Chérumal le Mahout, récit de la côte de Malabar
RÉCIT DE LA COTE DE MALABAR.
Quand on aborde la côte de Malabar par le grand Océan indien, on aperçoit d’abord une chaîne de montagnes dentelées dont les sommets bleuâtres se détachent à peine sur l’azur du ciel. A mesure qu’on s’en approche, les cimes secondaires, qui empruntent une teinte plus sombre aux forêts dont elles sont revêtues, se montrent plus distinctement; elles s’allongent en lignes régulières, comme les degrés d’une gigantesque terrasse. Enfin semble surgir du sein des flots, derrière l’écume argentée qui la bat sans cesse, la rive sablonneuse partout couverte de cocotiers. Ces beaux arbres, symbole d’un climat tropical, poussent en bosquets serrés tout le long de la côte, depuis l’île de Salsette jusqu’à Ceylan, où ils atteignent une hauteur extraordinaire. A leur pied et sous l’ombre plus dense des bananiers s’abritent d’innombrables villages habités par de pauvres pêcheurs; leurs cabanes sont si basses et si bien cachées sous l’épaisseur du feuillage, que le navigateur côtoyant le rivage à la distance d’une demi-lieue n’en soupçonne pas même la présence. Partout où la nature a creusé un port, au fond des golfes et à l’embouchure des rivières, se sont élevées des villes plus ou moins célèbres dans l’histoire : Bombay, Goa, Cananore, Cochin, Calicut, Quilon. Une foule de petits souverains se partagent cette région fertile où abondent les plus riches productions de la terre. Ils y vivent tranquilles dans le luxe et la paresse asiatiques, sous le bon plaisir et la coûteuse protection de l’honorable compagnie des Indes orientales. Celui qui peut se vanter à juste titre de posséder la plus belle part, c’est le radja de Travancore, dont les états n’ont pas plus de cent quarante milles de longueur sur une largeur de quarante à cinquante au plus. Ce gracieux pays présente une succession de hautes collines et de vallées profondes où des ruisseaux se promènent en tous sens, de manière à entretenir dans ce petit coin de terre, situé en pleine zone torride, une perpétuelle fraîcheur. Au versant des montagnes, dans la partie la plus élevée du royaume de Travancore, on rencontre des forêts solitaires et mystérieuses qui recèlent les plus précieux végétaux aromatiques, l’encens, le sandal. Là, parmi les fleurs odorantes, à l’ombre des rameaux touffus, nichent et pullulent les plus charmans oiseaux, colibris et perruches. De grands singes hideux et rapaces s’y ébattent en troupes nombreuses, toujours prêts à descendre dans la plaine pour y piller les vergers et les jardins. Au plus fourré des halliers, au fond des jungles errent en paix l’éléphant, le tigre, le buffle, redoutables bêtes devant lesquelles tremble l’Hindou nu et désarmé. La culture dans les vallées et dans la plaine est plus florissante qu’en aucune autre province de la presqu’île indienne. Par sa position à l’extrémité même de cette péninsule, le Travancore jouit du bienfait d’une double mousson. Grâce aux pluies qui le baignent deux fois par an, le riz réussit à merveille sans le secours des arrosemens artificiels. La récolte ne manque jamais; le paysan, qui voit sa nourriture assurée, a du temps de reste pour cultiver la noix de bétel, la noix de coco, le poivre, ainsi que les fruits savoureux dont la Providence a doué ces régions privilégiées. Tout serait donc au mieux dans ce paradis terrestre, si le fisc n’enlevait au laboureur la meilleure partie du produit de son travail. Sur un sol si riche, l’homme des champs végète pauvre et misérable.
Les habitans du royaume de Travancore, comme ceux des états voisins, jouissent d’une réputation de probité assez médiocre. On les accuse d’être fripons, menteurs, habiles à frauder en matière de commerce, en un mot peu scrupuleux dans les moyens dont ils se servent pour lutter contre la misère. Quand un navire européen jette l’ancre sur cette côte, il est aussitôt entouré de canots et de pirogues d’où s’élancent comme à l’abordage des pêcheurs, de petits marchands, des dôhashis (interprètes); ils entourent le capitaine et les passagers en criant tous à la fois. Il semble qu’un bazar soit sorti par enchantement du sein des eaux. Celui-ci tient à la main une corbeille de fruits, celui-là porte sous le bras un caïman empaillé, un troisième montre le poisson frais qui saute au fond de sa barque; mais que dans le tumulte de la manœuvre l’équipage distrait se garde bien d’oublier sur le tillac un plomb de sonde, un maillet, un sac de clous : ces hommes à peau noire, qui n’ont ni poches, ni gibecière, escamotent avec une incroyable dextérité tout ce qui leur tombe sous la main. Habitués à laisser les corneilles et les milans ramasser jusque dans leurs cabanes les grains de riz et les débris de poisson qui s’échappent de leur bouche pendant le repas, ils se croient, peut-être le droit de glaner sur le pont des grands navires ce que le hasard place à leur portée.
Deux de ces honnêtes habitans de la côte, deux frères qui exerçaient la profession de pêcheurs, s’étaient établis dans un petit village sans nom, situé près d’Alepe, à l’extrémité septentrionale du royaume de Travancore. Un soir, selon leur coutume, ils s’étaient couchés sous les palmiers, après avoir suspendu aux branches leurs filets humides et halé leur pirogue sur la plage. Le bruit monotone de la vague qui déferlait sur la grève les avait bientôt endormis. Vers minuit, la brise de terre s’étant élevée, les larges feuilles en parasol qui les abritaient contre la rosée commencèrent à frémir. Tiruvalla, l’aîné des deux frères, se dressa de toute sa hauteur, regarda le ciel et la mer, allongea ses membres engourdis par le sommeil, et se disposa à partir pour la pêche; son jeune frère Tirupatty en avait fait autant. Sans se dire un seul mot, obéissant à l’instinct de l’habitude, ils avaient replacé dans la pirogue filets, rames et voile. Au moment de s’embarquer, Tiruvalla arrêta son frère :
— Si tu veux, lui dit-il, nous irons au large, à la rencontre des navires européens; nous sommes dans la saison où les Firenguis naviguent sur la côte.
— Bien, répliqua Tirupatty. Que prendrons-nous à bord qui puisse tenter ces étrangers?
— Des cocos, — à moitié secs, bien entendu; — ce serait dommage de vendre à des buveurs de vin ceux qui sont remplis de lait frais.
— Attends; je veux emporter aussi ce vilain oiseau à tête jaune que j’ai décroché hier avec sa cage à l’arrière du brick portugais qui venait de la grande Chine.
— C’est cela, reprit Tiruvalla; une cinquantaine de bananes vertes compléteront le chargement; si la journée est bonne, je fais vœu d’aller demain à la pagode suspendre au cou du dieu Pouliar une belle guirlande de lotus bleus.
Ces préparatifs achevés, les deux frères répandirent dans la mer une poignée de riz pour se rendre propice le dieu des eaux. D’un bras vigoureux, ils poussèrent la pirogue à travers la vague menaçante, qui forme sur la côte une barre assez difficile à franchir, sautèrent dans le frêle esquif et commencèrent à voguer. Quand la petite voile fut hissée au mât de bambou, ils retombèrent dans leur silence accoutumé. Le plus jeune des deux pêcheurs, étendu sur le devant de la pirogue, dont la forme rappelait celle d’un hamac, se laissait bercer par le mouvement du flot et regardait les étoiles; assis à l’arrière, l’aîné serrait sous son bras la pagaie qui tient lieu de gouvernail. Ils cinglaient lestement vers le large, laissant derrière eux un sillon d’écume où brillaient dans l’obscurité de la nuit mille étincelles phosphorescentes. De temps à autre, pour conjurer le sommeil auquel les conviaient la fraîcheur et le silence des eaux, ils entonnaient à demi-voix un de ces refrains monotones et mélancoliques particuliers aux peuples primitifs, et qui ressemblent presque au roucoulement du ramier. Une heure avant le jour, la brise de terre tomba; la brume transparente qui descendait lentement du sommet des montagnes s’étendit comme un voile de gaze sur les flots assoupis. La voile et le mât, devenus inutiles, furent replacés au fond de la pirogue, et les deux frères se décidèrent à jeter leurs filets, car un léger frisson parcourait leurs membres nus; ils grelottaient presque à cette température si douce, que nos lourds vêtemens nous font trouver trop chaude. Tout à coup le soleil s’alluma comme un phare sur un pic lointain; une lumière rose glissa sur le penchant des monts et courut sur la mer en chassant devant elle la brume du matin. Enfin la dernière étoile venait de s’éteindre, quand une voile se montra aux regards des pêcheurs; elle se gonflait légèrement au premier souffle de la brise du large.
— Une voile! cria Tirupatty, désignant du doigt le point blanc que son frère considérait lui-même avec attention.
— Tirons nos filets, reprit celui-ci en haussant les épaules; j’y vois sauter une demi-douzaine de jolis poissons qui feront notre affaire mieux que ce navire musulman. As-tu donc les yeux troublés par le sommeil, que tu n’aies pas reconnu la voile pointue d’un baggerow arabe? Ceux qui le montent ne donneraient pas un paiça[1] de ton oiseau de la Chine !
— Et tous les fruits du Travancore, ajouta Tirupatty, ne valent pas pour eux un pâté de dattes confites avec des mouches au lieu de girofle!
Il jeta dans le fond de la pirogue les poissons qui se débattaient accrochés aux mailles du filet. Tandis qu’ils continuaient de pêcher, le baggerow, dont l’immense voile frémissait sous la brise fraîchissante, marchait vers eux. C’était le Fatah-er-rohaman de Mascate, monté par vingt-cinq matelots de la côte orientale de l’Arabie. Nus jusqu’à la ceinture, la tête entourée de l’écharpe aux vives couleurs dont les franges flottaient sur leurs épaules, ces enfans d’Ismaël regardaient d’un œil distrait la terre encore éloignée et la petite pirogue qui se balançait sur les flots. A l’arrière, le nakodah (patron) Yousouf Ali fumait gravement sa longue pipe. Le cafetan brun qui l’enveloppait tout entier ne laissait voir que ses doigts effilés et son profil sévère encadré dans une barbe d’un noir de jais. La forme du navire, dont la poupe rehaussée s’élevait comme le dos d’un chameau au-dessus de la mer, tandis que sa proue allongée plongeait dans la vague comme le bec d’un oiseau ; son gréement simple et primitif, qui consistait en un seul mât et une seule voile, comme celui des barques conduites par les Grecs au siège de Troie, tout rappelait, dans l’aspect du baggerow, l’un de ces bâtimens primitifs qui fréquentaient, au temps d’Alexandre, l’embouchure de l’Indus, et naviguent sur l’Océan indien depuis tant de siècles. Poussé par les vents alizés, le nakodah Yousouf allait chaque année, les yeux fermés, de Mascate à Travancore, sans avoir recours à l’octant, dont il ignorait l’usage. L’instinct, la tradition, une vague connaissance de l’astronomie, lui tenaient lieu de science. Il savait parfaitement que son navire se trouvait à trente milles à l’ouest d’Alepe, lieu de sa destination, et n’avait sur ce point aucun renseignement à demander aux deux pêcheurs ; ceux-ci, de leur côté, ne s’occupaient guère du bâtiment arabe, qui marchait lourdement vers eux, de manière à raser leur pirogue.
