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Charles Baudelaire intime

La bibliothèque libre.
Charles Baudelaire intime : le poète vierge
A. Blaizot, éditeur.






Charles Baudelaire

INTIME






DÉTAIL DU TIRAGE


1 exemplaire unique sur papier de Chine.
20 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de 2 à 21.
250 exemplaires sur papier vélin d’Arches, numérotés
de 22 à 271.


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No 222




NADAR


Charles Baudelaire
INTIME


LE POÈTE VIERGE


Déposition — Documents — Notes — Anecdotes
Correspondances — Autographes et Dessins
Le Cénacle — La Fin



PARIS
A. BLAIZOT, ÉDITEUR
26, rue Le Peletier, 26


1911



À Jacques CRÉPET


Poursuivant l’œuvre paternelle, vous témoignez vaillamment que votre génération ne garde pas fidélité moins pieuse à la grande mémoire du poète dont je fus l’ami.

Et votre zèle est même venu relancer le tardif hommage de ces pages dès longtemps jaunies que tout à l’heure, sans l’encouragement de votre coopération offerte, mes quatre-vingt-huit ans laissaient derrière eux, feuilles mortes…

Acceptez-en la dédicace qui vous est due.


NADAR

« Cherchez la femme ! » a-t-on dit. L’adage s’impose ici premier.

Voici donc tout d’abord celle qui prit telle place dans la vie du poète, celle que l’œuvre étreint à tant de pages, surtout par les colères et imprécations, la Voici telle que le hasard nous la fit connaître avant de rencontrer Baudelaire lui-même.

Assez mal commode nous sera de retrouver aujourd’hui, par ce Paris bousculé où Gomboust avec son plan ne se repérerait plus, la place de notre première vision de Jeanne Duval. — Essayons.

*

Vers 1839-40, sauf erreur, pas loin en tout cas, Rive Gauche. Les grands boulevards Saint-Michel, Saint-Germain n’existent pas encore. Par les boues d’un inextricable lacis d’artérioles, Cluny étouffe, emmuré. Des tronçons de colonnes, des gargouilles en débris jonchent son jardin. Dans un foisonnement de lierres et de mousses un petit garni borgne, l’ « Hôtel des Thermes de Jules César », — rien que cela ! — a poussé en parasite sur l’un de ses flancs. Du quai de l’Hôtel-Dieu, vers son « Petit Pont », partent en jets de fusées sur le montant de Sainte-Geneviève les deux rues étroites et visqueuses à l’envi de Saint-Jacques et de La Harpe (viâ dictâ Cytharæ, dit la première page de tous nos manuels classiques, édités par la veuve Maire Nyon — apud viduam Maire Nyon, Quai Conti). — Saint-Jacques grimpe, rue d’abord, faubourg ensuite, allant toujours ; La Harpe s’est arrêtée, essoufflée, en route.

Au tiers à peine de la montée jumelle, à une manière de repos en intersection sur la droite, une petite place à pans asymétriques qui a nom le Cloître Saint-Benoist. Devant nous, une antique bâtisse dont la stature noircie se détache des masures voisines à un ou deux étages en plâtras : — l’ancienne église des Cordeliers, depuis longtemps « désaffectée », c’est le cas de le dire. Son club fut célèbre à l’heure des Jacobins.

Pour aujourd’hui la vieille basilique est devenue théâtre : le Théâtre du Panthéon. Le chœur défoncé, planchéié, avec « praticables », est la scène ; le rideau s’agraffe, la herse s’allume entre les ogives. Au-devant de l’abside coupée par des cloisonnages, le vaisseau appartient à la salle et aux contrôles. Aux bas-côtés du chœur, qui sont de très hauts côtés, le long des épais piliers en points d’attache se dressent les montants et portants de sapin où s’appuie, assisté de la toile de fond, un décor peinturluré par un pinceau ingénu : Ciceri ni Rubé ne travaillent pour les croquants de tel endroit. — Ce décor surmené, écaillé, éraillé qui nous fut déjà tant de fois servi, représente un salon bourgeois, et tout est en place pour la première d’un nouveau lever de rideau, le Système de mon Oncle, vaudeville en un acte mêlé de couplets, qui précédera ce soir, tout à l’heure, la quatre-vingt-huitième de L’Avocat Loubet (— Loubet déjà !!! —) drame en cinq actes par MM. Eugène Labiche, Marc Michel et Auguste Lefranc, grand succès de quartier, succès inouï : depuis trois mois, L’Avocat Loubet tient l’affiche, et ça n’a pas l’air de vouloir finir. Le futur auteur de La Cagnotte, du Chapeau de paille d’Italie, de L’Affaire de la rue de Lourcine, etc., fait verser à torrents les pleurs.

Mais si nous sommes ce soir plus qu’exact à notre place d’orchestre accoutumée, ce n’est pas pour L’Avocat que nous savons par cœur, c’est en coup double pour la petite première et un « début » annoncé. Nous ne saurions, en effet, plus longtemps celer que, malgré notre âge d’innocence, nous avons été agréé à la Revue et Gazette des théâtres de Lireux pour rendre compte — s’entend quand il y a place de reste — des trois petits théâtres de la rive gauche. Panthéon, Luxembourg, ce « Bobino » des étudiants, et Saint-Marcel, cher aux tanneurs, rendez-vous de la mégisserie du quartier. — Et, modeste en notre gloire, nous nous acquittons de la tâche avec toute la scrupuleuse conscience, le sérieux du néophyte. Ne sommes-nous pas à l’heure de la romantique formule en mot d’ordre sacramentel : « L’Art est un sacerdoce ! »

C’est pourquoi sincèrement je souffre quand mon confrère et habituel voisin, par trop insuffisamment sacerdotal, n’est pas encore à son poste pour échanger et corroborer nos impressions, car son expérience a sur moi autorité. Il est mon ancien : — vingt-quatre ans au moins, lui ! — et il fait en bouche-trou au Siècle pour M. Matharel de Fiennes ! — Mais il a vraiment trop l’habitude de se faire attendre…

Enfin, le voici ! Et justement, les trois coups frappés, le rideau se lève…

Une houle, un hourvari subit d’ébahissements, d’effarements dans la salle : quelques-uns, au fond, se dressent debout sur les banquettes… Il y a de quoi !

En tenue consacrée de soubrette, le petit tablier et le bonnet à rubans flottants, une grande, trop grande fille qui dépasse d’une bonne tête les proportions ordinaires, surtout dans l’emploi, c’est déjà quelque chose pour surprendre. Ce n’est rien : cette soubrette d’extra dimension est une négresse, une négresse pour de vrai, une mulâtresse tout au moins, incontestable : le blanc écrasé à paquets n’arrive pas à pâlir le cuivre du visage, du cou, des mains.

La créature est belle d’ailleurs, d’une beauté spéciale qui ne s’enquiert de Phidias, spécial ragoût pour raffinés. Sous le foisonnement endiablé des crespelures de sa crinière au noir d’encre semblent plus noirs encore ses yeux grands comme des soupières ; le nez petit, délicat, aux ailes et narines incisées avec finesse exquise ; la bouche comme Egyptiaque, quoique des Antilles, — bouche de « l’Isis » de Pompéi, — admirablement meublée entre les fortes lèvres de beau dessin. Tout cela sérieux, fier, un peu dédaigneux même. — La taille est longue en buste, bien prise, ondulante comme couleuvre, et particulièrement remarquable par l’exubérant, invraisemblable développement des pectoraux, et cette exorbitante donne non sans grâce à l’ensemble l’allure penchée d’une branche trop chargée de fruits. Rien de gauche, nulle trace de ces dénonciations simiesques qui trahissent et poursuivent le sang de Cham jusqu’à l’épuisement des générations. — Enfin la voix est sympathique, bien timbrée, mais dans les notes graves inusitées chez les Dorine.

L’inaccoutumée personne se meut en toute résolution sur les planches comme si elle n’avait jamais fait qu’évoluer devant une lucarne de souffleur. Mais quel que soit l’évident, imperturbable vouloir d’entrer dans la « peau du rôle », comme prononcera Bignon pour le lexique des Coquelinières futures, le sérieux, le hautain de la physionomie et ce timbre en contralto se refusent net à l’emploi. — Mon siège de critique est tôt fait : il y en a là pour les trois débuts, et tout juste.

Je demande l’avis du confrère. Mais le confrère est pour l’heure moins que jamais à son « Sacerdoce » non plus qu’à la pièce

ni à l’artiste : il n’a vu, il ne voit que la

femme qu’il a du premier coup d’œil déclarée « fort intéressante », et avec celui-là on sait ce que parler veut dire : « La bête » est partie…

*

J’ai hésité longtemps… Le très cher est pour moi là, — toujours — en sa chaste, tressaillant réserve de sensitive, sa répugnance native, son horreur de tout stupre, comme tenant par delà la mort son rideau baissé…

Et pourtant il nous faut dès l’abord remuer les impuretés, toucher à des cendres, puisque c’est de là que doit se révéler un Baudelaire inattendu, insoupçonné, pour nous avéré : — le Poète Vierge.

À nous donc — (telle l’inscription prémonitoire du fabliau : « Ce que Vierge ne doit lire »), — à nous d’aviser la délicatesse du lecteur, de le prémunir devant tels détails scabreux que viendra nous imposer la sanction de notre thèse, et d’excuser d’abord notre présentation forcée de l’incongru mais essentiel personnage qui fut notre initial et déterminatif indicateur. Pas de recul ! le dossier réclame toutes ses fiches et, plus amoncelées au creuset les scories, mieux au précipité s’aggravera la somme de nos déductions.

Ce confrère était alors un long garçon sans fin, maigre en diable et dégingandé, — quelque chose comme une ficelle avec des nœuds, — émerillonné, toujours en quête d’aventure, le plus grand chasseur de filles devant l’Éternel qu’on pût rencontrer. Ce n’est pas le gibier, c’est lui qui était toujours de passage et, bien que myope comme sangsue, sans égal, l’escogriffe, pour tomber juste à tout arrêt. Indiscutablement laid, de tenue suffisamment modeste sinon parfois délabrée pour de prime abord éliminer Virtuellement toute visée de compensation rémunérative, pourtant cet agité pour qui la monogamie était le Vrai cas pendable, cet in stagiaire haletant et perpétuel enquêteur, ce débraillé, ce râpé, ce pelé vivait jours et nuits en telle ferveur constamment une, telle curiosité à jamais inassouvie, que son inlassable zèle se trouvait d’aventure, quantité ou qualité, récompensé à chaque carrefour, passant de droit acquis devant les plus avenants et les mieux huppés.

