Ceylan sous l’administration coloniale de l’Angleterre

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Ceylan sous l’administration coloniale de l’Angleterre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 120-139).
CEYLAN
SOUS L’ADMINISTRATION COLONIALE
DE L’ANGLETERRE

Lorsqu’on a beaucoup voyagé, on donne aux îles une place à part dans les souvenirs des pays d’outre-mer. Elles ont un charme et une originalité qu’elles empruntent à leur isolement même, si bien caractérisé par le mot italien d’isola. Bernardin de Saint-Pierre en a éprouvé l’attrait quand il chanta cette île Maurice, autrefois l’île de France, dont il fit le séjour charmant de Paul et Virginie. Ce bijou des mers australes ne peut donner pourtant qu’une idée très imparfaite du monde tropical au seuil duquel il est placé. Quelles surprises, quels enchantemens nouveaux Ceylan n’eût-elle point réservés à Bernardin, s’il lui avait été donné de la voir après l’île de France ! Ceylan, la contrée magique placée au cœur même de cette zone équinoxiale où s’épanouirent tant de merveilleuses civilisations ! Ceylan, abrégé des Indes orientales !

Aucune contrée au monde n’a su, comme cette île paradisiaque, fasciner les voyageurs qui ont essayé de la décrire. Ils y ont vécu, pour la plupart, de longues années, et ne l’ont quittée qu’à regret. C’est ce qu’attestent les titres mêmes de leurs récits. Le major Skinner nous a donné Cinquante ans à Ceylan ; le major Forbes, Onze ans à Ceylan ; le célèbre explorateur Samuel Baker, Huit ans à Ceylan ; les deux sœurs Marie et Marguerite Leitch, Sept ans à Ceylan ; Gordon Cumming, Deux ans à Ceylan. Il n’y a point, à la surface du globe, une île qui ait, comme celle-ci, attiré l’attention des savans de tous les pays et de tous les temps, sans qu’on puisse même excepter l’île qui la domine aujourd’hui, la Grande-Bretagne. Elle a été décrite par les écrivains de Rome et de la Grèce comme par ceux de l’Inde, de la Birmanie, de la Chine, de l’Arabie et de la Perse, et comme par les voyageurs européens depuis le moyen âge jusqu’à nos jours. Les Brahmanes la désignaient sous le nom de Lanka, « la resplendissante, » et en faisaient un paradis habité par des êtres d’une nature angélique ; les prêtres bouddhistes la comparaient à une perle posée sur le front de l’Inde ; les Chinois l’appelaient « l’île des joyaux, » les Grecs, « la terre de la jacinthe et du rubis ; » les Mahométans l’assignaient à nos premiers parens comme un nouvel Elysée destiné à les consoler de la perte du paradis, et les anciens navigateurs européens racontaient que les brises qui avaient passé sur l’île en apportaient au large les parfums[1].

Mais quoique Ceylan ait été connue de tout temps, l’intérieur de l’île demeura, pendant de longs siècles, enveloppé de mystère ; les conquérans portugais, et après eux les Hollandais, n’en occupèrent que le littoral, sans pouvoir forcer le rempart de montagnes derrière lequel s’étaient fortifiés les rois de Kandy. Ce ne fut que lors de la conquête de l’île par les Anglais, en 1815, que fut révélé le cœur du pays : ils introduisirent la culture du café dans la zone montagneuse, ils retrouvèrent les ruines merveilleuses ensevelies depuis deux mille ans dans les solitudes des jungles centrales.

Quelques années après l’occupation anglaise, sir James Emerson Tennent, nommé gouverneur de Ceylan en 1847, publia un ouvrage volumineux où, pour la première fois, l’île fit l’objet d’une description complète et méthodique embrassant les districts récemment conquis et révélés. Cet ouvrage est resté classique, et, quoique déjà ancien, survivra longtemps à une foule d’œuvres éphémères qui nous ont décrit, sous des titres à sensation, une Ceylan de fantaisie.

Ceylan m’a rappelé, en plus d’un point, Java, qui se trouve presque aussi voisine de l’équateur. Mais, si le climat est à peu près identique, il y a une différence profonde entre le sol des deux îles.

Ceylan n’est point, comme Java, une île volcanique, quoi qu’en aient dit d’anciens voyageurs qui prétendent y avoir vu des volcans actifs. On y trouve bien quelques faibles traces d’activité volcanique, telles que des sources d’eau chaude, ou des basaltes qui affectent quelquefois l’aspect de la lave, mais on n’y a jamais constaté de phénomènes éruptifs, ni même de tremblemens de terre. C’est dans le voisinage du pic d’Adam que le système montagneux présente les soulèvemens les plus considérables, leur hauteur variant entre 1 800 et 2 400 mètres. Ces montagnes sont constituées de roches cristallines stratifiées, parmi lesquelles dominent le gneiss et le granit. L’île affecte la forme d’une poire par son contour général ; mais lorsqu’elle émergea de l’Océan, elle présentait, selon toutes probabilités, une forme à peu près circulaire : la zone montagneuse en constituait le noyau central, autour duquel naquit la ceinture des terres basses, produit de la désagrégation des roches, des dépôts marins, et des alluvions. La formation des provinces maritimes est duc, en outre, au soulèvement lent du sol dans le cours des siècles, comme l’attestent les coquilles marines qu’on trouve encastrées dans des sables agglutinés à des distances considérables du rivage et à des altitudes dépassant de beaucoup la limite des hautes marées. C’est surtout dans le nord de l’île qu’on peut observer le mode de formation des terres basses sous l’action combinée des courans et des dépôts calcaires. Les courans chargés de matières alluviales recueillies le long de la côte de l’Inde, déposent leurs fardeaux sur les récifs de coraux ; et ainsi se formèrent la péninsule de Jaffna et les plaines s’étendant jusqu’à l’étroite chaussée connue sous le nom de Pont d’Adam, barrière de conglomérats qui obstrue la navigation du canal entre Ceylan et l’Inde continentale, et qui, soulevée par les mêmes agens, s’accroît constamment sous l’influence des marées et des moussons[2].