Quand le baggerow ne fut plus qu’à une encablure des pêcheurs, l’un des matelots, qui avait appris dans les ports de l’Inde quelques mots d’anglais, plaça ses deux mains devant sa bouche en manière de porte-voix et se mit à crier : « Fisher-boat, ahi ! ah ! du bateau pêcheur. »
— Matchhli, bahout khoub matchhli, du poisson, de très bon poisson ! répondit Tirupatty, qui prenait au sérieux l’interpellation du matelot arabe.
Au moment où il levait le nez vers le baggerow en présentant à deux mains une corbeille remplie de frétillans poissons, il reçut à travers la face un vieux faubert[2] mouillé qui lui couvrit la tête jusqu’aux épaules. Un immense éclat de rire accueillit cette facétie nautique sur le pont du baggerow ; Tirupatty y répondit par un cri de colère. En se retournant sous le coup du projectile, il fit chavirer la frêle pirogue et tomba à la mer avec son frère Tiruvalla. Larguer la drisse de la voile, faire signe au timonier de mettre la barre au veut de manière à arrêter l’élan du navire en le faisant tourner sur lui-même, puis distribuer à ses matelots quelques vigoureux coups de corde, tout cela avait été, pour le nakodah Yousouf, l’affaire d’une minute. Déjà les deux pêcheurs, revenus sur l’eau, remettaient à flot leur pirogue en la soulevant avec leurs épaules : les Hindous des côtes nagent tous comme des requins. Ils recueillirent les pagaies qui flottaient autour d’eux, les cocos dispersés, la voile que le mât empêchait de sombrer ; mais l’oiseau de Chine avait péri, les filets étaient allés au fond de la mer, et les poissons n’avaient pas perdu une si belle occasion de se replonger dans leur élément. Quand les deux frères eurent réparé de leur mieux le désordre causé par ce malencontreux incident, ils saisirent la corde qu’on leur tendait du haut du baggerow et grimpèrent à bord. Le nakodah les regarda sans rien dire, et quand il se fut assuré qu’ils n’étaient pas blessés, il alla se rasseoir sur son tapis, tout au bout de la dunette.
— Ah! nakodah saheb (monsieur le capitaine), s’écria Tiruvalla gesticulant des bras et des jambes, nous sommes de pauvres gens ruinés. Qu’avions-nous fait pour être traités ainsi par vos matelots? Nos filets, notre pêche, tout est perdu!...
— Il ne nous reste plus de quoi donner du riz à nos enfans, cria à son tour Tirupatty, qui n’était pas plus marié que son frère. Homme généreux, ayez pitié de ceux que vous avez réduits à la misère !
Tout en parlant ainsi, ils pleuraient, se frappaient la poitrine et poussaient des soupirs à fendre l’ame. Quand ils eurent épuisé toute leur éloquence, ils se couchèrent sur le pont, déclarant qu’ils allaient mourir sous les yeux du barbare étranger qui refusait de leur faire justice. Yousouf donna des ordres pour qu’on remît le navire en bonne route; quand la manœuvre fut finie, il se fit servir une tasse d’excellent moka, tira quelques bouffées de sa pipe, puis, fixant ses yeux perçans sur les deux frères :
— Avez-vous tout dit? leur demanda-t-il; avez-vous fini vos mensonges et vos grimaces? — Et comme ils allaient recommencer leurs plaintes et leurs cris: — Silence! reprit-il; voilà vingt roupies: dix pour les filets qui en valaient bien cinq, cinq pour les poissons que vous aviez pris et pour ceux que vous auriez pu prendre en une semaine; les cinq autres sont pour vous consoler de la peur que vous avez eue et de l’émotion que vous a causée ce bain matinal.
— Et mon oiseau plus beau que le faisan de nos forêts, plus savant qu’un perroquet du Maïssour, avec quoi le paierez-vous? demanda Tirupatty encouragé par l’offre de vingt roupies; elle est morte dans sa cage, cette pauvre bête qui parlait la langue des Firenguis et la vôtre, nakodah saheb!
— Prenons toujours les vingt roupies de peur qu’il ne se ravise, dit tout bas Tiruvalla; si la fantaisie lui venait de nous lancer par-dessus le bord !
Cette sage réflexion était suggérée à l’aîné des pêcheurs par la vue d’un nuage de colère qui commençait à assombrir le front du nakodah. La poltronnerie fit taire en eux le sentiment de la cupidité; ils saisirent au vol la bourse que leur jeta Yousouf, se retirèrent à reculons jusqu’au pied du mât, saluant avec une respectueuse humilité le nakodah et même les matelots, y compris le mousse, et se laissèrent glisser comme des singes dans leur pirogue. Le baggerow, poussé par la brise qui fraîchissait à mesure que le soleil montait vers le zénith, arriva bientôt en rade d’Alepe. Les pêcheurs suivirent la même route que le navire arabe : avant de retourner à leur village, ils voulaient acheter des filets dans la ville d’Alepe pour remplacer ceux qu’ils avaient perdus. La mer était devenue houleuse; la frêle pirogue disparaissait entre les vagues et reparaissait sur leurs cimes, comme la belette qui traverse un champ en coupant les sillons.
— Tout calculé, dit Tirupatty à son frère au moment où ils touchaient la terre, la journée n’a pas été mauvaise; les vingt roupies nous mèneront loin. — Oui, répliqua Tiruvalla; mais il leur reste à nous payer le mauvais tour qu’ils nous ont joué! — A quoi Tirupatty répondit par une exclamation gutturale qui signifie dans le langage muet des pêcheurs du Malabar : « Nous verrons bien! »
Il y avait plus de soixante ans que le baggerow Fatah-er-rohaman, bien des fois radoubé, naviguait dans l’Océan Indien. Ces navires, solidement construits en bois de teak, vivent presque aussi long-temps que les baleines. Depuis dix ans qu’il en était patron, le nakodah Yousouf le conduisait de Mascate à Alepe et d’Alepe à Mascate. En échange des produits de son pays, le sel, le café, la laine, il chargeait sur la côte du Travancore des bois de construction, des pièces de mâture, des cordages faits avec la bourre du coco, en un mot tous les articles propres à la navigation, dont l’Arabie est à peu près dépourvue.
Quand le navire fut bien amarré sur son ancre, Yousouf se fit conduire à terre. Il pouvait être midi; quelques marchands hindous, nus jusqu’à la ceinture, abrités sous des parasols plats et ronds comme des boucliers, se montraient encore aux abords de la plage, où ne résonnait plus le bruit du travail interrompu par la chaleur du jour. Yousouf suivit la longue allée de beaux arbres par laquelle on se rend du rivage à la ville, traversa les bazars, s’avança sans s’arrêter jusqu’à l’extrémité du faubourg, et arriva ainsi devant un joli verger au milieu duquel était bâtie une cabane couverte avec des feuilles de palmier. D’un côté s’élevait un bouquet de hauts cocotiers; de l’autre, des jaquiers aux fruits monstrueux soutenaient sur leurs rameaux robustes les tiges flexibles de l’arbrisseau qui donne le poivre. Le nakodah se glissa furtivement le long de la haie qui séparait l’enclos de la route. Tantôt il regardait autour de lui pour s’assurer que personne ne l’observait, tantôt il se dressait sur la pointe du pied, cherchant à voir par-dessus les buissons. Tout à coup son œil ardent s’enflamma : à travers la haie, il venait de découvrir une jeune fille assise au bord d’un puits, à l’ombre d’une touffe de bambou. C’était Mallika, la fille du jardinier : elle dormait paisiblement, la tête appuyée sur le revers de sa main, dans l’attitude gracieuse et naturelle qu’eût choisie un peintre pour représenter le sommeil sous les traits d’une femme.
— Enfin, se dit Yousouf, la voilà dans tout son éclat, cette fleur charmante dont j’attendais depuis trois années l’épanouissement! Que je meure si un autre que moi avance la main pour la cueillir!
Comme il se parlait ainsi à lui-même, il aperçut, de l’autre côté de l’enclos où reposait Mallika, un Hindou qui s’avançait lentement à la hauteur des arbres, assis sur le dos d’un éléphant. Quand il fut en face de la jeune fille, l’Hindou donna un petit coup de son crochet de fer sur le cou de l’animal. La pesante bête, allongeant sa trompe, saisit à l’extrémité d’une branche une fleur rouge de cassie, la balança en l’air à plusieurs reprises, et la fit voler droit sur le front de Mallika. Celle- ci s’éveilla en sursaut, puis elle referma les yeux avec un sourire.
— C’est toi, mon bon Soubala, dit-elle à demi-voix; merci de ton présent. Tiens, prends cela pour ta peine. — Elle jeta à l’éléphant une grosse banane jaune comme l’or, que l’animal reçut à la volée et reporta dans sa large bouche avec un visible plaisir.
— Et moi, dit l’Hindou, n’aurai-je rien, pas même une parole d’amitié? On a des douceurs pour l’éléphant, et on ne daigne pas même regarder le pauvre mahout[3] !
— Soubala, répliqua la jeune fille en s’adressant toujours à l’intelligent animal, dis à Chérumal, ton maître, que le meilleur moyen de se faire bien voir d’une jeune fille, ce n’est pas de venir sans raison interrompre son sommeil. Dis-le-lui, Soubala, toi qui es un animal bien élevé, tu m’entends?
L’éléphant fit trois saluts avec sa trompe, comme pour prouver qu’il avait compris, et s’agenouilla aussi gracieusement que le permettait la pesanteur de son corps. A la voix de son conducteur, — que le froid accueil de Mallika n’encourageait point à demeurer plus long-temps à cette place, — l’éléphant se releva pour continuer sa route. A plusieurs reprises, le mahout Chérumal se retourna; il espérait, mais en vain, que la jeune fille rachèterait ses dures paroles par un geste amical. L’éléphant Soubala, lui aussi, regardait de côté; on eût dit qu’il s’éloignait à regret de la belle Mallika; son instinct lui avait appris qu’il inspirait à celle-ci l’affection qu’elle refusait à son maître. Enorgueilli de la distinction flatteuse dont il était l’objet, il agitait avec bruit ses vastes oreilles, tout en suivant les sentiers trop étroits qu’il emplissait de son énorme masse.
Pendant que cette scène inattendue se passait sous ses yeux, le nakodah Yousouf, caché derrière la haie, était demeuré en observation. Il avait eu tout le temps de contempler les traits gracieux de la jolie Hindoue qui posait naïvement devant lui. Au moment où le mahout disparut au tournant du sentier, quand il n’entendit plus que le craquement lointain des branches brisées au passage par le colossal éléphant, il écarta doucement les buissons et se montra. Cette fois Mallika s’éveilla tout de bon ; elle ouvrit ses grands yeux voilés de longs cils et doux comme ceux de l’antilope. Il ne lui échappa ni un cri de terreur, ni un geste d’indignation. D’un mouvement rapide, elle ramena sur sa poitrine l’écharpe qui avait glissé pendant son sommeil, et recula lentement jusqu’au seuil de sa maison. Immobile et sérieuse, elle semblait, par la vivacité de son regard, en interdire l’approche au trop hardi nakodah. L’apparition de l’étranger faisait sur elle une impression tout opposée à celle que lui avait causée la présence du mahout. En proie à une émotion qui colorait d’une teinte rose ses joues plus brunes que le fruit du marronnier d’Inde, elle semblait dire à l’Arabe : Que voulez-vous? D’où venez-vous? Celui-ci marcha hardiment vers Mallika; il la salua avec un imperceptible sourire, en portant sa main à son front, et déposa près d’elle, sur la margelle du puits, un bracelet d’or. Au moins n’avait-il pas, comme le conducteur d’éléphant, interrompu sans raison le sommeil de la jeune fille. Il croyait que le plus court chemin pour arriver au cœur d’une pauvre et ignorante fille de la côte de Malabar, c’était d’agir en amant magnifique. A son présent, Yousouf ne joignit point la pantomime sentimentale dont l’eût accompagné un berger de Boucher. Sans rien dire, il se retira en saluant une seconde fois, comptant que le joyau précieux, sur lequel étincelaient en gerbes resplendissantes les rayons du soleil, se chargerait de parler pour lui.
