Ceux qui souffrent/28

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ABRAHAM CHIEN



« J’ai dans les mains les conditions essentielles du bonheur », se répétait-il souvent. Et il présentait ses deux paumes renversées, élargissait ses doigts et semblait soupeser quelque chose de palpable et de lourd.

De fait, la destinée le favorisait. Au collège où il fut élevé, ses maîtres respectèrent l’indolence de sa nature, et il mangeait parmi de riches condisciples, les mets bien préparés. À seize ans, sous la direction de sa bonne, il apprit le mystère de l’amour, ce qui lui évita de fâcheuses connaissances. En campagne, dès le premier engagement, il reçut une blessure insignifiante qui lui valut le repos, la médaille et une renommée de courage. Enfin, à vingt-trois ans, il perdait ses parents et héritait d’une jolie fortune.

Pourtant il se plaignait amèrement ; car il s’appelait Abraham Chien.

Le père et la mère Chien, « partis de très bas » pour arriver à une grosse situation dans les briques, aux environs de Caudebec, résolurent, quand il leur vint tardivement un fils, de rehausser le nom peu poétique de Chien par un prénom original et sonore. Ils choisirent Abraham.

C’était aggraver le cas du malheureux. Plus tard, il devait maudire ses parents.

Mais, dès l’abord, du jour où il fut livré au contact du monde, son supplice commença. « Ouaf, ouaf », criaient ses camarades, à son approche. Et on lui demandait :

— Comment vas-tu, petit chien ?

Partout se trouvaient dessinés sur les murs, ou modelés en mie de pain et suspendus au plafond à l’aide d’un fil et de papier mâché, des roquets hargneux, des caniches d’aveugle, des lévriers étiques, des bulls menaçants. Une fois il se fâcha et distribua des coups de poing. Tous ses camarades s’enfuirent en hurlant :

— Au secours… un chien enragé.

L’ironie de ses maîtres le blessait encore davantage. L’un ne manquait jamais de l’interrompre quand il répétait ses leçons :

— Assez-vous, Chien, vous ne récitez pas, vous aboyez.

Tel autre le renvoyait du tableau noir :

— À la niche, bougre de chien.

« Ce sont farces d’école, se dit Abraham, en sortant du collège. La vie est plus sérieuse et les hommes moins puérils. Mon nom est avantageusement connu à Caudebec. On me laissera la paix. »

De cruelles expériences le détrompèrent. Le petit bourgeois et le paysan ne se lassent jamais d’une plaisanterie. La même circonstance amène infailliblement le même mot, et ce mot le même éclat de rire satisfait ou le même clignement d’œil malin.

À table, s’il risquait :

— J’ai une faim, aujourd’hui !

On ripostait :

— Une faim canine, hein ?

Il s’écriait :

— Quel mauvais temps !

— Un temps de chien, répondait-on.

Un moment il aspira aux honneurs.

On donnait une fête. Il fut élu vice-commissaire. On ne l’appela plus que le chien du commissaire.

Tout cela le mettait hors de lui. Peut-être cependant s’y serait-il accoutumé. En somme, ces moqueries n’attaquaient point l’individu ni ne diminuaient son mérite ou son prestige. Mais une source d’épreuves nouvelles allait surgir où sombra tout son espoir.

La cause initiale fut une phrase colportée par un fournisseur qu’il avait contraint à réduire sa note :

— Ce qu’il est chien, ce juif d’Abraham !

La locution resta. Elle servit d’abord à le railler, puis, effet inévitable des calomnies dont on oublie le début futile, à le flageller. Aussi bien les deux vocables qui formaient son nom ne semblaient pas réels. Ils éveillaient l’idée de sobriquets. Et le propre des sobriquets étant de mettre en relief le caractère général d’un individu et de stigmatiser ses ridicules, on décréta coupable d’avarice Abraham Chien, briquetier à Caudebec. Il était vraiment chien, doublement, triplement chien, chien par le nom, chien par le prénom, chien par les habitudes.

Cette épouvantable calamité ne l’abattit pas. Il se révolta contre l’injustice. Les paroles en un tel cas sont inutiles. Il faut des faits, des preuves. Il les fournirait.

En plein Caudebec, il eut une maîtresse !

Il la tira d’un café du Havre. Il l’établit dans une charmante maison, sur le quai, bien en vue. Scandale sans précédent, il l’afficha !