Cette théorie de la formation des provinces maritimes de Ceylan par voie d’accroissement et de soulèvement est peu conforme à la croyance populaire qui veut que l’île ait été violemment séparée de l’Inde continentale par une convulsion dont le Pont d’Adam semble être un vestige. On a cru pouvoir concilier les deux théories en supposant que l’affaissement a eu lieu à une époque reculée et a été suivi du soulèvement encore en cours ; mais un examen attentif de la structure et de la direction du système montagneux ne révèle aucune trace de submersion, et l’on ne peut pas même considérer ce système comme formant le prolongement des montagnes de l’Inde, car il se trouve fort à l’est de la ligue des Ghauts.

L’île de Ceylan n’aurait point ses admirables paysages, que sa flore et sa faune incomparables suffiraient à justifier l’attrait qu’elle exerce sur tous les voyageurs. La richesse de la flore et de la faune s’explique par la situation de l’île entre l’Inde continentale et l’archipel malais : outre les espèces indigènes, on y trouve tout à la fois les espèces particulières à l’Asie et à la Malaisie. Un grand nombre de plantes de l’Amérique du Sud y ont été acclimatées, telles que l’arbre à quinquina, le caoutchouc, le cacao. Ceylan passe pour être le pays d’origine du riz et de la cannelle ; le coco-lier, qui forme un des principaux traits du paysage du littoral, y a été importé par les Hollandais. L’île est particulièrement riche en fougères, en orchidées, en plantes balsamiques, en bois d’ébénisterie ; on y trouve toutes les variétés de bambous et de palmiers. Parmi les palmiers, il n’en est pas de plus imposant que le talipot, de plus gracieux que l’aréquier ni de plus utile que le palmyra, que les indigènes font servir à cinq cents différens usages. La flore de Ceylan ne comprend pas moins de trois mille espèces indigènes, ce qui représente le double de la flore de la Grande-Bretagne et le trentième environ de toutes les espèces du globe actuellement connues. Le voisinage de l’Asie et de la Malaisie n’est pas la seule cause à laquelle il faille attribuer l’étonnante variété des productions végétales de l’île d’émeraude : cette variété est due aussi à la grande diversité de climats qu’on rencontre depuis le littoral jusqu’aux hautes cimes : c’est ainsi que les formes végétales qui nous sont familières en Europe se retrouvent dans les montagnes de Ceylan au milieu de la plus exubérante végétation tropicale. Presque tous les climats se rencontrent, d’ailleurs, dans cette île voisine de l’équateur, suivant qu’on parcourt le littoral humide et chaud du sud-ouest, les plaines brûlantes et arides de l’est et du nord, ou encore les plateaux froids et pluvieux du massif montagneux, exposée aux deux moussons, qui soufflent alternativement du nord-est, de novembre à février, et du sud-ouest, d’avril à septembre, l’île de Ceylan a le bonheur d’être hors de la région des cyclones du golfe du Bengale, des ouragans de l’île Maurice, et des éruptions volcaniques de l’archipel : c’est l’île bénie et fortunée, celle qui, entre toutes les îles chantées par les poètes, peut le mieux prétendre au titre de paradis terrestre. On la nommée le joyau de la couronne britannique. Elle nourrit une population si heureuse, que sir Edward Creasy a pu dire, dans son Histoire d’Angleterre, qu’il a vu plus de misères à Londres, en une seule journée, qu’il n’en avait vu à Ceylan pendant un séjour de neuf années.

Dans un temps où les questions coloniales occupent le premier plan, il n’est peut-être pas inutile de faire ressortir l’importance de Ceylan comme colonie. Cette île est, après l’Inde, la principale possession de l’Angleterre en Asie. De toutes les colonies de la Couronne qui relèvent de l’empire britannique, elle est la plus grande et la plus peuplée. Elle a un territoire de 64 000 kilomètres carrés, et une population de trois millions d’habitans. Il s’en faut de peu qu’elle ne soit aussi grande que l’Irlande ; elle dépasse en étendue la Belgique et la Hollande réunies, et elle est trente-sept fois plus grande que l’île Maurice.

L’Angleterre a deux sortes de colonies : les unes placées sous le contrôle de la Couronne, et administrées par un gouverneur qui ne relève que de la métropole ; les autres autonomes, ayant leur gouvernement responsable et leur parlement, de telle manière que l’intervention de la métropole est limitée au veto de la Couronne et au contrôle auquel est soumis le gouverneur. La colonie du Cap, le Dominion du Canada, les possessions australasiennes sont des colonies autonomes. Ceylan, l’île Maurice, les Antilles britanniques offrent le type de ce que les Anglais appellent Crown Colony pour les distinguer des colonies à gouvernement responsable.

Ceylan ne relève donc pas, comme on serait tenté de le croire, de l’autorité du gouvernement de Calcutta. Quoique, sous le rapport géographique et historique, elle se rattache étroitement à l’Inde, elle ne fait point partie de l’empire indien sous le rapport administratif, mais se trouve sous le contrôle direct du secrétaire d’Etat pour les Colonies, qui nomme le gouverneur avec l’approbation de la Heine. Cette anomalie est due aux rivalités qui s’élevèrent entre la métropole et la Compagnie des Indes, lors de la conquête de l’île.

Les pouvoirs du gouverneur n’ont d’autres limites que l’autorité de la lointaine métropole. En réalité, il est investi de pouvoirs presque absolus, car le Conseil exécutif et le Conseil législatif dont il est assisté ne sont, comme le Conseil des Indes à Batavia, que des corps consultatifs : il peut se placer au-dessus de leurs décisions, les adopter ou les rejeter suivant son bon plaisir. Le Conseil exécutif se compose de cinq membres : le général commandant les troupes, l’attorney général, le secrétaire colonial, le trésorier et l’auditeur général. Le Conseil législatif se compose de dix-sept membres, et comprend, outre les cinq membres qui forment le Conseil exécutif, quatre membres titulaires d’office et huit membres non titulaires d’office, représentant les uns les différentes races de la population, les autres les intérêts de l’industrie et du commerce. Le Conseil législatif discute, avec toutes les formes d’un débat parlementaire, les mesures que lui soumet le Conseil exécutif ; mais ses délibérations doivent être sanctionnées par l’autorité souveraine du gouverneur, qui peut les annuler par son veto.