Comme un oiseau attiré par la vue d’un beau fruit mûr, Mallika se pencha sur le bracelet. Jamais si riche joyau n’avait ébloui son regard. Elle le contemplait avec un ravissement mêlé de surprise, et hésitait encore à s’en saisir. Après l’avoir admiré quelques instans, elle le passa à son bras, puis le retira précipitamment pour le cacher sous son écharpe. Le grognement des buffles lui annonçait le retour de son père, qui venait de labourer un coin reculé de l’enclos. Le vieux jardinier, courbé par l’âge, ramenait donc lentement son attelage. Affaissées sur leurs courtes jambes, le mufle pendant, les patientes bêtes s’arrêtèrent devant la cabane; elles attendaient avec résignation qu’il leur fût permis d’aller se rafraîchir dans l’eau des étangs, où elles restent plongées tant que dure la grande chaleur. Mallika s’empressa d’aider son père à dételer les buffles. En proie à une agitation extraordinaire, elle éprouvait le besoin de se donner du mouvement. A son insu, elle obéissait aussi au désir de plaire, comme si d’autres regards que ceux du vieillard eussent été fixés sur elle. Cette besogne un peu rude, qui convenait à un bouvier mieux qu’à une jeune fille, Mallika s’en acquitta avec aisance et grâce. Issue d’une race à demi sauvage, élevée au grand air, elle était douée de cette vigueur précoce qui est un des charmes de l’adolescence. De bonne heure, sans y être contrainte, elle avait pris l’habitude de s’associer aux travaux paternels. Ce jour-là, elle se sentait plus active encore que de coutume; une joie inconnue faisait battre son cœur. Elle croyait n’avoir jamais tant aimé son vieux père, et, tandis qu’elle se montrait envers lui prévenante et affectueuse, une autre image passait obstinément devant ses yeux. Il lui revenait en mémoire que bien des fois déjà ce même étranger avait rôdé aux abords de sa demeure : c’était donc pour elle qu’il venait souvent errer auprès du jardin, silencieux et attentif comme si la vue des fleurs et des fruits avait pour lui un attrait irrésistible?
Dès que les buffles furent débarrassés du joug, la jeune fille courut chercher un plat de riz blanc comme la neige sur lequel elle répandit une sauce de karry saupoudrée de pimens rouges. Le vieux jardinier y plongea la main avec avidité; il en retira une grosse boule qu’il porta à sa bouche, et, tournant vers le frais visage de Mallika sa face ridée :
— Mallika, lui dit-il, tu es une bonne fille! Voilà un plat de riz qui rappellerait à la vie un mourant. Tu fais la consolation de ma vieillesse, mon enfant; tu m’entoures de soins; je ne serais plus qu’un pauvre vieillard sans force ni courage, si je ne t’avais plus!
Le lendemain, vers le milieu du jour, Yousouf se rendit de nouveau au jardin qu’habitait Mallika. Comme la première fois, il la trouva couchée auprès du puits. Dormait-elle réellement, ou songeait-elle les yeux fermés? Il ne perdit pas une minute à se le demander. Au bruit léger qu’il fit en franchissant la haie, Mallika ne remua pas. Yousouf, s’étant approché avec précaution, déposa à ses pieds une paire de pendans d’oreilles du même métal que le bracelet. Lorsque la jeune fille ouvrit les yeux, lorsque, d’une main furtive, elle ramassa, pour les admirer avec complaisance, ces bijoux dont elle brûlait déjà de se parer, le nakodah avait disparu. Traînant dans la poussière ses babouches de cuir jaune, une main dans sa ceinture, l’autre appuyée sur le bâton à tête recourbée qui est la houlette des anciens pasteurs de l’Yémen, l’Arabe regagnait la ville. De temps à autre, il caressait sa barbe en se souriant à lui-même. Il calculait les bénéfices de ses précédens voyages, ceux qu’il espérait faire encore, et s’épanouissait à la pensée de tous les beaux cadeaux qu’il pourrait offrir à Mallika. Pendant qu’il poursuivait ces doux rêves, les deux pêcheurs avaient épié ses démarches. Cachés sur le bord de la route, ils l’attendaient au passage.
— Voyons, disait Tiruvalla à son frère, nous avons un compte à régler avec l’Arabe; il faut tirer de lui quelque argent.
— Nous sommes deux contre un, répliqua Tirupatty, c’est vrai; mais je n’oserais l’attaquer. Si nous remettions la partie à demain? Ce soir, j’irais recruter sur le port une douzaine d’amis...
— Avec lesquels il faudrait partager, interrompit Tiruvalla en haussant les épaules. Écoute, veux-tu faire ce que je te dirai, il y aura au moins trente roupies pour nous deux.
— Que faut-il faire? demanda Tirupatty.
— Rien de bien difficile; le harceler, le pousser à bout par nos cris; il est prompt à se mettre en colère, tu le sais... ces gens-là sont fiers, méchans...
— Et, quand ils frappent, on doit le sentir.
— Précisément, c’est notre affaire.
— Comment cela? reprit le plus jeune des deux pêcheurs qui redoutait les coups autant et plus qu’aucun de ses compatriotes.
— Au Bengale, répondit Tiruvalla, un coup de poing reçu dans les côtes se paie vingt-cinq roupies, c’est le tarif. Je suppose que le nakodah, fatigué de nos criailleries, te maltraite un peu rudement : nous courons trouver le juge, j’explique l’affaire, et l’Arabe est condamné à nous payer l’amende.
Tirupatty gardait le silence; les coudes sur ses genoux, la tête dans ses deux mains, il fixait sur son frère des yeux hébétés.
— Eh bien! c’est convenu? reprit Tiruvalla en se levant avec vivacité.
— Il faut donc absolument que ce soit moi qui reçoive les coups ? demanda Tirupatty.
— Oui, et tu vas comprendre pourquoi, répondit Tiruvalla. Toi, qui es un peu poltron, oserais-tu aborder en face ce nakodah à barbe noire? serais-tu assez hardi pour le menacer en le regardant entre les deux yeux?
Tirupatty secoua la tête.
— Eh bien! continua Tiruvalla, moi, je m’en charge; je prends le rôle le plus difficile, celui qui est au-dessus de tes forces. Tu n’as rien à faire, rien qu’à me laisser agir et à te tenir à portée du nakodah... Tiens, le voilà; glisse-toi derrière lui tandis que je vais lui barrer la route.
Tirupatty se faufila derrière les buissons comme un roquet qui cède le pas à un dogue; son frère s’avança vers Yousouf, la tête haute. Peu à peu, Tiruvalla, qui avait plus d’effronterie que de hardiesse, perdit courage en voyant l’Arabe marcher vers lui avec assurance : — Le nakodah saheb vient de se promener? lui dit-il d’une voix doucereuse. — Et, comme Yousouf ne répondait rien: — Le nakodah saheb, reprit-il, ne me reconnaît pas? Je suis le pêcheur qu’un accident causé par l’équipage du baggerow a réduit à la misère...
— Je t’ai payé, et plus que je ne te devais, répliqua Yousouf; va-t’en.
— Homme généreux, reprit Tiruvalla, vous m’avez donné de quoi payer mes filets perdus, et ce n’est pas là-dessus que je réclame; mais votre baggerow en manœuvrant a heurté ma pauvre petite pirogue; elle fait tant d’eau maintenant, que nous ne pouvons prendre la mer...
— Tu mens; tout ce que tu peux attendre de moi, c’est une demi-douzaine de coups de bâton pour payer ton impertinence. Range-toi, que je passe!
Tiruvalla fit un signe à son frère, qui s’approchait sur la pointe des pieds; le moment était opportun pour commencer l’attaque en règle. Le pêcheur se redressa donc avec arrogance :
— Vous ne passerez pas! s’écria-t-il; il y a une justice à Alepe ! Frappe, si tu l’oses, nakodah, frappe!... Depuis quand les musulmans sont-ils les maîtres au pays de Travancore[4]?
Pendant que son frère s’exprimait de la sorte en haussant le ton, Tirupatty avait saisi le nakodah par les manches flottantes de son cafetan. Il le secouait à deux mains et criait avec force : — Vingt-cinq roupies! il nous faut vingt-cinq roupies, trente roupies...
Yousouf s’était retourné; il avait levé le bras pour écarter d’un coup de poing bien appliqué cet autre adversaire qui aboyait à ses talons, Tirupatty poussa un cri de détresse et disparut à travers champs; son frère, jugeant que le tour était fait, s’esquiva à toutes jambes, et l’Arabe resta seul au milieu de la route, aussi surpris de l’audacieuse attaque des deux Hindous que de leur prompte retraite. Tiruvalla courut rejoindre son frère, qu’il trouva couché sur un sillon, se tenant le côté gauche, les traits bouleversés. — Tu vois bien qu’il ne fallait qu’un peu de hardiesse et de sang-froid, lui dit-il. Maintenant, allons trouver le juge; si tu as une côte enfoncée, il ne manque pas de médecins pour la remettre.
Aidé par son frère, Tirupatty se releva, et ils marchèrent lentement vers la ville. Il y avait dans les magasins des bazars de quoi tenter les pauvres pêcheurs. Les étoffes brochées d’or et d’argent, les fins tissus de Lahore et du Cachemire, les écharpes brodées de Dakka, sur lesquelles étincellent les oiseaux et les fleurs, les soieries de la Chine, tout ce que le goût oriental peut produire de plus éclatant et de plus riche s’y déploie aux regards du passant. Des arbres de toute espèce, jaquiers aux feuilles épaisses, cocotiers élancés, manguiers aux vastes branches, mimosas aux fleurs pareilles à des touffes de soie, jettent leur ombre dans les rues mal alignées des bazars, au-dessus desquels on voit s’arrondir les dômes des pagodes. Cette ville hindoue perdue sous le feuillage ressemble assez bien au parc d’un radja dans lequel le caprice du maître aurait entassé les plus rares produits de l’industrie asiatique.
— Vois donc, disait Tiruvalla à son frère, que de belles choses! Dès que le juge nous aura fait payer, je t’achèterai une de ces jolies écharpes de mousseline à bande d’argent pour t’en faire un turban... Et pour cela, tu n’auras pas eu d’autre peine que de recevoir un coup de poing.
Tirupatty fit claquer sa langue.
