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Chair molle/2/7

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Auguste Brancart (p. 141-147).
◄  Chapitre V
Deuxième partie



VII


Lucie Thirache était devenue la maîtresse de l’officier Charles.

Elle s’était d’abord donnée à lui par calcul ; cette liaison était un moyen commode de remettre en ordre sa garde-robe usée et d’échapper à l’importune surveillance de la police. Et elle se promettait bien le lâcher après la réalisation de ces avantages. Mais, par degrés, à son insu, elle prit le goût de cette vie nouvelle. Elle découvrait chez son amant des qualités ; c’était un homme distingué, aimable, très gracieux et très beau dans le collant uniforme. Un orgueil de l’avoir conquis. Elle résolut l’accaparer et, pour retenir constamment l’officier, pour lui rendre agréable le séjour de la chambre commune, elle arrangea cette chambre avec un soin minutieux. Les hardes furent pendues dans les placards, les objets de toilette disposés en ordre ; les chaises, les fauteuils, débarrassés du fouillis qui les encombrait, luirent d’une propreté soigneusement entretenue. Dans les panneaux, Lucie accrocha des lithographies, figurant des sujets militaires. Elle fixa aux murs, près la glace, une double rangée de râteliers à pipes et, sur la cheminée, entre la pendule et les candélabres, elle posa, en des cadres dorés, la photographie de son amant et la sienne. Au centre du guéridon, le palissandre d’un porte-cigares à musique rutilait entouré de cartes et de livres ; la muraille, au dessus du canapé, était couverte par une panoplie : deux sabres, des révolvers, des armes d’Orient. Et Lucie cherchait à tout enodorer, en répandant des fleurs à profusion. Chaque jour de marché, dès le matin, elle allait sur la place du Théâtre. Là, elle choisissait longuement des bottes de roses ou d’œillets sous les regards amoureux de Charles, qui prenait l’absinthe au seuil d’un café.

Elle-même s’attachait davantage à cet amour. L’officier était désiré par toutes les femmes et la fille vaniteuse s’apeurait au soupçon que Charles la pourrait un jour quitter. Des ruses savamment inventées, d’assidues prévenances, avaient pour but de le retenir aimant et soumis. Vite elle avait compris que l’officier ne saurait avoir pour elle les tendresses d’une intime passion. Jeune, vigoureux, il avait besoin d’une femme, un besoin tout charnel ; et il voulait surtout être payé de ses dépenses par la satisfaction de son amour propre. Les compliments que sa maîtresse lui valait, les envies jalouses qu’il excitait, lui devaient être de captivantes flatteries. Et la fille avait su devenir telle qu’il la désirait.

Elle était parvenue, sans efforts, à se donner les allures d’une mondaine habituée aux attitudes élégantes et froides, aux gestes d’une élégante correction. Devant les autres officiers, au beuglant, dans les réunions, elle se montrait réservée, prise de subites pudeurs. Elle souriait à peine, en rougissant, aux paroles grivoises. Elle-même parlait fort peu, avec une recherche et, lorsque par hasard, elle avait laissé échapper une expression sale, un silence sévère la tenait ensuite durant des heures en punition volontaire.