Ce système de gouvernement, qu’on a appelé « despotisme paternel, » a des avantages et des inconvéniens ; mais il faut bien reconnaître que, dans une colonie qui ne compte que vingt mille Européens à côté de millions d’indigènes offrant une grande diversité de races et une civilisation fort ancienne, il est indispensable de concentrer tous les pouvoirs dans une seule main. Cette nécessité n’a pas échappé au sens pratique des Anglais, et l’expérience démontre qu’ils ont été bien inspirés, de même que les Hollandais, qui appliquent un système analogue à Java et dans toute l’étendue de l’immense empire des Indes Néerlandaises.

Voici près d’un siècle que les Anglais occupent l’île de Ceylan. Comment en sont-ils devenus les maîtres ? L’histoire vaut la peine d’être racontée, non seulement parce qu’elle est peu connue, mais aussi parce qu’elle ouvre de curieux horizons sur les procédés de conquêtes coloniales pratiqués par l’Angleterre. Les Anglais étaient établis depuis plus de deux siècles dans l’Inde continentale, qu’ils n’avaient pas encore songé à l’acquisition de Ceylan, d’où les Hollandais avaient chassé les Portugais en 1656. Le vaste littoral de l’Hindoustan suffisait à leurs entreprises coloniales ; et leurs établissemens de Madras, de Surate, de Bombay et du Bengale leur suscitaient assez de conflits avec les princes indigènes et assez de querelles avec les Portugais, les Hollandais, les Français, pour qu’ils ne songeassent point à de nouvelles conquêtes. Ce ne fut qu’à la fin du XVIIIe siècle que l’Angleterre se convainquit que la protection de l’Inde était liée à la possession de Ceylan, et qu’il fallait abattre la petite nation rivale qui osait lui disputer le commerce de la mer des Indes[3].

Pour préparer la conquête de l’île, les Anglais fomentèrent adroitement des dissensions entre les Hollandais et le roi de Kandy : celui-ci se montra ainsi disposé à accepter l’aide des Anglais pour se débarrasser de ses maîtres, de même qu’un de ses ancêtres s’était empressé, cent cinquante ans plus tôt, d’accepter l’aide des Hollandais pour chasser de son pays les Portugais. Une expédition organisée par le gouverneur de Madras, lord Hobart, occupa successivement plusieurs places devant lesquelles elle mit le siège ; pendant que le roi de Kandy envoyait à Madras une ambassade cinghalaise pour négocier un traité entre la Grande-Bretagne et Kandy, le colonel Stuart entrait, en 1796, dans Colombo, sans que la garnison lui opposât la moindre résistance, et le gouverneur Van Engelbeck signait une capitulation, par laquelle il cédait à la Grande-Bretagne les places fortes, l’artillerie, les munitions, les archives et tout ce que renfermaient le trésor et les magasins. La garnison sortit avec les honneurs de la guerre, et le lendemain le pavillon anglais flottait sur les murs de Colombo.

Suivant Percival, officier anglais qui fit la campagne, les soldats de la garnison accusèrent hautement Van Engelbeck de trahison, accusation que les faits semblent pleinement confirmer. Percival raconte, en effet, que les Anglais ne rencontrèrent aucun obstacle dans leur marche à travers les jungles, où il eut été bien facile aux Hollandais de se dissimuler derrière les fourrés pour surprendre l’ennemi. Les Anglais ne furent nullement molestés lorsqu’ils franchirent les rivières sur des radeaux de bambou ; ils n’eurent qu’à se montrer pour que les Hollandais abandonnassent une batterie qu’ils avaient érigée à Grand Pass ; aux approches de Colombo ils essuyèrent quelques coups de feu ; mais leurs adversaires poursuivis se réfugièrent dans l’enceinte fortifiée, et, sans attendre l’attaque, se rendirent immédiatement[4]. Si les Anglais ne sont pas loin d’avouer la trahison du gouverneur, les Hollandais l’affirment hautement. Les nombreuses conférences du gouverneur avec un envoyé anglais, son altitude très équivoque ne laissèrent à cet égard aucun doute parmi la garnison. Un officier, de l’armée des Indes écrivait, quelques années après, que les troupes, pensant avec raison qu’elles étaient trahies, voulurent se révolter, et que plusieurs coups de fusil furent dirigés contre la maison du gouverneur[5]. Sans la présence des Anglais, le gouverneur n’eut pu échapper à la vengeance des soldats. Même après la prise de Colombo, il vécut encore quelques années à Ceylan, et Thombe assure que, pris de remords, il mit lin à ses jours.

Plutôt que de vivre sous une domination détestée, beaucoup de colons hollandais quittèrent Ceylan, et la plupart allèrent s’établir à Java, qui devait, elle aussi, quelques années après, tomber aux mains des Anglais. En 1816, l’Angleterre sut noblement restituer Java à la Hollande, mais elle garda Ceylan, parce qu’elle la considérait comme la clef de l’Inde. Elle se fût sans doute gardée de restituer Java si elle avait connu alors la valeur de cette colonie.

Les premiers temps de l’occupation de Ceylan furent difficiles. Il s’agissait d’organiser l’administration de la nouvelle possession. En hommes pratiques, les Anglais maintinrent les Hollandais dans leurs fonctions, et aujourd’hui encore ce sont des burghers, c’est-à-dire des descendans de Hollandais qui sont généralement dans les emplois du gouvernement. Le fameux Pitt et lord Melville prétendaient soumettre Ceylan au gouvernement de la métropole. Mais elle avait été conquise par les troupes de la Compagnie des Indes Orientales, et c’est à la Compagnie que la cession en avait été faite : aussi la Cour des directeurs entendait-elle en conserver le gouvernement. Provisoirement, l’administration en fut confiée au conseil de Madras. Mais les agens de Madras pressurèrent tellement les indigènes, la perception des impôts donna lieu à de tels excès et à de telles atrocités, que la population exaspérée se révolta contre ses nouveaux maîtres. Il fallut envoyer contre les rebelles une troupe de cipayes, et ce fut au prix de sanglans combats que l’insurrection fut domptée. Ces malheureux débuts décidèrent Pitt à retirer l’administration de Ceylan à la Compagnie des Indes, et à placer cette colonie sous le contrôle direct de la Couronne. North, qui fut désigné comme le premier gouverneur de Ceylan, fut nommé par le roi, mais placé sous les ordres du gouverneur général de l’Inde, situation qui fut maintenue jusqu’à l’incorporation de Ceylan dans les possessions britanniques, en 1802. Depuis lors, Ceylan est administrée par un gouverneur qui relève directement de la Couronne.

