Chants populaires de la Basse-Bretagne/Rozmelchon

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Édouard Corfmat (1p. 309-313).


ROZMELCHON.
PREMIÈRE VERSION.
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I

  — Mon père et ma mère, si vous m’aimez,
Ne m’envoyez pas à l’écobue ;

  Ne m’envoyez pas à l’écobue,
Je suis convoitée par Rozmelchon. —

  — Vous irez demain, de bon matin,
Quand Rozmelchon sera dans son lit. —

  La petite Anne Le Manchon ne savait pas
Qu’il était auprès de la fenêtre à l’écouter.

II

  Le premier homme qu’elle rencontra,
C’est Rozmelchon, en bras de chemise ;

  C’est Rozmelchon, au bout de son avenue,
Levé de bon matin.

  — Petite Anne, vous êtes levée de bien bonne heure,
Où allez-vous, où avez-vous été ?

  Venez avec moi dans ma maison,
Afin que nous déjeunions ensemble. —

  — J’ai déjeuné déjà,
Et c’est à Kervezennec que je dînerai, [1][1]

  A la table du seigneur et de la dame,
Ceux-là m’aiment dans leur cœur. —

  — Petite Anne, venez avec moi dans mes jardins,
Pour choisir les plus belles fleurs ;

  Pour choisir les plus belles fleurs,
Pour les jeunes gens qui seront là. —

  — A Kervezennec il y a du deuil,
Pour le fils aîné, qui est mort. —

  — Si le fils aîné du seigneur est mort,
Ce n’est pas vous qui porterez le deuil. —

  — Retirez-vous, seigneur, que je passe,
C’est péché à vous, à cause de moi ;


(1) Il y a sans doute une lacune de deux vers, ici, pour dire qu’elle a pris le couteau à manche noir.

  Le jour est bien avancé,
Et il fera tard quand j’arriverai. —

  Il l’a prise à bras le corps,
Et le pot est tombé de dessus sa tête ;

  Le pot est tombé de dessus sa tête,
Et le lait a été répandu.

  — Si Kervezennec le lion (1)[2] savait
Que j’ai été arrêtée par Rozmelchon,

  Celui-là, certainement, viendrait me chercher,
Et quand il fatiguerait neuf chevaux à chaque pas.

  — Je ne fais pas plus de cas de ton lion,
Que je n’en fais de toi-même ! —

  Alors il l’a saisie,
Et l’a emmenée au château

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  — Petite Anne, venez avec moi dans les chambres,
Pour choisir des poires et des pommes. —

  — Pour manger des poires et des pommes,
Il me faudra avoir des couteaux. —

  Elle n’avait pas fini de parler,
Qu’il lui présenta trois couteaux ;

  Un à manche noir, un à manche blanc, [1][3]
Et un autre en or jaune.

  Elle a demandé à son Dieu :
— Mon Dieu, dites-moi

  Si je dois me tuer, ou si je ne dois ? —
Au milieu de son cœur elle l’a planté !

  Quand Rozmelchon se détourna,
La petite Anne était couchée sur la bouche :

  — Si je ne craignais de damner mon âme,
Tu ne serais pas allée vierge devant Dieu ! —

III

  Kervezennec souhaitait le bonjour,
En arrivant chez Rozmelchon :

  — Bonjour et joie dans cette maison,
Où est le seigneur de Rozmelchon ? —

  — Le seigneur n’est pas à la maison,
Il est allé à une petite affaire. —


  — Tu mens sur ton âme !
Car Rozmelchon est dans son lit.

  Rozmelchon est à la maison,
Et je mettrai le feu à son château ;

  Je brûlerai son château complètement,
Et lui dedans comme une chandelle !

IV

  Et voilà le château incendié,
Et Rozmelchon à la broche ![4]


Chanté par une fileuse, au bourg
de Plouegat-Guerrand. — 1863.


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ROZMELCHON.
SECONDE VERSION.
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I

  Au grand Lezker il y a une écobue,
Tout le monde est prié d’y aller ;

  Tout le monde est prié d’y aller,
La petite Marguerite a été priée en dessous.

  La petite Marguerite disait
A son père et à sa mère, une nuit :

  — Moi, je n’irai pas à l’écobue,
Ma sœur Marie doit y aller ;

  Ma sœur Marie doit y aller,
On lui mettra mon bel habit. —

  — Votre sœur Marie n’ira pas à l’écobue,
C’est vous qui êtes priée, et il vous faut y aller.

  La petite Marguerite, quand elle a entendu,
S’est mise à pleurer.