Quelle explication à ce phénomène courant de certaines laideurs préférées jusque devant les détresses, la disgrâce, le repoussoir de la misère ? La femme est-elle donc à tel point reconnaissante, malgré tout, contre tout, avant tout, à qui avant tout et avant tous l’aime, la cherche, la Veut ? Pour employer le langage du temps où, de par notre aimable Banville, on achevait de parler encore un peu Dieux et Déesses, les Divinités de toutes les paroisses n’ont-elles pas toujours réservé leur meilleur aux fidèles même les moins accomplis mais les plus assidus ? Beyle en avait su quelque chose. Ce qui pour notre homme reste acquis, c’est que ses indénombrables sacrifices de colombes à Vénus, ses couronnes de myrte, distançant bien en arrière tous les « mille e tre » de don Giovanni, l’avaient auréolé d’une sorte de halo légendaire qui laissa sa traînée de lueur dans l’histoire galante du temps au Pays Latin. Enfin, — mais puis-je le dire ? — à tel point que certain soir de causes grasses, sur confessions accumulées de ce maître-queux en fricassées de museaux et désespérant de modérer les bouillonnements de pareille effervescence, un trop facétieux compagnon proposa sans autres façons, pour l’enseignement et l’émulation des races futures, de tout au moins les enregistrer par l’application d’un compteur…

Cette fois, à la vérité, la fille était de port bien altier, n’avait rien moins que l’air d’une « garçonnière », comme dit le Canut, et celle-là devait tenir les galants à toute longueur d’ombrelle. Mais plus la citadelle se présentait haute, plus l’assaut sifflait notre homme, et rien encore et toujours ne réussissant mieux que le succès, comme toute pièce par tel tireur visée comptait neuf fois sur dix pour abattue, on pouvait dès lors entrevoir la belle mulâtresse, au tableau.

La personne n’avait au reste fait que se montrer sur la scène pour disparaître, s’en tenant à son très demi-succès. Je me demandai plus tard, mis au courant des choses, par quelle fantaisie de caprice cet essai et surtout à quelles conditions, par quels maléfices, sortilèges, l’octroi en avait pu être arraché de celui qui tenait en telle répulsion le théâtre comme toutes les promiscuités.

Je ne fus d’ailleurs pas longtemps sans nouvelles : — le lendemain même de cette première pour nous mémorable, le confrère était dans la place.

*

C’était rue Saint-Georges, 15 ou 17, presque en face du petit hôtel du « père Auber » le compositeur. Au second étage, sur la cour, un appartement modeste mais que le tapissier venait de meubler à neuf élégamment : la perse, en sa première faveur d’alors, n’avait pas été ménagée. Une jeune femme de chambre, jolie, — « quoique blonde », comme disait le confrère, — composait tout le service. Pas de cuisinière : les deux femmes allaient prendre leurs repas au restaurant, ensemble.

Le confrère était au-dessus de la discrétion en ses victoires et conquêtes : incontinent il me narra avec abondance tous les détails de la rencontre, — Au préalable, il faisait immédiate justice des ignorants ou nigauds autres qui ne méritaient de comprendre et goûter le charme de la Vénus noire, laquelle, pour qui tient en estime les brunes, n’est en somme qu’une brune exaspérée. Il s’indignait surtout contre le stupide préjugé olfactif, propos de sycophante, à l’endroit des femmes de couleur, et c’est de toute l’altitude de ses compétences qu’il retournait l’accusation précisément contre les blondes par lui réprouvées, jurait-il, bien qu’en son chantier le faux éclectique fît pièce de tout bois. Encore une fois de plus venait-il de confirmer son enthousiasme pour la préexcellence du grain de peau si merveilleusement fin chez la noire, à laisser rugueux les satins de tous les autres dermes féminins, de la Suédoise à l’Irlandaise. Il ne faisait d’ailleurs difficulté d’avouer que la belle, bien faite qu’elle fût, s’établissait de hanches un peu étroites peut-être, — mais il est assez rare, exposait-il en maquignon supérieur, de rencontrer chez ces mammifères les deux traits de parfait ensemble, la nature ayant généralement réglé de reprendre sur la part de l’un les bénéfices de l’autre ; je n’avais rien à objecter.

Passant aux détails, notre émérite praticien, sa vie entière étant là, se complaisait à consigner et développer chaque spécification avec précision de procès-Verbal en un état de lieux : tel le chirurgien professeur didactiquement stipule les divers états d’un cas. Et comme chez nous dès lors le terme parlé devançait net et ferme la littérature dite naturaliste, je fus crûment mis au courant de tout et du reste, comme à une exhibition anatomique, d’autant que le physiologiste ayant d’abord passé par quelques mois d’études à l’École de Médecine, sa clinique entendait ne nous faire grâce de rien. Il fut donc consigné que, selon la gamme de la race, la coloration du corps était sensiblement moins montée qu’au visage et aux mains, la poudre de riz aidant d’ailleurs ; mais il demeura d’autre part acquis qu’aux régions palmaire et plantaire, — ces extrémités confessées un peu longues et osseuses chez le sujet, — se révélait désobligeamment le blêmissement générique, blafard repoussoir, quasi bestial et quelque peu déconcertant. Pour édification plus que complète, il me découvrit, comme si je les voyais, les deux fameuses « médailles de bronze » dans leur frisson comme figées à la coulée et flottant sur les masses molles, profondes, soyeuses à filtrer entre les doigts : « — une mer en foulard », — insistait-il. Et n’en arriva-t-il pas jusqu’à me colorier au vif les plus secrètes intimités du pigment, l’intensité sanglante des carmins poussant au violacé pour se crêter au noir bleu… — Enfin l’exorbitance à pleines mains de la chevelure d’Erèbe, bien qu’écourtée en raison de sa surabondance sur une nuque pleine de promesses, achevait accomplissement de la belle sauvage. Seulement le confrère ne me celait qu’il eût préféré toute autre senteur à la dominante qui se dégageait, surtout aux instants décisifs, de cette toison trop serrée pour qu’y pût pénétrer l’air et rétive aux tranchées du démêloir : quelque chose d’atroce, abominable, comme un relent de colle de pâte sûrie… — Mais à part cela !…

Par quelle spéciale perversion des sens le poète des Fleurs du Mal en arrivait-il à flairer précisément là pour nous les chanter les aromatiques effluves du cinname et de la myrrhe ?…

On s’était expliqué et entendu quant aux conditions réciproques dans le nouveau petit ménage. Premièrement la dame, en effet altière, avait signifié qu’elle n’entendait accepter rien, sous quelque forme que ce fût ; « Monsieur » d’ailleurs subvenant à tout. — En se donnant, elle donnait, mais elle ne

recevait pas. Au restaurant même, si on y

allait, chacun son écot. Pour raisons établies, cet article premier avait été voté sans discussion.

En second lieu, non seulement l’élu pouvait en toute liberté se présenter, mais encore il serait toujours le bienvenu à toute heure, — sauf de deux à quatre exclusivement réservées : — l’heure de « Monsieur », — « Monsieur » ne survenant jamais — jamais ! — en deçà ni au delà de ces deux uniques heures par lui fixées… Enfin, dernier article et expressément, notre préféré devrait, sans jamais exception, toutes les nuits.

Le mot « Monsieur » était proféré par la maîtresse et la suivante avec un même accent de déférente et mystérieuse réserve…

Malgré ses accoutumances qui n’avaient plus à s’étonner de rien, l’excès des facilités présentes ne laissait pas que d’embrouiller quelque peu notre homme. D’autre part, le batteur de rues et ruelles avait lui-même son genre de fierté et, comme on insistait à le convier le plus fréquemment possible, il n’hésita pas à déclarer que, n’étant de caractère ni de taille à se laisser celer dans les placards, la place une fois par lui occupée, il la garderait contre quiconque survenant. Sa délicatesse lui faisait du même coup le devoir de dénoncer — aveu de luxe, mais en parfait escient — qu’il se trouvait énergiquement dénué de toutes les vertus, compris la première, qui constituent l’entreteneur.

Sur quoi, exclamation des deux voix, maîtresse et suivante à l’unisson, mais quel cri ! — « Pas ombre de danger !… S’il connaissait « Monsieur » !!!…

*

Qui donc était « Monsieur », enfin ?… — « Monsieur était un personnage étrange, abstrus, fantasque au possible ; avant tout il était celui dont un rival n’aurait jamais à concevoir jalousie : — dont, à deux voix, ratifications et corroborations sans fin.

Le confrère ne broncha point. Le cas était élémentaire et, pour pratiquant de telle envergure, la déclaration n’avait rien de neuf. Il avait passé nombre de fois sous le même discours : de toujours il fut entendu, pour peu qu’elles aient la moindre délicatesse, que toute femme mariée, toute maîtresse par un autre entretenue n’eut jamais contact qu’avec le préféré.

Mais alors, pour bouder à telle cuisine, que pouvait être l’autre, le particulier suffisamment passif, en dehors de toute essence humaine, assez dénué de sentiments, désirs, nerfs, jalousie, simple flair de conservation, pour avoir ainsi réglé sur son chronomètre, lui-même et constitutivement, sa propre vie et la vie de celle qui existait par lui, s’interdisant de jamais frapper à cette porte, sa porte, — avant deux heures, — après quatre, laissant en toute sécurité, sans jamais le tressaut d’un soupçon, l’intangible et scabreuse liberté de toutes les nuits ?

Évidemment quelque barbon bourgeois de facultés plus que limitées, quelque ancien rond de cuir en retraite ou apothicaire cacochyme n’ayant que tout juste la permission de l’après-midi pour sa petite promenade de santé pendant que sa bourgeoise le remplace à la caisse.

À la question : « — Fait-il quelque chose ? » on répondit : « — Des vers » — des vers qu’il venait lire frais éclos à la personne, sans qu’elle y entendît goutte, — et on alla dans la chambre voisine se mettre en quête de la dernière pièce apportée.