— Souffres-tu beaucoup? lui demanda son frère. Il serait bon pourtant de voir le juge aujourd’hui même. Si l’Arabe allait nous prévenir, s’il déposait une plainte accompagnée de quelque petit présent !
— Si tu es si pressé, va tout seul, répliqua celui-ci ; tu vois bien que je puis à peine respirer.
Le fait est qu’il marchait avec une lenteur excessive. Arrivé à l’un des nombreux ponts de bois jetés sur les ruisseaux qui arrosent dans toutes les directions cette étrange ville, il s’arrêta. De légères pirogues peintes de vives couleurs, plus sveltes que la plus fine gondole de Venise, se croisaient sur ces canaux peu profonds.
— Tiens, dit Tirupatty, j’aimerais ramer dans un de ces canots; je m’ennuie à terre...
— Quand tu seras guéri, nous retournerons à la pêche, répondit Tiruvalla; repose-toi un peu, si tu es las, et puis nous irons frapper à la porte du juge... C’est là notre grande affaire pour aujourd’hui.
— Bah! répliqua Tirupatty, le juge ne voudra peut-être pas entendre de pauvres gens comme nous?
— Tu lui montreras ta blessure, qui parlera pour toi, si tu n’oses expliquer l’affaire; d’ailleurs je me charge de prendre la parole.
— Ma blessure est si peu de chose, dit Tirupatty en se redressant par degrés comme un malade qui se trouve mieux... Ce que j’éprouvais n’était que l’effet du saisissement. Quand il a levé le bras, j’ai fait un petit mouvement en arrière...
— Et puis après? demanda Tiruvalla, qui se tenait devant lui immobile de surprise; après, parle donc!...
— Je me suis penché en arrière, et le maladroit m’a manqué.
— Tu es plus lâche qu’une corneille, s’écria Tiruvalla en colère; ta poltronnerie a fait échouer un projet que je roulais dans ma tête depuis deux jours. Va-t’en, ou je te jette du haut de ce pont dans le canal.
Tirupatty, qui voyait venir l’orage, ne se le fit pas dire deux fois; il S’éloigna d’un pas rapide, tandis que son frère, gesticulant et se parlant à lui-même, se dirigeait vers le port, refuge habituel des vauriens et des désœuvrés de son espèce.
A vrai dire, il n’y a pas de port à Alepe; les navires mouillent en rade, à un demi-mille de la plage de sable sur laquelle les pirogues des indigènes sont échouées. Tout près du rivage s’élève une espèce de hangar qui sert de dépôt aux marchandises venues du dehors. A l’ombre des beaux arbres qui l’entourent, — la végétation ne fait défaut nulle part sur la côte, — se réunissent les marchands, les marins, tout ce monde de travailleurs diversement occupés, de vagabonds et d’oisifs qu’attire l’activité des villes commerçantes. Là passent les coulis (portefaix) ployant sous leur charge; on y entend le cri monotone et plaintif des porteurs de palanquin, qui trottent sur la grève d’un pas régulier. Des mendians couverts d’ulcères sollicitent la pitié des étrangers par des clameurs assourdissantes. Dans les pays chauds, où la douceur soutenue du climat n’oblige point l’homme à se couvrir, la misère ne perd rien de son aspect attristant; si le pauvre n’a pas de haillons, sa peau ridée qu’écorchent les os, ses flancs creux, ses membres flétris qui ont perdu l’éclat de leur couleur naturelle, sont autant de marques auxquelles on reconnaît les effets de la souffrance. Sur ces corps humains détériorés par la faim et par l’usage d’alimens corrompus, l’œil découvre avec effroi des germes de maladies terribles, comme on voit sur l’écorce d’un arbre dont la sève est altérée se former des excroissances monstrueuses ou se creuser des plaies profondes. Ce qui attriste le plus l’étranger à son arrivée sur cette côte si favorisée par la nature, ce sont des troupes de femmes à demi nues qui vont des greniers d’entrepôt au rivage, la tête chargée de grandes corbeilles remplies de poivre. Combien faut-il de ces paniers pour compléter la cargaison d’un navire de cinq cents tonneaux? Ces femmes elles-mêmes ne sauraient le dire. Les unes, à peine adolescentes, traînent péniblement une jambe alourdie par les premières atteintes de l’éléphantiasis; les autres, vieilles et décharnées, s’enfoncent jusqu’à la cheville dans le sable, qui cède sous leurs pieds, et semblent prêtes à s’affaisser sur elles-mêmes. Exposées durant tout le jour à l’ardeur d’un soleil tropical, noires comme des taupes, patientes comme des fourmis, elles marchent en procession sur deux files, sans se plaindre, sans comprendre peut-être la pitié qu’elles inspirent. Sur cette population débile et maladive, l’Européen, on le conçoit, l’emporte de toute la supériorité qui distingue du sauvageon de la forêt le fruit développé par la culture; cependant son costume étriqué et dénué d’élégance lui enlève une partie de ses avantages. Il en est tout autrement de l’Arabe : l’ampleur de ses vêtemens, qui dissimule les formes un peu grêles et disgracieuses de son corps, le turban aux larges plis qui enveloppe son front fuyant et arrondit ses tempes plates, la lenteur solennelle de sa démarche embarrassée par une chaussure incommode, tout contribue à lui donner une dignité singulière.
Lorsque Yousouf revint au soir sur cette plage, il y trouva quelques nakodahs de son pays, dont les navires étaient mouillés en rade à côté du sien. Il prit place près d’eux sous les cocotiers. Ces navigateurs arabes formaient un groupe curieux et pittoresque et comme le centre du tableau qui s’encadrait entre la mer et les grands arbres qui cachent la ville. Assis sur des balles de laine et fumant leurs longues pipes, ils trônaient majestueusement au milieu de la foule, comme des maîtres entourés d’esclaves. Peu à peu, la rive devint déserte; les nakodahs retournèrent à bord dans leurs canots, et l’ombre de la nuit s’étendit sur cette grève, d’où la vie et le mouvement s’étaient retirés. On n’entendait plus que la voix aigre des mariniers et des pêcheurs du pays, qui faisaient cuire leur riz en plein air. Tiruvalla avait regagné sa pirogue; sous la voile qui la recouvrait comme une tente, son jeune frère Tirupatty dormait déjà. Il s’étendit à ses côtés sans rien dire; sa grande colère était passée. Ainsi deux moineaux qui se sont querellés et menacés du bec et des pattes s’apaisent bientôt, et se retirent fraternellement dans le même trou pour y passer la nuit.
En attendant qu’il leur convînt de se procurer de nouveaux filets et de reprendre leur ancienne profession, les deux pêcheurs rôdaient sur la plage. Cette vie paresseuse et oisive ennuyait Tirupatty, le plus jeune des deux frères; mais il n’osait rien dire, de peur d’irriter Tiruvalla, qui lui reprochait souvent d’avoir perdu une magnifique occasion d’extorquer de l’argent au nakodah. Ils ne manquaient pas de répandre partout que l’Arabe Yousouf Ali, du baggerow Fatah-er-rohaman, après avoir cherché à couler leur pirogue en pleine mer, avait voulu les assassiner aux portes de la ville. Aussi, là où passait le nakodah, on se rangeait devant lui avec un respectueux empressement; il inspirait à la population du port et des bazars une profonde terreur. Peu importait à l’Arabe ce qu’on disait ou pensait de lui. Deux idées l’absorbaient uniquement : s’assurer la possession de Mallika et terminer au plus vite sa cargaison pour retourner à Mascate. Chaque jour, à la même heure, il se rendait par des chemins détournés au jardin de la jeune Hindoue. Tantôt il déposait furtivement à ses pieds de nouveaux présens, tantôt il se montrait à peine et lui envoyait par-dessus la haie un gracieux salut. Ces mystérieuses apparitions et les libéralités du nakodah faisaient sur l’esprit de la jeune fille une impression de plus en plus vive; elles excitaient sa curiosité et tenaient son imagination en éveil. Mallika se fatigua bien vite de jouer le rôle muet et inanimé de la statue aux pieds de laquelle le pèlerin place son offrande. Elle résolut de se montrer à l’étranger dans tout l’éclat des ornemens qu’elle avait reçus de lui. L’écharpe transparente rayée de bandes rouges, dont elle enveloppa la partie supérieure de son corps, devait cacher aux regards indifférens ces parures trop belles pour l’humble fille d’un jardinier, et qui ne devaient briller qu’aux yeux de celui-là seul qui la trouvait digne de les porter.
Mallika passa bien une heure à sa toilette; posant sur sa tête une corbeille de fruits, elle s’avança rapidement à travers les bazars. C’était le matin. Le nakodah venait d’arriver sur les bords du canal, où sont déposées les pièces de bois propres à la construction des navires. Ce canal, par lequel se déchargent dans la mer tous les petits cours d’eau qui sillonnent la ville d’Alepe, est large et peu profond. Cinq ou six éléphans, appartenant au radja de Travancore, y sont employés journellement à retirer de l’eau, — où on les tient plongés pour les soustraire à l’action du soleil, — les troncs d’arbres et les poutres qu’on a coupés dans les forêts de l’intérieur. Assis sous les cocotiers qui forment un mail charmant des deux côtés du canal, Yousouf assistait à l’extraction des pièces de bois choisies par lui. Voici comment s’opère ce travail. Chaque mahout fait avancer à son tour l’éléphant qu’il dirige. L’animal reçoit des mains de son maître une grosse corde nouée en forme d’anneau, et qu’il glisse sous les poutres. Par un mouvement de sa trompe, la forte bête donne un tour à la corde de manière à la serrer; puis, marchant à reculons jusque sur la berge du canal, elle lire sur le sable ces pesans fardeaux, que quarante bras robustes pourraient à peine remuer. Cette première opération terminée, l’éléphant se retourne pour changer son point d’appui; il marche en avant, soulève sa charge de côté en la soutenant sur son genou, la pousse d’un bout, puis de l’autre, et s’y prend de telle sorte que, sans le secours d’une main humaine, il finit par former des tas de poutres parfaitement réguliers, qui s’élèvent à de grandes hauteurs. Cette besogne est celle à laquelle on occupe les galériens sur nos ports de guerre; aussi nos marins appellent-ils ces éléphans les forçats du radja de Travancore. Le plus grand et le plus fort de ceux qui travaillaient ce jour-là sous les yeux du nakodah Yousouf était Soubala, le même qui, sous la conduite du mahout Chérumal, lançait si dextrement des fleurs de cassie à la belle Mallika. Quand son tour fut venu de descendre au canal, il s’avança majestueusement, pareil à une tour mouvante, agitant avec vivacité, à l’extrémité de sa trompe, le gros câble dont il se servait pour saisir son fardeau.
— Là, là! cria Chérumal en désignant du doigt une poutre énorme couverte de limon, et qu’un long séjour sous les eaux rendait plus pesante encore; prends cela, Soubala!
L’éléphant passa docilement sa corde sous la poutre et se raidit sur ses quatre jambes pour la soulever; après une tentative infructueuse, il regarda de côté son cornac, comme s’il lui eût dit : « Tu vois bien que c’est impossible! » Mais Chérumal ne se laissa point toucher par la muette supplication de l’animal; il lui appliqua sur la nuque un violent coup de son crochet de fer. L’éléphant essaya une fois encore de soulever la pièce de bois, qui semblait être liée à la vase par une chaîne invisible : les veines de son cou se gonflaient comme des cordes près de se rompre; il s’inclinait en arrière pour augmenter sa force de tout le poids de son corps.
