Chants populaires de la Basse-Bretagne/Préface second

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Édouard Corfmat (2p. i-vii).
PRÉFACE
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La publication que j’ai entreprise sur les chants populaires de la Basse-Bretagne doit se composer de trois volumes.

Le premier et le second volumes contiennent les poésies narratives et épiques connues dans le pays sous le nom de gwerziou ; les poésies lyriques de tout genre, appelées généralement soniou, feront l’objet du troisième.

Le premier volume, publié en 1868, a été couronné, l’année suivante, par l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui lui accorda, au concours, une de ses trois médailles annuelles.

Ce succès, j’aime à le reconnaître, je le dois autant à la méthode que j’ai suivie et à la sincérité absolue qui a présidé toujours à mes recherches, qu’au dévoûment et à la persévérance que j’ai apportés pendant vingt-cinq ans à recueillir et à sauver de l’oubli qui les menaçait les chants du peuple, dans nos campagnes armoricaines.

Dans ce second volume, je suis resté fidèle à la même méthode, qui a eu généralement l’approbation des critiques et des savants, tant français qu’étrangers. Textes bretons donnés tels absolument que je les ai recueillis de la bouche des chanteurs, ipsissima verba, production de versions différentes du même chant et de variantes, traduction aussi littérale que possible, enfin, grande sobriété de commentaires historiques et autres : — Voilà en quoi consiste cette méthode.

La critique moderne a reconnu que, dans les recueils de ce genre, sauf les cas de certitude absolue, les notes, les commentaires, les attributions et les interprétations sont souvent chimériques, et ont propagé presque autant d’erreurs qu’ils en ont redressé. Ce sera là une étude très-intéressante à faire, plus tard, lorsqu’on sera en possession de matériaux plus nombreux, et qu’on aura publié les poésies populaires de tous les peuples qui en ont ; et tous en ont, plus ou moins.

On m’a fait sur mon premier volume quelques observations dont j’ai profité dans celui-ci, quand je les ai crues fondées. Ainsi, quelque fidèle que fût déjà ma traduction dans ce premier volume, j’ai fait tous mes efforts pour la rendre plus littérale encore, mais sans enfreindre toutefois les lois grammaticales. On m’a également adressé quelques reproches relativement à une ballade concernant un ancien évêque breton interdit (Eskop Penanstank, page 425), et aussi au sujet de quelques autres où l’on trouve des mœurs un peu barbares. Je ne puis qu’y faire, c’est là de l’histoire ; ces pièces ne sont pas mon œuvre, et je crois inutile d’affirmer que je n’y ai rien ajouté.

On m’a encore dit : — « Et le succès de votre livre ? Vous ne paraissez pas en avoir grand souci. Il vous eût été si facile, en arrangeant un peu quelques pièces, en émoussant quelques aspérités, en faisant disparaître quelques trivialités et autres fautes de goût, enfin, en supprimant deux ou trois chansons ; — il vous eût été si facile d’obtenir un succès plus général, et de faire un livre plus littéraire et plus attrayant pour les gens du monde ! »…

Eh ! oui, je le reconnais sans peine ; — en habillant mes ballades rustiques et un peu barbares, parfois, à la mode du jour, et en suivant une certaine poétique du genre, bien connue aujourd’hui, j’aurais mieux vendu mon livre. Mais je ne l’ai pas voulu, et c’est bien volontairement que j’ai sacrifié le succès de librairie, le côté commercial, à la fidélité et à l’exactitude rigoureuse qu’exigent des ouvrages de ce genre, destinés autant, si non plus, à servir à l’histoire et à la philologie qu’à la littérature et à l’esthétique. L’important, en pareille matière, est de faire vrai, et non de faire beau.

J’ai eu bien de la peine à faire comprendre, même à des esprits cultivés et lettrés, la différence qui doit exister entre un ouvrage historique et critique, tel que celui que j’ai voulu faire, et un ouvrage de littérature et d’esthétique, où l’imagination peut avoir sa large part, comme le Barzaz-Breiz de M. de La Villemarqué, par exemple. C’est en vain que je leur disais : — Mon but a été uniquement d’être un collecteur exact et consciencieux, en recueillant les chants du peuple breton, tels qu’on les trouve réellement dans nos campagnes, et avec tous leurs défauts et leurs imperfections de tout genre, communs d’ailleurs aux chants populaires de tous les peuples, comme lacunes, interpolations, anachronismes, banalités, grossièretés même, mœurs à demi-barbares ; le tout entremêlé souvent de grandes beautés de sentiment et même de forme, comme le fumier d’Ennius, avec ses paillettes d’or. J’ai voulu fournir à l’histoire, à la philologie et à la critique des documents dans lesquels elles pussent avoir une entière confiance, car, comme le dit avec beaucoup de raison un historien et un archéologue savant et consciencieux : — Rien n’est décourageant comme d’avoir à s’appuyer, en matière historique, sur des documents que l’on croit authentiques, et dont, plus tard, on reconnaît la brillante futilité. »[1].

Un autre historien et critique illustre, membre de l’Institut, me semble avoir parfaitement caractérisé ma méthode et défini les rôles respectifs du collecteur de traditions populaires et de la critique, dans les lignes suivantes, écrites à propos de mon premier volume des Gwerziou Breiz-Izel. « La critique de M. Luzel est aussi sobre que ses reproductions sont exactes. Pas de commentaires ambitieux, pas d’effort pour relever la valeur de ses pièces, en y cherchant de prétendues allusions historiques, nulle tendance à en exagérer l’ancienneté, parfaite discrétion dans la critique de ses devanciers… L’essentiel est qu’on soit sûr qu’entre le lecteur et le peuple aucune prétention littéraire ne s’est interposée.