— « Un maniaque, pensa le confrère, et plus qu’assurément un idiot ! »

Le morceau enfin retrouvé sous un fauteuil était — de ferme et haute plume sur un quart de grand papier de fil que je vois encore légèrement gris dans la pâte — :

À UNE MENDIANTE ROUSSE

Ma Blanchette aux cheveux roux
Dont la robe, par ses trous,
Laisse voir la pauvreté
Et la beauté[1]

Monsieur » était « quelqu’un »… — Mais l’ébahissement ne suffisait pas : le confrère allait être abasourdi :

— Le personnage d’importance, le solennel, essentiel quidam, l’homme chauve et désagrégé qu’il se trouvait présentement supplanter, — « Monsieur » — était presque de deux ans plus jeune que lui… Alors ?…

*

On connaît de reste la légende de la rencontre du bon derviche Persan, lequel en sa double besace portait depuis leur naissance ses trois filles et qui disait : « Des deux par devant, moi, je crois pouvoir à peu près répondre ; pour celle de mon dos, je ne garantis rien. »

En matière tant subtile, assertion comme négation sont délicates en diable. Pour étreindre l’insaisissable, nous ne tenons, nous, que l’inexpliqué d’un premier indice. Ici, l’esprit dominait-il de si haut le corps à ce point de le réduire anaphrodite, de l’annihiler, et telle quiétude était-elle bien authentique ? À défaut de qui jure là, téméraire qui parierait. Le plus sage apparaît de n’accepter encore que sous bénéfice d’inventaire cette première déposition et de réserver conclusion malgré l’explicite. Vétilleuse précision de notre expert juré en ses détails documentaires et déductions.

Avec celui-là, par exemple, les choses ne traînaient pas en longueur. Nulle part il ne faisait long feu et l’eût eu belle la créature à brevet pour garder plus d’un jour ou deux tel oiseau dans sa cage, s’entend encore en lui laissant bec librement ouvert pour tout autre casuel de picorée, puisqu’à la pelle il engrangeait ses bonnes fortunes, ayant toujours son trop de pain sur la planche — (en un monosyllabe autrement cynique il articulait le mot pain…) — « Moi, les femmes, je les gâche !… » disait l’animal, dégagé, souverain.

Cette fois, par exception notoire vu le cas de couleur, la rencontre se prolongea bien au delà de l’observance courante et notre homme qui n’était rien moins que de consigne dut être considérablement étonné à se voir, selon la prescription, arriver fidèlement à l’ordre pour répondre à chaque appel du soir pendant un trimestre presque. La chose était excessive en vérité, cas d’abus presque impertinent et rédhibitoire. — Aussi, raisonnablement, ne pouvait se faire davantage attendre un certain soir où la belle mulâtresse se trouva veuve…

Froide et forte colère au retour du lendemain, — l’orgueil étant non moins touché, — et la petite suivante, comme indifféremment et d’un air détaché, mais courroucée non moins que sa maîtresse, soutenait par accords plaqués le morceau, ayant par devers elle aussi — et « quoique blonde » — quelques droits à s’indigner…

En conclusion, signification formelle de congé définitif sur récidive. — Cette bonne fois, c’était bien provocation, défi en coup droit qui allait être sur-le-champ relevé : du tac au tac, second découchage, et, sans appel pour le coup, licenciement ! — D’où, quelque peu interloqué une seconde par tel renversement d’orientation des façons respectives en sa manière, Vers d’autres cieux ou, plus spécifiquement, ciels de lit, le débarqué s’envola…

De l’éthopée un souvenir, persistant objectif, de ces quelques lignes d’un billet de Jeanne :

« … On sonne un gros coup. J’étais couchée et Louise sortie. Ce ne pouvait être que toi. Je cours ouvrir en chemise. Personne ! mais à travers la cour, de mon rideau je vois ton étourneau de frère qui file comme un cerf-volant. Qu’est-ce que tu voulais ? Viens me le dire… »

Cette lettre n’a pu grossir le dossier pour graphologues recueilli par la piété dynastique de nos excellents Crepet. Notre enragé la brûla, l’ingrat, dans l’universel et correct autodafé de toutes ses Sévignés, la veille du jour inouï où comme tout le monde, conclusivement et pour un instant souffler de sa personne, — il se maria !…

Quelques deux ou trois mois après dénouement de l’aventure, je parle de l’aventure noire, nous étions, de Banville, un que j’oublie — n’était-ce pas Deroy, le peintre ? — le tant menteur Privat d’Anglemont et moi, jacassant, pépiant comme volée de moineaux sur notre banc habituel du Luxembourg à l’esplanade ombreuse généralement déserte, au-dessus de la pépinière d’alors, aujourd’hui pleurée. Avec les galeries du péripatétique Odéon, — si pertinemment destiné à la Tragédie qu’en retournant comme peau de lapin le monument, le décor du temple grec est déjà en place, — nous avions fait de ce

sous-bois nos autres galeries ; notre propre

tapage nous suffisant, nous laissions aux mamans et bonnes d’enfants le terre-plein en hémicycle qui domine le grand bassin.

Je vois encore Théodore tel que d’un simple linéament le daguerréotype le crayon de Monjoie pour la Silhouette de Balathier de Bragelonne, — en vaste paletot-sac traînant sur les talons comme une toge, — sans autre façon, pantoufles de voisin en tapisserie familiale, — petite casquette à poche sur l’arrière, à visière tombant à pic, comme chez le « horse guard », stature en moins, — foulard au cou, à peine noué, — imberbissime et déjà cette cigarette qui ne devait plus s’éteindre, coupant jusqu’au potage : — tout à fait la mine d’un trop jeune fils de famille ensauvé de chez papa-maman pour aller jouer la comédie au « Théâtre des jeunes Élèves » de Monsieur Comte, passage Choiseul, — ce passage où devait en effet finir notre Théodore, mais chez l’éditeur Lemerre, encore dans les limbes, — et de sa terrible voix de tête en fausset, suraiguë dans les finales, haute-contre perçante comme poinçon, paradoxant déjà comme s’il en pleuvait.

Le propos tout d’un coup tomba — à l’aspect encore lointain d’une figure bizarre, fantomatique, qui se découpait sous la voûte des verdures, semblant venir droit vers notre banc.

A mesure que l’apparition se rapprochait, comme aimantée sur nous, plus distinctement nous percevions un jeune homme de bonne taille moyenne, élégant, tout de noir vêtu sauf la cravate sang de bœuf, en habit, — ça se rencontrait encore de jour, par-ci par-là : — l’habit, qui dut être médité, démesurément évasé du torse en un cornet d’où émergeait comme bouquet la tête, et à basques infinitésimales, en sifflet ; — l’étroit pantalon sanglé par le sous-pied sur la botte irréprochablement vernie. Col de chemise largement rabattu, manchettes non moins amples en linge très blanc de fine toile protestaient par la proscription du moindre empois contre le supplice d’encarcanement dont l’étrange goût s’obstine à ankyloser nos générations présentes dans les roideurs du calicot silicate : émancipation du corps n’aurait-elle quelque accointances avec dégagement de l’esprit ? — A la main, gantée de rose pâle, — je dis de « rose », — il portait son chapeau, superflu de par la surabondance d’une chevelure bouclée et très noire qui retombait sur les épaules. Depuis Louis XIV en ses perruques on n’avait vu qu’au statuaire Christophe et à Got dans Monsieur de Pourceaugnac, cascades de crinière aussi avantagée.

De premier droit une de ces rencontres où le passant reste ébahi sur place.

« — Tiens, Baudelaire ! ! ! » dit alors ce Privat qui connaissait l’entier univers et qui, pour une fois, disait vrai.

Le banc a tressailli : nous allions donc enfin le connaître, celui-là tant désiré, attraction suprême ! Privat nous avait transportés, nous en récitant quelques pièces, dont par exception fortuite le légendaire craqueur avait négligé de s’attribuer paternité.

L’aspiré tirait bien à nous maintenant sur l’appel entendu, procédant dans sa marche par saccades des articulations ainsi que les petits acteurs en bois du sieur Séraphin, semblant choisir pour chacun de ses pas la place, comme s’il marchait entre des œufs ou qu’il craignît par ce sable innocent de compromettre le luisant de sa chaussure.

Le noir du costume aidant, le geste retenu, méticuleux, concassé rappelait les silhouettes successives du télégraphe optique qui se démantibulaient alors sur les tours de Saint-Sulpice ou, mieux, la gymnastique anguleuse de l’araignée par temps humide au bout de son fil.

L’entente était déjà complète avec notre nouveau malgré sa réserve, car alors ainsi se passaient les choses et bien avant les électricités de M. Edison : un quart d’heure à peine, et tout le « banc » accompagnait en essaim Baudelaire à son logis, quai d’Anjou en l’Isle, grimpant quatre à quatre et bruyamment le dernier étage du vieil hôtel Pimodan, envahissait l’appartement un peu mansardé mais Vaste et confortablement meublé. Un tapis couvrait entièrement le parquet, luxe pour nous inusité. D’un grand fauteuil tout moderne et très accueillant où je me carrai de suite je regardais quelques tableaux, dont la miniature de Mme Aupick au long col et une inoubliable tête de femme, école italienne. Un peu plus tard, la cimaise devait s’enrichir du portrait de Baudelaire par Deroy, presque aussitôt mort sur son œuvre : qu’est devenue cette toile doublement intéressante dont la place serait au Louvre et que nous vîmes brosser là, à la lampe, en trois ou quatre soirées ?[2] … — Il me souvient de l’atmosphère parfumée qui régnait ici ! Baudelaire répandait sur le tapis des flacons de musc à vingt sous. A vrai dire, l’odeur était un peu forte ; mais ce trait surprendra-t-il chez le poète à qui la tignasse de Jeanne inspirait La Chevelure ?

Dans un de ses étincelants Souvenirs Banville raconte un peu différemment la rencontre et la visite : qu’il modifie, déduise ou amplifie de son droit régalien, il supplée par un de ces feux d’artifice magiques où il était maître à nous éblouir. J'ai hâte de m’incliner devant le remarquable et très touchant exemple par lui donné de fraternité littéraire dans son expression la plus fidèle, respectueuse et tendre, et c’est pour moi besoin d’insister ici. Toujours et par delà la mort, en toute occasion et sans occasion, de Banville ne cessa d’attester, de clamer son admiration enthousiaste pour le grand frère dont il se tenait comme le frère jeune, j’allais dire comme la petite sœur, et l’hommage vaut d’autant que notre Théodore portait haut, de tout droit, le sentiment de sa propre Valeur. Je crois qu’on trouverait difficilement dans l’histoire littéraire un trait plus touchant et plus suivi.

Vingt ans plus tard on s’arrêtait devant la seconde persona de Baudelaire, soit que, par Paris ou Bruxelles, il trottât menu comme jadis, soit qu’il se tînt braqué, méditatif, au coin d’un carrefour. En voyant cette tête toujours singulière s’évasant du collet de la houppelande invariablement retroussé, nez vigoureusement lobé entre ces deux yeux qu’on n’oubliait plus : deux gouttes de café, sous des sourcils retroussés, — lèvres serrées et amères, mauvaises, cheveux argentés avant l’âge, tantôt trop courts, tantôt trop longs, visage glabre, cléricalement rasé jusqu’au scrupule, — le passant saisi, comme inquiet, songeait : « Celui-là n’est pas tout le monde ».

