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Chamfort/Littérateur/I

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CHAMFORT LITTÉRATEUR



CHAPITRE PREMIER.

ORIGINE ET ÉDUCATION.


Les registres de la paroisse Saint-Genest, à Clermont, contiennent le baptistaire suivant : « Ce sixième avril 1740, a été baptisé Sébastien-Roch Nicolas, né le même jour à midi, fils légitime de François Nicolas, marchand épicier, et de Thérèse Croiset, son épouse, de cette paroisse… etc… » Une copie conforme fut délivrée à Chamfort le 26 juin 1778, et on la retrouve dans les papiers qui ont été inventoriés, après sa mort, « à la requête des citoyens administrateurs nationaux »#1. Sans doute, à ce moment de sa vie, il avait eu besoin de ce document, qui tenait alors lieu d’extrait de naissance, et l’avait demandé ou fait demander à Clermont. [1]

Mais il ne s’en servit pas. — En 1782, devant Me Margantin, « conseiller du roi, notaire au Châtelet de Paris », Chamfort, « pour suppléer à la remise de son baptistaire, qu’il déclare ne pouvoir recouvrer, a déclaré être né et avoir été baptisé le vingt décembre mil sept cent quarante-deux, à Duport, en Auvergne »[2]. — Qu’il eût, un moment, égaré ce papier, on peut l’admettre ; mais comment s’expliquer qu’il ait fourni des renseignements si différents de ceux que contient le baptistaire d’avril 1740 ! Aurait-il cédé à la tentation de se rajeunir ? Cette puérilité ne convient pas à ce que nous savons de son caractère. Songeait-il à dissimuler une origine plébéienne ? Mais il ne se défit jamais de son nom rustique de Nicolas ; en se faisant appeler Chamfort, il avait simplement suivi la mode répandue parmi les gens de lettres de prendre des noms de guerre, et il ne s’en cachait point. Ne disait-il pas, en raillant La Harpe qui prétendait « avoir des aïeux » :


Eh ! mon ami, baisse les yeux sur moi ;
Ma race est neuve, il est vrai ; mais qu’y faire ?
Dieu ne m’a point accordé, comme à toi,
Près de trente ans pour bien choisir mon père[3].

Si Chamfort ne se servit point du baptistaire qu’on lui avait délivré, s’il ne retint pas les renseignements qui s’y trouvaient, c’est, pensons-nous, qu’il savait que cet acte ne se rapportait point à lui.

Tous ses biographes ont dit qu’il était enfant naturel. Ginguené, son ami intime, son premier éditeur, fait allusion à cette naissance irrégulière ; Auguis, si souvent bien informé sur l’histoire anecdotique du xviiie siècle, n’élève à ce sujet aucun doute. « Il faut voir les commencements de cet enfant de l’amour… » écrit Sélis, dans les articles qu’il consacra à Chamfort dans la Décade philosophique [4]; et Sélis avait été pour lui un camarade aux jours de la jeunesse, un familier de tous les instants jusqu’à la dernière heure. Rœderer est plus explicite encore : « Chamfort, écrit-il, ne s’est jamais présenté dans les sections pour y exercer ses droits de citoyen, et l’on a dit que c’était dans la crainte de présenter son acte de baptême… Chamfort était fils d’un chanoine de la Sainte-Chapelle. Il a constamment fait mystère de sa naissance, excepté à un ou deux amis »[5]. Enfin, d’après Aigueperse (Biographie d’Auvergne)[6], Chamfort serait fils de M. Nicolas, chanoine à la cathédrale de Clermont, et de Mme de Montrodeix. À vrai dire, le livre d’Aigueperse ne se recommande pas en général par l’exactitude ; mais ici il n’a fait qu’enregistrer une tradition locale ; et cette tradition ne saurait être négligée, si l’on songe que, sur la liste des chanoines du Chapitre de Clermont, figure en effet un Pierre Nicolas, chanoine semi-prébendé, en fonctions de 1741 à 1783.

Mais ce qu’il importe surtout de retenir, c’est que Chamfort lui-même avait confié le mystère de sa naissance à un ou deux amis. Pourquoi, s’il eût eu vraiment une origine légitime, aurait-il fait un pareil mensonge ? Dans quel intérêt semblable supercherie ? Aurait-il mieux aimé se donner pour un bâtard que s’avouer le fils d’un épicier ? Singulier calcul de vanité ; et d’ailleurs, si Chamfort eût voulu qu’il lui profitât, il aurait dû étaler sa bâtardise au grand jour et non pas en faire discrètement la confidence.

