Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Leçon de lecture

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LEÇON DE LECTURE


Air :


            Au printemps, sous le feuillage,
            Le maître d’école assis
            Fait aux enfants du village
        Courtes leçons et longs récits.
            Vieux balafré de l’empire,
            De la voix les corrigeant,
            Il dit : — M’eût-on fait sergent
        Si je n’avais pas su bien lire ?

A, B, C, D, point de cris, point de pleurs ;
Enfants, lisez, et vous aurez des fleurs.

bis.


            Oui, ces fleurs que je cultive
            Sont les prix qu’on obtiendra.
            Pour les savants je m’en prive.
        En avant ! À qui mieux lira !
            Bon vouloir ne peut suffire.
            Sachez que l’homme de bien,
            Seul, en vaut deux s’il lit bien,
        En vaut trois s’il sait bien écrire.
A, B, C, D, point de cris, point de pleurs ;
Enfants, lisez, et vous aurez des fleurs.

            Moutard, n’as-tu pas de honte
            De prendre un n pour un u ?
            À propos, que je vous conte
        Un fait chez nous trop peu connu.
            Après nos jours de détresse,
            Voulant, le sabre au côté,
            Rapprendre la liberté,
        J’ai combattu cinq ans en Grèce.
A, B, C, D, point de cris, point de pleurs ;
Enfants, lisez, et vous aurez des fleurs.

            Près de quitter les Hellènes,
            De toutes parts triomphants,
            Un jour, sur le port d’Athènes,
        J’entre à l’école des enfants.
            Le maître alors faisait lire
            Un marin d’âge avancé.
            Le voyant à l’A b c,
        Comme un Français, moi, j’allais rire.
A, B, C, D, point de cris, point de pleurs ;
Enfants, lisez, et vous aurez des fleurs.

            Venant à moi, le vieux maître
            Me dit : « Voici le héros
            « Qu’ici chacun veut connaître,
        « Le capitaine des brûlots.
            « Il a vengé sa patrie,
            « Brisé l’orgueil du sultan,
            « Brûlé vif un capitan
        « Et fait trembler Alexandrie. »
A, B, C, D, point de cris, point de pleurs ;
Enfants, lisez, et vous aurez des (leurs.

            « Oui, c’est Canaris lui-même,
            « Canaris, notre fierté.
            « Il n’eut avec le baptême
        « Qu’ignorance et que pauvreté.
            « S’il s’assied, plein de sagesse,
            « Au banc des petits garçons ;
            « S’il est humble à mes leçons,
        « C’est encor pour servir la Grèce. »[1]
A, B, C, D, point de cris, point de pleurs ;
Enfants, lisez, et vous aurez des fleurs.

            De l’écolier que j’admire
            Alors je presse la main.
            Canaris jusqu’au navire
        Me conduisit le lendemain,
            Et me dit sur le rivage
            Ce beau mot que j’ai noté :
            Le savoir, c’est liberté ;
        L’ignorance, c’est esclavage.
A, B, C, D, point de cris, point de pleurs ;
Enfants, lisez, et vous aurez des fleurs.

  1. J’ai lu, je ne sais plus où, qu’un voyageur vit sortir Canaris d’une école, avec les petits Grecs qui la fréquentaient. Comme eux il portait ses livres sous son bras. Ce héros apprenait à lire et n’en avait pas honte. Heureux les pays où on ne rougit pas de bien faire ! L’intrépide marin, parti de si bas, est devenu ministre depuis. Que Dieu veille sur le caractère loyal et modeste de ce grand citoyen !