*

Assurément l’étrange en toutes choses demeure la dominante caractéristique de Baudelaire, et avec tant d’autres obstinés encore à scruter ce cerveau, fouiller cette âme complexes et contradictoires, nous restons à déchiffrer l’indéchiffrable. A l’enquête plus qu’ardue pourront s’entrouvrir certains aperçus dans le fouillis de notes diverses, correspondances, dont notre contribution est due et par lesquelles nous allons battre les buissons, sans perdre de vue notre point de départ et d’arrivée.

Avant d’entrer tout à l’heure dans la nuit où il va rejoindre l’ami parti premier, il n’est pas sans douceur pour le survivant de se retrouver une fois suprême avec celui qui valut tant…

Le premier billet de Baudelaire qui tombe sous ma main témoigne que l’entente ne fut pas moins cordiale que soudaine. On s’était immédiatement tout raconté puisque rien à cacher, tout en commun par ce coin de bohème, chaque copain déjà en partance pour l’entraide au placement de copie ou concours quelconque. Non moins de prime abord avait détonné le tutoiement : pas assez benêts, nous autres, et trop hâtés, haletants de Vie pour perdre le temps à allonger le discours en pluralisant le simple (— Vous avez, tu as,) — d’essence trop égalitaire pour nous aristocratiser par le vousvoiement.

La dernière phrase établit encore qu’on ne s’attachait pas aux vaines distinctions de la nuit et du jour pour tomber à toute heure sans façon les uns chez les autres. Mais il paraît que cette fois le concierge se serait tenu rétif.

— Oui — et de grand cœur — si toutefois..., etc., auquel cas je m’appliquerai et j’irai vite. Mais je crois que tu te montes deux coups : d’abord sur la facilité de glisser un roman à la Dém. Pacifique ; ensuite sur les prix de rédaction — fais-moi le plaisir de prendre tes précautions —. Cherche à savoir par Valois ou bien recours au « Commerce ».

Tu sais que je ne bouge pas — Viens demain jeudi — ou samedi.

À propos, Leguillon[3] était-il de ton charivari dont j’ai eu connaissance par la démantibulation du marteau de ma porte et la clameur publique ? »

B. D.[4]

Ai-je à dire que ce qui est souligné le fut par lui, ici comme en ses autres lettres ? Encore, s’il n’advient parfois d’éliminer les premières lignes de quelques-unes de ces lettres, le détail est insignifiant ne portant que sur de minimes sommes d’argent de poche prêtées ou rendues.

Et surtout ne pas oublier ici que, comme né sous la noble devise des Ravenswood : «la main ouverte ! » Baudelaire avait débuté par dissiper une fortune plus que libéralement et qu’à tel banquet n’avaient pu manquer de se presser ses amis — dont je fus.

Ici, et ailleurs, longues lacunes dans ma correspondance Baudelaire, indignement décimée par une succession de pillards. Du carton bondé jadis ne restent plus que quelques lettres dont tout à l’heure nous répartirons à leurs dates la reproduction.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Continuons de buissonner.

Les ans ont passé, on s’est assagi, assis. Je n’ai pas entorc présenté Baudelaire dans mon ménage. Il Va s’en charger tout seul.

Un matin, je suis sorti dès la première heure. Madame, à peine levée, entend fort tapage dans la salle à manger. Elle entr’ouvre la porte…

La grande table de chêne a été poussée Vers la paroi, assez haute. Sur la table une chaise, sur la chaise un Monsieur hissé s’allonge pour examiner de plus près un tableau Vers la corniche…

Naturellement c’est Baudelaire qui, de là-haut, salue en tous respects, — puis se décide à descendre, et s’annonce…

Plus tard, et cette fois, du vilain.

On est à table, au dessert.

L’enfant guigne le compotier aux gâteaux, tend sa petite main.

Baudelaire a pris un gâteau qu’il présente, à distance.

« — Oui, mais tu vas dire : Je suis un gourmand !

— Je suis un gourmand — et le petit bras s’allonge.

— Pas encore ! Dis : — Je suis un misérable gourmand ! »

Ce mauvais jeu ne me va pas du tout : et le regard de la mère, donc ! Enervé, j’ai saisi et donné au petit le gâteau, avant que Baudelaire ait arrêté mon bras, me disant très grave, en reproche :

« — Mais nous pouvions en obtenir davantage… »

Oui, c’est odieux, — mais par le bariolé de tel composite, s’attendre à tout.

Quelques rencontres…

Où allions-nous, lui et moi, ce jour-là en plein soleil, sur le pont de la Concorde, désert par telle canicule ?

Nous tenions chacun aux doigts le cigare, en détresse de feu. Un beau monsieur point Vers nous, fumant le sien… Sauvés !

A l’abordage, Baudelaire salue, en correction parfaite comme toujours, et demande la permission de s’allumer. Le monsieur le considère, puis simplement :

— Non, Monsieur.

— Comment, Monsieur ? Et pourquoi ?

— Parce que je tiens à conserver ma cendre.

Et il reprend sa marche.

Nous sommes restés ébahis, nous regardant, lorsque subitement Baudelaire se détache et court après le monsieur déjà loin.

Bien que je sache de reste chez mon ami l’expresse horreur de toutes voies de fait, je m’élance derrière lui, inquiet de ce qui Va se passer, — et j’arrive juste au moment où Baudelaire a touché légèrement l’épaule du Monsieur, qui se retourne et s’arrête :

— Pardon, Monsieur ! lui dit Baudelaire, après un nouveau salut encore plus courtois. Auriez-vous l'extrême obligeance de bien vouloir me dire votre nom ?

— Pourquoi, Monsieur ?

— Parce que je voudrais garder le nom de l’homme qui tient à conserver sa cendre.

Sans attendre autre réponse, il me prend le bras, et le monsieur reste à son tour braqué sur place.

Préliminaires. — Autour de l’État-Major de l’adorable et adoré Gautier, notre θεος, quelque chose comme deux camps en ferveur jalouse de l’approche du Maître. Si Baudelaire aime Flaubert, Gérard de Nerval toujours trop rare, de Chennevières, Fromentin, etc., tolère Arsène Houssaye et même Saint-Victor à part quelques reproches de décalques, il a l’impatience nerveuse de la suffisance des Goncourt, de certaines raideurs chez Maxime Ducamp, qui à son heure le lui rendra. Enfin le charme ineffable de la très belle Madame Feydeau n’a pu obtenir de lui la grâce du mari, sa bête noire, tout fin lettré qu’il reste.

Il écrira : « Feydeau n’a pas lâché une si belle occasion d’entendre parler et de parler de lui. »

Et ailleurs : « Je serais moins embarrassé pour dire à Hugo : — « Vous êtes une bête », qu’à Feydeau : — « Vous n’êtes pas toujours sublime ».

Donc, nous voici rentrant chez moi au boulevard, lorsque Baudelaire me pousse vivement vers la porte : il vient d’apercevoir l’ennemi…

Mais Feydeau, lui aussi, nous à vus et, plus prompt que notre demi-tour, il est sur nous…

Les quelques paroles insignifiantes d’accostage, Baudelaire déjà crispé…

Mais Feydeau :

— Cher Baudelaire, vous qui avez toutes les compétences en fait d’art, veuillez donc me dire ce que Vous pensez de ceci ? Et pendant qu’il extirpe de son portefeuille un petit objet minutieusement enveloppé et le dépouille avec précaution de ses langes successifs jusqu’au dernier papier de soie :

— Vous savez de reste qu’au xviiie siècle l’art des miniaturistes, alors à son apogée, se plaisait à peindre sur de petits bouts d’ivoire l’œil d’une personne aimée, et avec telle exactitude qu’on y reconnaissait d’emblée la complète ressemblance du modèle…

Et il tend la pièce.

— Bon ! Mais…

— Alors Mme Feydeau, qui me trouve dans le regard certaine expression, a bien voulu me faire peindre mon œil.

Baudelaire glacé, strident :

— Oui, oui ! je vois bien l’œil ! mais où est le vase ?

Par ces « reliquiæ » de mon ami, je tombe sur une lettre toute spéciale avec titre : Clergeon aux Enfers, et en post-scriptum : Tu vois qu’après quinze ans l’inspiration vit encore. » C’est une de nos Clergeonades : le mot va être expliqué. Mais la fantaisie pimentée de cette pièce, qui laisse loin derrière elle les gravelures des Rabelais et des Béroalde de Verville, est d’un tel scabreux que s’il ne s’agissait ici d’un tirage à tout petit nombre, je n’oserais certes la donner.

Par quel phénomène bizarre, plus d’une fois rencontré, cette loi contradictoire, déconcertante, qui semblerait infliger péremptoirement et précisément aux plus purs l’exutoire de l’humaine impureté ? Comme sous un aiguillon, en révolte furibonde de la chair, les moins osés, les plus réservés dans l’acte se vengeront de leur continence par les crudités du verbe, de l’écrit ; la gauloiserie l’affriandera du leste à l’obscène pour s’exaspérer de la scatologie jusqu’au sadisme, même au satanisme des messes noires, comme les priapées à certains chapiteaux et gargouilles de nos églises gothiques.

Ne mentionne-t-on pas à côté d’un Sanchez Rodriguez un autre très saint instructeur de catéchumènes, Goerres qui aurait codifié dans sa Mystique un manuel de l’ordure pour l’interrogatoire des âmes innocentes ? Tout près d’ici, le moins libertin de nos poètes, le plus chaste des monogames rimera l’Ode à la Colonne et Baudelaire, farouche comme l’Hippolyte de Phèdre, nous léguera sa Clergeonade en mémoire de Clergeon : Clergeon aux Enfers.

Qui, Clergeon ?

Lorsque l’antique Lutèce, depuis des siècles ensevelie sous la poussière, sera fouillée, remise à jour comme Herculanum et Pompéi, le pic de la pioche fera luire des déblais la médaille frappée de Songeon — notre Clergeon —, médaille commémorative déposée en grand apparat dans les fondations de l’Hôtel de Ville lorsqu’il fut réédifié après l’incendie de 1871, — précisément sous le Consulat de ce Songeon — Clergeon —, mort président du Conseil municipal de Paris et même sénateur dans le fauteuil qui fut — stupeant gentes ! — le propre fauteuil d’Hugo !!!…

Car Clergeon, ce fut Songeon en personne et même « Lucius Nestor », pour que rien ne lui manquât, Songeon débaptisé familièrement « Clergeon » par une bonne hôtelière de la rue Monsieur-le-Prince.