Il est certain pourtant qu’il traita toujours comme sa mère cette Thérèse Croiset qui figure sur le baptistaire d’avril 1740 en qualité d’épouse de l’épicier Nicolas. Une lettre de lui (octobre 1784[7]) nous apprend qu’il la perdit à quatre-vingt-cinq ans à peu près, et les registres de la paroisse Saint-Genest contiennent en effet l’acte de décès suivant : « Le vingt-six juin mil sept cent quatre-vingt-quatre, a été enterrée Thérèse Creuset (sic), veuve de François Nicolas, décédée la veille sur cette paroisse, âgée de quatre-vingt-quatre ans environ »[8].

Pour résoudre cette difficulté, nous sommes réduits aux conjectures. Mais, comme il nous paraît impossible de révoquer en doute le témoignage de Chamfort lui-même sur sa naissance, voici l’explication que nous serions tenté de proposer : son père, comme le rapporte la tradition locale, serait bien le chanoine Nicolas, qui, parent sans doute de l’épicier, son homonyme, aurait obtenu de Thérèse Croiset qu’elle se chargeât de l’enfant. Celle-ci devint et resta pour Chamfort une mère adoptive, lui confia le mystère de son origine, et comme il portait au collège le nom de Nicolas, comme on ne lui connut d’autre famille que celle du petit marchand de Clermont, quand il réclama son baptistaire, on lui adressa un acte qui semblait le concerner et appartenait à un autre enfant.

Un autre acte relevé encore sur les registres de la paroisse Saint-Genest donne à cette conjecture bien de la vraisemblance : « Ce vingt-deuxième juin mil sept cent quarante a été baptisé Sébastien-Roch, né le même jour sur cette paroisse, de parents inconnus[9] ». Voilà un enfant naturel, né sur la paroisse des époux Nicolas, qui porte les mêmes prénoms que Chamfort. N’est ce point là le baptistaire qui lui convient ? À vrai dire, on n’y retrouve pas les indications de lieu et de date qu’il fournit lui-même au notaire Margantin ; mais il tint sans doute ces renseignements de Thérèse Croiset, déjà fort vieille en 1782, à qui la mémoire put faire défaut, et qui, d’ailleurs, en matière de dates, ne se piquait pas d’exactitude ; elle se rajeunit de treize ans dans son acte de mariage.

Si cette question de l’origine de Chamfort nous arrête si longtemps, c’est que, comme l’a compris son premier biographe, l’irrégularité de sa naissance influa sur son caractère : « Rien de plus douloureux, dit Ginguené, pour un jeune homme à qui la nature a donné de l’élévation et de l’énergie, que de se sentir défavorablement classé dans l’opinion. Il en résulte trop souvent pour lui le malheur de jeter sur la société un coup d’œil amer[10]. » Ce n’est point par là, pourtant, croyons-nous, que Chamfort eut surtout à souffrir de sa bâtardise ; elle ne fut, comme nous savons, révélée qu’à quelques-uns ; de plus, eût-elle été connue, l’exemple de d’Alembert, de Delille, de Mlle de l’Espinasse, nous montre assez que la société du xviiie siècle n’avait point de rigueurs pour les enfants naturels. Mais il ne connut ni sa mère véritable, ni son père : n’est-ce point une cause suffisante de tristesse pour une âme bien née ? Ses vrais parents l’abandonnèrent, ou du moins ne l’avouèrent pas ; ils se crurent contraints, par leur situation, de s’écarter de lui et d’en rougir ; et cette conduite put très tôt lui faire directement et cruellement sentir ce qu’il y avait d’immoralité et d’égoïsme lâche chez les représentants des classes privilégiées. Lorsqu’il fit plus tard de si âpres satires du clergé et du patriciat, il n’oublia pas que dès le premier jour il en avait été la victime.