— Courage, Soubala! dit Chérumal, tandis qu’il frappait à coups redoublés et à deux mains avec son crochet de fer, courage, ô le plus brave, le plus puissant des éléphans qu’aient nourris les forêts de Travancore! — Accroché par les talons au-dessus des épaules de la bête, il criait et s’évertuait de telle sorte que la foule s’amassait sur les deux rives du canal. Pendant quelques minutes, l’éléphant resta immobile dans l’eau où il était enfoncé jusqu’aux genoux, comme s’il se fût recueilli pour tenter un effort suprême; le mahout Chérumal respirait aussi, tout en répondant avec des gestes emphatiques aux voix multiples qui s’élevaient de la foule pour le conseiller.
— Fais avancer la bête dans l’eau, elle aura plus de prise, disait l’un.
— Non, non, recule au contraire, disait l’autre; tu vois bien que la vase est molle et que ses pieds glissent.
— Jamais il n’en viendra à bout, interrompait un marchand de fruits qui déposait son panier sur le sable et se croisait les bras de l’air indifférent d’un homme qui se fait un passe-temps de l’embarras d’autrui.
— Avec une bête comme celle-là, rien n’est impossible, ajoutait d’une voix glapissante un mendiant dont la jambe monstrueuse était aussi grosse que celle de l’éléphant; si ce n’était mon mal qui me gêne, je prendrais la place de Chérumal, et j’enlèverais cette poutre en une minute.
Tous ces discours importunaient le mahout et excitaient son amour-propre; il se remit à piquer son éléphant, qui commençait à perdre patience. Le premier signe de mauvaise humeur qui échappa à l’animal fut un violent coup de pied au milieu du canal; les spectateurs, couverts d’eau et de vase à vingt pas à la ronde, comprirent qu’il devenait prudent de s’éloigner.
— Soubala, Soubala, dit en tremblant de colère et de honte le mahout Chérumal, me feras-tu un pareil affront devant tout le monde ? N’es-tu plus le roi des éléphans? Qui t’a élevé, qui t’a instruit depuis le jour où tu fus pris si jeune par les chasseurs du radja ? Soubala, encore un effort, et je te mènerai demain saluer la belle Mallika !…
Ces derniers mots, prononcés à voix basse dans l’oreille de l’éléphant, parurent agir sur le noble animal comme un talisman. Il donna une telle secousse à la poutre, qu’il l’arracha du milieu de la vase, mais elle retomba aussitôt : décidément, la tentative était au-dessus des forces de Soubala. Furieux de sa défaite, l’éléphant leva sa trompe, comme un athlète lèverait son poing prêt à frapper. Un rugissement rauque retentit dans son gosier, et la foule eut peur. La colère s’emparait de la gigantesque bête, elle retournait à l’état sauvage et menaçait de passer le premier accès de sa fureur sur le mahout, qui s’offrait à son instinct comme le symbole du travail forcé et de l’esclavage. Chérumal calculait toute la portée du péril ; son honneur, — il y en a pour tous les genres de profession, — son honneur de mahout l’obligeait à tenter tout ce qui était humainement possible pour maîtriser le dangereux animal confié à ses soins. Au moment où le pauvre Hindou, n’espérant presque plus rien de ses efforts, cherchait, à force de cris et de coups, à lui inspirer l’obéissance et la crainte, Soubala parut se calmer. Ses mouvemens devinrent moins brusques, il secoua moins rudement le cornac accroché sur son cou ; enfin sa trompe ne s’agita plus dans les airs comme une massue terrible. Une douce voix, qui résonna timidement à ses oreilles, acheva de l’apaiser : c’était celle de Mallika. Attirée par la foule qui se pressait autour du canal, la jeune fille avait bien vite distingué le visage plus blanc de l’Arabe au milieu des Hindous à la peau noire.
— Eh ! mon pauvre Chérumal, dit-elle au mahout en s’approchant de lui, tu avais donc bien maltraité Soubala, qu’il était tout en colère ?
— Est-ce ma faute à moi, répliqua Chérumal que la crainte, la joie et la confusion faisaient balbutier, est-ce ma faute si ce nakodah se met en tête de vouloir arracher de l’eau des pièces de bois qui y séjournent depuis cinquante ans, parce qu’on n’a jamais pu les en tirer ?
— Il a le droit de choisir ce qu’il a le moyen de payer, répliqua Mallika. Voyons, vas-tu pleurer comme une femme à la face de tous les habitans d’Alepe ? Il ne manquerait plus que cela pour te couvrir de honte après l’échec que tu viens d’essuyer, et dont on parle déjà dans le bazar.
— Si je pleure, c’est de rage, répliqua vivement le mahout ; puis il poussa de nouveau l’éléphant dans le canal. Le robuste animal souleva, non sans peine, la poutre qu’il avait déjà arrachée de son lit de vase. Reculant à pas lents et avec précaution, il la tira à moitié sur le rivage, la reprit encore, la traîna pied à pied, et enfin la rangea de toute sa longueur à la place voulue. Tous ces mouvemens, qui exigeaient autant de précision que d’intelligence, il les exécuta, pour ainsi dire, en mesure, sous la direction de Chérumal, dont le bâton pointu agissait sur lui comme le gouvernail sur le navire. Les spectateurs, revenus en masse autour de l’éléphant calmé, applaudirent par des cris et des battemens de mains. Mallika était restée quelques instans au milieu du cercle formé par les curieux. Elle se tenait immobile, sa corbeille de fruits sur la tête, dans l’attitude des belles images de granit qui décorent le portique des pagodes. Le vent fit flotter l’écharpe qui couvrait ses épaules, et ses riches parures brillèrent comme l’éclair aux rayons du soleil. Yousouf, qui l’avait reconnue de loin, s’était levé à son approche; il la contemplait avec des regards qui l’auraient fait rougir, si la joie d’être trouvée belle ne l’eût exaltée jusqu’à la folie. Cet accès de coquetterie ne dura qu’une minute. Honteuse à la pensée qu’elle se donnait en spectacle aux indifférens, et craignant d’offenser l’étranger, dont les allures discrètes semblaient lui conseiller à elle-même plus de retenue, la jeune fille s’enfonça dans la foule. Elle s’y cacha, comme un astre disparaît derrière les nuages, pour nous servir d’une comparaison familière aux poètes de l’Inde.
Pendant plusieurs jours, l’exploit de l’éléphant Soubala fut la nouvelle du bazar. On disait qu’une jeune fille avait ensorcelé la redoutable bête et son mahout. Le fait est que Chérumal croyait tout de bon à la puissance magique de la belle Mallika. — Elle m’accueille avec dédain, pensait-il tristement, et pourtant je ne puis m’empêcher de l’aimer. Quand je suis loin d’elle, j’ai mille choses à lui dire, et dès que je la vois, la parole me manque... Ce terrible animal qui m’a coûté tant de peine à dompter, elle s’en fait obéir d’un mot quand je n’en puis rien faire. Tout à l’heure, elle m’a sauvé d’un grand péril; sans elle, Soubala me foulait aux pieds, et voilà que je l’ai laissé partir sans même l’avoir remerciée... Mallika! les kunishans (sorciers) de la côte t’ont enseigné les formules magiques par lesquelles Ton dompte les bêtes et l’on charme les hommes!
Plongé dans ces réflexions, Chérumal se retira à l’écart; il conduisit son éléphant dans le bois de cocotiers où ses compagnons et lui avaient coutume de parquer leurs animaux et de leur donner à manger après le travail. Les autres mahouts se dirigèrent vers le caravanséraï d’Alepe : c’est un joli petit palais de bois, habité jadis par le radja de Travancore et aujourd’hui fort délabré. On y remarque d’élégantes sculptures, où les créations fantastiques de l’art indien s’encadrent dans des détails empruntés au style mauresque. Il est situé entre la plage et la ville, au milieu d’une aire spacieuse flanquée de beaux arbres. Du haut de la terrasse qui règne sur les ailes de l’édifice, les étrangers de passage à Alepe s’amusent à voir parader les éléphans amenés par leurs cornacs. Ils leur jettent quelques païças en récompense de leurs gracieux saints, et comme ces largesses des voyageurs constituent les petits profits des mahouts, ceux-ci ne manquent jamais de paraître dans la cour du caravanséraï. Chérumal s’y rendait aussi d’habitude; mais ce jour-là il n’était pas d’humeur à faire travailler Soubala en qualité de bête savante. Après l’avoir attaché par un pied de derrière à un gros palmier, il plaça devant lui un amas formidable de feuilles de cocotier, d’herbe fraîche, de tiges de bambou, et puis se coucha à l’ombre, moins pour dormir que pour rêver à son aise. Le cornac et l’éléphant se boudaient un peu; l’homme en voulait à la bête de sa désobéissance et de l’affront qu’elle lui avait attiré, la bête en voulait à l’homme de la trop difficile besogne qu’il lui avait imposée. Quand il eut dévoré sa pitance, équivalente à celle de dix chevaux normands, Soubala fit la sieste à sa façon. Il se couvrit le dos, le cou et la tête de branches et d’herbes, afin de se garantir de la piqûre des mouches, et abaissa sa trompe. Immobile sur ses quatre pieds solides et rugueux comme des troncs d’arbres, on l’eût pris pour une de ces cabanes grossières que se bâtissent les bûcherons dans les forêts.
Le lendemain matin, avant le lever du soleil, le vieux jardinier père de Mallika grimpait dans ses cocotiers pour y cueillir des fruits. Armé de la serpe, il taillait des marches dans le tronc des arbres, et s’élevait ainsi pas à pas jusqu’au bouquet de feuilles qui couronnent leur cime. L’air était frais et doux; les corneilles commençaient à voltiger dans l’air, les milans secouaient la rosée de leurs ailes, et le coucou noir jetait son cri, qui ressemble à la plainte d’une voix humaine. Mallika, étendue sur une natte, fumait nonchalamment son houkka; elle rêvait les yeux ouverts. Monté sur le cou de son éléphant Soubala, Chérumal passait près de l’enclos; le vieux jardinier, qui le voyait venir de loin, lui fit signe d’approcher.
— Il fait bon se promener à cette heure, comme un radja, sur le dos d’un éléphant, dit le vieillard.
— Tout métier a ses ennuis, sans parler des périls, répondit Chérumal; hier encore, je l’ai échappé belle.
— Un caprice de Soubala? demanda le jardinier.
— Un véritable accès de colère, et qui eût mal fini, si Mallika ne fût intervenue; elle n’a eu qu’un mot à dire pour apaiser la méchante bête.
— Vois donc l’étrange fille! s’écria le vieillard; avoue, Chérumal, qu’il n’y a pas dans tout le Travancore une créature comparable à celle-là.
— C’est vrai, répliqua le mahout en soupirant; elle a un regard et une voix qui charment les hommes et les animaux. On répète partout qu’elle possède les formules magiques.
— Vraiment?... Et qui les lui aurait enseignées? Ce n’est pas moi, mahout, car, en vérité, je ne suis point sorcier.