Un des premiers actes du gouverneur fut de provoquer la déposition du roi de Kandy, Rajadhi Raja Singha, qui mourut en 1798, deux ans après l’arrivée des Anglais. L’Adigar ou premier ministre, Pilamé Talawé, conformément aux usages kandyens, désigna, pour monter sur, le trône, un neveu de la reine, qui régna sous le nom de Wikrema Raja Singha. Ce fut le dernier roi de Ceylan, et son règne fut, sous l’œil des Anglais, le plus monstrueux de toute la série. L’Angleterre, qui, récemment, prit contre toute attente la défense de Stokes, lorsque Lothaire lui fit expier ses crimes, a eu à Ceylan, dans la personne du gouverneur North, un agent dont elle ne peut guère être plus fière, quoiqu’elle n’ait jamais flétri ses actes, qui provoquèrent les plus sanguinaires tragédies : loin de le désavouer, elle le créa comte de Guildford.

Le jeune roi était à peine installé, que le gouverneur entra dans un complot ourdi par l’Adigar. Le ministre lui avait avoué sans détour sa haine pour la famille régnante, et n’avait pas même dissimulé son ambition de détrôner ou même de faire mourir le nouveau roi pour régner à sa place. Au lieu de repousser d’aussi monstrueux desseins, le gouverneur, en homme pratique, vit tout de suite l’avantage qu’il pouvait en tirer, et en fit la base d’une politique d’intrigues au bout de laquelle il entrevoyait l’établissement d’un protectorat. Le plan de l’Adigar était de pousser le jeune roi à commettre des atrocités qui le rendraient odieux au peuple. Le gouverneur consentit à discuter ce plan : une convention stipula que le roi aurait la vie sauve, mais que sa royauté serait réduite à un pouvoir purement nominal, au profit de l’Adigar qui serait proclamé régent du royaume et virtuellement investi de l’autorité souveraine[6].

Averti à temps du danger qui le menaçait, le roi réussit à déjouer la trahison ; mais l’Adigar sut décider le gouverneur à envoyer une expédition contre Kandy, dont les Anglais s’emparèrent pour la première fois en 1803. Le roi avait pris la fuite, et les Anglais, de connivence avec l’Adigar, placèrent sur le trône Mootoo Saamy, un soi-disant parent du roi ; quant à l’Adigar, le traître fut proclamé prince de Kandy avec la complicité du général anglais, qui s’en retourna à Colombo, en commettant l’imprudence de ne laisser à Kandy que 300 Anglais et 700 Malais.

Après avoir trahi son roi, l’Adigar devait trahir les Anglais. Non content de la régence, il ambitionnait la couronne, et il n’était pas homme à reculer devant un coup d’audace. S’emparer de la personne du gouverneur, exterminer la garnison anglaise, déjà décimée par les fièvres, faire périr les deux rois rivaux et fonder une nouvelle dynastie, tel était son plan. Le gouverneur, qui devait être appréhendé au cours d’une entrevue avec l’Adigar, dut son salut à l’arrivée inopinée d’un détachement de 300 Malais ; mais le massacre de la garnison fut exécuté de point en point. Tandis que les hôpitaux regorgeaient de malades, des milliers d’indigènes armés fondirent des collines voisines sur la petite garnison composée d’une poignée d’Européens et de 400 Malais, sous les ordres du major Davie, officier incapable et inexpérimenté. Tous ceux qui ne furent pas tués dans le combat furent faits prisonniers, et menés ensuite, deux à deux, dans un endroit solitaire où ils furent égorgés à coups de couteau. Parmi les prisonniers se trouvait le roi Mootoo Saamy, le protégé des Anglais, qui partagea leur sort. Un seul soldat, le caporal Barnsley, échappa au carnage et put révéler le sort de ses camarades[7].

La responsabilité de ces terribles événemens, relatés dans des écrits anglais, remonte manifestement au gouverneur North. Le massacre de la garnison anglaise fut la revanche provoquée par la divulgation du complot ourdi entre l’Adigar et le représentant de l’Angleterre. Ce qui aggrave encore la responsabilité du gouverneur, c’est qu’il ne vengea point la garnison, dont la destruction lui était imputable. On trouve dans sa correspondance particulière avec le marquis de Wellesley l’aveu des inutiles efforts qu’il fit pour calmer l’affaire et pour induire le roi de Kandy à exprimer des regrets[8].

La revanche n’eut lieu que douze ans plus tard, lors de la conquête définitive de Kandy par les troupes anglaises. Dans l’intervalle, le roi de Kandy eut le loisir de se livrer à tous les atroces divertissemens que peut concevoir une imagination orientale. Détesté par ses sujets, il eut à réprimer plus d’une révolte, et il sut faire voir, dans ces circonstances, qu’un Néron peut naître sous toutes les latitudes. Ce tigre faisait périr ses victimes avec des raffinemens de cruauté inouïs : un jour, il fit décapiter l’un après l’autre plusieurs enfans en présence de leur mère ; après chaque coup de hache, le bourreau jetait la tête dans un mortier à riz, mettait un marteau dans les mains de la mère, et forçait la malheureuse femme, sous peine des plus épouvantables tortures, à réduire cette tête en bouillie. Il fallut arracher le dernier enfant au sein de sa mère, et, quand la tête du pauvret tomba dans le mortier, le sang qui jaillit de sa bouche se mêla au lait qu’il venait de sucer. On comprend que les Kandyens, gouvernés par un pareil monstre, accueillirent comme des libérateurs les troupes anglaises qui prirent possession de leur capitale en 1815.