Songeon avait usé quelques culottes à côté de Baudelaire sur les bancs du collège de Lyon, d’où ils se rappelaient certain abbé Noirot ou Noireau qui aurait été là professeur de philosophie. On s’était retrouvé au quartier latin ou dans les cafés Voltaire, Tabourey, de l’Europe, Dagneaux, successeur plus ou moins littéraire du Procope. Songeon procédait vers ses hautes destinées futures par tels interminables discours qu’ils ne laissèrent jamais à ce diarrhéique du verbe loisir de décrocher sa licence de droit. La parole ! Commerce trop de fois détestable de ceux qui n’en ont pas, la marchandise qui coûte le moins et qui rapporte le plus. Nous venons de voir jusqu’où peut hisser la grande éloquence, surtout quand elle met conviction enflammée à l’appui des truismes les plus rebattus.

D’ailleurs, sous sa prolixité funeste, le meilleur des hommes, ce Clergeon, parangon de toutes les excellences, honnête comme pas un, humain, obligeant, affectueux — trop hélas ! — et insupportable à rappeler le vers de Bérénice :

Clergeon, que de vertus vous me faites haïr !

Au physique, masque kalmouk ou de la Malaisie, nez écrasé, zygomas en saillie, teint jaune, cheveu rare, pour yeux deux fentes horizontales : myope à travers ses binocles jusqu’à la cécité.

Dans une promenade par les champs, passe à côté de nous un troupeau de dindons :

— Mais, lui suggère Baudelaire, ces petites harpistes ne sont vraiment pas mal ?

Et Clergeon, de son œil bridé, finement acquiesce…

Myopie physique qui avait virtuellement induit sa native ingénuité à la plus opaque myopie intellectuelle. Combinez un Cicéron archi-disert, extirpé par Calino, avec un Corneille humanisé par M. Prudhomme, dans l’emploi des raisonneurs le plus hors de raison. Tout le temps et pour ne rien dire parlant sous lui omni re scibili et aliis, à ce point redouté, le digne homme, qu’il était passé terme de comparaison. Nous disions : « embêtant comme Clergeon », d’où le verbe : « clergeoner » et nos « clergeonades » sans fin ni trêve, où nous accusions notre tête de turc de faire venir ses rasoirs de Londres. Mais aussi de quel tenace, le monstre !

Nous déambulons, Baudelaire, notre crampon et moi, par le boulevard Montparnasse, Clergeon plus morigénant, plus agaçant, plus clergeonant que jamais. Pi’ésentement, c’est sur Baudelaire qu’il s’est agriffé : une grêle !…

On souffre. Mais que faire ?

Baudelaire, exacerbé, n’y tient plus… Tout à coup il avise un omnibus qui file au grand trot, et crac ! sans dire gare, ni adieu, il s’est élancé vers le refuge qui roule, et y disparaît.

Clergeon en est reste pétrifié — comme au jeu de billes, ce que les écoliers appellent le « pet sur place »… — Mais ce n’est qu’une seconde, et crac ! lui aussi a bondi et, plus prompt que l’Eurus, rattrape la voiture et une place tout contre sa proie dévolue, qu’il achève…

Tout cocasse autour de lui, naturellement, — et les souvenirs de me pleuvoir…

Il demeurait rue Cassette avec sa très vieille maman, Grenobloise ou Lyonnaise, en la compagnie de laquelle j’attendais parfois la rentrée de mon ami. Parfois aussi survenait quelque visiteuse, non moins départementale et compassée.

Et, comme la maman Songeon était veuve à jamais inconsolée d’un général du premier Empire qui avait, en je ne sais plus quel 1814, défendu Saint-Sébastien contre l’Anglais, immédiatement comme à robinet, le discours évoquait le général en ses gloires et vertus ; d’où je me disposais, attendez :

— Ah ! Madame, si vous aviez connu le Général ? Quelle vaillance, quelle générosité, quelle bonté, quelle délicatesse ! et…

Se tournant vers moi :

— Monsieur Nadar ?

J’étais déjà debout, rompu à la manœuvre, me redressant de toutes les longueurs très peu charnues de mon échine d’alors.

—… Et quel bel homme !  !… Tenez, grand comme m. Nadar ! mais proportionné !  !  !…

Ça n’a jamais raté… une fois.

Le héros présenté, on goûtera mieujc l’épopée. Elle à ce mérite peu banal de révéler au lecteur un Baudelaire humoriste.

(Il entre d’un pas délibéré, comme les gens timides.)

Il demande bientôt à voir le règlement de l’Enfer, et cherche à prendre les Diables en faute.

Dès la première grande assemblée, il se plaint vivement, prétendant qu’on a changé le feu.

Rumeur épouvantable de tous les damnés qui trouvent qu’il fait bien assez chaud.

Mais non ! dit Clergeon.

Il se plaint aussi de ce que certaines gens qui ne sont point d’ici, se soient glissées en Enfer, qui mériteraient tout au plus le Purgatoire. — « Nous ne voulons que des égaux, dit-il ; il faut que chacun prouve qu’il est un parfait scélérat !

« Je crois avoir assez de titres pour que chacun montre les siens ! »

Comme il embête tout le monde, on le f… dans un abîme insondable, d’où il remonte bientôt avec une agilité sans égale. Car l’espoir d’avoir été remarqué par Proserpine lui donne des forces proportionnées à la difficulté de l’entreprise.

Il se glisse par des anfractuosités à lui seul connues, et Va attendre la sortie de la Reine des Enfers à la petite porte.

Il la suit par l’escalier dérobé, et à peine entré dans la chambre, il jette sur la commode quinze francs, que les diables, en le fouillant à son entrée, ont oublié de lui retirer.

Voilà pour vous, petite ! s’écrie-t-il d’une voix de stentor. Voilà comment un damné comme moi sait humilier une reine qui trahit son époux.

Proserpine, qui depuis six mille ans, n’a pas encore vu un pareil bougre, veut se pendre à la sonnette.

Mais Clergeon ne perd pas de temps ; il profitera des dernières secondes, il déshonorera Proserpine, où il y perdra son latin.

Il se jette sur elle et ejus in oculum penem suum inpingit[5].

Proserpine pousse un cri déchirant !!!

Tous les Enfers sont sens dessus dessous. Clergeon, heureux du désordre dont il est l’auteur, pique son poing sur sa hanche, et s’écrie, avec une voix de tête inimitable :

ha ! ha !

Cependant Pluton, qui au fond est un bon enfant, lui demande pourquoi il a commis de pareilles bêtises, et Clergeon lui répond, la main dans le gilet :

— « Je croyais qu’en enfer on n’était jamais mal venu à prouver sa noblesse ; ha ! ha ! — Si je me suis trompé (avec résignation et dignité) je suis prêt à subir tous les châtiments que Vous réservez à celui dont l’audace a dépassé vos prévisions. »

Pluton lui rend avec bonté ses lunettes tombées dans la bagarre.

Quoique personne ne lui en veuille, et que Proserpine éborgnée se soit contentée de dire : Drôle du bougre ! Clergeon croit qu’il est prudent de prendre la fuite.

A chacun de ses pas, il ébranle les montagnes. Il fuit ! Il fuit !

Dans une plaine de braise, il aperçoit Nadar qui collectionne des salamandres, et il lui crie en courant :

Pends-toi, brave Nadar ! Nous avons vaincu sans toi !

Car il est convaincu qu’il a f… Proserpine !

*

Mais avec ce Clergeon nous n’en finirions pas, et puisqu’il n’est que temps de le quitter et que j’ai demandé permis de fourrager quelque peu à tort et traders par à l’entour, m’est-il bien possible de ne pas revivre un instant nos vieux souvenirs, évoquant au passage les satellitaires et même nébuleuses qui gravitèrent dans l’irradiation de l’astre Baudelaire, se targuant de postes plus ou moins congrus.

Flânons donc encore un peu dans la galerie des portraits,

La première place due et hiérarchiquement maintenue à notre exquis Banville à jamais fidèle, toujours et encore du sommet de son Olympe « présentant arme » à son supérieur, il va nous être bon de tendre une dernière fois la main à plus d’un que nous ne serons pas seul à nous rappeler : — ces deux braves ruraux, d’abord, d’inséparabilité touchante et l’un comme l’autre poètes de belle envolée, — Levavasseur :

« Dieux païens, je vous hais : Jésus n’a jamais ri ! »

et le tant bonhomme Prarond qui s’amusait en son Abbeville à compliquer sa gymnastique du mètre, à jouer sous jambe la difficulté en doublant la consonance aux hémistiches de ses « Rimes batelées ». Il m’est doux de leur garder mémoire

A votre porte hier, j'allai, cruelle,
Par la ruelle où rôdent les filous,
A pas de loup mettre une main fidèle
Sur la cordelle inclémente aux jaloux.

Vous vîntes lors et d’une voix rebelle.
Méchante belle aux regards loups-garous,
Par quelque trou de la serrure frêle
Où je querelle à travers les verrous,

Vous dites : « Las ! mon ami, je suis nue,
Fort retenue et souffrante. Bonsoir !
Un autre soir aurez la bienvenue. »


Étiez-vous donc pour si triste vouloir
Par le couloir toute seule accourue ?
Je vous ai crue — et n’ai rien voulu voir…

Tout à côté et non moins sympathique le dilettante de Chennevières, qui, dédaigneux des foules et publicités a laissé sous le pseudonyme Jean de Falaise les deux accomplis mais trop minces volumes « Contes normands » et « Histoires Baguenaudières ».

Puis, dans l’intimité plus suivie de Baudelaire, le raffiné Monselet, un petit abbé du XVIIIe, bedonnant et versiculant, boulimique à mériter place dans l’article « Cas rares » au dictionnaire des Sciences Médicales, — la bouche à pan coupé, se fendant en coup de sabre d’une oreille à l’autre comme chez les batraciens.

Encore plus assidûment proche du Maître, Asselineau, mon ancien et cher condisciple du collège Bourbon aujourd’hui lycée Condorcet, un subtil, — les deux virtuoses, Boyer Philoxène, — immédiatement traduit Philobscène, dit « la pluie qui marche » et Villiers de l’Isle-Adam, l’un et l’autre un peu contournés : deux cordes à violon devant le feu, — le Villiers, front d’hydrocéphale, physiquement quelque semblance de l’ombre portée de Baudelaire, une apparence de gibbosité en plus, — et encore Thomme jaune, l’éditeur fûté Poulet-Malassis, toujours là, — et l’auteur du roman « l’Assassinat du Pont rouge », l’Orléanais Barbara, concentré, plein de mystère, sur lequel en sa mansarde nous tombions un soir, Baudelaire et moi, et que nous trouvons sans chandelle, juché, et accroupi la tête entre les poings au sommet d’un haut tabouret : — Qu’est-ce que tu fais-là ? — « Je pense ! »

Et Fernand Desnoyers, resté par son bon vers de son oraison Delavigne Casimir :

Il est des morts qu’il faut qu’on tue !