  Dès que son père a vu cela,
Il a dit à la petite Marguerite :

  — Ma fille Marguerite, ne pleurez pas,
Car c’est vous qui irez à l’écobue ! —

  La petite Marguerite disait,
En se levant de son lit :

  — Je te dis adieu, ô mon lit,
Jamais plus je ne dormirai en toi ! —

  Son père, l’ayant entendue,
A dit à la petite Marguerite :

  — Ma fille Marguerite, ne pleurez pas,
Car c’est vous qui irez à l’écobue. —

  La petite Marguerite disait
A sa petite armoire, en l’ouvrant :

  — Je te dis adieu, ma pauvre armoire,
Et à mes beaux habits qui sont en lui (toi) ! —

  Son père, l’ayant entendue,
A dit à la petite Marguerite :

  — Petite Marguerite, ne pleurez pas,
Car c’est vous qui irez à l’écobue. —

  La petite Marguerite disait,
En sortant de la maison :

  — Adieu, ma pauvre mère et mon père,
Adieu, frères et sœurs ! —

  Son père, l’ayant entendue,
A dit à la petite Marguerite :

  — Petite Marguerite, ne pleurez pas,
Car c’est vous qui irez à l’écobue ! —

  La petite Marguerite disait
A sa haquenée, en montant dessus :

  — Je te dis adieu, mon pauvre cheval,
Jamais plus je ne te monterai ! —

II

  Quand elle arriva au haut de la colline,
Rozmelchon était à l’attendre :

  — Je vous souhaite le bonjour, Marguerite,
Je vous trouve une jeune fille bien matinale ! —

  — Et vous, vous l’êtes aussi, seigneur,
Vous devriez être maintenant dans votre lit ! —

  — Gentille petite Marguerite, descendez (de cheval),
Vous viendrez déjeuner avec moi. —


  — Avant de sortir de la maison de mon père,
J’ai bien déjeuné. —

  — Petite Marguerite, venez avec moi dans mon jardin,
Pour choisir un bouquet de fines fleurs ;

  Ou bien encore une guirlande,
Pour mettre sur votre pot à lait. —

  — Sauf votre grâce, dit-elle, seigneur,
Je ne songe pas à des bouquets ;

  A Kervezennec il y a du deuil,
Le fils aîné du seigneur est mort. —

  — Et quand même le fils du seigneur serait mort,
Ce n’est pas vous qui porterez son deuil ;

  Ce n’est pas vous qui porterez son deuil,
Mais ceux qui hériteront ses biens. —

  Il n’avait pas fini de parler,
Qu’il l’a prise à bras le corps.

  Une heure et demie, sans mentir,
Ils ont été à lutter tous les deux.

  La dame disait, à la fenêtre de sa chambre :
— Du courage ! du courage ! jeune fille ! —

  — Avoir courage plus longtemps je ne puis,
Mon pauvre cœur ne résistera pas ;

  Mon pauvre cœur ne résistera pas,
Ma ceinture me serre trop :

  J’aime mieux perdre la vie,
Que perdre ma virginité !

  Madame, jetez-moi un couteau,
Pour couper ma ceinture, qui me serre trop ! —

  Un poignard lui a été lancé,
Et elle se l’est plongé dans le cœur ;

  Elle se l’est plongé dans le cœur,
Et elle est morte sur la place !


Chanté par Marie-Anne Le Noan, vieille mendiante
de la commune de Duault.


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ROZMELCHON.
TROISIEME VERSION.
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I

  — Petite Marguerite, mettez-vous au lit, o rei tra la la, dirala
Afin de vous lever demain matin ;

  Afin de vous lever demain de bon matin, o rei tra la la, dirala.,
Pour porter du lait à l’écobue.

  La petite Marguerite Joss [1][5] disait
A sa mère, le lendemain matin :

  — Ma pauvre petite mère, si vous m’aimez,
Vous ne m’enverrez pas à Kervezelec ;

  Ne m’envoyez pas à Kervezelec,
Je suis menacée par Rozmelchon. —

  — Vous irez sur le matin,
Quand Rozmelchon sera encore au lit ;

  Et sur votre tête une potée de lait,
Entourée d’une guirlande. —

II

  Le valet d’écurie disait
A Rozmelchon, un matin :

  — Mon maître, mon maitre, levez-vous vite,
Je vois une fille sur pied ;

  Mon maître, levez-vous de votre lit,
Je vois une fille au bout de l’avenue ;

  Je vois la plus jolie fille,
Qui jamais porta coiffe de lin ;

  Sur sa tête est une potée de lait,
Avec une guirlande autour.

  Elle a aux pieds des chaussures
Qui sont garnies de rubans. —

  Rozmelchon, quand il entendit,
Se rendit au bout de l’avenue ;

  Il s’est rendu au bout de l’avenue,
Et a salué la petite Marguerite Joss :

  — Petite Marguerite, obéissez-moi,
Et venez avec moi déjeuner. —

(1) C’est à tort que le nom de Kernenan ou Kerninon se trouve ici. Ces deux vers sont une interpolation. Kerverzino doit être pour Kerninon, par suite d’une confusion entre deux pièces différentes.