Il était tout jeune encore lorsqu’on l’éloigna de Clermont. À la recommandation de Morabin, docteur de Navarre, un ami probablement du chanoine Nicolas, une bourse lui fut accordée au collège des Grassins. Il ne justifia cette faveur qu’assez tard ; jusqu’à la troisième ses études furent médiocres. Mais à ce moment il sortit de pair, et devint un de ces empereurs de rhétorique qui faisaient la joie et l’orgueil de l’ancienne Université. Rhétoricien de première année, il remporte quatre prix au Concours général ; mais il avait manqué celui de vers latins. Sous peine de se voir supprimer sa bourse, il lui fallut redoubler sa classe. Au concours de fin d’année, il obtint cette fois partout le premier rang. « L’an passé, disait-il, j’avais imité Virgile, et j’ai manqué mon prix ; j’ai, cette année, imité Buchanan et l’on me couronne. » Cette malice n’était point la première qu’il laissât échapper au dire de Sélis, ses maîtres le savaient à la fois studieux et espiègle. Studieux, ses succès le prouvent ; et il ne se contentait pas d’exceller dans les exercices classiques ; il étudiait aussi, en se jouant, l’italien et l’anglais, qu’il posséda très complètement. Espiègle, Lebeau l’aîné, professeur de grec, s’en aperçut bien : Chamfort s’égayait des allures solennelles de ce maître, et troubla si souvent sa classe par des saillies, qu’il fut, à un moment, menacé d’exclusion. Son espièglerie ne s’en tint pas là : un jour, de compagnie avec Letourneur, qui devait plus tard traduire Shakespeare, il s’enfuit du collège. Ils avaient le dessein de faire le tour du monde. Arrivés à Cherbourg, nos aventuriers se ravisèrent : ils s’aperçurent que leur projet présentait des difficultés auxquelles ils n’avaient pas songé et se hâtèrent de retourner à l’école. On les y accueillit sans trop de façons ; on pardonna à Chamfort son escapade en faveur de son esprit. Le grave Lebeau désarma-t-il ? il devait en tout cas désarmer plus tard. Son terrible écolier, après un succès académique, lui envoya la pièce qui lui avait valu son prix, avec cette dédicace : « Chamfort demande pardon pour Nicolas ». Et Lebeau répondit : « Je pardonne à Nicolas et j’admire Chamfort. »

Sans famille, sans fortune, qu’allait faire ce jeune homme en quittant les bancs ? D’Aireaux, principal des Grassins, qui paraît s’être intéressé à lui, Morabin, son protecteur, qui vécut jusqu’en 1762, crurent vraisemblablement, quoiqu’il n’annonçât guère de vocation, que le mieux était de l’engager à se destiner à l’Église. Il semble certain que Chamfort a pris alors le petit-collet ; c’était un costume et non pas un état : costume d’ailleurs plaisant à porter et qui n’obligeait à rien. Mais il ne rapportait rien non plus ; et pourtant il fallait vivre. En attendant qu’il pût obtenir un bénéfice, les patrons de Chamfort lui procurèrent un préceptorat. On peut douter qu’il eût des dispositions pédagogiques, lui qui a écrit : « Il fallait (aux femmes) une organisation particulière pour les rendre capables de supporter, soigner, caresser des enfants[11]. » N’importe le comte Van Eyck, ministre plénipotentiaire du prince de Liège à Paris depuis 1744, ayant été disgracié et rappelé par son souverain en 1760, Chamfort le suivit avec charge de faire l’éducation de son neveu. Il était secrétaire en même temps, valet de chambre littéraire, comme il disait. Le sort le traitait bien à ses débuts. Van Eyck, en effet, n’est point un mince personnage ; outre qu’il possédait une grande fortune, il avait pour frères le prince évêque de Liège et l’électeur de Cologne, Clément-Auguste. Chamfort était donc entré dans une bonne maison ; avec de l’intrigue, ou même un peu de souplesse, il eût pu se pousser dès l’abord ; mais il ne calcula pas tant. Très vite il se brouilla avec son patron ; ayant eu à se plaindre de l’avarice de Van Eyck, il ne la supporta pas. Dès le mois de juin 1761, il a quitté son préceptorat, et, de Cologne, il adresse à un de ses amis une épître en vers où il lui fait part de ses mécomptes. Au reste, il ne semble pas regretter d’avoir manqué sa fortune :


C’en est donc fait, la trompeuse Fortune
À sur mes jours abdiqué tout pouvoir.
Je la bénis ; sa faveur importune
En aucun temps n’a fixé mon espoir.

