Chair molle/3/3

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Auguste Brancart (p. 203-206).
Troisième partie



III


Vint l’hiver, un hiver froid, très sec. Cependant Lucie recommençait tous les jours sa lente promenade, satisfaite de cette saison qui rendait plus douce aux michés la perspective d’un lit bien chaud. Mais l’arrivée hâtive de la nuit contraignait la fille à sortir plus tôt et allongeait la durée de ses vadrouilles.

Vers sept heures, lorsque déjà nul espoir d’un dîner offert ne lui restait, elle s’arrêtait, prise de faim, devant un magasin d’épiceries, au coin des rues Esquermoise et Nationale. C’était une boutique assez vaste, très éclairée, animée par un continuel défilé d’acheteurs. Elle aimait regarder, friande, l’intérieur du magasin, les bouteilles alignées, les tiroirs jaunes échafaudés et décorés d’étiquettes. La devanture surtout l’intéressait : des deux côtés, près la porte, des caisses renversées s’allongeaient, couvertes d’oranges, de fruits secs, de pruneaux et, sous une vitrine, se tassaient les vermicelles, les macaronis avec dessus, les prix en chiffres énormes. Lucie contemplait ces mangeailles sans perdre de vue les messieurs encombrant le trottoir ; une grande envie lui venait de se repaître.

Devant le magasin un garçon en longue blouse écrue courait complaisamment d’un client à l’autre, en faisant l’éloge des denrées. Lorsque Lucie se décidait à l’achat de mendiants, toujours ses yeux se rencontraient aux yeux bêtes du vendeur obséquieux et souriant. Peu à peu elle s’habitua à trouver au milieu des comestibles cette face polie et rosée, aux lèvres entr’ouvertes, au front bas calotté de boucles blondes que séparait une raie droite. Bientôt même elle crut voir à son empressement que cet homme lui voulait devenir familier. Sa fierté de femme chère, une vanité longuement acquise dans les heures de solitude la rendaient aussitôt fâchée contre cet audacieux. Elle se garda cependant de fréquenter une autre épicerie ; ce manège l’amusait.

Mais, de ce jour, elle s’efforça à bafouer cet adorateur en prenant, dès qu’elle l’apercevait, un air dédaigneux. Ce fut contre le malheureux une taquinerie constante, presque une vengeance. Elle aimait à l’impatienter de ses questions multiples, le faire courir à l’intérieur du magasin. Elle lui donnait de l’or pour l’obliger à aller changer à la caisse et, à son retour, d’impérieuses réclamations l’accueillaient.

— Demandez donc de la petite monnaie au lieu de ces pièces de cinq francs qui éreintent ma bourse.

— Mais, madame, il n’y en a plus.

— Dépêchez-vous ou j’irai me plaindre.

Le garçon devait se soumettre. Ce fut bien autre chose lorsque Lucie eut appris par un de ses collègues, qu’il avait parié coucher avec elle avant un mois. La fille fut froissée ; de subites honnêtetés s’indignaient en elle.

Volontiers elle avançait l’heure de sa dînette pour maltraiter l’amoureux téméraire. Ses songeries avaient pris un objet fixe : humilier cet homme. L’épicier accapara ses méditations.

Longtemps cette rigueur dura. Mais un jour Lucie s’étant montrée trop méprisante, le garçon devint très pâle. La fille fut touchée. Ses agaceries, aux premiers temps très plaisantes, l’ennuyaient déjà ; et elle se sentit brusquement apitoyée, repentante, prise pour l’infortuné d’une grande sympathie :

— Allons, allons, ne vous faites pas tant de mauvais sang ; au fond, vous savez, moi je suis une bonne fille. Allons, voyons, je ne vous tourmenterai plus, seulement il faut que vous soyez convenable.

L’indignation avait disparu ; en Lucie persistait seule une compassion pour sa victime. Elle se promit réparer ses torts par d’amicales paroles. Et vite, entre eux, s’établit une familiarité bavarde. Souvent la fille stationnait pour communiquer au vendeur des réflexions complaisantes sur le temps ou les denrées exposées ; dans la suite ils se confièrent leurs tracas. Lui raconta les ennuyeuses fatigues du métier, elle narra la brutalité des hommes. Elle l’appelait par son prénom Zéphyr. Elle se décida même à trouver passables ses gros yeux bleus. Il avait une blouse toujours très propre, un grand col ouvert, une cravate verte, une bague au doigt.

Cependant Lucie ne découvrait en elle nul amour pour ce mâle. Malgré des instances réitérées et suppliantes elle ne céda point. Les galanteries de Zéphyr la trouvaient très froide, fâchée. L’offre d’un louis ne put la déterminer. Elle avait la conviction d’une supériorité sociale et, s’intéressant toujours à Zéphyr, elle aurait cru déchoir en acceptant ses propositions. Chaque jour, vers midi, elle le rencontrait dans un cabaret de la rue des Suaires où il mangeait. Et, pendant qu’elle faisait pomper la bière dans son broc d’étain, il lui contait des histoires qu’elle trouvait drôles.