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Ceux qui souffrent/15

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Il entra comme un fou et, d’une voix hâtive, haleta :

— Le commissaire, s’il vous plaît.

Calmement, l’employé répondit :

M. Gervais est dans son bureau, vous passerez à votre tour.

D’un coup d’œil, M. Brique explora la pièce : cinq personnes se morfondaient sur des bancs. Il fut révolté.

— Attendre ! moi, attendre ! Mais, monsieur, c’est impossible, ma femme me trompe ! elle est en train de me tromper !

D’un geste, l’employé sembla dire : « Je regrette beaucoup, je n’y peux rien… » et M. Brique s’affala sur une chaise. Il paraissait anéanti. Son dos s’arrondissait sous un malheur trop pesant. Fixés à terre, ses yeux agrandis s’acharnaient évidemment après quelque horrible vision.

Il avait un aspect consacré d’époux trahi. Petit, gros, le visage rouge, le cheveu rare, la tournure disgracieuse, il jouissait d’un ventre qui le vouait inévitablement aux infortunes conjugales.

Le commissaire ouvrit sa porte. M. Brique se précipita en même temps qu’un autre solliciteur. Il fut repoussé, mais il se cramponnait au bras de M. Gervais en bégayant :

— Je vous en prie, monsieur, ma femme est en train de me tromper.

L’autre se dégagea, et son mouvement d’épaules signifiait : « Qu’est-ce que voulez que ça me fasse ? »

L’indifférence de tous ces gens stupéfia M. Brique. On aurait dit en vérité que son cas se présentait chaque jour. Il en fut froissé, se croyant au moins quelque mérite spécial.

En revanche ses voisins le considéraient curieusement. Il se rapprocha d’eux, les prit un à un, en mots brefs leur raconta des bribes de son aventure, et les supplia humblement de lui céder leur tour :

— La situation est terrible… ma femme me trompe… c’est une question de minutes.

On consentit. Et quand la porte du bureau s’ouvrit une seconde fois, M. Brique se rua.

— Vite, vite, s’exclamait-il, votre chapeau, votre canne, votre écharpe et venez… Charlotte est avec son amant, nous allons la pincer.

Le commissaire s’assit. C’était un homme méthodique et grave, scrupuleux dans l’exercice de ses fonctions, s’amusant volontiers dans la vie privée. Outre que son instinct de célibataire l’indisposait en général contre les maris, ses habitudes dissipées le rendaient favorable aux femmes. Il dit sèchement :

— Je n’ai pas l’autorisation du parquet.

M. Brique balbutia :

— Quelle autorisation ?

— Celle qui me permettra de constater le flagrant délit.

— Mais, monsieur, gémit M. Brique, il ne s’agit pas de cela. J’ai aperçu chez moi, hier, Charlotte dans les bras d’un de mes amis, M. Doussin. À travers une portière, j’ai écouté. Elle lui accordait un rendez-vous, le premier, monsieur, rue Cadet, 33, pour aujourd’hui. En se pressant, on les surprendrait, et j’arriverais peut-être avant… avant…

M. Gervais conclut de sa voix sans accent :

— Je le regrette, je compatis à ce que votre situation a de pénible, mais je ne puis agir.

Et il indiqua la marche à suivre.

M. Brique s’en alla, très triste. Cette bizarrerie de la loi l’écrasait. Et il erra dans les rues tandis que s’accomplissait son malheur.

Le lendemain il se rendit chez un homme d’affaires, adressa une requête au procureur. Et des jours passèrent. Il vaquait a ses occupations habituel les, mais rentrait de bonne heure, l’après-midi, tournait sans bruit la clef dans la serrure et se glissait jusqu’au salon, qu’une tenture séparait de la chambre à coucher. Quotidiennement, Charlotte y recevait l’ami Doussin.

C’est là, derrière ce rideau que M. Brique eut la consolation de voir la résistance de sa femme. Charlotte était encore pure. Au premier rendez-vous, elle n’avait accordé que ses bras, ses épaules et ses lèvres. M. Brique éprouva une grande joie. Doussin, lui, se plaignait amèrement.

Les deux amants eurent encore quelques entrevues dont M. Brique se trouvait préalablement informé. Éperdu, il courait au commissariat de police.

— Je vous en prie, implorait-il, venez, c’est aujourd’hui que ma femme succombe, il n’est que temps.

Il se heurtait à l’impassibilité de M. Gervais.

— Désolé, cher monsieur ; je n’ai pas reçu d’avis.

Charlotte cependant se défendait bravement. Quelles que fussent ses angoisses, il ne pouvait lui refuser une certaine honnêteté dont il s’enorgueillissait en proportion des doléances qu’exhalait Doussin. Il résultait des conversations surprises que la poitrine de la jeune femme et ses jambes, au-dessous du genou, n’offraient plus de mystères à la curiosité de son amant. Mais le reste demeurait impénétrable. L’époux y puisait un légitime motif de vanité.

