Châtelaine, un jour…/24

La bibliothèque libre.

XXIV

Jusqu’à l’instant précis où le train démarra, Colette avait senti l’angoisse lui serrer le cœur.

Maintenant, emmenée dans la nuit, il semblait à la jeune fille qu’un nouveau chapitre de sa vie commençait. Elle ressentait un incommensurable bien-être, une réelle joie de vivre.

À Glos-Montfort, il lui fallut changer de train et, brusquement, sur le quai, alors qu’elle se dirigeait d’un pas alerte vers son nouveau wagon, elle vit, à deux pas devant elle, l’homme, l’ami de François. Il marchait devant elle et Colette se cacha derrière un groupe de soldats en permission. Elle réussit à prendre suffisamment de retard pour perdre de vue le mystérieux personnage.

Pour éviter de passer devant tous les wagons, — l’homme, au passage, pouvait la voir, — elle monta dans le premier compartiment où il y avait une place libre. Elle serait tranquille au moins jusqu’à Serquigny, où elle devait encore changer pour prendre l’express Cherbourg-Paris.

Le train de Glos-Montfort avait deux minutes de retard en arrivant en gare de Serquigny et l’express attendait sur un autre quai. Ce contre-temps obligea les voyageurs à une véritable course par les souterrains. La jeune fille se précipita vers le premier wagon qui se présenta devant elle. Tous les compartiments étaient bondés, ainsi que les couloirs. Déjà le train s’ébranlait. Des voyageurs, en quête de place, suivaient les couloirs et, à chaque instant, Colette devait s’aplatir contre la glace pour les laisser passer.

— Pardon, madame.

L’homme s’était arrêté près d’elle et la dévisageait.

— Excusez-moi, madame, mais il me semble vous reconnaître. N’étiez-vous pas, cet après-midi, chez Sonnart ?

La jeune fille hésitait à le prendre de haut et à dire à cet individu qu’elle ne le connaissait pas. Un sentiment de curiosité, et aussi la crainte qu’il ne la prît à témoin et ne fît du scandale, l’engagea à ne rien dire.

— Pas commode le Sonnart, hein ?

Ce fut presque malgré elle qu’elle lui demanda :

— Parlez à voix basse, il est inutile que les voisins entendent.

L’autre ricanait :

— Vous ne me ferez pas croire que vous ne saviez pas qu’il s’appelle Sonnart ?

— C’est un nom de guerre ?

L’homme riait en hochant la tête d’un air entendu :

— Un nom de guerre !… Non. Son vrai nom.

Après quelques réticences, et pressé par Colette, il confia :

— Nous étions trois blancs sur les bords de l’Ogoué. Nous coupions des bois pour le compte d’une société forestière. Nous ne vivions pas ensemble, mais à cinquante kilomètres les uns des autres, chacun ayant avec soi une trentaine de nègres. Les autres blancs les plus proches étaient à deux cents kilomètres. Vous vous imaginez un peu notre vie ? En quelque sorte perdus dans la forêt vierge avec, pour seul contact avec la civilisation, une vedette qui montait tous les deux mois de Lambaréné.

« Notre unique distraction était de nous réunir chaque semaine, à tour de rôle, chez l’un d’entre nous. Nous prenions une pirogue et, en une dizaine d’heures, nous nous retrouvions, heureux de voir un visage de blanc.

« Nous étions trois. Sonnart, un Parisien qui ne s’embarrassait de rien et se plaisait à évoquer son étrange jeunesse dans la zone, Lesquent, le seul de nous trois qui eût fait des études, et moi. Aucun de nous n’avait de secret pour les autres et l’un de nos amusements était de suivre la correspondance de Lesquent avec un vieil oncle, très riche, qu’il n’avait jamais vu. Nous l’appelions l’oncle d’Amérique, bien qu’il habitât sur les bords de la Seine. Il envoyait de somptueux colis à son neveu et aussi des mandats dont Lesquent n’avait que faire ; nous gagnions royalement notre vie et nous n’avions aucun moyen de dépenser notre argent. Le premier comptoir était à cinq cents kilomètres de notre case. Hormis cet oncle, Lesquent n’avait aucune famille.

« Au jeu de l’oncle inconnu, nous étions aussi forts que notre ami et, en plaisantant, nous nous étions promis que le premier de nous qui rentrerait en France irait voir l’oncle en se faisant passer pour son neveu.

« Trois mois avant son départ pour la France, Lesquent fut tué par la chute d’un arbre. Sonnart se chargea de tout. Il renvoya les papiers et écrivit à l’oncle pour lui apprendre la nouvelle. Peu de temps après, Sonnart résilia son contrat et rentra en France. Après son départ, il arriva une lettre de l’oncle adressée à Lesquent… J’ai pensé que, peut-être, le bonhomme n’avait pas reçu celle de Sonnart et j’ai ouvert la lettre. J’ai compris alors que Sonnart était parti afin de se faire passer pour Lesquent aux yeux de l’oncle. Celui-ci lui écrivait :

Je t’attends, mon petit, je me fais vieux et je veux Le connaître avant de mourir…

— Je ne suis rentré en France, reprit l’homme, que l’année dernière, malade… Tout mon pécule est passé en médicaments et en soins. Alors, je suis venu demander à Sonnart de m’aider.

L’homme sortit de sa poche une perle et ajouta :

— Faut croire qu’il ne se sent pas la conscience tranquille… il m’a donné cela…

Il resta un long moment sans parler. Colette, comme lui, regardait défiler devant eux le fantasmagorique paysage dans la nuit.

— Et vous ? questionna-t-il.

— Moi, c’est sans importance.

