Chair molle/2/2

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Auguste Brancart (p. 99-107).
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Deuxième partie



II


Tout bruit cessait dans l’atelier de couture. Sur la chaise, la sœur s’agenouilla et commença la prière du soir :

— « Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, — Ainsi soit-il » répondirent Lucie Thirache et ses compagnes.

La religieuse continuait lentement, détachant les syllabes. Elle avait fermé les yeux, appuyé sa figure à ses mains jointes et, immobile sous les voiles, elle semblait perdue en une contemplation de la divinité.

Lucie Thirache, tâchait à copier ces attitudes. Elle enviait cette grande ferveur, aurait voulu, elle aussi, être très pieuse pour mériter le salut éternel. Car elle était bien coupable ! Quelle vilaine existence elle avait menée ! Et, sans une honte, sans un remords, tant sa dépravation était abominable ! Quels remerciements ne devait-elle pas au Seigneur, pour lui avoir envoyé cette bienfaisante maladie ? Monsieur le Directeur avait raison : c’était une miraculeuse intervention de la grâce. Sans ce mal, elle n’aurait jamais eu le bonheur de revenir aux saintes pratiques de la religion.

La sœur s’arrêta, ayant récité la première partie de l’oraison dominicale. Tirée de ses réflexions par ce silence subit, Lucie leva la tête et aperçut la salle d’un coup d’œil. Mais ses voisines avaient déjà repris l’oraison, et elle dut prier tout haut. Ses lèvres remuaient machinalement, sans qu’elle songeât au sens des paroles prononcées.

Elle regardait autour, dans un bien-être. Tout expirait le calme et la propreté laborieuse : la table supportant des pelotes hérissées d’aiguilles et d’épingles, des pièces de toile ; les ouvrières agenouillées dans leurs costumes uniformes, sans une tache, sans une déchirure ; la pâleur des grands murs badigeonnés, où se découpait nettement la croix brune peinte au-dessus de la chaire ; le bois ciré de la chaire ; la dame patronnesse gantée de clair jusqu’au coude, lisant en un livre couvert d’ivoire ; et aussi ce demi-silence, où s’élevait, seule, la voix mesurée de la religieuse, une voix adorante et humble. Quelle joie ! ne plus entendre les plaintes des malades, ni les hurlements des filles soûles, vivre béatement, sans un souci. La guérison complète de son mal lui était accordée : la nourriture saine de l’Œuvre l’avait rétablie. Et puis plus de tracas d’argent, ne s’occuper à rien qu’à son salut, qu’à sa dévotion pour la très sainte Vierge, qui l’avait tirée de l’abîme du péché.

Et la salutation angélique, qu’on allait dire, confirma Lucie en ces pensées. Elle avait une profonde vénération pour la Mère de Dieu ; cette nature mystérieuse de mère, restée vierge, plongeait la fille dans une admiration respectueuse et étonnée. À Marie elle avait adressé ses premières prières si tôt suivies de la grâce. Elle lui en gardait une reconnaissance, la jugeant spécialement dévouée à son salut.

Avec une scrupuleuse attention qui pesait et méditait chaque mot, Lucie donna le répons de la salutation angélique : « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs ! » Comme elle avait besoin de cette puissante intercession ! Elle avait si gravement offensé Jésus et si longtemps, qu’elle n’oserait l’implorer lui-même. Pendant cinq jours, elle avait oublié dire son chapelet. Et même la pénitence, imposée par son confesseur, avait été accomplie à demi. Malgré tout cela, elle n’avait pas craint de s’approcher à la Sainte-Table, en un désir cupide d’obtenir la croix d’or, promise par la dame patronnesse, pour sa dixième communion. Mais ce qui lui faisait redouter tous les tourments de l’enfer, c’est qu’elle avait encore pensé à Léa. Elle avait même été du côté de la rue Pépin pour la revoir. Heureusement, une ouvrière de l’Œuvre l’avait rencontrée et conduite jusqu’à l’atelier… Jamais elle ne pourrait recevoir l’absolution, samedi ; et, cependant, c’était dimanche, après la messe de communion, qu’on devait lui donner le bijou. Elle était bien malheureuse, inexorablement poursuivie par le Tentateur. Elle ne pouvait réussir en rien. Elle serait damnée.

On récitait les litanies de la Vierge, et la voix des femmes montait en un concert d’éloges.

Sans cesse revenait à Lucie le souvenir d’un sermon prononcé, la veille, sur les peines éternelles. Et la peinture épouvantable que le prédicateur avait faite de ces châtiments venait l’effrayer, augmenter le désespoir d’avoir perdu le bijou promis.

Ses yeux se mouillaient. Elle les gardait obstinément fixés vers le plafond blanc dans une craintive attente de le voir s’entrouvrir pour une apparition de la Madone courroucée. Et elle répétait, larmoyante : « Priez pour nous, priez pour nous ! »

Il lui semblait que chaque qualité de la Vierge énumérée dans ces litanies, devait être un motif de plus pour le pardon ; mais, à mesure que la prière s’égrenait, sans qu’il vint un apaisement, il lui semblait aussi que la grâce était perdue pour toujours. Désespérément, elle attendait un signe miraculeux qui assurât, sa requête accueillie. Et bientôt le plafond se teintait de taches mouvantes bleues, vertes. Lucie abaissait les paupières, que lancinait un picotement insupportable, et les appuyait en ses mains. Elle revoyait le plafond tout d’azur, comme un ciel sans nuages, puis il rougissait, s’assombrissait ; il devenait tout noir, avec un point lumineux, brillant très loin, dans une ombre épaisse. Soudain ce point lumineux se multipliait ; des milliers d’étoiles s’élevaient, disparaissaient, remplacées par d’autres, à l’infini. Lucie Thirache se sentait pâlir et frissonner, presque s’évanouir. Elle rouvrait les yeux précipitamment, croyant à une mort proche, persuadée que Marie l’exauçait en l’appelant près elle. Mais elle retrouvait la salle très calme, où psalmodiait toujours la voix de la religieuse ; ses compagnes agenouillées ; la croix brune ; et, de son extase, il ne restait qu’une énorme tache verte dansant devant son regard, s’interposant entre elle et les objets.