Et ce Privat — d’où « Privations » — tant craqueur qu’on n’a pu jamais connaître s’il était juif, bulgare, mulâtre. Du plus loin, l’entrevoyant venir sur la crête du Pont-Neuf, quand je lui criais : « Privat, c’est pas vrai ! » — régulièrement il me répondait, la main sur la poitrine : « — Parole d’honneur ! ». — Et les Watripon Antonio et frère, — familièrement Dutripon, — et le bon, très sincère catholique G. d’Héricault, — et l’excellent Armand Du Mesnil, — et ce babouin de Babou (rien du babouvisme !) — et notre plus que parfait Jules de Lamadelène qui écrivit pour la Revue de Buloz le Marquis de Saffras. Moins fréquents, L. Ménard, ce digne Trapadoux. Duranty, Th. Silvestre, Armand Barthet, Pierre Dupont, Gustave Mathieu, Mermet, Manet, Courbet, — notre Bracquemond, encore là aujourd’hui, — Christophe, Deroy, Fauré, — j’en oublie des meilleurs, — et encore quelques autres quotités intermittentes ou négligeables, — tout cela excellent ou bon, passable ou médiocre, plus d’une fois déconcertant, s’agitant mélimélo. mouches à miel ou bourdons, essaim de la Reine des abeilles.

Je ne me permettrai pas d’étiager les places dues en dessus ou dessous du panier et donner à chacun selon son grade.

Mais, à part les quelques âmes, quelques esprits sérieux qui prenaient leur place discrète au sanhédrin ou s’entrepointaient jalousement les coudes autour de Baudelaire, il me faut bien dire que, dans l’ensemble, la dominante qui donnait le ton n’avait rien moins que d’attractif, les plus encombrants précisément les plus mal lotis en leur prétention d’atticisme. Le meilleur vouloir de sympathie se repliait devant le personnel de petite paroisse, dont les agités, les excessifs n’avaient pu, parodistes d’originalité, prendre du maître que des attitudes, banalement simulateurs de cette affectation qui chez Baudelaire était née native. Rien de saugrenu, d’agaçant comme l’infatuation gourmée de ce pédantisme, de cette cuistrerie se guindant à la préciosité : ça puait l’homme de lettres. Le vocable familier « pose », d’où les « poseurs », dut venir de là. Toute la bande affétée, contournée en convulsionnaires d’un nouveau Saint-Médard, grimaçant, comme d’uniforme, le même surfin clignement d’œil en signe de ralliement maçonnique contre le Philistin, l’œil « marcassin ».

Avec ces épileptiques, combien loin du sans-façon tout bonhomme, de la simplesse à la bonne franquette de mon autre bande de Bohème « la bande à Murger » et de notre « Société des buveurs d’eau », dont je ne méritai d’ailleurs que le titre de membre correspondant, sans doute parce que d’eux tous alors, j’étais le seul à ne pas boire de vin.

*

Ne m’aura-t-on pas trouvé un peu sévère ? Encore secrètement n’obéirais-je pas ici à quelque vieille rancune ? — Je me fouille…

L’évidence nous démontre arrivés à une heure d’encombrement où tout, et partout et de plus en plus, se spécialise. Regardez, en peinture seulement, comme chacun s’applique à se particulariser, même localiser. Le paysagiste normand ou breton n’entend rien démêler avec l’orientaliste, le chevalet arrimé sur les bords de l’Oise n’est pas admis à s’embosser en rade de Toulon. Aux animaliers, Troyon a pour lui retenu les bœufs, Dedreux s’est réservé les chevaux, et les cochons de Jacques seraient mal venus à intervenir parmi les moutons de Palizzi. — Et cette médecine donc, où, entre la farine de lin et le bistouri, de l’encéphale à la rate, du pylore au calcanéum, nos thérapeutes spécifiés, allo ou homéocures, cardialgies, aliénicoles, auriculeurs, pédicures, etc., etc. ; monopathes à déconcerter le Rabelais et ahurir la technologie des infortunés bipattes, tristapattes et autres foietrinaires en toutes espèces et variétés d’espèces, se sont en tels segments entre partagé les détails de notre carcasse, à se demander si demain ils ne vont pas s’interdiviser encore le menu de leur besogne, consignant l’exclusif traitement de l’œil droit à celui-ci, à celui-là réservant l’œil gauche.

Or, il me faut bien avouer qu’en certain coin du Saint-Synode Baudelairien, uniquement braqué sur sa spécialisation de littérature, je ne jouissais que d’une considération limitée, atteint et convaincu de m’être de tout temps intéressé à plus d’une chose, même à la fois.

Le très cher vieux copain Théodore n’a-t-il pas écrit d’ailleurs dans sa fulgurante et trop affectueuse préface de mon Hôtellerie des Coquecigrues, que ce Nadar était évidemment né pour se mêler de tout ce qui ne le regardait point ?

Mon existence effectivement se sera tiraillée en si fantaisiste variété d’applications que devant tel méli-mélo, déconcerté par la multiplicité de mes candidatures ou incarnations, mon bon ami Édouard Rod s’était, avant de me connaître en personne, imaginé rencontrer une dynastie, une tribu bariolée de Nadars, dont un aéronaute, un photographe, un romancier, un caricaturiste, tous foisonnant chacun à l’envi. A cette tare de touche-à-tout, déjà mal rémissible, ajoutez grief pire encore : Stendhal a écrit que, de tous les peuples, le Français est le plus intrépide à supporter l’ennui, et, tout bon Français que je me trouve, je dois confesser chez moi une incoercible, une implacable horreur de l’ennui qui, tant de fois, au plus beau milieu des sempiternelles esthétiques de ces pointus, m’enleva, comme d’un coup d’aile romanesque de lyrisme, pour m’emporter sur n’importe quel Mabille ou Jardin Bullier.

D’où l’arrêt des marcassins : — « Pas sérieux, ce Nadar ! » et ainsi je fus méprisé par Champfleury. — Ça, c’est dur.

Assurément quoique chacun de nous, son siège d’humaniste dûment acquis, puisse s’estimer en toute légitime possession de sa syntaxe, d’autre part il n’est cheval si bien ferré qui ne bronche et j’aurais, maintes bonnes raisons à me rappeler premier que, là comme ailleurs, nous sommes tous mortels. Encore est-il en tout certaine mesure. Or, voilà que je tombe ici sur un prototype de styliste ineffable, qui m’arrête et par trop s’impose.

Je ne voudrais oublier qu’à moi seul reste aujourd’hui la parole, ni pour rien au monde contrister la dévotion que garde mon excellent Troubat à l’ami de jeunesse qui lui ouvrit la porte de Sainte-Beuve. Son indulgence pardonnera devant tel modèle d’une imperturbabilité qui ne se cabra jamais sous l’étrille, si d’irrésistibles démangeaisons viennent me rappeler en dernière cartouche que la caricature fut un peu l’un de mes métiers.

Donc, ce Champfleury, né Fleury tout court, avait, nous arrivant de Laon, délibéré plus littéraire et même distingué d’émailler d’un « Champ » le baptistère de sa signature. Le malin, qui s’y entendait, ne pouvait trouver à se faufiler sur estrade plus propice alors qu’au camp Baudelairien, d’où, à peine débotté, il se mit à pondre de-ci de-là, sans treve, articles et volumes, de telle conviction et en tel foisonnement que, sous la naïve et goulue facilité des lecteurs à jamais inassouvis. vous rencontrerez même à l’heure qu’il est, quelques braves gens pour croire que, littérairement, Champfleury, c’est arrivé.

Pourquoi le malheureux fut-il rétif à l’objurgation d’un sage qui coupait court à tous dérèglements et égarements ?

Ne doutant de l’ien, dénué même du simple sentiment des distances, il ne bronche pour aller déranger le philosophe Proudhon, de chez qui il sort très mécontent.

« Un décourageateur » ! prononce-t-il, racontant l’aventure. Sur quoi Veuillot, à l’affût partout, même là, et qui à ses heures aime rire, veut bien nous rassurer en écrivant : « — Mais M. Champfleury ne se laissa pas décourageater. »

A robinet ouvert notre dévoyé en rupture d’orthographe foisonne à pondre, re-pondre sous lui. C’est ce pauvre Lhomond qui écope et en voit de dures.

Quelques perles ramassées à la pelle dans le tas et que nous nous amusions à nous renvoyer sans fin — alternis cantemus — comme balles de raquette ou litanies en répons de messe.

Dans une de ses « Études » (Études !) dont l’action se passe à Molinchard ( ?)

« — Il faudrait trouver un jeune homme dont on pût s’enquérir de sa famille, lui parler, le sonder, et lui faire des ouvertures au besoin… »

Il va voir Balzac qui, pas bête, n’y est pas : « Balzac avait alors pour tout domestique un valet de chambre et une concierge qui me donnèrent la clef » (attendez ! ce n’est pas pour ouvrir la porte) « des études que ce grand écrivain avait dû faire sur ces deux êtres pour rendre la langue du baron Nucingen. »

La pluie s’obstine : « — Je me rappelle d’un singulier livre. Madame Putiphar, etc… — La colère d’une si belle affaire manquée, etc… — Un dîner n’est pas la place d’un homme qui a du grec plein la tête, etc… — Il renfermait ses chagrins en dedans, etc. — Heureusement la fenêtre donnait sur la soirée, » etc., etc

A l’occasion il tancera de toute son altitude Barbey d’Aurevilly, le « poseur à la hanche », qu’on appelait chez Veuillot « la Corsetière », mais qui au moins n’écrivait pas en « Molinchard », Barbey auquel il reproche, lui Champfleury, « d’ignorer le français et même la ponctuation », — On croit rêver…

Et il enseigne sa manière aux jeunes débutants, les avisant qu’avant tout : « Il faut rendre des passions ».

Une averse…

Ne s’est-il pas inventé Chef d’École et n’at-il pas créé la littérature dite naturaliste, qui, en effet, son impertinence à part, n’eut rien de surnaturel.

