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Châtelaine, un jour…/1

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I

Pont-Audemer, le 18 mars 19…
Mademoiselle,

Vous êtes priée de vouloir bien passer à mon étude pour une affaire vous concernant.

Veuillez agréer, mademoiselle, mes salutations distinguées.

R. Lemasle.


Colette Semnoz resta un moment à regarder fixement ce billet. Elle le lut de nouveau, et regarda l’enveloppe. Lina qui enlevait déjà son chapeau, la voyant rêveuse, lui demanda :

— Un ennui ?

— Je n’en sais rien. C’est une lettre d’un notaire qui me demande de passer le voir. Il ne me dit pas pour quel motif.

— Tu le connais, ce notaire ?

Colette regarda l’en-tête de la lettre.

Me Lemasle, à Pont-Audemer. Non, je ne le connais pas.

— Tu ne vas pas aller à Pont-Audemer ! Pourquoi ne lui écris-tu pas ? Tu as de la famille à Pont-Audemer ?

— Non. Tu sais bien que mes parents étaient d’Annecy, ainsi que toute ma famille, sauf ma grand-mère maternelle, née à Epinal. Tout cela est assez loin de Pont-Audemer.

— Tu as peut-être un oncle d’Amérique, qui est venu finir ses jours en Normandie ?

— Je crois que c’est beaucoup plus simple que cela ; il s’agit certainement d’une erreur. Je le souhaite, d’ailleurs, car je préférerais que cette lettre ne me fût pas destinée. J’éprouve toujours une sorte d’appréhension à voir le papier à lettre d’un homme de loi. J’en ai tellement vu s’empiler sur le bureau de mon pauvre papa.

— Puis, comme si elle eût voulu chasser un fantôme, Colette fit de la main un signe qui voulait dire : « Au diable les soucis », et déclara :

— Tu n’es pas venue passer la soirée avec moi pour que nous nous morfondions. Assieds-toi, ma chérie, et, si tu veux, écoute la radio pendant que je prépare notre dînette.

— Je vais t’aider.

— Non, non, je t’en prie.

Prestement, Colette retira son chapeau et son manteau ; elle rangea ses vêtements, puis ouvrit le placard qui lui servait de cuisine.

— C’est extraordinaire comme tu as su arranger cette mansarde.

— Cette pièce n’est pas une mansarde. C’est un ancien atelier d’artiste. Malheureusement, avec cette verrière, je n’ai pas eu chaud l’hiver dernier.

Lina tourna le bouton de la radio, puis s’approcha de l’immense baie qui s’ouvrait sur une nuit scintillante de lumières, trouée par la masse du Sacré-Cœur illuminé.

— C’est amusant de voir Paris de ce côté-là.

Colette, qui coupait des pommes de terre, s’arrêta :

— Qu’y a-t-il de si étonnant ?

— Eh bien ! pour moi, le Sacré-Cœur est l’Étoile polaire de Paris et, de chez toi, il me semble que l’Étoile polaire a changé d’hémisphère.

— Tu deviens poétique ; continue, je t’en prie, railla Colette. Mais sois moins hermétique.

— Ne te moque pas de moi, tu comprends très bien ce que je veux dire. Quand je suis chez moi, ou à mon bureau, je vois le Sacré-Cœur au nord ; il me paraît à la limite de Paris et me sert de point de repère. Mais, de chez toi, avec la Tour Eiffel à droite, je me sens perdue, il me semble que je suis hors de Paris.

— Ta démonstration est magistrale. Allons, il est temps de mettre le couvert. Bientôt, nous pourrons dîner.

Tandis que Lina contemplait ce panorama si nouveau pour elle qu’il la dépaysait, Colette jeta une nappe sur un guéridon et disposa les assiettes.

Il y eut un silence assez long entre les jeunes filles et quand, intriguée, Lina se retourna, elle vit Colette, debout près de la table, relisant le billet du notaire.

— Cette lettre te tracasse ?

Colette leva les épaules.

— Elle m’agace, parce qu’elle ne me donne pas le motif de la convocation. C’est absurde. Oui, cette lettre si brève me tourmente l’esprit. Je ne sais pas ce que je vais faire. Elle va gâcher notre soirée…

Lina posa affectueusement sa main sur le bras de son amie.

— Écoute-moi, Colette. Nous allons dîner rapidement et, après, nous irons au cinéma. Le Spectacle te changera les idées et je reviendrai la semaine prochaine. Tu sauras alors à quoi t’en tenir au sujet de cette lettre. Nous passerons alors, en toute quiétude, la bonne soirée que nous nous étions promise.

Après une nuit où les cauchemars les plus fantastiques avaient été coupés par de longues insomnies, Colette décida, non pas d’écrire, mais de téléphoner à Pont-Audemer.

À la pensée qu’elle connaîtrait bientôt le mystérieux motif de la lettre, ses inquiétudes se dissipèrent. Ce fut fort joyeusement qu’elle se prépara pour aller à son travail. Elle entra dans un bureau de poste non loin de son bureau. Comme elle ne commençait qu’à neuf heures, elle avait le temps d’appeler Pont-Audemer, si toutefois Me Lemasle ouvrait son étude avant cette heure.

Colette allait et venait assez nerveusement, en attendant que la communication fût établie. Elle se répétait : « Il faut que je sois calme, il faut que je sois calme… »

— Pont-Audemer, cabine 9 !

La jeune fille sursauta et, reprenant ses esprits, bondit vers la cabine 8. La standardiste l’interpella et, toute confuse, Colette se glissa dans la cabine qui lui était désignée. D’une main tremblante d’énervement, elle décrocha l’écouteur :

— Allô ! Pont-Audemer ?… L’étude de Me Lemasle ?