Après un temps de réflexion, elle lui demanda :

— Si, un jour, j’avais besoin de votre témoignage, où pourrais-je vous trouver ?

L’homme secoua la tête.

— Je suis de ceux qu’on ne trouve jamais quand on le désire, mais si un jour vous allez à Lambaréné, vous y apprendrez que Lesquent est bien mort, vous verrez sa tombe au cimetière des blancs.

Les lumières de Paris illuminaient le ciel. Colette, hébétée par cette stupéfiante confidence, cherchait à rassembler ses idées. Longtemps, elle resta le nez collé à la glace. Quand elle voulut regarder son interlocuteur, celui-ci avait disparu.

Colette chercha à le voir sur le quai de Saint-Lazare, mais la foule était trop dense. Elle ne le trouva ni dans la salle des Pas-Perdus, ni dans l’escalier. Alors, elle descendit dans la cour du Havre et appela un taxi.

— Colette ! C’est Colette ! D’où venez-vous, mon petit ? Ne savez-vous pas que Lina est absente de Paris ?… Elle est partie pour deux jours. Son patron, actuellement en vacances, l’a fait demander en Touraine pour lui dicter du courrier…

La mère de Lina était dans tous ses états et ses exclamations firent apparaître son mari. Le bonhomme eut le mot qui résuma exactement l’état d’esprit de chacun :

— Mais c’est le retour de l’enfant prodigue ! Les deux braves gens firent entrer Colette et l’assaillirent de questions.

— Je devais me marier demain ; mais cet après-midi, brusquement, la vérité m’est apparue, aveuglante. Je me suis sauvée et je suis venue vous demander asile.

La jeune fille conta son aventure, en réservant certains détails. Par une sorte de retenue, elle n’osa tout dire. Non seulement elle ne révéla rien des confidences de l’homme, mais elle cacha même la menace que Lesquent faisait peser sur elle.

Les parents de Lina étaient les plus braves gens du monde, mais trop simples pour aider Colette dans cette affaire.

Plus tard, couchée dans le lit de Lina, elle réfléchit. Très vite, elle sentit qu’il lui faudrait, dès le lendemain, trouver quelqu’un à qui se confier.

Elle éloigna de sa pensée le nom de Chavanay. Lina ne serait pas de retour avant le surlendemain, et Lina n’était qu’une jeune fille comme elle…

Fourcaud, son ancien patron ? Pourquoi pas lui ? Rien ne s’y opposait. Certes, il n’avait pas été très satisfait de la rapidité avec laquelle Colette était partie ; cependant, ils s’étaient quittés en bons termes. Oui, à Fourcaud, elle pourrait tout dire. Il serait de bon conseil, saurait la guider et elle lui obéirait.

Elle s’endormit enfin.

Le lendemain matin, la jeune fille se réveilla plus décidée que jamais à se confier à Fourcaud et annonça aux parents de Lina qu’elle allait voir son ancien patron.

L’arrivée de Colette dans le bureau où elle avait travaillé deux ans fut, pour ses anciennes collègues, une attraction de choix. Tant de bruits avaient couru sur la jeune fille !

Tout en l’examinant à la dérobée, elles s’inquiétaient de son sort. Était-elle mariée ? Où habitait-elle ?

Simone vint abréger le supplice de la malheureuse en venant lui annoncer que le directeur l’attendait.

— Eh bien ! que devenez-vous ? Êtes-vous mariée ?

Fourcaud lui tendait la main d’un air affable. La jeune fille sentait les larmes lui monter aux yeux, mais elle se maîtrisa.

— Racontez-moi ça…

Colette raconta sa triste odyssée sans omettre aucun détail.

— Diable disait Fourcaud à chaque nouvelle surprise.

Quand elle eut terminé sa confession, il lui demanda :

— Que comptez-vous faire ?

— Je n’en sais rien. Je suis brisée, anéantie, et je suis venue vous demander conseil.

— Bien !

Il tapotait son sous-main et, après avoir réfléchi :

— Il faut d’abord savoir ce que vaut cette menace, je vais téléphoner à mon avocat.

Devant Colette, il décrocha le téléphone et tendit l’écouteur à la jeune fille.

— Mon cher maître, un renseignement. Je vous prends au pied levé et je m’en excuse… Voilà de quoi il s’agit.

En termes précis et succincts, sans nommer personne, il exposa le cas du trésor découvert.

— Il n’y a aucune complication dans cette affaire, répondit l’avocat. Les attributions de trésor sont extrêmement simples. La propriété d’un trésor échoit à celui qui le trouve dans son propre fonds, ce qui est le cas vous intéressant. Si ces deux personnes ont trouvé le trésor dans un château leur appartenant, ils ont droit chacun à la moitié du trésor.

Colette rayonnait de joie.

— Vous êtes tombée dans un piège un peu grossier, ma petite, dit Fourcaud. Vous voyez, rien de grave pour vous. Maintenant, je vais téléphoner à l’un de mes amis qui est commissaire de police au quai des Orfèvres.

La jeune fille eut un sourire crispé.

— Mais non, ne craignez rien, vous n’êtes pas en cause. Il faut quand même s’informer si l’histoire de votre mystérieux personnage est vraie. Vous n’aurez pas besoin d’aller à Lambaréné pour le savoir.

Fourcaud fit le numéro.

— Le commissaire Noël, s’il vous plaît… C’est personnel… Noël ? Ici Fourcaud… Ça va, je te remercie… Pourrais-tu me recevoir ce matin ou cet après-midi ?… Une histoire assez curieuse… Avant d’alerter la police, j’aimerais avoir ton opinion… À quatre heures à ton bureau… Entendu… Merci.

Il raccrocha.

— Noël me recevra cet après-midi, venez me chercher ici vers trois heures et demie.