Ni les Portugais, ni les Hollandais n’avaient pu réduire les rois de Kandy, dont le royaume formait comme une citadelle défendue par un formidable cercle de montagnes. C’est de la prise de Kandy que date la conquête définitive de l’île de Ceylan par les Européens, qui jusqu’alors n’avaient occupé que le littoral. Pour dompter à jamais les Kandyens, sir Edward Barnes força leur rempart en y perçant des routes militaires. C’était, d’ailleurs, une tradition des Kandyens qu’ils seraient conquis par un peuple qui percerait à travers les rochers une voie jusqu’à leur capitale. Les routes militaires brisèrent la résistance des montagnards de Ceylan, comme elles avaient brisé, soixante-dix ans plus tôt, celle des montagnards écossais.

La conquête de l’île achevée, les Anglais y introduisirent une solide organisation coloniale. Parmi les principales réformes politiques et sociales accomplies sous leur domination, on peut mentionner l’abolition de la torture et des châtimens barbares, l’institution du jury, l’abolition de l’esclavage et du travail forcé, la suppression de toute distinction de caste en matière judiciaire, l’établissement d’un Conseil législatif comprenant des membres non officiels, la liberté de la presse, l’abolition du monopole de la culture de la cannelle, l’institution d’une caisse d’épargne, la restauration des travaux d’irrigation, la construction de routes et de chemins de fer, l’organisation du service postal, du télégraphe et d’autres services publics, la réforme des lois relatives au mariage des indigènes, la suppression de la polyandrie, l’organisation du service de l’étal-civil, la publication de journaux en langue cinghalaise et en langue tamile. Les Anglais, avec leur sens pratique, s’appliquèrent surtout à multiplier les routes, les ponts, plus tard les voies ferrées qui, en facilitant les communications, devaient apporter l’aisance et la civilisation aux populations de l’intérieur, diminuer la mortalité causée par les famines, et faire disparaître les préjugés de castes. Les voies ferrées sont, pour ces peuples orientaux, un puissant instrument de progrès. Les chemins de fer de Ceylan transportent, chaque année, près d’un million et demi de voyageurs indigènes, plus que n’en eussent pu transporter en un siècle les anciens chars à bœufs. Nous sommes loin du temps où le système de voies de communication se réduisait aux quelques canaux construits par les Hollandais dans les provinces maritimes de la côte occidentale de l’île. Lorsque les Anglais débarquèrent à Ceylan, il n’y avait pas une route praticable dans l’île entière. Aujourd’hui, l’île est couverte d’un admirable réseau de routes, et le chemin de fer qui relie la côte au massif montagneux de l’intérieur est un des plus étonnans du monde.

Dès 1865, la prospérité de Ceylan avait pris un tel développement, que la colonie fut chargée de pourvoir elle-même à toutes les dépenses militaires : depuis lors donc, elle ne coûte plus rien à la métropole. La colonie paye annuellement au gouvernement impérial 160 000 livres sterling pour la dépense de la protection militaire[9]. Sous le rapport de l’instruction publique, Ceylan est en grand progrès sur l’Indo anglaise. Partout, le gouvernement a institué des écoles indigènes. Actuellement, on compte un élève sur dix enfans en âge d’école, tandis que dans l’Inde, on en compte à peine un sur cent[10]. Le voyageur est frappé du grand nombre d’indigènes qui comprennent et parlent l’anglais, tandis que, dans l’Inde, la connaissance de l’anglais est un fait exceptionnel. Beaucoup d’indigènes pratiquent la médecine et la chirurgie, auxquelles ils sont initiés au Ceylon Medical College, fondé en 1870 par sir Hercules Robinson. Mais les carrières libérales les plus recherchées par les indigènes sont celles auxquelles prépare l’étude du droit. C’est presque exclusivement parmi eux que se recrutent les notaires, les attorneys ou solicitors, les avocats et même les magistrats. On a vu des Cinghalais arriver au grade de membre de la Cour suprême, d’attorney général, et même de chief justice. Les Cinghalais ont la passion de la procédure : ils plaident pour des riens, même pour une part indivise de cocotier. L’ile a été dotée en 1885 par le chief justice Burnside d’un code pénal calqué sur celui de l’Inde, et le gouvernement s’occupe de codifier les lois civiles.

Un des meilleurs indices de la bonne administration d’une colonie est l’accroissement de la population. On ne peut raisonnablement admettre qu’un peuple qui croît rapidement en nombre soit opprimé, pressuré d’impôts ou mal gouverné. Rien de plus typique, à cet égard, que l’île de Java, dont la population, sous le gouvernement hollandais, s’est trouvée doublée à chaque période de trente-cinq ans, et qui jouit d’une des plus sages administrations coloniales qui soient au monde[11]. A Ceylan, la population s’est accrue aussi sous la domination anglaise, mais dans des proportions plus modestes. Il serait difficile, toutefois, d’évaluer exactement le nombre d’habitans que nourrissait l’île, lorsque les Anglais la ravirent aux Hollandais. Comme les Hollandais n’avaient jamais occupé l’intérieur du pays, ils ne pouvaient avoir des renseignemens exacts sur la population. Ce ne fut qu’en 1824 que le gouverneur Barnes fit une première tentative de recensement, qui donna pour résultat un chiffre de 851 440 habitans ; mais on doit tenir pour certain que le chiffre est trop faible, à cause des dissimulations que la crainte de l’impôt devait suggérer aux indigènes, et on peut sans exagération évaluer à un million d’habitans la population de Ceylan lors du premier recensement[12].