— …

— Pourrais-je parler à Me Lemasle ?

— …

— Oui, j’attends.

Colette entendit plusieurs déclics et une voix grave lui demanda qui elle était.

Mlle Colette Semnoz… Non, monsieur, je vous téléphone de Paris… Oui, j’ai bien reçu votre lettre… Je vous avoue qu’elle m’intrigue et j’aimerais connaître pour quel motif vous me convoquez… Je comprends bien, monsieur, mais je travaille et nous ne sommes pas encore en période des vacances… Demander un jour de congé à mon patron ?… Oui… Ce n’est pas impossible, mais il faut que je donne un motif… Lui montrer votre lettre ?… C’est évident, mais sans me dire l’objet de votre convocation… Vous pourriez peut-être me laisser entendre pourquoi vous me demandez de venir… Très important !… Mais j’espère bien, monsieur… Alors vous ne voulez pas ?… Vous ne pouvez pas ?… Vous me recevrez n’importe quel jour ?… Bien… Sauf le jeudi après-midi… Et le samedi… Oh ! mais je n’attendrai pas tant… À bientôt, monsieur.

Colette sortit tellement bouleversée qu’elle faillit oublier de payer la communication.

— Trois unités ? Mais je ne suis pas restée neuf minutes à parler.

— Vous avez eu la communication à huit heures cinquante et une et il est cinquante-neuf. Vous avez huit minutes, ce qui fait trois unités.

— Il est neuf heures moins une !

Colette paya sans discuter plus longtemps et elle se précipita vers la sortie. Tout essoufflée, elle arriva à son bureau.

— Colette, le patron t’a déjà demandée.

La jeune fille posa son sac sur sa table et, ramassant au passage un bloc à sténo, frappa à la porte du bureau directorial.

M. Fourcaud, qui écrivait, ne leva pas les yeux. Il dit simplement :

— C’est vous, mademoiselle Semnoz ?

— Oui, monsieur. Je m’excuse, mais…

— Dites-moi, au sujet d’Angel, avez-vous écrit ?

Colette, qui était décidée en arrivant à demander deux jours de congé pour se rendre Pont-Audemer, répondit qu’elle n’avait pas écrit à M. Angel parce que M. Fourcaud ne lui avait pas encore dit quand il pourrait le recevoir.

— Eh bien ! mercredi matin.

— N’avez-vous pas une cérémonie ce jour-là ?

— Vous avez raison, le mariage de Chavanay, un ami de mon fils. Disons jeudi après-midi. Je n’ai rien jeudi ?

La jeune fille regarda l’agenda qui était sur le bureau.

— Aucun rendez-vous n’est inscrit pour ce jour-là.

— Donc, jeudi à trois heures.

Fourcaud reprit l’étude du dossier ouvert devant lui. Colette, debout à côté du bureau, se répétait à elle-même :

« Monsieur, j’aurais besoin de deux jours pour aller voir mon notaire… Monsieur, voudriez-vous me donner… non, m’accorder… Auriez-vous la gentillesse… non, l’amabilité ?… Non, ça ne va pas… »

M. Fourcaud, tout à coup, releva la tête. Il vit sa secrétaire qui remuait les lèvres sans parler et se dandinait en roulant les yeux et en faisant d’étranges signes avec ses mains.

Étonné, il hasarda :

— Vous aviez quelque chose à me demander ?

Tirée brutalement de sa répétition intérieure, la jeune fille sursauta et elle bredouilla :

— C’est au sujet du notaire…

— Du notaire ! Quel notaire ?

— Excusez-moi, monsieur. Hier soir, en rentrant chez moi, j’ai trouvé une lettre d’un notaire me demandant de passer le voir « pour affaire me concernant ». Il ne me donne aucune explication et…

— Eh bien ! allez le voir, ce notaire !

— Bien sûr, monsieur, mais…

— Vous voulez une heure ? Je vous l’accorde.

— C’est-à-dire qu’il me faudrait deux jours.

Fourcaud fronça ses épais sourcils, ce qui lui donnait un air redoutable, bien qu’il fût le meilleur des hommes.

— Deux jours ! gronda-t-il. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Je ne pense pas pouvoir faire l’aller et retour de Pont-Audemer dans la journée.

— Il habite Pont-Audemer, votre notaire ?

— Quelle idée d’avoir un notaire à Pont-Audemer !

— Je ne l’ai pas choisi, monsieur. Je n’avais même jamais entendu parler de lui avant qu’il m’écrive et j’ignore tout à son sujet. Je lui ai téléphoné avant de venir au bureau, il n’a rien voulu me dire. Il faut que j’aille le voir.

Fourcaud haussa les épaules et prit le ton bougon d’un monsieur qui craint d’être trompé, mais qui n’en est pas sûr.

— Prenez un jour, prenez huit jours, comme vous voudrez, mais si vous êtes trop longtemps absente, sachez que je vous retiendrai cela sur votre congé.

Colette le remercia et, comme elle restait immobile devant le bureau, il demanda :

— Que voulez-vous encore ?

— Quand pourrai-je partir, monsieur ?

— Partez immédiatement, et que je n’entende plus parler de cette histoire.

La jeune fille bredouilla des remerciements et s’esquiva rapidement, craignant que son patron ne se ravisât. Elle venait d’arriver à sa table de travail, quand la lampe rouge indiquant que le directeur la demandait s’alluma. Elle entrebâilla la porte, passa la tête.

— Avant de partir, vous me ferez la lettre pour Angel.