Elle s’abîmait en un béat orgueil.

Ainsi, manifestement, la Vierge lui avait promis assistance. Cette vision qu’elle avait eue était un sûr garant de la bienveillance divine. Elle serait sauvée, siégerait à la droite de Marie, parmi les anges, et jouirait du bonheur céleste. Cette marque de la bonté suprême n’avait rien, d’ailleurs, qui dut la surprendre. Elle avait tant prié. Et puis, au 7 même, elle avait toujours eu un grand respect pour la religion : elle était seule à ne pas se moquer de la dévote Émilia ; elle avait suivi plusieurs fois ses pieux conseils. Elle commencerait une neuvaine pour cette véritable amie, — dès demain, — car maintenant elle ne pouvait plus ; cette apparition l’avait bouleversée, fatiguée, ses genoux lui faisaient mal. Et faire de nouvelles oraisons, à présent, serait abuser de la mansuétude infinie.

« Mon Dieu, je viens vous offrir mon travail et mes peines… » Lucie Thirache fut frappée de cette invocation. C’était sans doute sa grande application au travail qui lui avait obtenu la protection divine. Du reste aujourd’hui encore, elle se coucherait tard ; huit mailles, au moins, étaient échappées à son bas, et son pantalon s’était décousu ; elle sentait le bord rude de la toile lui couper la peau. Elle avait encore faufilé cinq chemises ; la dame patronnesse l’avait félicitée, lui avait même promis l’établir un jour, si elle continuait à se bien conduire. Cette dévote personne avait fermé son livre et, les mains sur sa face voilée, elle poussait de petits soupirs, par intermittences. Le chapeau, un amas de dentelles habilement chiffonnées, tremblait au moindre mouvement, et la robe de peluche grenat avait des cassures arrondies que la lumière blanchissait. Une bien belle jupe, qui devait coûter très cher, une couleur seyant aux brunes. Elle-même, Lucie, avait eu un costume de pareille nuance et Léon l’avait trouvée charmante, ainsi vêtue. Quel contraste avec les robes grises des ouvrières, leurs pèlerines noires, cachant les épaules et la poitrine, et ces pauvres petits cheveux qui frisottaient sur les nuques inclinées, échappées aux bonnets blancs ! Pauvres filles ! Comme elles devaient être malheureuses, n’ayant même pas cette consolation de se savoir soutenues par la Vierge très sainte. Comme elle les plaignait. Elle devait être bien laide, elle aussi, sous cette livrée lugubre. Qu’importait du reste ? Être gentille, c’était bon pour plaire aux hommes ; et elle n’y tenait plus…

Comme c’était vilain de penser à ces choses ! Elle allait encore retomber dans le péché ; ce serait bien mal, trahir ainsi la confiance de Dieu, quand on venait de recevoir une si grande marque de sa bonté.

La prière finissait.

Toutes sortaient en hâte, et, à la porte, les bonsoirs échangés, chacune disparut d’un côté différent.

Bientôt Lucie se trouva seule. Elle marchait rapidement par les rues vides, très noires, piétinant dans les flaques d’eau, qu’éclairait rarement la lueur tremblante d’un réverbère. Les chansons hurlées par les étudiants, les gueulades lancées par les artilleurs ivres lui faisaient activer sa course, lui inspiraient la crainte d’être accostée, peut-être reconnue. Il était bien triste, aller toute seule ainsi, par la ville déserte, sans une compagne. Elle mourrait de peur avant d’arriver. Si au moins Dosia était avec elle ! Pauvre Dosia ! Elle restait à Arras, à s’ennuyer bien fort sans avoir, comme elle, d’excellentes personnes pour la conduire dans le droit chemin. Un mois s’était écoulé depuis la réception de sa dernière lettre, une lettre désespérée. Elle ferait aussi une prière à son intention. C’était encore une bonne action invoquer en faveur d’autrui.

Elle passa le pont, jeta à peine un regard de chaque côté vers l’ombre, piquée par les feux des bateaux. Le lampadaire, devant le Palais de Justice, avait une flamme mourante qui n’éclairait pas. Un ivrogne s’affaissait contre les murs, grognait, se soulageait. Le beffroi carillonnait un air traînard ; ensuite il sonna dix fois. De la place Saint-Pierre des refrains grivois arrivaient en beuglements. Lucie Thirache enfila une petite rue, s’enfonça sous une grande porte. Elle chercha à tâtons le bouton d’un huis, finit par le trouver, et entra dans une pièce sombre, où brillait pauvrement une chandelle fumeuse. Sur un fauteuil de paille une masse grognante se remua, deux yeux luirent sous un bonnet sale :

— Ah ! c’est vous, mamz’elle Thirache, il y a une lettre pour vous, je l’ai mise sous votre bougeoir, avec votre clef.

Lucie s’approcha à la table, découvrit une enveloppe rose, qui sentait le patchouli. Elle reconnut l’écriture de Dosia, et comme la masse ne remuait plus, exhalait seulement un ronflement gras, elle se pencha vers la chandelle, déchira l’enveloppe avec impatience, et parcourut huit pages d’une belle écriture.