Chants populaires de la Basse-Bretagne/Préface premier

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Édouard Corfmat (1p. i-vi).
PRÉFACE


Personne ne conteste aujourd’hui l’utilité et le charme de l’étude des poésies populaires. C’est une science nouvelle et qu’on étudie avec le plus grand et le plus légitime intérêt. L’histoire, la poésie, la philologie et même l’ethnographie ont toutes quelque secret à demander aux chants traditionnels du peuple, surtout quand il s’agit d’un rameau sorti du grand tronc aryen, d’un dialecte de cette grande langue antique venue de l’Asie, dans des temps reculés que l’histoire n’atteint que très-imparfaitement, et qui se répandit dans presque toute l’Europe. Le breton-armoricain, trop dédaigné de nos savants, peut, il me semble, aider beaucoup à éclairer plus d’un problème dont on a l’habitude de chercher bien loin la solution, tant il est vrai que : … Non proxima semper Nota magis

Je ne m’arrêterai donc pas à démontrer l’utilité ou l’opportunité d’un recueil de chants populaires bretons. Je me bornerai à exposer brièvement la méthode que j’ai suivie dans mes recherches et ma publication ; j’y ajouterai quelques explications indispensables.

Ce recueil est le second qui a été publié jusqu’à ce jour sur la poésie populaire des bretons-armoricains (1)[1]. Le premier, tout le monde le sait, c’est le Barsaz-Breiz, de M. de la Villemarqué. Mais ce livre si répandu et connu dans toute l’Europe, est insuffisant pour donner une idée complète et bien exacte de notre poésie vraiment populaire. D’ailleurs, l’auteur n’a jamais eu la prétention d’y renfermer tous les Gwerz et les Sônes nés sur notre poétique terre de Breiz-Izel, et dont la plupart s’y chantent encore. On peut dire, sans exagération, des chants du peuple, en Basse Bretagne, ce que La Fontaine disait de l’Apologue :

Mais ce champ ne se peut tellement moissonner,
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.

Le recueil de Gwerziou Breiz-Izel ne vient donc pas faire double emploi avec le Barzaz-Breiz, ni même le compléter. Cela tient, en grande partie, à ce que la méthode que j’ai suivie diffère essentiellement de celle de M. de la Villemarqué. Le savant éditeur du Barzaz Breiz a fait, de l’aveu de tout le monde, un livre charmant, plein d’intérêt et de poésie, et qui est déjà classique ; mais, il faut bien le dire aussi, c’est une œuvre plus littéraire qu’historique, où l’auteur ne s’est pas assujéti à toutes les exigences de la critique et de la philologie envisagées comme des sciences exactes. Pour moi, c’est un but tout opposé que je me suis proposé d’atteindre, partant de ce principe, que la poésie populaire est véritablement de l’histoire, de l’histoire littéraire, intellectuelle et morale, tout au moins, et qu’à ce titre, il n’est permis d’en modifier, en aucune façon, ni l’esprit ni la lettre.

Cette publication, que je prépare depuis plus de vingt ans, contiendra donc les chants populaires de la Basse Bretagne, tels absolument que je les ai trouvés dans nos campagnes armoricaines , et qu’on peut les y retrouver encore ; souvent incomplets, altérés, interpolés, irréguliers, bizarres ; mélange singulier de beautés et de trivialités, de fautes de goût, de grossièretés qui sentent un peu leur barbarie, et de poésie simple et naturelle, tendre et sentimentale, humaine toujours, et qui va droit au cœur, qui nous intéresse et nous émeut, par je ne sais quels secrets, quel mystère, bien mieux que la poésie d’art. C’est réellement le cœur du peuple breton qui bat en ces chants spontanés.

Qu’on ne s’étonne pas trop de ces irrégularités de toute sorte et de ces inégalités, car c’est là un des caractères distinctifs et comme la nature même de la poésie populaire. Il ne faut jamais perdre de vue que ces chants du peuple sont généralement, sinon toujours, lorsqu’il s’agit des Bas Bretons surtout, l’œuvre de gens illettrés, qui ne savaient ni lire ni écrire, et qui ne connaissaient d’autre règle que leur inspiration, d’autres modèles que les vieux gwerz légués par leurs pères, lesquels furent aussi ignorants que leurs fils des préceptes d’Horace et de Boileau.

Je ne sais si mon avis sera partagé par tout le monde ; je trouve à nos chants bretons une inspiration plus élevée, un sentiment poétique, un accent de sincérité et d’honnêteté supérieur à ce qu’on rencontre ordinairement dans les autres provinces de la France. Dans les chansons les moins remarquables, il y a presque toujours quelque fleur de poésie et de sentiment qui répand son charme et son parfum sur toute la pièce et lui donne un attrait irrésistible ! peut-être aussi suis-je dans des conditions exceptionnelles pour comprendre et aimer ces chants qui ont bercé mon enfance, ces chants écrits dans une langue qui est la première que j’ai parlée et qui expriment des idées morales que j’ai, pour ainsi dire, sucées avec le lait de ma nourrice.