Il confiait ses peines au commissaire. Il s’attira cette demande :

— Pourquoi, diable ! puisque votre femme n’est point encore coupable, pourquoi n’apparaissez-vous pas, tandis qu’ils sont dans les bras l’un de l’autre ?

Il s’expliqua : Charlotte avait un caractère abominable, des goûts dispendieux, et avec lui une froideur physique dont il ne pouvait se contenter. Il désirait donc se débarrasser d’elle.

— Seulement, ajouta-t-il, vous avouerez qu’il me suffit de la pincer, et si je puis éviter la trahison définitive…

L’autorisation arriva. Mais d’autres formalités retardèrent la vengeance de M. Brique. Il fallait auparavant s’informer et constater que le sieur Doussin et la dame Brique fréquentaient réellement le 33 de la rue Cadet.

Durant deux semaines son anxiété fut atroce… Doussin gagnait du terrain. Les rendez-vous se précipitaient. Madame Brique, là-bas, se montrait à son amant, enveloppée d’un unique peignoir de gaze, très ouvert et très transparent. En outre, elle avait des complaisances, et la fermeté de ses refus s’atténuait. La chute était imminente. M. Brique ne vivait plus.

Un soir, il entendit prononcer son irrémédiable condamnation. Doussin, a genoux devant Charlotte, pleurait sa souffrance :

— Oh ! chère adorée, je connais tout de toi, pas un coin de ta chair ne m’est étranger, pourquoi ne te donnes-tu pas ?

M. Brique savourait ces vaines récriminations. Mais soudain, Charlotte s’abattit sur l’épaule de son amant, et, dans un grand élan d’amour, promit :

— Je me donnerai demain, mon aimé, je me donnerai tout entière, je te le jure.

Une sueur froide couvrit M. Brique.

Il passa une nuit épouvantable. De hideux cauchemars l’assiégèrent. Au matin, comme sa femme dormait, il éloigna les draps et contempla tristement ce corps, ce beau corps blanc prêt aux caresses coupables. Ses larmes coulèrent.

Après le déjeuner, Charlotte s’habilla et sortit. M. Brique prit une voiture. Il eut un saisissement quand M. Gervais, de sa voix indifférente, lui répondit :

— Je suis à vos ordres, monsieur, vos soupçons étaient justes.

Ils partirent, accompagnés d’un agent. Rue Cadet, le fiacre s’arrêta. Une rage fermentait en M. Brique. Le commissaire interrogea la concierge.

— Le monsieur et la dame du second sont là ?

— Oui, depuis une demi-heure.

— Vite, articula M. Brique effrayé, nous allons arriver après.

Ils montèrent. La concierge les précédait. Au second étage, elle dit :

— J’ai une clef en double, entrez, il y a d’abord un cabinet de toilette.

La porte s’ouvrit sans un grincement. Ils pénétrèrent dans une petite pièce sombre. Une clarté attira M. Gervais. Elle provenait d’une vitre que voilait un rideau. Il regarda. Et tout à coup, comme M. Brique allait poser la main sur la serrure de la seconde porte, il lui étreignit le bras et murmura :

— Pas un mot, pas un geste, ou je m’en vais.

Le malheureux gémit :

— Pourquoi ?

Alors, gravement le commissaire laissa tomber ces mots :

— Ils n’ont pas fini !

Et il y avait tant de solennité dans son accent, tant de respect pour l’acte mystérieux qui se perpétrait, que M. Brique fut paralysé. Patiemment il attendit…

De très longues secondes s’écoulèrent. Puis M. Gervais souleva le rideau. M. Brique balbutia d’une voix humble :

— Peut-on entrer ?

Son compagnon répartit :

— Oui, nous le pouvons maintenant,

Et ils entrèrent.


Cela se passa dignement, convenablement, entre gens du monde. Le procès-verbal fut dressé. Doussin dit les paroles d’usage.

— Je suis à votre disposition, monsieur.

Le mari, distrait, prononça :

— Non, gardez-la.

Les yeux des deux époux se rencontrèrent. Charlotte eut un sourire malicieux et fit, malgré elle :

— Tu arrives un peu trop tard, mon pauvre ami.

Il ne trouva rien à dire sur le moment. Il se sentait terrassé, immobilisé par une force supérieure. La loi, la formidable loi lui avait lié les mains avec ses lenteurs, avec ses complications, avec ses hypocrisies. Mais quelque chose de plus puissant encore, et surtout de plus obscur, le dominait. C’était la destinée. Quoi qu’il eût fait, ses efforts étaient demeurés stériles. Ses démarches, ses espionnages, la connaissance de la trahison préparée, sa lutte de toute heure et de toute minute, rien ne l’avait protégé. Il n’éprouvait ni chagrin, ni colère, ni jalousie, mais une sensation de petitesse, de faiblesse enfantine devant la fatalité inexorable qui l’avait vaincu. Et il marmotta simplement :

— Cela devait être.