— Ni moi non plus, dit naïvement Chérumal. Hier j’étais si troublé, que je ne lui ai pas adressé une parole de remerciement pour le service qu’elle m’a rendu... Ce n’est pas par des discours, c’est par des actions que je voudrais lui témoigner ma reconnaissance. En attendant que je m’acquitte envers Mallika, remettez-lui ce petit présent... le seul joyau que m’ait légué en mourant ma pauvre mère.
Il présenta à l’extrémité de son crochet de fer un collier de corail, que le vieillard, en se penchant vers lui, saisit du haut de l’arbre.
— Tu as bon cœur, mon fils, dit le vieux jardinier d’une voix affectueuse. Mallika te saura gré de ce cadeau.
— Oh! non, répondit le mahout; elle ne m’aime point! pourvu qu’elle garde ce collier et ne me le renvoie pas, je serai satisfait. Dites-lui, mon père, que je ne l’importunerai plus de mes visites; mais, si jamais la présence du pauvre mahout cessait de lui être désagréable, qu’elle suspende ce collier autour de son cou, et j’oublierai ce qu’elle m’a fait souffrir.
Le vieillard entendit à peine ces dernières paroles; il regardait avec étonnement le mahout, qui s’éloignait lentement après avoir promis de ne plus revenir. Chérumal regagna les bords du canal, où l’appelaient ses travaux accoutumés. Tout près de là, sur le bord de la mer, les deux pêcheurs, qui avaient passé la nuit dans leur pirogue, prenaient leur repas du matin.
— Quand retournerons-nous à la pêche? demanda Tirupatty à son frère. J’aimerais à étrenner des filets neufs.
— Tant que ce maudit baggerow est en rade d’Alepe, il me semble qu’une affaire importante nous retient ici, répondit Tiruvalla. N’avons-nous pas deux comptes à régler avec le nakodah : l’un pour le mal qu’il nous a fait, et l’autre pour le mal que nous n’avons pas pu lui faire!
— Vois donc comme les goélands voltigent en criant au-dessus des vagues? répliqua Tirupatty; il y a là-bas des bancs de poissons.
— Regarde donc plutôt le nakodah qui vient à terre dans son canot, couché sur un tapis comme un nawab; il a l’air de nous narguer. — C’est lui? demanda Tirupatty. En ce cas, je me sauve.
— Et moi, je reste, dit Tiruvalla.
Il resta en effet. Quand le nakodah, débarqué sur le sable, se fut acheminé vers la ville, le pêcheur aborda les gens du baggerow avec de très humbles selams. Reconnaissant parmi les matelots arabes celui qui avait fait chavirer la pirogue le jour de l’arrivée, il lui prit affectueusement la main.
— Que me veux-tu? demanda l’Arabe en souriant; c’est moi qui t’ai fait faire un plongeon.
— Bah! c’était pour rire, répondit Tiruvalla; votre nakodah nous a généreusement indemnisés; l’Hindou n’a pas de rancune... Si vous avez besoin de quelque chose, je suis à votre service.
— Nous n’avons plus besoin de rien, dit le matelot; demain soir nous partons avec la brise de terre.
— Déjà? fit Tiruvalla en levant les mains au ciel.
— Le nakodah est pressé de mettre à la voile; sa cargaison est prête, et il a paré sa cabine comme la tente d’un cheik... Il faut qu’il ait trouvé à Alepe un oiseau rare pour lui avoir arrangé une si belle cage...
— Ce sont là des affaires qui ne regardent point de pauvres pêcheurs comme nous, dit Tiruvalla avec indifférence. Que la mer vous soit douce et les vents favorables !
— Allah hafiz (Dieu vous garde)! répliqua le matelot, et il courut rejoindre ses camarades, tout en se moquant de l’Hindou, qui semblait par son humilité lui demander pardon de l’injure reçue. Tirupatty se rapprocha de son frère dès qu’il le vit seul.
— Viens donc, lui dit Tiruvalla, as-tu encore peur? Je te pardonne ta poltronnerie de l’autre jour, mais à condition que tu me seconderas dans le projet que je médite. Si tu veux m’aider, je te conterai cela demain; attends-moi ici.
Le rusé pêcheur alla trouver Chérumal, qui s’occupait honnêtement de son travail. Il guetta pendant plus d’une heure l’occasion de lui parler à l’écart; enfin, le mahout ayant conduit son éléphant dans le bois où il avait coutume de lui donner sa nourriture, Tiruvalla vint s’asseoir à ses côtés :
— Tu as là un bel animal; après celui d’Éléphanta, —et qui est de pierre encore, — c’est le plus grand que j’aie jamais vu.
À ce compliment banal qu’on lui avait si souvent adressé, Chérumal ne tourna pas même la tête; il grattait avec son crochet de fer le dos rugueux de l’éléphant, qui paraissait prendre plaisir à ce genre de caresse.
— Dans le bazar, on ne parle aujourd’hui que de Soubala et de son mahout, continua le pêcheur. Sais-tu bien ce qu’on dit encore? — Je n’ai pas le temps de m’en informer, répondit Chérumal, qui, comme tous les travailleurs consciencieux, avait horreur des causeurs oisifs.
— Ni moi non plus, dit Tiruvalla; je n’ai pas trop du travail de toute la journée pour gagner ma vie. Si je quitte ma pirogue pour venir te parler, c’est qu’il s’agit de ton intérêt, Chérumal.
— Les propos de bazar ne sont que de vaines paroles, bien sot qui les prend au sérieux, dit le mahout.
— Qui sait? Si je te donnais un moyen de rendre service à la belle fille qui t’a sauvé hier d’un mauvais pas, m’écouterais-tu?
— Bah! dit Chérumal, elle n’a guère besoin de moi...
— En ce cas, au revoir, répliqua Tiruvalla; je ne perdrai pas mon temps à faire tes affaires malgré toi. Pauvre Mallika, il ne tenait qu’à toi de la sauver!
— La sauver... de quoi?... demanda Chérumal avec impétuosité. Est-ce elle qui t’envoie? viens-tu de la part de son père? Qui es-tu? Je ne connais pas même ton nom!... Comment veux-tu que je te croie?
— Tu n’as pas besoin de croire à mes paroles, reprit le pêcheur, il te suffira d’en croire tes yeux. Tiens-toi aujourd’hui et demain, à l’heure où le soleil se couche, aux abords du jardin de Mallika, et tu verras si ta présence peut lui être utile!...
Chérumal écoutait encore de ses deux oreilles, mais Tiruvalla avait disparu. Le mahout ne comprenait point le sens de ce vague discours et se défiait du pêcheur. Celui-ci n’en avait pas dit davantage, parce qu’il entrait dans ses projets de laisser aller les choses aussi loin que possible. En proie à une inquiétude qu’il ne pouvait maîtriser, Chérumal rôda le soir même autour du jardin de Mallika et ne découvrit rien qui justifiât ses alarmes. Tout en se promettant de revenir le lendemain, il persistait à croire que le pêcheur se raillait de sa simplicité.
Cependant Mallika courait un danger réel, celui de tomber dans les filets que lui tendait le nakodah Yousouf Ali. Ce jour-là même, l’Arabe se rendit au jardin de la jeune fille, non à l’heure de midi, comme il avait coutume de le faire, mais le soir. Mallika fut d’autant plus charmée de le voir, qu’elle s’inquiétait déjà de son absence; elle se précipita vers lui dès qu’elle l’entendit venir. Dans son ignorance, elle aimait sincèrement cet étranger qui la comblait de cadeaux; il lui semblait qu’il était plus digne d’affection et meilleur que tous les autres hommes qu’elle avait rencontrés, par cela seul qu’il était plus beau et mieux vêtu. Qu’était auprès de lui le pauvre mahout Chérumal avec son turban de mousseline et la pièce de cotonnade blanche dans laquelle il s’enveloppait comme dans un linceul pour dormir à l’ombre des palmiers? Aucun prestige, ni celui de la richesse, ni celui de l’inconnu, n’entouraient à ses yeux l’Hindou qu’elle s’était accoutumée à voir si humble devant elle. Celui-ci se fût jeté dans le feu pour l’en tirer; Mallika le savait bien, et elle dédaignait le dévouement d’un cœur fidèle et soumis qui ne demandait qu’à obéir! Yousouf, au contraire, avait dans son regard et dans toutes ses manières la fierté qui naît de l’audace et de l’habitude du commandement. Hardi et prudent à la fois, il se glissa près de Mallika et lui dit d’une voix ferme : Je pars demain! La jeune fille se troubla à ces paroles inattendues. Yousouf continua: — Je pars demain, veux-tu me suivre? Tu seras reine dans ma maison De Mascate, qui est un palais auprès de ta chétive cabane... Dix esclaves obéiront à toutes tes volontés. N’as-tu pas entendu parler de l’Arabie, de son heureux climat? Si tu voyais quelle demeure j’ai préparée pour toi dans mon navire!...
— Et mon père? demanda Mallika, qui voulait paraître résister encore aux illusions contre lesquelles il ne lui restait plus assez de force pour lutter.
— Ton père viendra te rejoindre, si tu le veux... L’an prochain, à mon premier voyage, je te l’amènerai, ou bien, si tu le préfères, tu viendras le chercher toi-même. Demain, Mallika, demain soir tu seras prête à partir?...
— Demain soir! répondit Mallika; pourquoi ne m’avoir pas prévenue plus tôt? Partir pour un pays lointain, inconnu!...
— Il faut que je retourne à bord, répliqua l’Arabe; je n’ai pas une minute à perdre... Demain soir, au coucher du soleil je serai ici. Réponds, Mallika, ajouta-t-il d’un ton plus doux, faut-il que je vienne?
— Viens! dit tout bas la jeune fille; — et il s’éloigna en se répétant à lui-même : Je la tiens!
Yousouf Ali n’était pas de la race chevaleresque des Maures de Grenade. Il éprouvait pour Mallika l’amour que ressent un pacha pour la belle esclave exposée en vente dans un bazar. Peu lui importait que la pauvre Hindoue, transportée à Mascate et enfermée entre les quatre murs d’un harem avec cinq ou six autres femmes jalouses, regrettât jusqu’à en mourir les ombrages du jardin paternel. Il avait fait briller des joyaux devant elle pour l’éblouir et la tenter, comme l’oiseleur qui fascine l’alouette à l’aide d’un miroir pour l’attirer dans ses filets. Jeune et sans expérience, Mallika avait donné dans le piège avec l’étourderie d’une enfant qui veut plaire; elle obéissait à un élan irréfléchi de son cœur, comme cela arrive souvent aux filles de l’Orient, dont l’éducation est fort négligée, et quelquefois même aux filles de l’Occident. Toute la nuit elle rêva à ce départ qui ouvrait à son imagination troublée des perspectives séduisantes. Quand le jour parut, il lui sembla que le soleil se levait plus radieux et que les fleurs du jardin exhalaient un parfum d’une douceur inaccoutumée. Le regard de tendresse confiante que son père laissa tomber sur elle lui causa bien quelque émotion. Elle allait donc l’abandonner seul dans cet enclos qu’elle avait réjoui de sa présence pendant quinze années! Il y mourrait peut-être de tristesse et de chagrin!... Mais l’Arabe ne devait-il pas l’emmener à son tour? ne seraient-ils pas bientôt réunis? Le plaisir de se revoir ferait oublier si vite les ennuis d’une courte séparation! Ainsi pensait Mallika, et elle faisait furtivement ses préparatifs de voyage.