  — Merci, seigneur, dit-elle,
Car j’ai déjà déjeuné ;

  J’ai déjà bien déjeuné,
Avant de quitter la maison de mon père ;

  Seigneur, j’ai déjà déjeuné,
Et c’est à Kervezelec que je dînerai ;

  C’est à Kervezelec que je dînerai.
Et je m’asseoirai à la table du seigneur ;

  A la table du seigneur et de la dame,
Ceux-là m’aiment du milieu de leur cœur ! —

  — Petite Marguerite, obéissez-moi,
Et venez avec moi au jardin ;

  Venez avec moi au jardin,
Pour choisir un bouquet de fines fleurs ;

  Pour choisir un bouquet de fines fleurs
De marjolaine et de thym ;

  De marjolaine et de thym,
Pour mettre sur votre poitrine, [à votre corset.) —

  — Je ne suis plus la fille aux bouquets,
Le fils aîné du seigneur est mort. —

  — Si le fils aîné du seigneur est mort,
Ce n’est pas à vous de porter son deuil. —

  — Nous sommes enfants du frère et de la soeur,
Songez, seigneur, quelle proche parenté ! —

  — Petite Marguerite, obéissez-moi,
Et venez avec moi dans les chambres ;

  Venez avec moi dans les chambres,
pour choisir des poires et des pommes ;

  Pour choisir des poires et des pommes,
Vous en aurez autant que vous voudrez. —

  — Retirez-vous, seigneur, que je passe,
C’est péché à vous à cause de moi.

  Si mon frère, dit-elle, le savait bien,
Il vous mettrait en pièces, chair et sang ;

  Si mon frère nourricier Kerninon le savait,
Il ferait refroidir votre sang ! (Il vous tuerait.} —

— Je me moque autant du fils de Kerverzino[6],
Comme de la boue de mes souliers ! —


(1) Le mot gouarneres, gouvernante , signifie souvent cuisinière dans nos poésies populaires.

  — Depuis ce matin nous sommes ici,
Et le soleil est près de se coucher ! —

  — Je voudrais qu’il fit nuit close,
Et avoir la petite Marguerite pour la nuit !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  La petite Marguerite disait
À la gouvernante, cette nuit-là :

  — Gouvernante, si vous m’aimez,
Faites que j’aille coucher avec vous ! —

  La gouvernante [1][7] répondit
À la petite Marguerite, quand elle entendit :

  — C’est à la table du seigneur que vous souperez,
Et c’est dans son lit que vous coucherez. — (1)[8]


  La petite Marguerite disait,
En arrivant dans la chambre :

  — Je vois là-bas une pomme jaune,
Si j’avais un couteau, je la pèlerais. —

  Rozmelchon, ayant entendu,
Lui donna le choix de trois (couteaux).

  Un à manche noir, un à manche blanc,
Et un autre en or jaune soufflé.

  C’est celui à manche noir qu’elle a pris,
Et elle se l’est enfoncée dans le cœur !

  Quand Rozmelchon se détourna,
La jeune fille était sur la bouche :

  — Si je ne craignais de damner mon âme,
Tu ne serais pas allée vierge devant Dieu ! —


Chanté par Marguerite Philippe.
Pluzunet, 1867.


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  1. (1) D’autres versions portent Kergwezennec et Kervezelec. Kervezennec et Kergwezennec ne sont que le même nom, et ils sont tous les deux très-communs en Basse-Bretagne.
  2. (1) Ce mot de Lion est le seul dans la pièce qui puisse faire songer à
    Duguesclin qui est le héros de la pièce correspondante du Barzaz-Breiz, page 212.
  3. (1) Il y a sans doute une lacune de deux vers, ici, pour dire qu’elle a pris le couteau à manche noir.
  4. Variante :

    Il fallait voir Rozmelchon
    A la broche, comme un cochon !
  5. (1) D’autres versions portent Jord et d’autres Saoz.
  6. (1) C’est à tort que le nom de Kernenan ou Kerninon se trouve ici. Ces deux vers sont une interpolation. Kerverzino doit être pour Kerninon, par suite d’une confusion entre deux pièces différentes.
  7. (1) Le mot gouarneres, gouvernante, signifie souvent cuisinière dans nos poésies populaires.
  8. (1) Tout ce passage est une interpolation, empruntée au gwerz de Markis Trede (Coatredrez) qu’on trouvera plus loin, et où il y a une situation semblable. Nos poètes populaires ne se font pas scrupule d’emprunter 10, 15, 20 vers, pour rendre une situation déjà traitée par un poëte antérieur. Peut-être aussi l’interpolation est-elle du fait de la chanteuse qui me paraît avoir constamment confondu et mélangé ce » deux poèmes, qui offrent beaucoup d’analogie, il est vrai, mais dont les personnages sont cependant tout différents.