Chairs profanes/Lamentations d’Agar

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Lamentations d’Agar.

Chairs profanesLéon Vanier, libraire-éditeur (p. 19-21).

LAMENTATIONS D’AGAR

À J. K. Hüysmans


Poètes au grand cœur, je m’en réfère à vous ;
Malgré tout le mépris que j’inspire et les blâmes
Qu’on me jette en passant comme autant de cailloux,
N’ai-je pas tout le dévouement des saintes femmes ?

Mes rideaux sont un mur qui me cloître et jamais
Mes yeux n’ont le bonheur de voir errer les nues
Floconneuses parmi le ciel des tendres Mais
Sous les feuillages frissonnants des avenues,

La migraine me ceint de ronces, et les coups
Que je reçois au sein de l’amoureuse lice
Mieux qu’un rosaire me flagellent les genoux ;
La crainte du mal qui m’épie est mon cilice.

Et comme les religieuses d’hôpital,
Distribuant sous les rideaux, l’or des tisanes,
Câline, j’utilise à soulager le mal
Cet art par quoi je suis l’une des courtisanes.


Mieux qu’un breuvage et que la lune, aux cieux fleuris
Quand vient l’été, j’apaise instamment la torture,
Des longs désirs, meute altérée aux mille cris,
En m’y jetant résolument comme en pâture.

Je détiens le remède et l’oubli des douleurs
Sur ma gorge fardée et qu’assouplit une onde
Tiédie où l’on a fait infuser mille fleurs
D’un parfum si doux qu’il vous détache du monde.

Je sauve de l’amour fatal et soucieux
De celles dont les dents font d’atroces morsures
Et dont les yeux en fer de lance, dont les yeux
Ouvrent au cœur deux inguérissables blessures.

Et je me suis vouée à toute humilité,
Proclamant qui viendra, d’avance mon Idole,
Pour qu’il soit fait selon sa sainte volonté,
Et qu’il m’ait, chienne obéissante à sa parole.

Quelle torture épouvantable, ô doux Seigneur,
Que cet impérieux besoin qu’on a de plaire,
Que ces sourires, qui ne viennent pas du cœur
Et sous lesquels tous les dégoûts doivent se taire !


Mais ceux que je guéris n’ont pas le tendre émoi
Qu’il sied d’avoir pour tant d’obligeance épandue
Et leur œil, en partant, ne tourne pas vers moi
L’aveu de la reconnaissance qui m’est due.

Nul d’eux, lorsqu’on m’aura jetée en quelque coin
De terre, où poussera vite l’herbe oublieuse,
Sur ma tombe solitaire, n’aura le soin
D’apporter quelque fleur pauvre et silencieuse.

Que dis-je ? mon rappel leur serait importun.
Ils en ont peur comme on a peur de quelque fièvre,
ils ne voudront pas même odorer le parfum
De mon nom, revenant, violette, à leur lèvre.

Pourtant, poètes chers, je m’en réfère à vous ;
Malgré tous les mépris que j’inspire et les blâmes
Qu’on me jette en passant comme autant de cailloux,
N’ai-je pas tout le dévouement des saintes femmes ?