On n’en revenait pas. Il fit plus fort. Il entoura cette créature de tout le luxe imaginable. Elle connut les châles de l’Inde, les bottines mordorées, les éventails en plumes et les lunettes d’approche avec lesquelles on voit passer les grands bateaux. Finalement il bâtit des écuries somptueuses où logèrent un âne et un perroquet.

En outre, devant un groupe d’amis, il lui donna la maison qu’elle habitait et une grosse somme d’argent.

La médisance subit un arrêt. Qui signifiaient ces prodigalités ? On ne tarda pas à le savoir.

La maîtresse d’Abraham jouissait d’une âme sensible, de goûts modestes et d’une santé chancelante. Il en résulta qu’elle conçut pour son bienfaiteur une gratitude sans bornes, qu’elle réalisa d’importantes économies et qu’elle mourut, la quatrième année de leur liaison, léguant à son amant tout ce qu’elle possédait.

— Voilà donc le mot de l’énigme, s’exclama-t-on. Tout cela était combiné… Quel juif que ce Chien ! Calculer sur la mort d’une femme…

Que pouvait-il tenter désormais ? L’aventure de son mariage, elle-même, ne changea point sa réputation.

Charlotte était pauvre. Aussi l’épousa-t-il. De caractère folâtre et d’aspect gracieux, elle emplit de gaieté la demeure d’Abraham. Il l’aimait beaucoup. Il l’aimait assez pour rire de ses espiègleries.

— Mon gros chien, disait-elle, faites le beau… Allons, vite, debout…

Au moins celle-là, lui devant tout, ne le méconnaîtrait pas. Elle ne le méconnut pas, mais le trompa. Une lettre anonyme l’en avertit. « J’ignorais, écrivait-on, que les chiens eussent des cornes… »

Charlotte avoua sa trahison : « Que veux-tu ? c’est de ta faute ; je ne peux pas te prendre au sérieux, tu as un si drôle de nom ! Pour moi, tu n’es pas un homme… tu es… tu es un chien… Il la mit à la porte et l’enrichit. À quoi bon cette libéralité ! On ne tint compte que de sa rigueur avec Charlotte : « La malheureuse, faut-il qu’il soit chien ! »

Il protesta.

— Pourtant, elle m’a trompé ! C’est mon droit. Moi, je lui étais fidèle…

— Comme un chien, murmura son interlocuteur.

N’est-ce pas atroce ? Être généreux et désintéressé, se soucier de son or comme d’un caillou, et néanmoins ployer sous une réputation d’avarice. Et cela pour un nom ! Un nom, cette chose secondaire, insignifiante, lui interdisait le bonheur. Le nom sert à distinguer un homme d’un autre. Son nom, à lui, le déshonorait et lui valait d’être jugé comme s’il eût eu de vils instincts. Parce qu’il avait un nom de ladre, on le taxait de ladrerie. Ah ! ce nom, comme il en souffrait ! On ne se gausse pas de M. Renard, ni de MM.  Mouton, Poule, Lion, Poisson. Pourquoi baffoue-t-on M. Chien ?

Il se sentait la proie d’une absurde fatalité. D’autres sont marqués, dès leur naissance, d’une laideur surnaturelle ou de quelque infirmité qui dominent toute leur vie. Pour le monde, avant d’être méchant ou sournois ou menteur, le bossu est bossu et l’aveugle est aveugle. Lui, un mot le flétrissait. Une mystérieuse syllabe l’enserrait dans les cinq griffes de ses lettres. Qu’il fût bon, loyal, charitable, peu importait ! Il était chien.

Un tel martyre usa son courage. L’existence ne lui offrait qu’opprobre et injustice. Il s’en délivrerait.

— Mais, au moins, se dit-il, que ma mémoire soit réhabilitée !

Il vendit sa briqueterie, fonda des œuvres de bienfaisance, entretint des familles indigentes, démolit sa maison, joua et se ruina.

Puis, un matin d’hiver, on le trouva sur la grand’route, mort de faim et de froid.

Quand on parle de lui à Caudebec, les habitants s’écrient :

— Abraham Chien ? Il est devenu fou, il a dilapidé sa fortune et il a crevé sur un fossé.

— Comme un chien, ricanent les gens d’esprit.