Seulement pour rendre des passions (service des cent sous prêtés ou même le café au lait resté en travers), — peut-on se dispenser d’ouvrir boutique de marchand de cuirs et que la main qui tient la plume soit une patte ?

Mais n’a rien vu qui ne vit ce grotesque portant devant lui sacramentellement au journal ses feuillets de copie et sur le bureau du directeur les déposant avec minutieuse circonspection, comme en crainte d’ébrécher le manuscrit.

Enfin, à tel point son indubitabilité, sa religion de son lui, que Baudelaire se trouve quelque part en nécessité de rappeler à l’ordre et chapitrer vertement le plus infatué de ses desservants, le sacristain presque de sa Sainte-Chapelle :

« … Quant à votre si magnifique éloge de vous-même, je n’ai rien à en dire, si ce n’est que quand on pense tant de bien de soi il n’est pas généreux d’en accabler les autres. »

*

D’autant meilleur ici de nous retourner vers d’autres, ceux qui valent. C’est à Baudelaire que je dois d’avoir connu, aimé Manet, Méryon. Il a écrit quelque part : — « Les grandes amitiés me viennent surtout de l’esprit. » Pour se rendre entière justice, il eût pu ajouter qu’il n’était pas moins ouvert aux tendres délicatesses du cozur, d’un cœur qui parfois eut faim.

28 février 1860.
Mon cher Nadar,

Un de nos amis communs m’a fait observer, avec le ton du reproche, qu’on ne m’avait pas vu à l’enterrement de ta mère. Tu devinés bien pourquoi ; je n’ai reçu aucun avis. Quand j’ai vu l’annonce de la mort de Mme Tournachon, c’était non pas dans une invitation collective, mais dans la table nécrologique du Siècle, et je crois bien que deux jours étaient déjà écoulés.

Depuis quelques années mon esprit est tellement frappé des idées de solitude et d’abandon, que je serais une brute si je n’étais pas sensible au malheur d’un de mes plus vieux amis.

Mais tu es plein d’activité, et tu as un enfant.

Ton bien dévoué,
Ch. Baudelaire.

Ce cruel aveu, l’aveu de cette faim de son cœur, on peut le rapprocher de la dédicace qu’on lit en marge du portrait de Berthe, l’inconnue qu’il avait rencontrée en Belgique : « A une horrible petite fille, souvenir d’un grand fou qui cherchait une fille à adopter. »

Et ce n’est pas seulement l’esthète affiné qu’on retrouvait encore fidèle à ce chevet de la rue Saint-Georges, d’où notre lamentable Manet nous racontait, la veille même de sa mort, tout le détail de ses beaux projets de relevailles, pendant que notre regard souvenir atroce — sondait, sous l’arceau de la couverture gonflée par l’appareil de pansement, la place de la jambe tranchée l’avant-veille dans l’anesthésie, sans que le pauvre cher soupçonnât encore, et jusqu’à son dernier souffle, l’ablation…

De même au second plan le dilettantisme de Baudelaire, quand il mit toute son âme à soulever de la misère le génial aquafortiste Méryon, s’agitant, remuant tout et tous jusqu’à un ministre dont avec Banville et Champfleury — auquel je suis heureux de marquer ici un bon point — il harcèle la souscription à quelques collections des incomparables eaux-fortes. De tel élan obstiné de solidarité humaine chez Baudelaire, je retrouve touchant témoignage dans les deux lettres qui me restent de Méryon, le pauvre grand artiste qui, après avoir anéanti lui-même ses planches en une crise de désespoir, se libéra par une fin tragique de sa lamentable vie. Aujourd’hui, devant la surenchère affolée sur chacune de ses épaves, je suppute navré ce que représenteraient pour lui, en liasses de billets de mille, les quelques louis de nos apports d’antan.

Paris, 25 février 1860.
Monsieur,

Ayant été informé par M. Baudelaire que, sur sa proposition, vous aviez bien voulu souscrire à mon ouvrage sur Paris, je vous en envoie un exemplaire, vous priant de m’en faire tenir le prix (que je vous soumets ci-dessous) à tel moment et par telle voie qu’il vous plaira.

Jc suis, Monsieur, votre très humble serviteur,

C. Méryon.

De mention de prix, la mention annoncée ci-dessous », — point ; en revanche, après la signature, un dessin représentant un serpent contourné en forme de huit, avec cette légende, proférée par la bête :

Nadar
Beaucoup d’art
Peu de l’—.

Évidemment le post-scriptum s’avérait bizarre, et d’un ton qui s’accordait mal avec le texte du billet. En marquai-je quelque étonnement à Baudelaire ? Je ne me souviens pas. Quoi qu’il en soit, je recevais, un mois plus tard, cette lamentable lettre :

Paris, 31 mars 1860.
Monsieur,

Je suis vraiment bien sensible à la délicatesse de vos procédés à mon égard. D’après ce que j’apprends, moi, au contraire, j’ai dû vous paraître bien indiscret, bien mal inspiré, en accompagnant d’une plaisanterie mes premiers rapports avec vous[6], d’autant plus que, d’abord en raison de ma nature propre, en second lieu de la bien triste position que les événements m’ont faite, le deuil devrait être mon fait. Dans les circonstances où vous vous trouvez placé, je comprends toute l’inconvenance de ma manière et vous en demande bien humblement pardon.

Quoique ne vous connaissant que très superficiellement parce que je n’ai qu’un très petit nombre de relations et ne puis donner toute l’attention que je voudrais au texte ou aux dessins des feuilles auxquelles vous avez souvent prêté votre talent, j’ai plusieurs fois entendu faire l’éloge de votre caractère bon et loyal par des gens qui vous ont fréquenté. C’est d’abord M. Baudelaire qui tout dernièrement me rassurait sur la manière dont vous aviez accueilli mon inopportune boutade ; puis, il y a déjà quelque temps de cela, un de vos élèves en l’art auquel vous avez eu le bon esprit de donner la meilleure partie de votre temps, je veux dire la photographie, M. Radoux, dont j’ai été à même d’apprécier le mérite, la droiture et la bonté pendant les quelques instants qu’il a bien voulu me donner.

Je ne veux accepter qu’une bien petite partie des compliments que vous me faites sur mes gravures de Paris ; mais je suis très flatté qu’elles vous plaisent. Dans les bons jours en effet, quand le soleil luit, ou dans le calme du soir, à la lampe, l’esprit peut rêver à l’aspect des lieux ou des monuments qu’elles reproduisent et les yeux trouvent quelque plaisir dans l’examen des mêmes détails que je me suis fait cas de conscience d’Y indiquer, surtout quand ces détails sont perçus par une loupe achromatique.

Il me reste à vous répondre pour l’offre si obligeante que vous me faites d’exécuter mon portrait ; mais je pense ne pas avoir besoin d’insister beaucoup pour vous faire comprendre que ce n’est pas chose à faire, pour beaucoup de raisons. — Vous avez obéi à un premier mouvement de générosité, de bienveillance sur lequel il vaut mieujc revenir. D’abord la position dans laquelle je me trouve, qui peut être facilement comprise, est telle que je dois user d’une extrême circonspection envers les personnes qui ne craignent pas encore de se mettre en relation avec moi ; en dernier lieu mon masque, peu attrayant dans l’origine, a subi les influences désastreuses de tous les tiraillements que j’ai supportés, dans ces dernières années surtout. Il faudrait donc sans doute avoir par trop recours à l’art qui, encore en photographie, par un habile emploi, peut corriger, arranger, pour faire d’après moi quelque chose qu’on pût montrer. Je pense que vous partagerez ma manière de voir ; je me contente donc de vous remercier sincèrement de cet excès de bonté, me proposant, quoi qu’il en soit, d’aller vous voir dans quelques jours pour vous exprimer de vive voix ma gratitude de vos politesses pour moi dont j’apprécie à sa juste valeur, soyez-en sûr, la générosité.

Je suis, Monsieur Nadar, votre très humble et très dévoué serviteur.

C. Méryon.
20, rue Duperré.

Sous son masque d’imperméabilité en défi de tout émoi, la sensibilité de Baudelaire tressaillira à toutes les vibrations. Trop complet le clavier pour qu’y défaille une note : celle-ci première. De même que jamais en lui ne se démentit une âme délicate et fière, ainsi le profond sentiment, la compassion fraternelle à l’humaine misère se retrouveront dans l’œuvre comme dans l’acte. Quelle tendresse, quelle pitié épandues dans Les yeux des pauvres, La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse, Les petites vieilles, dédiées à Hugo, etc., etc., et après Quincey dans ses Paradis artificiels, la recherche haletante, le désespoir de ne plus retrouver la petite « Ann » par les boues noires d’Oxford Street, — page si douloureuse que je ne puis jamais l’achever à haute voix, la gorge se serrant…

Ceux qui n’ont pas connu Baudelaire intime ont pu, ont dû devant sa réserve d’attitude prendre pour sécheresse de cœur ce qui n’était que circonspection et certaine pudeur jalouse. Mais mieux encore que la sensibilité, chez notre ami se l’évélaient des délicatesses rares.

Une dame, morte aujourd’hui, confessait une fois à notre excellent Troubat : « — Mon mari et moi, nous nous étions unis devant le bon Dieu bien avant de nous présenter devant son ministre. Baudelaire n’en ignorait rien, — et quand nous avons été promus aux honneurs de la régularisation officielle, le moindre propos eût pu nous faire beaucoup de tort. Sa discrétion fut plus que parfaite et je lui en garde une infinie gratitude, »

La dame avait raison : telle réserve est rarissime. La discrétion au fumoir prouve parfois plus qu’une action d’éclat en faveur d’un caractère.

Revenons à la correspondance.

I
Honfleur, 14 mai 1859.
Mon bon Nadar,
Je suis

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

[détails d’affaires]
explications
II

Il y a ici un café qui par extraordinaire reçoit ton journal, de sorte que j’ai le plaisir de voir défiler sous mes yeux les folies, les injustices, les caresses aux imbéciles et enfin toutes les bizarreries qui composent la nature exceptionnelle de Nadar. Dernièrement il t’est arrivé, en te moquant des gens qui ont eu ou qui ont la passion des chats, de confondre Poë avec Hoffmann. Sache qu’il n’y a pas de chat dans Poë, excepté un qu’on éborgne et qu’on pend, et dont le successeur, borgne aussi, sert à découvrir un crime. Plus récemment, je ne sais pourquoi, il t’a pris fantaisie, à propos d’un poète belge ou polonais, de me jeter un mot désagréable à la figure. Il m’est pénible de passer pour le Prince des Charognes. Tu n’as sans doute pas lu une foule de choses de moi, qui ne sont que musc et que roses. Après cela, tu es si fou que tu t’es dit : Je vais lui faire plaisir !