« Cette absolue bonne foi donne une haute valeur au travail de M. Luzel. Son livre sera un document indispensable dans les études celtiques, qui, nous en avons maintenant l’assurance, finiront par se fonder en France. Or, pour ces études, deux choses sont nécessaires : au fond des pays où vivent encore les langues celtiques, de zélés et consciencieux chercheurs, apportant modestement leur pierre à l’édifice futur : à Paris, un enseignement élevé, où la théorie philologique et historique soit dressée, avec l’aide que fournit la comparaison des branches de la science plus avancées, et d’après les méthodes qui ont fait faire aux autres parties de la philologie et de la critique de si admirables progrès. M. Luzel remplit parfaitement le premier de ces devoirs… »[2].

Je ne céderai pas à la tentation de reproduire ici tous les jugements favorables qui ont été portés sur le premier volume des Gwerziou Breiz-Izel en France et à l’étranger. Je signalerai seulement ceux de M. F. Liébrecht, professeur à l’Athenœum de Liège, dans les Gœttingische gelehrte Anzeigen, de M. Barnwell, dans l’Archeologia Cambrensis, de MM. G. Paris et D’Arbois de Jubainville, dans la Revue celtique et la Revue archéologique, M. Anatole de Barthélémy, dans la Revue archéologique, M. Henri Gaidoz, dans la Revue celtique, M. L. Havet, dans la Revue politique et littéraire, M. Alfred Rambaud, professeur d’histoire de la faculté des lettres de Caen, de M. F. de Lasteyrie, dans son rapport à l’Institut sur le concours des antiquités de la France, pour 1869, etc.

Mes deux volumes de Gwerziou renferment à peu-près tout ce qu’il est possible de retrouver encore de poésies de ce genre dans le peuple, en Basse-Bretagne. J’en excepte naturellement quelques pièces tout-à-fait modernes et qui, presque toutes, ont été imprimées. D’un autre côté, je me suis trouvé dans la nécessité de sacrifier un certain nombre de morceaux, les uns, dans l’intérêt de l’économie matérielle de mon volume, les autres, pour d’autres raisons. Mais je pourrai en faire, plus tard, si le besoin s’en faisait sentir (ce que je ne pense pas), l’objet d’une petite publication complémentaire.

Je n’ai donné, sauf une ou deux exceptions, que des pièces entièrement inédites jusqu’aujourd’hui, du moins dans la forme sous laquelle je les présente au public, et j’ai négligé à dessein celles qui ont été imprimées sur des feuilles volantes, à Morlaix, chez Lédan, Guilmer et Haslé ; à Lannion, chez Le Goffic ; à Quimper, chez Blot ; à Vannes, chez Lamarzelle et Galles, etc. et que des chanteurs ambulants vendent aux pardons et aux foires, et vont colportant de porte en porte, dans nos campagnes. Il m’eût fallu au moins deux autres volumes pour les publier, et non pas toutes encore, mais un choix seulement. Du reste, les personnes désireuses de les posséder, peuvent se les procurer, pour la plupart, chez les imprimeurs que je viens de nommer, ou leurs successeurs.

Mon premier volume a été plus que vivement attaqué par une certaine presse et certaines personnes qui prétendaient défendre M. de La Villemarqué et l’authenticité de son Barzaz-Breiz, pendant que M. de La Villemarqué lui-même a constamment gardé le silence. Malheureusement, ces personnes se sont bornées, jusqu’aujourd’hui, à produire des généralités vagues, des raisons de sentiment, des pétitions de principe et surtout des personnalités blessantes, ou qui du moins avaient la prétention de l’être. Aussi longtemps qu’elles maintiendront la question sur ce terrain, je n’ai plus rien à leur dire ; mais quand il leur plaira de l’amener sur le terrain historique et critique, de produire quelques preuves, si elles en ont, et de discuter sérieusement, avec calme et d’une manière profitable à la science, alors, je serai à leur disposition.

J’en ai fini avec les Gwerziou, ou chants sombres, fantastiques, tragiques, racontant des apparitions surnaturelles, des assassinats, des infanticides, des duels à mort, des trahisons, des enlèvements et des violences de toute sorte ; mœurs féodales et à demi-barbares qui rappellent généralement les XIe, XIIe et XIIIe siècles, et qui se sont continuées en Bretagne jusqu’au XVIIIe siècle.

J’arrive, à présent, aux Soniou, où respire un autre ordre d’idées et de sentiments, plus tendres et plus humains : chants d’amour, douces élégies, illusions et désillusions, refrains de danse, jeux et rondes enfantines, etc.

Ce sera, si l’on veut, après les chênes antiques de nos forêts, et les rochers de nos rivages, et les vieux châteaux ruinés où vit encore le souvenir des rudes seigneurs féodaux, où l’on croit voir parfois même leurs ombres plaintives ; — les danses des pardons, aux sons des binnious et des bombardes, les fleurs printanières des champs et des prés, et les bruyères des landes bretonnes.

Tel sera l’objet d’un troisième volume. Les matériaux en sont tout prêts.



F.-M. LUZEL.


Mars, 1874.





  1. (1) M. Anatole de Barthélémy, — compte-rendu du premier volume des Gwerziou Breiz-Izel, — Revue archéologique, numéro de Décembre 1869, — page 456.
  2. (1) Ernest Renan, — Journal des Débats du 4 septembre 1858.