Un million d’habitans, c’est peu encore pour une île aussi belle que Ceylan ; c’est peu pour une île qui, vraisemblablement, comptait autrefois une population plus dense que celle des contrées les plus peuplées de l’Europe. Mais, sous le despotisme des derniers rois, la population avait considérablement décru, et il est probable que les Anglais occupèrent l’île précisément à l’époque de la plus profonde déchéance. Quoique les vieilles chroniques cinghalaises ne contiennent point de renseignemens précis sur la population de l’île, maints indices attestent qu’elle dut être autrefois d’une prodigieuse densité. C’est que, dans les contrées tropicales, l’accroissement de la population, corrélatif à la lutte pour l’existence, rencontre beaucoup moins d’obstacles que dans nos climats prétendus tempérés : nulle nécessité de se vêtir, de se chauffer, de s’abriter dans des habitations bien closes, bien maçonnées, de travailler beaucoup, pour en obtenir la subsistance, un sol qui donne au moins deux récoltes par année : dans des conditions aussi favorables, il serait étonnant qu’un pays ne fût point extraordinairement peuplé. Lorsqu’on traverse les jungles épaisses qui recouvrent aujourd’hui les provinces septentrionales de Ceylan, on est frappé de rencontrer un si grand nombre d’étangs, dans lesquels il est facile de reconnaître d’anciens réservoirs artificiels qui fertilisaient autrefois des régions aujourd’hui désertes. Chacun de ces étangs atteste l’existence d’au moins un village ; certains étangs sont des lacs si vastes, que des centaines de villages ont pu s’élever sur leurs bords[13].

Le Rajawali rapporte qu’en l’an 1301 après Jésus-Christ, le roi Prakrama III, sur le point de mourir, rappela à ses fils qu’après avoir vaincu les Malabars, il avait réuni sous son sceptre les trois royaumes de l’île, Pihiti avec 450 000 villages, Rohuna avec 770 000 villages et Maya avec 250 000 villages[14]. Le Rajaratnacari rapporte qu’un siècle plus tard, sous le règne de Frakrama-Kotta, en 1410 après Jésus-Christ, il y avait 256 000 villages dans la province de Mattura, 495 000 dans celle de Jaffna, et 790 000 dans celle d’Uva[15]. Emerson Tennent fait remarquer qu’un village, à Ceylan, doit s’entendre dans le même sens que la town, en Écosse, qui signifie la moindre agglomération d’habitations, et même une simple ferme avec les bâtimens accessoires. Un village peut donc n’être qu’une maison isolée, pourvu qu’elle contienne des habitans[16]. Mais, même en réduisant à une vingtaine d’habitans la population moyenne des villages, nous trouvons encore, en prenant pour base les chiffres que nous venons de voir, que la population de Ceylan ne devait pas être inférieure à 30 millions d’habitans. Si l’on n’accepte les chiffres des chroniques qu’en faisant la part de l’exagération orientale, il faut bien reconnaître que les gigantesques ouvrages d’irrigation, les prodigieuses dagobas d’Anuradhapura et de Pollonarua, et d’autres monumens de l’ancienne civilisation cinghalaise, attestent une somme de travail due à des bras innombrables. Aussi peut-on affirmer, avec Emerson Tonnent et d’autres écrivains, qu’aux jours de sa plus grande prospérité, Ceylan nourrissait certainement dix fois plus d’habitans qu’aujourd’hui[17].

Par une frappante analogie, Java, comme Ceylan, a eu autrefois une population très dense ; à Java comme à Ceylan, cette population fut décimée par le despotisme des radjas et réduite à son minimum il y un siècle ; à Java comme à Ceylan, l’accroissement de la population date de la conquête définitive de l’île par les Européens. Mais, grâce à la prodigieuse fertilité du sol, cet accroissement a été beaucoup plus rapide à Java, où la population s’est élevée, en quatre-vingts ans, de 3 millions à 25 millions, tandis qu’à Ceylan, elle ne s’est élevée que d’un million à trois millions.

La culture du café occupe, dans l’histoire de Ceylan, une place aussi importante que dans l’histoire de Java. Le précieux arbuste importé par les Arabes était connu à Ceylan bien avant l’arrivée des Portugais et des Hollandais ; mais les Cinghalais n’avaient aucune notion de la boisson qu’on peut retirer des baies de l’arbuste, et ils se bornaient à en utiliser les feuilles pour leur curry et les fleurs pour leurs offrandes à Bouddha. En 1740, les Hollandais firent leurs premiers essais de culture du café ; mais ces essais ne pouvaient réussir dans les terres basses où ils étaient pratiqués. Ce ne fut que lorsque les Anglais ouvrirent des voies de communication entre le littoral et les districts montagneux de l’intérieur de l’île que la culture put se développer. Le gouverneur de l’époque, sir Edward Barnes, donna l’élan en créant lui-même une plantation de café prés de Kandy, en 1825. Les progrès, toutefois, furent assez lents dans les premières années ; mais vingt ans plus tard, la culture avait pris un si prodigieux développement, qu’en 1815, Ceylan exportait 200 000 quintaux de café. C’est à peine si cette prospérité fut momentanément paralysée par la crise financière qui affecta l’Angleterre à cette époque. La confiance ne tarda pas à renaître, sous l’administration de sir Henry Ward, et la culture du café devint la principale industrie de Ceylan. Les Cinghalais suivirent l’exemple des planteurs européens, toute la contrée montagneuse devint une immense plantation de café ; près de la moitié du café expédié annuellement en Europe représentait la part des indigènes. Dans les années 1868, 1869, 1870, l’exportation annuelle dépassa I million de quintaux, représentant sur le marché européen une valeur de 100 millions de francs.

À cette époque, les plantations de café, non compris les cultures des indigènes, couvraient une étendue de 170 000 acres ; la moyenne de rendement était de 5 quintaux par acre, ce qui donnait 175 à 250 francs par acre, soit 20 à 25 pour 100 du capital engagé. L’ouverture du chemin de fer de Colombo à Kandy, la main-d’œuvre à bon marché fournie par 4es inépuisables légions de travailleurs libres recrutés dans le sud de l’Inde, la facilité des transports, la fécondité du sol et le plus beau climat du monde, tout semblait présager une ère indéfinie de prospérité pour la culture qui, depuis 1837, avait pris un si magnifique essor.