Il se déclare au contraire fort heureux d’échapper au commerce des grands,


Fiers d’être sots, dillustres misérables,
Fiers d’être sots, de leur faste éblouis,
Toujours punis de n’avoir rien à faire[12].


Désormais il se consacrera à l’amitié et au travail. Il est fâcheux que ces sentiments excellents s’expriment dans un langage d’une rare faiblesse et d’une constante impropriété. Les premiers vers de Chamfort ne font nullement prévoir qu’il doive jamais devenir poète ; il ne le devint point en effet. Mais son premier mot, à son retour d’Allemagne, annonçait un homme d’esprit : « Je ne sache pas de chose, dit-il, à quoi j’eusse été moins propre qu’à être un Allemand[13]. »

Revenu à Paris, la pauvreté l’y attendait ; mais elle ne l’effrayait point. Il semble que, dès ce moment, il ait dû venir en aide à Thérèse Croiset : gros souci et lourde charge pour un jeune homme de vingt ans, qui n’avait d’autres ressources que sa bonne mine et son courage. Il fit donc sans hésiter toutes les besognes qui s’offrirent à lui. En échange de quelques louis, il écrivait des sermons pour le compte d’un de ses anciens camarades, devenu homme d’église ; nous le voyons à un moment dernier clerc chez un procureur. Vers le même temps il accepta un préceptorat ; mais, cette fois, il n’avait plus affaire à un Van Eyck. La mère de son élève était une veuve de vingt-cinq ans. Sélis nous conte gaiement comment finit la seconde expérience pédagogique de Chamfort. La veuve, voulut elle aussi, prendre des leçons au jeune professeur : « L’écolière devint amante et amante heureuse. Une sirène de soubrette de même. Une autre encore. Leur maîtresse vit la trahison. En mère sensible elle dit : « Pardon, Monsieur, il faut nous séparer. Vous êtes infidèle à nos conventions ; toutes les fois que vous faites étudier mon fils, il maigrit. — Et moi aussi, Madame, toutes les fois que je vous enseigne. » Et Chamfort se retrouva libre et sans place.

D’Aireaux, son ancien maître, qui ne le perdait pas de vue, aurait voulu l’arracher à cette existence par trop aventureuse. Il le manda près de lui, le sermonna, et, vivement, le pressa de se faire prêtre : « Non, lui répondit résolument Chamfort ; j’aime trop le repos, la philosophie, les femmes, l’honneur, la vraie gloire, et trop peu les querelles, l’hypocrisie, les honneurs et l’argent. » Son parti dès lors était bien pris : il voulait être homme de lettres. Une expérience de vingt années devait lui apprendre qu’il ne trouverait pas dans cette carrière, où il entrait plein d’espoir, la satisfaction des goûts que sa fierté juvénile avait si nettement déclarés à d’Aireaux[14].

  1. On trouve aux Archives nationales diverses pièces intéressantes relatives à Chamfort. Elles sont rangées sous les cotes F74681, O1671, T1458. Quand nous puiserons à cette source, nous renverrons simplement aux Archives nationales.
  2. Archives nationales.
  3. Ed. Auguis, V, 241.
  4. La Décade philosophique. Paris, l’an IV, tome VII.
  5. Voir Œuvres du comte Rœderer, tome IV.
  6. P. Aigueperse, Biographie d’Auvergne. (À la Bibliothèque nationale, sous la cote Ln10 15)
  7. Ed. Auguis, V, 279.
  8. Je dois communication de cette pièce à mon cher camarade M. Gasquet, aujourd’hui recteur de l’Académie de Nancy, qui a bien voulu en prendre copie sur les registres de la paroisse Saint-Genest.
  9. Ce baptistaire et l’acte de mariage de Thérèse Croiset m’ont été communiqués par M. Gasquet.
  10. Notice en tête des Œuvres de Chamfort. (Paris, an III, 4 vol.  in-8o.)
  11. Ed. Auguis, I, 420.
  12. Ed. Auguis, V, 107.
  13. Ed. Auguis, II, 155.
  14. La plupart de ces détails sur les débuts de Chamfort sont empruntés à la Notice de Ginguené et aux Extraits de Sélis dans la Decade philosophique, déjà cités.