A ceux qui me reprocheraient d’avoir donné des pièces incomplètes, irrégulières, ayant toutes sortes d’imperfections, je ne pourrais que répondre : J’ai donné ce que j’ai trouvé, ce qui existe réellement dans le peuple, de la véritable poésie populaire enfin. À la critique maintenant à noter les erreurs, les lacunes, les interpolations, les noms altérés, de manière à me mettre en mesure de perfectionner mon livre, si toutefois il se réimprime jamais. Quant à ceux qui voudraient faire œuvre de littérature et s’exercer à composer des ballades régulières et d’un goût épuré à l’aide de ces thèmes primitifs, libre à eux ; la poétique du genre est suffisamment connue aujourd’hui. Macpherson, Walter Scott, l’auteur de la Guzla, d’autres encore, ont prouvé qu’on peut parfaitement réussir dans ce genre de pastiche. Ce travail lui-même a aussi son mérite ; le Roi des Aulnes et la ballade de Lénore, les morts vont vite, deux vieux chants populaires, seraient sans doute restés complètement ignorés, si Goethe et Bûrger, par le privilège du génie, ne les eussent rendus immortels.

Mon livre renferme peu de chants très-anciens, ou se rattachant à l’histoire générale du pays. Comme l’a très-bien dit un savant critique : (1)[2] « Les célébrités du peuple sont rarement celles de l’histoire, et, quand les bruits des siècles reculés nous sont arrivées par deux canaux, l’un populaire, l’autre historique, il est rare que ces deux formes de la tradition soient pleinement d’accord l’une avec l’autre. »

J’ai conservé scrupuleusement la langue telle que me la donnaient nos rustiques rapsodes, sans l’épurer, ni la vieillir, ce qui m’eut été pourtant assez facile ; j’ai pensé que la langue est aussi un document historique, qu’on ne saurait traiter avec trop de respect. On remarquera que cette langue n’a pas beaucoup varié depuis le XVe et le XVIe siècle, en ce sens du moins que la proportion des mots français n’y est guère plus considérable que dans les documents écrits que nous possédons de ces époques. J’ai aussi conservé dans mes textes bretons un grand nombre de vers irréguliers, en fait de quantité ou de rime. J’aurais pu les rectifier sans peine ; mais il aurait fallu pour cela parfois ajouter et souvent retrancher des mots, des membres de phrases, ce qui ne pouvait se faire, sans altérer ou modifier quelque peu le sens. J’ai préféré des vers incorrects. — Quant à mon orthographe bretonne, j’avoue qu’elle est parfois indécise et flottante. Je suis presque toujours Le Gonidec ; cependant, comme sur certains points il est incomplet ou défectueux, j’adopte alors d’autres modèles ; j’innove même quelquefois, ou du moins je crois le faire. —

Enfin dans la traduction, j’ai fait tous mes efforts pour serrer le texte breton d’aussi près que j’ai pu, sans chercher l’élégance de la phrase, tout en parlant français, autant que possible, et en rendant chaque vers breton par une ligne correspondante de français. J’ai voulu que le lecteur pût ainsi contrôler plus facilement l’exactitude scrupuleuse de ma traduction, et même, — ce qui ne m’a pas semblé indifférent, — trouver dans mon livre d’utiles exercices pour étudier et apprendre la langue.

J’ai divisé ma publication en deux parties, les Gwerziou et les Soniou. Cette division était naturellement indiquée ; elle renferme, à l’exception des cantiques, tout ce qui se chante en breton dans nos campagnes armoricaines. Les Gwerziou comprennent les chansons épiques, qui peuvent se subdiviser en : chansons historique, chansons légendaires, chansons merveilleuses ou fantastiques, et chansons anecdotiques. — Les Soniou, c’est la poésie lyrique. On comprend sous cette dénomination : les chansons d’amour, les chansons de Kloers ou clercs, qui tiennent une si large place dans la poésie bretonne, — Les chansons satiriques et comiques, les chansons de noces et de coutumes, etc. — il faut y ajouter les chansons d’enfants, les chansons de danse, rondes, jabadaos, passe-pieds etc. . . .

Ce premier volume n’a pas épuisé ma collection de Gwerziou, comme on peut le voir par la liste que j’ai placée à la fin du livre. Je vais reprendre mes recherches, avec plus d’ardeur que jamais, et, si ma publication est bien accueillie du public, j’espère être en mesure de donner l’année prochaine un second volume de Gwerziou, avant d’arriver aux Soniou. — Tous les chanteurs populaires ne sont pas encore morts en Breiz-Izel, et je sais où les trouver. Le vers du cher poëte Brizeux sera vrai longtemps encore :

Les chansons d’autrefois, toujours nous les chantons !

F.-M. LUZEL.

Lorient, le 15 Juillet 1868.



  1. (1) Je n’ignore pas que Cambry et surtout E. Souvestre ont aussi inséré des poésies populaires dans leurs publications ; mais ils n’ont pas donné les textes bretons, et d’ailleurs nos anciennes chansons se trouvent chez eux tellement arrangées et remaniées, qu’on ne peut les considérer comme de véritables poésies populaires.
  2. (1) M. Renan, dans la Poésie des races celtiques.