Mais, en 1869, un tout petit ennemi fit son apparition, qui devait en moins de douze ans réduire à un cinquième le chiffre énorme que l’exportation du café avait atteint à cette époque. C’était le petit champignon qui s’attache à la feuille du caféier, et que la science a désigné depuis sous le nom de Hemileia vastatrix. Ce champignon apparaît sur les feuilles sous forme de petits points d’une brillante couleur orange, et les feuilles se fanent et tombent. La maladie surgit d’abord dans les nouveaux districts les plus reculés, et ne tarda pas à envahir toute la zone des caféiers. Pendant les premières années, elle sembla ne causer que peu de mal ; si les récoltes étaient moins abondantes, on l’attribuait aux influences des saisons, et l’on s’inquiétait assez peu du petit champignon, en dépit des fâcheux pronostics du docteur Thwaites, directeur des jardins botaniques de Ceylan. Ce qui contribua à endormir les planteurs dans une fausse sécurité, ce fut une hausse subite du prix du café en Europe et en Amérique : en quelques années, cette hausse s’éleva jusqu’à plus de 50 pour 100. Les planteurs trouvaient ainsi, dans le renchérissement de leurs produits, une compensation plus que suffisante à la diminution de leurs récoltes. Stimulés par cette hausse sans précédent, ils voulurent agrandir le champ de leurs opérations en étendant leurs cultures jusque dans ce massif montagneux qui se déploie du pic d’Adam à Nuwara Eliya, sur une étendue de 100 milles carrés, et qu’on avait regardé jusqu’alors comme trop élevé et trop humide pour la culture du café. Le gouverneur sir Hercules Robinson ouvrit cette vaste réserve on y perçant des routes à travers les forêts, en y jetant des ponts sur les rivières. La conquête des nouveaux districts fut secondée par une série de saisons favorables, en sorte que le café, qu’on avait supposé ne pouvoir dépasser la limite de 1 200 à 1 400 mètres, atteignit des altitudes de 1500 à 1 700 mètres. Les hauts prix du café se maintinrent sous l’administration du gouverneur Gregory ; les cultures envahirent de plus en plus les forêts des hautes régions ; il y eut une spéculation effrénée, si bien que les terres qui valaient autrefois 50 francs l’acre se vendaient de 500 à 700 francs. Dans un intervalle de dix années, de 1869 à 1871), le gouvernement de Ceylan vendit plus de 400 000 acres de terres de la Couronne, ce qui lui procura un revenu de plus d’un million de livres sterling. 100 000 acres de terres, situées généralement dans les districts élevés, furent affectés à la culture du café, et les capitaux engagés s’élevèrent au chiffre énorme de 2 millions à 2 millions et demi de livres sterling[18].

Cependant le petit champignon continuait lentement, mais sûrement, son œuvre de dévastation. Pour arrêter ses ravages, on employa vainement toutes les variétés d’engrais ; on eut vainement recours aux lumières des savans ; la science fut aussi impuissante contre l’Hemileia vastatrix que contre le phylloxéra. Au bout de dix ans, l’aire de la culture du café s’était agrandie de 50 pour 100 ; mais l’exportation annuelle était tombée aux trois quarts du chiffre atteint en 1870. Tandis que la maladie visitait aussi l’Inde et Java, elle épargnait le Brésil, qui, en inondant le marché de ses produits, ramenait le prix à l’ancien taux. Ce fut un désastre pour Ceylan, qui eut à lutter, vers la même époque, contre la dépression monétaire causée par plusieurs catastrophes financières survenues en Angleterre. Une série de saisons pluvieuses achevèrent de décourager les planteurs, au point que la plupart renoncèrent à la culture du café pour y substituer celle de produits nouveaux, tels que le quinquina et, plus tard, le thé.

Des savans, entre autres le docteur Thwaites, ont écrit l’histoire du champignon qui causa tant de ruines, et ils ont constaté que le mal ne s’est étendu si rapidement que parce qu’il a trouvé un aliment. L’erreur des planteurs fut de limiter les cultures à une seule plante, dans une immense zone, qui, antérieurement, était couverte d’une grande variété de végétaux. La nature a pris sa revanche dans les plantations de café de Ceylan comme dans les vignobles de France et dans les champs de pommes de terre en Irlande. L’Hemileia vastatrix, parasite d’une plante des jungles, se multiplia indéfiniment, du jour où elle trouva un aliment convenable dans la feuille de millions de plants de caféier. Le remède au mal était donc indiqué : il fallait substituer au café des produits nouveaux, et c’est ce que les planteurs comprirent.

Aujourd’hui, la culture du thé occupe à Ceylan le premier rang. Cette île, au dire de ceux qui en ont étudié le sol et le climat, se prête beaucoup mieux à la production du thé qu’à celle du café. Même en supposant que Ceylan n’eût jamais connu les désastres causés par l’Hemileia vastatrix, il faut encore reconnaître qu’une grande portion de l’aire de la culture du café eût donné de bien plus beaux résultats, si on l’avait affectée à la culture du thé. Ce qui caractérise le climat de Ceylan, ce sont les alternatives de soleil et d’humidité qui favorisent l’épanouissement des feuilles de l’arbuste à thé. Dans l’ouest et le sud-ouest de l’île, ainsi que dans tous les districts montagneux, il ne se passe jamais un mois sans pluie. Les averses prématurées, qui ruinaient si souvent les espérances des planteurs de café, en détruisant les fleurs de l’arbre, ne nuisent en aucune façon aux feuilles de thé. En outre, la récolte des feuilles de thé se répartit sur une période de six à neuf mois de l’année. Si les jeunes feuilles souffrent quelque dommage, le planteur n’essuiera d’autre préjudice que quelques semaines de retard, et il pourra compter pour sa récolte sur presque toute l’année, tandis que la récolte du café dépendait souvent des éventualités météorologiques d’un seul mois ; une pluie ou une sécheresse intempestives pouvaient même détruire en une semaine ou en un jour le travail d’une année entière. D’autre part, la zone propice pour la culture du café était limitée entre cinq cents et seize cents mètres au-dessus du niveau de la mer, tandis que le thé d’Assam semble se plaire parfaitement au bord de la mer, et le thé de Chine à l’altitude de dix-huit cent à deux mille mètres. L’arbuste à thé s’adapte beaucoup mieux que le caféier au sol relativement pauvre de Ceylan. Et pourtant, il a fallu bien des années pour convaincre les planteurs de la nécessité de substituer le thé au café ; c’est que la semence du thé était, au début, d’un prix élevé, et que la préparation du produit pour le marché exigeait un apprentissage ; aujourd’hui que la semence est d’un prix abordable et que la manipulation de la feuille n’est plus un mystère, Ceylan est devenue la rivale des principaux pays de production de thé. Les thés de Ceylan ont conquis une faveur exceptionnelle sur le marché de Londres, à cause de leur parfum et de leur pureté, qui leur donnent une incontestable supériorité sur certains thés de la Chine et du Japon. Rien de plus éloquent, à cet égard, que les chiffres d’une statistique que j’ai sous les yeux, et qui s’étend sur quinze années, de 1882 à 1896[19]. En 1882, Ceylan exportait 697 208 livres de thé pour une valeur de 49 317 livres sterling ; en 1890, l’exportation s’élevait à 110 095193 livres pour une valeur de 2505 813 livres sterling. L’on voit que l’exportation de 1896 est à celle de 1882 comme 160 livres est à 1, ou comme 50 livres sterling est à 1. Au contraire, l’exportation du café, qui, on 1882, était de 429 203 quintaux pour une valeur de 1 430 679 livres sterling, descendait, en 1890, à 19 593 quintaux pour une valeur de 92 710 livres sterling. L’exportation de 1882 est donc à celle de 1896 comme 21 quintaux est à 1, ou comme 16 livres sterling est à 1. Ces chiffres attestent que le thé a supplanté complètement le café, et que Ceylan fait une redoutable concurrence à la Chine.