Charles conduisait souvent Lucie dans les lieux d’amusement public, enchanté du prestige qu’elle lui procurait. Le lundi, elle était au théâtre, installée aux secondes loges de face, vêtue d’une robe de soie blanche très luxueuse. Et, tandis que tous, curieusement, la considéraient, elle restait très droite, impassible, les yeux constamment tournés ou vers la scène, ou vers la loge de son amant. Parfois, seulement, secouée d’une joie folle, elle cachait son visage derrière l’éventail et, sûre de n’être point vue, elle s’abandonnait, signalant à Dosia les mines rouges et ahuries des bourgeoises. Puis, elle reprenait un air grave, redevenait sérieuse et digne. Aux entr’actes, elle allait attendre son amant dans l’arrière-boutique du pâtissier tout près le théâtre. Dans la petite pièce soigneusement close, elle s’égayait, riait très haut, se grisait de champagne, semblait vouloir racheter la contrainte qu’elle s’était imposée. D’autres fois, Charles la menait, après le concert, dans les bals champêtres. La foule lui trouvait une morgue invariable. Elle refusait se mêler aux danses, s’épanchait seulement tout bas en moqueries souriantes, sur l’air gêné des jeunes gens et de leurs grisettes. Mais, lorsque l’orchestre avait achevé le quadrille des lanciers, une grande partie du public quittait le bal et Lucie restée seule avec les officiers et quelques jeunes riches, conduisait alors une joyeuse sarabande. Toutes ses drôleries d’autrefois la reprenaient. Elle feignait une griserie, et cette griserie, bientôt, s’emparait d’elle toute. Ses yeux s’allumaient, une chaleur lui montait aux seins, avec des chatouillements. Soudain, elle était obligée à cesser ses gambades ; elle s’asseyait en croisant les jambes, en se penchant pour échauffer le froid insupportable qu’elle sentait au ventre. Un malaise général lui donnait le besoin de remuer sans cesse. Et, quand enfin les musiciens partaient, leurs cuivres sous le bras, enroulant des foulards autour de leur cou, elle empoignait nerveusement le bras de Charles, l’entraînait par les routes jusqu’à la ville, dans une fièvre.

C’est que Lucie, sous l’influence d’une vie nouvelle, était envahie lentement d’étranges désirs encore inéprouvés. D’abord, pour s’attacher l’amant, elle avait rappelé tous les souvenirs lascifs du 7. Elle avait cherché à provoquer les transports de l’officier, en simulant elle-même de pareils transports. Comme autrefois, elle prenait des poses alanguies, elle regardait l’homme amoureusement dans les yeux ; et, pour lui être plus agréable, elle s’ingéniait à feindre des spasmes éperdus, qu’elle aurait voulu ressentir vraiment. Mais peu à peu, cette feinte de la jouissance lui avait donné comme un besoin réel ; sa chair, longtemps soumise aux tempérances, s’était pour la première fois éveillée sous le brusque retour de pratiques érotiques. Auparavant, elle n’avait connu de l’amour que la joie de se sentir caressée, adorée, étreinte ardemment ; elle avait ignoré toujours l’évanouissement suprême, et, maintenant, ces ivresses la prenaient enfin.

Il lui semblait naître à un monde inconnu d’ineffables plaisirs.

Bientôt la hantise de ces joies, l’attente du moment exquis devinrent ses uniques préoccupations. Elle ne pensait plus qu’à l’amour, saisie d’un étrange malaise, si elle en restait privée quelque temps. Abandon d’elle-même complet, voluptueux, à ce mal.

Et, à minuit, lorsque le concert s’achevait, Lucie dans une grande hâte d’arriver chez elle, prenait la manche de son amant, le forçait à courir pour rentrer plus vite. Dans la chambre, la porte à peine refermée, elle se collait à Charles, elle le serrait, elle l’entraînait sur le divan. Puis le couvrant de son corps, elle mordait ses lèvres goulûment, avait des baisers chauds où leurs langues s’enchevêtraient. Pour apaiser le froid qui la prenait, elle glissait les mains dans les amples manches du dolman. Sous les attouchements fiévreux de l’homme, ses yeux se fermaient, elle renversait la tête, elle se tordait, étirant les jambes, haletait par saccades. Alors la crise devenait plus forte ; c’était comme une pesanteur qui roulait dans son ventre, qui montait, laissant après elle un vide délicieux. Du corsage déboutonné en hâte, les seins jaillissaient. Et toujours l’étreinte devenait plus pressante jusque le moment où la fille s’affaissait, la bouche ouverte, les yeux noyés, proférant une plainte rauque.

Conscience reprise, elle se trouvait sur le lit, à demi déshabillés, au côté de Charles qui la considérait tendrement. Elle l’embrassait encore, puis agenouillée sur la couverture, se dépouillant de ses derniers vêtements, de sa chemise qu’elle lançait à travers la chambre dans une rage muette, elle se ruait sur l’officier, l’égratignait, le mordait, irritée par ses aveux d’impuissance.

Jusque le matin elle se roulait ainsi, puis, lorsque le jour en éveil envoyait des rayons anémiés dans la chambre, Lucie, éreintée enfin, s’abattait vers la ruelle pour s’avachir dans un sommeil lourd.