De son côté, Yousouf était prêt à mettre à la voile. Ses matelots avaient passé toute la journée à remplir leurs outres de peau de chèvre aux citernes du rivage. Dès que la nuit jeta son ombre sur la terre et sur les flots, le nakodah quitta son navire dans un esquif monté par deux rameurs. Il rentra dans le canal par lequel les eaux de l’intérieur se déversent dans l’Océan, et traversa toute la ville d’Alepe en remontant l’un des ruisseaux qui l’arrosent. Arrivé ainsi à une petite distance du jardin de Mallika, il fit signe à ses rameurs de l’attendre et s’enfonça dans les sentiers étroits qu’il avait si souvent parcourus. Mallika l’attendait dans un coin reculé de l’enclos; elle comprit qu’elle ne s’appartenait plus, et son premier mouvement fut de saisir la main de l’étranger qui disposait déjà de son sort. Yousouf avait hâte de retourner à son canot; il l’entraîna doucement vers la route pour s’assurer qu’elle était bien décidée à le suivre. La jeune fille hésita un instant. La voix chevrotante de son père, qui ramenait ses buffles en chantant, venait de frapper son oreille; elle poussa un soupir et versa une larme, — la première qui eût coulé de ses yeux! Les souvenirs de son heureuse enfance s’éveillèrent dans son cœur; elle eut peur et tressaillit... Comme pour se dérober à l’émotion qui l’oppressait, Mallika cacha sa tête entre les bas de Yousouf, et fit un pas en avant. Elle était partie! Appuyée sur le bras de l’Arabe, l’Hindoue marchait sans rien dire, marquant à peine sur la poussière l’empreinte de ses pieds nus. Tout à coup Yousouf s’arrêta; il avait entendu un bruit de branches froissées qui annonçait l’approche d’un éléphant; l’animal s’avançait vers lui de manière à lui fermer la route. Il prit Mallika dans ses bras, franchit la haie qui le séparait du champ voisin, et gagna précipitamment son canot. Aucun indice ne les avait trahis; ils pouvaient maintenant atteindre le baggerow sans laisser d’autre trace de leur fuite que le sillage si vite effacé de la petite barque. Obéissant au signal de leur maître, les matelots ramèrent le plus légèrement qu’il leur fut possible et dans le plus profond silence. Ils ne levaient pas même leurs regards sur la jeune femme assise à l’arrière du canot près du nakodah. Celui-ci l’avait enveloppée d’un long voile, et Mallika prenait pour une marque d’honneur cette précaution jalouse.
Cependant Chérumal, — car c’était lui qui rôdait avec son éléphant Soubala autour du jardin, — avait vu une ombre se glisser à travers les arbres. L’animal lui-même, au moment où le nakodah franchissait la haie, avait agité ses larges oreilles. Le mahout alarmé courut au trot jusqu’à la demeure de la jeune Hindoue, et se mit à appeler Mallika.
— Qui est là ? qui demande Mallika ? répondit le vieux jardinier.
— Votre fille est-elle près de vous, mon père ? dit respectueusement le mahout.
— Non, mon fils, répliqua doucement le vieillard ; elle sera dans quelque coin du jardin à cueillir des fruits…
Puis, réfléchissant avec inquiétude que sa fille était toujours au logis à pareille heure, il se mit à crier d’une voix émue : Mallika ! Mallika !…
— Rien ne répond, dit le mahout ; vous voyez bien qu’elle n’est pas ici ; oh ! mon père, s’il lui était arrivé quelque malheur !…
Ces paroles produisirent sur le vieillard l’effet d’un coup de massue ; il s’affaissa sur lui-même, et répéta en sanglotant le nom de sa fille bien-aimée. Chérumal ne chercha point à le consoler ; sans se rendre compte de la route qu’il prenait, il se rendit en droite ligne sur les bords du canal, au lieu où il travaillait tout le jour avec son éléphant. Le canot de l’Arabe glissait silencieusement sur les eaux, caché par les palmiers. Dès qu’il l’entendit venir, Chérumal se pencha en avant ; il lui était impossible de reconnaître et même de découvrir Mallika sous le voile qui la couvrait. En proie à une anxiété toujours croissante, il suivait du regard le mystérieux esquif et les mouvemens de l’intelligent animal qui le portait lui-même. Cette fois encore, Soubala dressa les oreilles, et Chérumal hêla le canot :
— Mallika, est-ce toi ? Réponds, au nom de ton père !
Mallika ne répondit pas ; mais le mouvement que fit la femme voilée pour se soustraire aux regards du mahout n’échappa point à l’attention de celui-ci. Il lança son éléphant dans le milieu du canal ; l’eau qui jaillit sous les pas de la lourde bête couvrit l’esquif, et peu s’en fallut qu’il ne chavirât. Les matelots donnèrent de si vigoureux coups de rame, que le petit canot fila comme une flèche ; on eût dit un poisson volant qui fuit devant un souffleur. Désespéré d’avoir manqué sa proie, Chérumal remonta sur la grève pour attendre les Arabes à leur entrée dans la mer. La barre, qui déferle tout le long de la côte, rend dangereux et difficile ce passage de l’eau douce à l’eau salée. Au moment où la vague écumante se dressait de toute sa hauteur, Mallika épouvantée jeta un cri. Les rameurs, debout sur leurs avirons, laissèrent au flot le temps de s’amortir, puis poussèrent en avant ; l’écume glissa de chaque côté de l’esquif, la barre était franchie. Ce fut alors que Chérumal se précipita avec son éléphant au milieu de la vague. L’animal, plongé dans la mer jusqu’au poitrail, posa sa trompe sur l’arrière du canot comme un grappin.
— Arrêtez, ou je vous coule, criait le mahout; tiens bon, Soubala !
L’éléphant ne lâchait pas prise; par un mouvement rapide, Yousouf s’était levé, et, avec la pointe de son coutelas, il menaçait la trompe de l’animal.
— Enlève Mallika, sauve-la, mon bon Soubala, dit Chérumal avec enthousiasme; sauve-la, et coule les brigands!
Soubala comprit les paroles de son maître; sa large patte écrasa comme une coquille de noix le frêle esquif, tandis que sa trompe flexible enlaçait doucement le corps tremblant de Mallika. Il l’éleva en l’air, et confia aux bras du mahout ce précieux trophée de sa victoire; puis il se retira à reculons sur le rivage, sans s’occuper des matelots et du nakodah qui se débattaient au milieu de la mer. Le flot rejeta bien vite sur le sable les débris du canot avec les Arabes, qui se secouaient comme des caniches. Les deux rameurs tremblaient de peur, et Yousouf de colère. Celui-ci, pressé de retourner à bord de son navire pour y cacher sa honte et son chagrin, cherchait quelque pirogue le long du rivage. Les deux pêcheurs se rencontrèrent à point nommé, comme s’ils l’eussent guetté au passage. Tirupatty, le plus jeune et le plus poltron des deux frères, ne se voyait pas sans inquiétude si près du redoutable nakodah; mais Tiruvalla lui dit tout bas à l’oreille : — Viens, cette fois tu n’auras aucun risque à courir... Puis, s’adressant à Yousouf :
— Le nakodah désire se rendre à bord; il sait bien que notre pauvre pirogue n’est guère en bon état?
— Partons, dit Yousouf; voilà une roupie.
— Le nakodah est un homme généreux, continua le pêcheur, qui avait vu de loin la mésaventure de l’Arabe; quel malheur que son canot se soit brisé sur la barre! Un plongeon n’est rien pour de pauvres mariniers comme nous habitués à vivre dans l’eau; mais pour vous, illustre nakodah, c’est bien autre chose. Vos beaux habits sont tout souillés de vase et de sable... Vois donc, Tirupatty!
Les Arabes naufragés sautèrent dans la pirogue, qui franchit la barre avec la légèreté d’une plume; un quart d’heure suffit pour les conduire sains et saufs à bord du baggerow. Après avoir souhaité à Yousouf et à son équipage un voyage heureux et toute sorte de prospérités pour le reste de leurs jours, les pêcheurs s’éloignèrent. Quand la pirogue fut assez distante du navire pour n’être plus aperçue des Arabes, Tiruvalla fit signe à son frère de ne plus ramer.
— Maintenant, lui dit-il, nous allons en finir avec ces chiens d’étrangers ; un peu de patience encore, et tu verras si le petit poisson a peur de la baleine. Le nakodah veut partir cette nuit, et moi, je t’annonce qu’il n’aura pas de brise ; vois la brume qui se lève sur la terre.
Un fin brouillard commençait en effet à couvrir la terre et à se répandre sur la surface des eaux. À bord du baggerow, le tambourin retentit ; la vergue pesante se dressa le long du canot aux cris cadencés de l’équipage ; la voile gigantesque se déploya dans toute sa largeur, mais elle retomba sur les haubans sans que le plus léger souffle vînt la gonfler. Quelques heures se passèrent ainsi ; la mer restait calme et unie comme un lac. Peu à peu, le baggerow tourna sur son ancre, de manière à présenter la poupe au rivage ; la marée commençait à monter. Il fallait que les Arabes renonçassent à partir ce jour-là ; les matelots grimpèrent sur la vergue et se mirent à carguer la voile. Yousouf se promena quelque temps encore sur le pont ; le fourneau incandescent de sa longue pipe le désignait comme une étoile lointaine aux regards des pêcheurs qui demeuraient en observation. Enfin le capitaine rentra dans la cabine vide qu’il avait si bien parée pour y recevoir Mallika, et l’équipage se coucha sur le tillac.
À ce moment-là, Tiruvalla passa sur la paume de sa main la lame d’un couteau bien affilé et dit à son frère de ramer vers le baggerow. Tirupatty donna quelques coups de pagaie qui firent avancer la pirogue ; tout à coup il vit avec surprise Tiruvalla se lancer dans la mer armé de son couteau. Quand il fut dans l’eau, le rusé pécheur cacha sa tête sous les vagues ; il nageait sans bruit, à la manière des requins. Après avoir plongé à plusieurs reprises, en se rapprochant toujours du baggerow, Tiruvalla atteignit le câble qui liait à son ancre le navire arabe. À l’aide du couteau dont il se servait comme d’une scie, il parvint à couper ce câble, et le lourd navire dériva, entraîné vers la terre. Le pêcheur indien retourna à son esquif, montrant du doigt à son frère le baggerow qui marchait à une perte certaine. — Tu vois bien, lui dit-il, qu’ils devaient tôt ou tard nous payer leur mauvais tour. Suivons-les tout doucement, afin d’être à portée de piller quand le naufrage s’accomplira.
