Chansons choisies d’Eugène Imbert/La Conversion

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Chansons choisies d’Eugène Imbert
Chansons choisiesImprimerie Demoulle (p. 11-12).


LA CONVERSION


Air des Vieux souvenirs (Debraux).


Assez longtemps dans une folle ivresse
J’ai gaspillé les plus beaux de mes jours.
Je fuis le bal, et je cours à la messe :
Comme d’autels je changerai d’amours.
Demain je prends un front grave et sévère ;
Au lieu de vin, c’est de l’eau que je bois…
En attendant, remplissez bien mon verre :
Trinquons ce soir pour la dernière fois.

Adieu vous dis, ô muses libertines,
Qui m’inspiriez de profanes accents.
Loin d’Apollon je puis chanter matines,
Et Jupiter n’aura plus mon encens.
Pour le désert sans regret je vous quitte ;
De chapelets je me charge les doigts.
Diable trop vieux, je me fais jeune ermite :
Je chante, amis, pour la dernière fois.

Oui, j’en conviens, un orgueil ridicule
Me fit railler des peuples à genoux ;
Mais le saint-père a saisi sa férule,
Et j’ai compris sa tendresse pour nous.
La liberté n’est plus qu’aux bords du Tibre :
Le Vatican a de si douces lois !
Rêves trompeurs, qui berciez un cœur libre,
Je pense à vous pour la dernière fois.

Quand tout s’épuise, et les sens et la caisse,
De nos péchés l’âge vient nous punir.
Mon confesseur dit que le jeûne engraisse ;
Mais les écus voudront-ils revenir ?
Vois à quel prix notre folie achète
Ces faux plaisirs qu’à ton amour je dois !
Une heure encor caressons-nous, Lisette :
J’aime aujourd’hui pour la dernière fois.

Imitez-moi : que pour plaire à l’Église,
La lourde prose exile les bons vers.
Dans mes écrits l’esprit n’est plus de mise ;
J’ai pour parrains les saints de l’Univers.
Sous leurs pavots quand ma vigueur s’énerve,
Ces fiers pantins, qui tremblaient à ma voix,
Ne craindront plus de rallumer ma verve :
Je ris des sots pour la dernière fols.