourquoi ? Par respect de ma parole ? Par délicatesse ? Par pitié ? Je ne sais pas. Mes idées s’entrelacent, sans que j’en puisse saisir une seule.

Reprenons les faits.

Elle est venue à l’heure dite, m’évitant ainsi l’attente si douloureuse. Au coup de sonnette, mon cœur, je l’ai noté, a battu plus vite. Dès l’entrée, elle m’a tendu la main, je l’ai gardée dans la mienne et j’ai dit bêtement, comme à toutes :

— Je vous remercie, Fernande.

Je lui ai défait sa voilette et son chapeau. Elle s’est assise. Je me suis assis auprès d’elle. Puis j’ai repris sa main. Elle m’intimidait. J’eus conscience de mon ridicule et je soupirai :

— Vous ne regrettez pas d’être ici ?

Elle ne répondit point, le regard vague, l’esprit lointain. Je répétai :

— Fernande, vous m’en voulez ?

Elle baissa les yeux vers moi et prononça :

— N’ai-je pas votre promesse ?

Elle souriait gentiment. Son air confiant me rappela mon devoir d’homme, et je lui balbutiai toutes les phrases mensongères qui engourdissent la femme, tous les mots d’amour qui la domptent mieux que la constance, mieux que le mérite ou le génie, mieux que l’amour lui-même.

Puis un baiser me la livra. Je lui arrachai ses vêtements. Sa peau frissonnait au contact de mes doigts. Elle me serra contre elle de ses deux bras, en bégayant :

— Ah ! mon ami, je suis à toi, je t’aime…

Mais tout à coup je la repoussai brutalement, je me levai d’un bond et je m’abattis à ses pieds :

— Non, non, il ne faut pas cela ! Rappelle-toi, ma Fernande, j’ai promis.

Et d’un ton solennel, je déclamai :

— Quoi qu’il arrive, si grand que soit ton abandon, même si tu m’implores, je te refuserai. J’en ai fait le serment, tu te souviens ?

Elle sembla sortir d’un rêve et, prise d’une gêne subite, s’enveloppa de son manteau. Il y eut un silence. Puis des larmes lentes coulèrent de ses yeux. Et elle me dit :

— Je te rends grâce, aimé, toi qui m’as sauvée, ma vie entière t’appartient.

Je n’ai point senti de moquerie dans son remercîment, rien qu’une expression d’immense gratitude. Un orgueil monstrueux me souleva. Mon héroïsme me sembla grandiose.

Tandis que j’écris ces notes, les mobiles de mon action m’apparaissent clairement. La vérité s’impose à moi. J’ai voulu exalter son amour. La prendre ainsi ? La devoir a une défaillance passagère ? La banalité de cette possession m’a écœuré. Ce qu’il me faut, c’est le don réfléchi de sa personne. Je la veux tenir d’elle-même, et non d’une erreur de ses sens.

… Mensonge ! mensonge ! à moi aussi j’ai menti ! Là, sur ce papier que personne ne lira, j’ai menti ! J’ai menti pour qu’un jour, en feuilletant ces pages, je puisse encore m’illusionner : j’ai menti pour me tromper moi-même, même à l’heure actuelle.

Si je l’ai dédaignée, ce n’est point par sacrifice, ni par affection, ni surtout par calcul… c’est que… oh ! je n’ose pas… c’est que… ma chair m’a trahi !

Quelle honte ! ma chair m’a trahi… j’ai compris mon impuissance… alors, pour la lui cacher, j’ai joué l’abnégation. Reviendra-t-elle, maintenant ? Et si elle revient ?… Oh ! je souffre !

Et puis, toutes ces combinaisons, cette dissection de mon âme, quel mensonge encore ! Mais l’unique, l’indiscutable vérité, c’est que je l’aime, cette femme. Son souvenir me brûle, me torture. S’analyser, quelle bêtise ! On est soi-même sa première dupe. Qu’y a-t-il de vrai dans toutes ces pages que j’ai noircies ? Est-ce que je sais ? Est-ce qu’on sait rien de soi, de sa propre pensée, de son être intime, des motifs de sa conduite ? Mieux vaut jouir hypocritement et s’abuser ! Ah ! mentir ! mentons toujours, mentons aux autres, mentons à nous-mêmes surtout et jusqu’au bout !

Le bonheur est dans le mensonge ! Oh ! je souffre, je souffre…


… Est-ce que je souffre réellement ?…