Sur cette côte basse et plate, nous l’avons dit, la vague du large, repoussée par la grève, se soulève à une hauteur de plusieurs pieds pour retomber avec fracas. Tant que le baggerow flotta sur une mer paisible et profonde, l’équipage et le nakodah Yousouf ne s’aperçurent point du danger qu’ils couraient. Bientôt cependant la coque du navire ayant heurté le fond, les Arabes s’éveillèrent en sursaut ; ils se levèrent épouvantés, sans comprendre d’abord la cause de cette secousse terrible qui avait fait tomber la vergue sur le pont. La vergue, dans sa chute, entraîna la voile immense. Sous ce double poids qui portait d’un seul côté, le navire se pencha et échoua en plein ; la vague formée par la barre assaillit avec violence le baggerow à moitié chaviré. Ce fut à bord une confusion inexprimable ; les matelots blessés poussaient des cris lamentables, et ceux qui les entendaient du rivage ne se rendaient pas assez nettement compte du péril pour leur porter un secours efficace. Dans un pareil moment, le sang-froid et l’expérience d’un capitaine peuvent sauver un navire. Par malheur, Yousouf se trouvait dans une position plus critique encore que celle de ses matelots. Surpris dans sa cabine par l’eau qui envahissait la poupe du baggerow, il avait été lancé avec force contre le plancher de la dunette. La tête fendue, à moitié asphyxié par la vague, il cherchait à ouvrir la porte de la cabine pour gagner le tillac. La porte céda tout à coup sous l’effort d’une autre main que la sienne, et il rencontra devant lui la face rayonnante du pêcheur Tiruvalla.
— C’est moi, dit l’Hindou avec un sourire féroce ; ton argent, tes trésors ! Donne vite, ou je t’achève d’un coup de couteau !
Yousouf jeta sur le pêcheur un regard enflammé où se peignaient à la fois le mépris et la rage.
— Le temps presse ; tu vois bien que ton baggerow s’en va en pièces, reprit Tiruvalla ; donne-moi ton argent, et je te sauverai.
Le temps pressait en effet. L’Hindou calculait d’un œil avide combien de minutes le navire mutilé pouvait vivre encore. Pour toute réponse, le nakodah se rua sur le pêcheur ; il tenait à la main son coutelas à la lame recourbée. Les deux ennemis roulèrent au fond de la cabine à demi submergée, en se tenant étroitement enlacés. Ils se portaient des coups terribles dans l’obscurité, menacés l’un et l’autre par l’eau de la mer qui se teignait de leur sang. L’Hindou cherchait à fuir ; mais l’Arabe, pareil au lion mourant qui écrase de sa patte le chasseur terrassé, lui labourait les flancs avec son arme. Cette lutte à mort ne cessa que lorsque l’arrière du baggerow, entr’ouvert par les assauts de la vague, se rompit en éclats. A la marée basse, le navire naufragé resta à sec ; l’équipage arabe fut sauvé en grande partie, mais Yousouf ne reparut plus. Tirupatty, qui avait débarqué son frère sur le flanc du baggerow échoué, l’attendit en vain jusqu’au jour. Ne le voyant point revenir chargé du butin qu’il devait rapporter, le prudent pêcheur gagna le large. Seul héritier de la pirogue et des filets neufs achetés à Alepe, Tirupatty retourna à son village et y reprit son ancienne profession. Il renonça pour toujours au métier moins honnête auquel son frère l’avait associé, et qui ne convenait guère à son naturel timide.
Après le départ de Chérumal, le vieux jardinier, en proie au désespoir, s’était mis à redemander sa fille à tous les arbres de l’enclos. Une lampe à la main, il courait à travers les cocotiers et fouillait les buissons comme un avare qui a perdu son trésor. Des larmes coulaient sur sa barbe grisonnante; des mots incohérens s’échappaient de sa bouche. Il avait l’air d’un fou, et cependant ni ses gestes extravagans, ni son allure grotesque n’eussent provoqué le sourire sur les lèvres du passant, car rien n’est triste comme de voir pleurer un vieillard. Il est vrai que sa douleur devait être de courte durée. Fier du fardeau qu’il portait, l’éléphant Soubala ramenait d’un pas majestueux, par les sentiers déserts, la belle Mallika, arrachée aux bras de l’Arabe. Chérumal était heureux de la rendre à son père et d’avoir eu si vite l’occasion d’acquitter la dette de la reconnaissance. Il la tenait assise devant lui sur le cou de l’éléphant, sans l’interroger sur les dangers qu’elle avait courus. D’une main attentive il écartait de son visage les branches d’arbres qui pouvaient l’atteindre et respectait son silence; elle lui inspirait un attachement trop sincère pour qu’il lui parlât de son amour en un pareil moment. Il était presque honteux pour Mallika de la trouver si muette et désarmée, elle qui s’était plu souvent à le confondre et à le décontenancer par ses saillies. Quand il aperçut de loin le vieillard, sa lampe posée sur la margelle du puits, assis à terre dans un morne chagrin, Chérumal se pencha vers la jeune fille :
— Mallika, lui dit-il, lève la tête, parle, que ton père entende le son de ta voix!
La jeune fille, comme si elle se fût éveillée d’un rêve, se redressa lentement. — Tu es sauvée, Mallika, reprit le mahout, c’est moi! Ne crains rien, je t’ai enlevée à celui qui t’avait prise...
— Et qui t’a dit qu’il m’emmenait de force? répliqua la jeune fille avec l’accent du reproche.
Le pauvre Chérumal ne s’attendait point à cette réponse; il comprit que désormais Mallika devait le haïr, lui qui était si maladroitement intervenu dans une affaire qui ne le regardait pas. Tout le chagrin qu’il épargnait au vieillard retombait sur son propre cœur. Cependant il lui restait le sentiment d’avoir accompli une bonne action, et il ne se repentait pas trop de son zèle indiscret.
— Mon père, dit-il au vieillard, voici votre fille; priez-la de me pardonner... j’ai cru bien faire...
Le vieux jardinier se livrait aux élans d’une folle joie, et il ne comprit point le sens de ces paroles. Pleurant et riant à la fois, il caressait son enfant chérie. — Descends donc, criait-il à Chérumal, qui s’éloignait; viens, mon fils, mon bon Chérumal! c’est à Mallika de te remercier à son tour... Tu m’as rendu la vie, mahout; tout ce qui m’appartient est à ton service!...
Mais l’Indien disparut dans les ténèbres sans répondre.
Le lendemain, on parla beaucoup dans la ville d’Alepe du naufrage du baggerow. Les uns disaient que le nakodah, par une fausse manœuvre, avait jeté son navire à la côte; d’autres prétendaient que l’équipage révolté avait égorgé le capitaine et perdu le bâtiment pour effacer toute trace du crime. Quelques commères affirmaient aussi que le nakodah n’était pas mort : on l’avait vu galoper du côté de Cochin sur un cheval ailé, tenant dans ses bras une belle fille d’Alepe qu’il enlevait. C’était ainsi que, de chacun des élémens qui avaient concouru au dénoûment de cette mystérieuse aventure, la rumeur publique composait une histoire fausse ou invraisemblable. Ces bruits arrivèrent bientôt aux oreilles de Mallika avec tous leurs commentaires, et elle se gardait de rien dire : ce monde indifférent et jaseur qui parlait autour d’elle se montrait si peu disposé à excuser un moment de faiblesse! Pendant quelques mois, elle resta dans son jardin, partageant ses journées entre ses travaux accoutumés et les soins attentifs dont elle entourait son père. Le vieillard, qui ne soupçonnait point sa fille d’avoir cédé à un fol entraînement, l’entretenait souvent des ennuis et des chagrins qu’elle eût éprouvés dans la maison de l’Arabe. Ses paroles impressionnaient d’autant plus Mallika, qu’elle en reconnaissait la complète sincérité. Peu à peu, la jeune fille en vint à se demander si la politesse réservée, si les manières distinguées et fières de l’étranger qui l’avaient tant charmée, ne cachaient pas plus d’égoïsme et d’orgueil que de discrétion et de dévouement. Cette question, elle se promettait bien de l’éclaircir, quand le nakodah reviendrait à Alepe. L’année suivante, comme il ne paraissait point à l’époque accoutumée, elle jugea qu’il l’avait abandonnée pour toujours. Quant à la nouvelle de sa mort, Mallika n’y pouvait ajouter foi; un mystérieux prestige entourait toujours à ses yeux celui qu’elle avait un instant accepté pour maître : elle s’en tenait au récit qui représentait Yousouf fuyant avec une femme préférée. Ainsi, la réflexion aidant, l’absence qui adoucit les regrets se mêlant à la jalousie, la fille du jardinier laissa échapper de ses lèvres l’aveu de son étourderie. Elle raconta tout à son père : c’est assez dire qu’il ne lui restait plus d’illusion.
De son côté, le mahout Chérumal n’avait pas eu l’indiscrétion de trahir un secret qui était en partie le sien. Pouvait-il divulguer les circonstances de la fuite de Mallika sans montrer qu’il avait joué ce soir-là le rôle de dupe? D’ailleurs l’honnête mahout n’était point de ceux qui se vengent des railleries d’une jeune fille par la trahison. Il fit mentir le méchant proverbe espagnol qui dit : Nada mas atrevido que el amor despreciado, — rien de plus effronté que l’amour méprisé. Bien que Mallika l’eût mal accueilli souvent et repoussé avec dureté le dernier jour, il ne cessait de penser à elle. Depuis qu’il ne la voyait plus, la tristesse s’était emparée de lui, et Soubala avait de fréquens accès de mauvaise humeur. Un jour qu’il passait à une petite distance de la demeure du vieux jardinier, Chérumal se laissa aller à la rêverie, si bien que l’éléphant s’approcha sournoisement du jardin, et, apercevant Mallika, s’arrêta pour lui faire un selam.
— Soubala, dit à demi-voix Mallika, tu m’as tirée d’un grand péril; mais ce n’est pas à toi seul que je suis redevable, c’est à ton maître aussi...
Chérumal ouvrit les yeux et redressa la tête comme l’oiseau qu’éveille dans les ténèbres la douce clarté du jour; il vit que Mallika portait à son cou le collier de corail.
— Tu m’as donc pardonné? demanda-t-il avec empressement.
— Mon père, dit la jeune fille en appelant le vieux jardinier, venez parler à Chérumal; il n’ose me regarder en face de peur que je ne lui jette un sort.
— Ah! mahout! s’écria le vieillard, à ton âge j’étais plus hardi! En fait de charme, celui qui émane de deux beaux yeux est le plus puissant, car il peut seul guérir le mal qu’il a fait. Approche donc... Tu vois bien que Mallika t’a pardonné tout, jusqu’au service que tu lui as rendu!...
A la grande joie du vieux jardinier, Mallika consentit donc à mieux accueillir l’honnête et fidèle Chérumal. Depuis ce jour, le mahout recouvra sa gaieté, et Soubala n’eut plus de caprices. Si par hasard vous allez à Alepe, vous remarquerez sans doute un bel éléphant qui excelle dans l’art de faire des courbettes: c’est lui, c’est ce même Soubala. Quand il y a au caravanséraï d’Alepe des étrangers de distinction, il s’y présente, conduit par son mahout Chérumal, dont la face réjouie ne porte plus la trace des peines passées. Sur un signe de son maître, le docile animal enlève et pose à califourchon sur sa trompe deux ou trois marmots fort éveillés qui semblent jouer avec lui comme avec un ami. Après les avoir balancés dans les airs avec précaution, il les dépose l’un après l’autre entre les bras de leur mère, qui n’est autre que la belle Mallika.
TH. PAVIE.
- ↑ Petite monnaie de cuivre.
- ↑ On appelle ainsi une masse de vieux cordages effilés, liés en forme de balai, qui sert à essuyer le pont des navires.
- ↑ On appelle ainsi dans l’Inde le conducteur d’un éléphant.
- ↑ Ce pays est le seul de la côte de Malabar qui n’ait jamais été conquis ou gouverné, par des princes musulmans.