Ceylan est, comme Java, une colonie de plantation. C’est à la culture des produits tropicaux que s’adonnent la plupart des colons anglais, qui tiennent le haut du pavé, de même que les Hollandais à Java : ils écartent et découragent autant que possible les autres Européens, accaparent les meilleures terres et suscitent une foule de difficultés aux étrangers. Comme le climat est, en général, peu favorable aux Européens, le travail des plantations est presque entièrement fourni par des coolies recrutés parmi les Tamils de la côte de l’Inde : ces Tamils retournent ordinairement dans leur pays avec le petit pécule qu’ils ont amassé pendant deux ou trois saisons ; mais un certain nombre s’établissent à demeure dans l’île, où ils forment le noyau le plus utile de la population, et où ils supplantent peu à peu l’indolente race cinghalaise, qui est le principal élément de la population indigène.

Il y a, à Ceylan, particulièrement dans les districts maritimes qui furent occupés autrefois par les Portugais et les Hollandais, un grand nombre d’Eurasiens, terme générique sous lequel on désigne dans l’Inde les métis issus d’unions entre Européens et Asiates : du temps des Hollandais, on les désignait sous le nom de burghers (bourgeois), et ce nom leur est resté, bien qu’ils n’en comprennent plus le sens. On les trouve surtout dans les villes, où ils s’adonnent au commerce et occupent des emplois publics. Ils forment une caste à part, aussi fermée, aussi isolée que toute autre caste indigène, n’ayant aucun rapport ni avec les indigènes, ni avec les Anglais, ni avec la Hollande dont ils ont complètement oublié la langue, quoique leurs noms de famille soient de purs noms néerlandais, très communs en Hollande et en Belgique.

Les Portugais et les Hollandais ont laissé leur empreinte sur les populations qu’ils ont dominées. La Hollande, dans son égoïsme mercantile, n’a légué à Ceylan que son code de lois, et aujourd’hui encore, les cours de justice y appliquent la loi romaine hollandaise. Les Portugais y ont laissé surtout leur empreinte religieuse : tandis qu’il ne subsiste plus de traces des rigides doctrines de l’Eglise réformée hollandaise, la foi catholique, prêchée par les Franciscains, s’est répandue dans les moindres villages. La langue indigène s’est imprégnée aussi beaucoup plus fortement de l’influence portugaise que de l’influence hollandaise. La domination des Hollandais a eu pourtant la même durée que celle des Portugais : l’une et l’autre nation ont occupé Ceylan pendant environ un siècle et demi. Les Anglais occupent l’île depuis plus d’un siècle, et ne semblent pas disposés à donner la place à d’autres. Ils partiraient demain, a dit un résident qui les a observés de près, qu’il en resterait peu de souvenirs et peu de regrets, parce qu’ils ont fait peu d’impression sur le peuple, parce qu’ils n’ont pénétré dans aucune maison, dans aucun esprit, dans aucun cœur, parce qu’on les a connus comme des gens actifs et peu lians, achetant des terres, les faisant cultiver, ne pardonnant jamais un tort, et, un beau jour, bouclant leurs malles et disparaissant.


JULES LECLERCQ.

  1. Emerson Tennent, Ceylon, t. I, p. 3.
  2. Emerson Tennent, Ceylon, t. I, p. 12-14.
  3. Emerson Tonnent, Ceylon, t. I, p. 64 et 65.
  4. Percival, Account of the Island of Ceylon, p. 118, 150, 180. — Tennent, t. II, p. 68.
  5. Thombe. Voyage aux Indes Orientales, 1811. — Tennent. t. II. p. 69.
  6. Lord Valentin, ch. VI, p. 282. — Tennent, t. II, p. 77.
  7. Henry Marshall, Historical sketch of the Conquest of Ceylon by the British, — Cordiner, Description of Ceylon, vol. II, ch. III, p. 203. — Tennent, Ceylon, t. II, p. 83.
  8. Correspondance de North, dans les manuscrits de Wellesley conservés au Musée britannique. — Tennent, Ceylon, introduction, p. 38.
  9. Sir Edward Creasy, The Impérial and Colonial Constitutions of the Britannic Empire.
  10. Fergusson. Ceylon, p. 30.
  11. Nous l’avons exposer dans notre étude sur Java et le système colonial des Hollandais. Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1897.
  12. Fergusson, Ceylon, p. 23.
  13. Tonnent, Ceylon, t. I. p. 121.
  14. Rajawali, p. 262.
  15. Rajaratnacari, p. 112.
  16. Hardy’s Eastern Monarchism, ch. XIII, p. 133. — Tennent, t. I, p. 422.
  17. Tennent, t. I, p. 423.
  18. The origin and rise of the planting industry. Fergusson, Ceylon, ch. VI.
  19. Statistical abstract for the several colonial and other possessions of the United kingdom from 1882 to 1896. Londres, 1897. — Publié par ordre du gouvernement.