Chansons populaires du Canada, 1880/p233
jamais je nourrirai de geai
J’ai fait dernièrement un séjour à la campagne que j’ai bien allongé de près d’une semaine, uniquement pour faire chanter les anciens voyageurs, les jeunes filles et les vieilles femmes. « Ah ! me disait une de ces femmes, si vous pouviez rester ici encore quelques jours : j’ai une de mes brus qui demeure à Saint-B * * * et qui doit venir nous voir dimanche qui vient… Ça, c’est une belle chanteuse ! »
J’attendis la belle chanteuse : une grosse jofflue qui louchait d’un œil ; — fort bonne femme d’ailleurs, et qui, d’une voix nasillarde et sur un ton excessivement élevé, me chanta des romances de la ville, dont je n’ai que faire, en prononçant les e muets en a, et les r à l’anglaise.
Un autre me dit : « Tenez, si vous voulez avoir de jolies chansons, allez voir P’tit-José-Baptiste : c’est lui qui en sait ! »
Ce n’était pas la première fois que j’entendais parler de P’tit-José-Baptiste comme d’un chanteur émérite ; je résolus de me rendre chez lui, quoiqu’il demeurât à une bonne distance. J’étais sûr d’une ample moisson : je bourrai mon carton d’un papier sillonné de portées, tout prêt à recevoir et à conserver pour les siècles futurs le répertoire si varié et si vanté du célèbre chanteur. J’arrive… Ô Renommée ! c’est bien là un de tes coups !… Mon homme ne savait rien, absolument rien… que quelques fragments tronqués, informes, de cantiques et de psaumes, quelques refrains écornés de chansons. Il me reçut très poliment et s’excusa de ne pouvoir me rendre service. « Mais, ajouta-t-il, si vous voulez entendre de belles chansons, — des vraies belles, — vous n’avez qu’à aller chez mon oncle Pierrot-Paul-Antoine, à trois lieues d’ici : il peut vous en chanter pendant huit jours ! »
Mais s’il y a quelqu’ennui à recueillir les poésies et les chants du peuple, il y a aussi des jouissances véritables pour faire compensation. Et parmi ces jouissances, il en est peu que je goûte autant que celle d’entendre prononcer le nom d’une ville, d’une place forte, d’un port de mer du beau pays de France par ces bons paysans canadiens, qui chantent encore, souvent sans y penser, le doux pays où leurs pères vécurent, travaillèrent et aimèrent, fidèles à Dieu, à leur roi et à leur patrie.
Le Canada ne manque pas d’attraits pour le visiteur étranger ; mais je ne crois pas que rien ne soit plus propre à impressionner délicieusement le voyageur français, qu’une de ces joyeuses scènes de la vie de nos campagnes, une épluchette de bled-d’Inde, par exemple, où il entendrait chanter : Sur le pont d’Avignon, — Dans les prisons de Nantes, — M’en revenant de la jolie Rochelle, — C’est dans la ville de Rouen, — À Saint-Malo, beau port de mer… ; ou bien encore ce couplet de la chanson qui va suivre :
.....................
Je m’en irai dedans Paris
Pour fonder une école ;
Toutes les dames de Paris
Viendront à mon école… etc.
|
jamais je nourrirai de geai
L’air qui précède a été recueilli dans le district des Trois-Rivières ; celui-ci m’a été chanté par un ancien habitant de l’Île d’Orléans. L’inversion toute gracieuse du refrain :
Jamais je nourrirai de geai,
De geai jamais je nourrirai…
pourrait prouver, au besoin, que cette forme de langage, dont les poètes ont tant usé et abusé, n’est pas une de ces beautés de convention auxquelles chacun de nous paie tous les jours, sans s’en douter, un tribut d’admiration factice.
L’inversion seule peut, bien réellement, donner une couleur poétique à une phrase qui, sans elle, en serait dénuée.
Mais les poètes, à mon avis, usent un peu largement de la recette ; aujourd’hui, la lecture d’une pièce de vers est souvent un véritable travail de construction.