III

Si tu étais un ange, tu irais faire la cour à un nommé Moreau, marchand de tableaux, rue Laffitte, hôtel Laffitte. (Je compte bien lui faire la mienne à propos d’une étude générale que je prépare sur la peinture espagnole.) Et tu obtiendras, de cet homme, la permission de faire une double belle épreuve photographique d’après la duchesse d’Albe[7], de Goya (archi-Goya, archi-authentique). Les doubles (grandeur naturelle) sont en Espagne, où Gautier les a vus. Dans l’un des cadres, la duchesse est en costume national ; dans le pendant, elle est nue et dans la même posture, couchée à plat sur le dos. La trivialité même de la pose augmente le charme du tableau. Si je consentais jamais à me servir de ton abominable argot, je dirais que la duchesse est une bizarre…… ; l’air méchant, des cheveux comme Silvestre, et la gorge, qui masque l’aisselle, atteinte d’un strabisme sursum et divergent à la fois. Si tu étais un ange très riche, je te conseillerais de les acheter ; c’est une occasion qui ne se représentera pas. Figure-toi du Bonnington ou du Devéria galant et féroce. L’homme qui les a en demande 2 400 francs. C’est peu de chose sans doute pour un amateur enragé de peinture espagnole, mais c’est énorme aussi, comparativement à ce qu’il a dû les payer. Car il m’a avoué qu’il les avait achetés au fils de Goya qui se trouvait dans une gêne extraordinaire. Si tu dis à cet homme que tu veux faire plusieurs épreuves, il craindra de te le permettre, justement à cause de la notoriété de ton nom. D’ailleurs la beauté du Goya étant généralement peu comprise, tu ferais bien de ne faire que deux reproductions, l’une pour toi, l’autre pour moi. Si tu t’y résous, prends garde de les faire trop petites. Cela enlèverait une partie du caractère.

Ce qui m’est particulièrement désagréable en écrivant tout ceci, c’est que tu vas rire comme un fou en lisant toutes les recommandations. — Mais ce n’est pas fini.

IV

Qu’est-ce donc qu’un certain artiste allemand ayant fait une certaine chose miraculeuse ou fantastique, qui se vend chez Goupil ? Tout le monde me conseille de m’adresser à lui. Je ne veux pas de l’éternel ami de Malassis, de Duveau, pour les frontispices qu’il me faut, pour mes articles sur Poë (un portrait enguirlandé d’emblèmes), mon Opium et haschisch, mes nouvelles Fleurs et mes Curiosités.

Tu me rendrais parfaitement heureux si parmi tes nombreuses relations tu pouvais trouver des renseignements biographiques sur Alfred Rethel, l’auteur de La Danse des morts en 1848 et de La Bonne mort faisant pendant à la Première invasion du choléra à l’Opéra. Connais-tu Knauss ? Il doit savoir quelque chose là-dessus.

Je suis vraiment fort en peine, avant de publier mes Curiosités, je fais encore quelques articles sur la peinture (les derniers !), et j’écris maintenant un Salon sans l’avoir vu. Mais j’ai un livret. Sauf la fatigue de deviner les tableaux, c’est une excellente méthode que je te recommande. On craint de trop louer et de trop blâmer, on arrive ainsi à l’impartialité.

Ai-je besoin de te dire que de toutes ces recommandations la plus pressante est celle relative au mandat ?

V

Je t’en supplie, mon cher ami, ne m’écris pas de farces, selon ton antique mode, sur l’enveloppe de ta lettre.

Tout à toi et pardon de te déranger dans ton affreux train-train.

Ch. Baudelaire.
_____
Honfleur, 16 mai 1859.
Mon cher ami,

Puisque tu n’es pas de ceux qui se moquent des longues lettres, tu en auras pour ton argent, car j’ai deux heures de loisir devant moi.

Avant tout
[ici détails d’affaires courantes, inutiles à reproduire]

Je te remercie pour une phrase excellente et charmante de ta lettre. voilà une vraie et solide déclaration d’amitié. Je suis peu accoutumé aux tendresses. Quant aux compliments que tu me fais, ma vanité en profite pour te faire lire quelques morceaux que, sans doute, tu n’as pas lus, et qui, avec quelques autres inédits, rajeuniront, je l’espère, mon livre flétri. Tu pourras constater que j’écoute peu la critique, et que je m’enfonce opiniâtrement dans mon indécrotabilité.

Maintenant je reprends ta lettre.

Si les vers de M. Karski (est-ce bien cela ?) sont vraiment beaux, tu devrais m’en procurer un exemplaire, mais, autant que j’ai pu comprendre, cela ne se débite pas à Paris.

Oui, je désire pour moi que tu réussisses dans l’affaire Moreau, mais je suis convaincu aussi qu’il te sera également agréable d’avoir de bonnes épreuves d’après ces peintures singulières.

Tu ne connais donc pas ces gravures sur bois d’après Rethel. La Danse des morts en 1848 se vend maintenant 1 franc (six planches). La Bonne mort et l’Invasion du choléra se vendent, je crois, 7 francs. Tout cela chez un libraire allemand qui vend aussi des gravures allemandes, rue de Rivoli, près du Palais-Royal. Quelques personnes m’ont dit que Rethel avait décoré une église (à Cologne, peut-être) ; d’autres, qu’il était enfermé dans une maison de fous. J’ai les œuvres citées ci-dessus et je voudrais savoir, outre les renseignements biographiques, s’il y a d’autres ozuvres gravées.

L’artiste allemand dont je ne sais pas le nom m’a été indiqué par Ricard, qui prétend qu’il a un talent tout à fait propre aux illustrations et aux frontispices. Il faudrait voir cette chasse.

Certainement oui, j’avais pensé à Doré ; et je ne me rappelle pas si c’est moi qui, toute réflexion faite, l’ai rejeté à cause de l’enfantillage qui se fait voir si souvent à travers son génie, ou à cause de l’antipathie qu’il inspire à Malassis. Encore, je ne suis pas sur de cette dernière affirmation.

Les différents livres ou brochures que j’aurai prochainement à publier sont : l’ensemble des articles critiques sur Poë (ici un portrait, — je me charge de fournir les éléments nécessaires pour le portrait) encadré dans des figures allégoriques représentant ses principales conceptions, — à peu près comme la tête de Jésus-Christ au centre des instruments de la Passion — le tout d’un romantisme forcené, s’il est possible.

Opium et haschisch : frontispice allégorique exprimant les principales jouissances et souffrances que j’ai racontées.

L’ensemble de mes articles critiques sur les beaux-arts et la littérature. Je crois que Malassis ne veut pas de frontispice.

— La deuxième édition des Fleurs. Ici, un squelette arborescent, les jambes et les côtes formant le tronc, les bras étendus en croix s’épanouissant en feuilles et bourgeons, et protégeant plusieurs rangées de plantes vénéneuses, dans de petits pots échelonnés comme dans une serre de jardinier. Cette idée m’est venue en feuilletant l’histoire des Danses macabres, d’Hyacinthe Langlois.

Je reviens à Doré. Il a un talent extraordinaire pour donner aux nuages, aux passages et aux maisons un caractère positivement surnaturel ; cela ferait bien mon affaire ; mais les figures ! Il y a toujours quelque chose de puéril même dans ses meilleurs dessins. Quant à la Divine Comédie, tu m’étonnes fortement. Comment a-t-il pu choisir le poète le plus sérieux et le plus triste ? D’ailleurs tu vois que je veux en revenir au système du frontispice antique, mais traité d’une manière ultra-romantique.

Enfin pour tout dire, parmi les noms que j’avais passés en revue, je m’étais surtout arrêté sur ceux de Penguilly et de Nanteuil, mais j’ignore si Penguilly consentirait, et quant à Nanteuil, je crains qu’il n’ait mis beaucoup d’eau dans son vin, et qu’il ne sache pas retrouver le caractère d’outrance qu’il avait mis autrefois au service de Victor Hugo. Cependant ces deux noms avaient pour moi le grand avantage d’offrir une signification romantique en parfait accord avec mes goûts et répondant par une certaine forfanterie à l’ingratitude et à la négligence de ce siècle.

Mais, par-dessus toutes choses, il ne me convient pas de faire une visite à un artiste distingué et de l’engager dans un petit travail pour lequel je serai difficile, avant d’avoir la certitude qu’il sera honorablement payé.

Ces réserves faites, si tu peux me renseigner sans m’engager, je t’exprime d’avance ma gratitude.

Quant au Salon, hélas ! je t’ai un peu menti, mais si peu ! J’ai fait une visite, une seule, consacrée à chercher les nouveautés, mais j’en ai trouvé bien peu ; et pour tous les vieux noms ou les noms simplement connus, je me confie à ma vieille mémoire, excitée par le livret. Cette méthode, je le répète, n’est pas mauvaise, à la condition qu’on possède bien son personnel.

Entre autres choses vraiment distinguées qu’on ne remarquera pas, remarque dans une grande salle carrée, au fond à gauche, où l’on a entassé des paquets de choses religieuses impayables, deux petits tableaux. L’un : n° 1215, les Sœurs de charité, par Armand Gautier.

L’autre : n° 1894, l’Angelus, par Alphonse Legros. Ce n’est pas d’un style extrêmement élevé, mais c’est très pénétrant.

Dans la sculpture, j’ai trouvé aussi (dans une des allées du jardin, pas très loin d’une issue) quelque chose qu’on pourrait appeler de la sculpture-vignette-romantique, et qui est fort joli : une jeune fille et un squelette s’enlevant comme une Assomption ; le squelette embrasse la fille. Il est vrai que le squelette est esquissé en partie et comme enveloppé d’un suaire sous lequel il se fait sentir. Croirais-tu que trois fois déjà j’ai lu, ligne par ligne, tout le catalogue de la sculpture, et qu’il m’est impossible de trouver quoi que ce soit qui ait rapport à cela ? Il faut vraiment que l’animal qui a fait ce joli morceau l’ait intitulé Amour et gibelotte ou tout autre titre à la Compte-Calix, pour qu’il me soit impossible de le trouver dans le livre. Tâche, je t’en prie, de savoir cela, le sujet et le nom de l’auteur.

Pour les duchesses d’Albe, je te répéterais, si tu n’étais pas dans de grandes gênes, qu’il serait bon de les arracher à un prix modéré.

Puisque tu as jugé à propos de jeter à la fin de ta lettre un peu de politique, j’en ferai autant. Je me suis vingt fois persuadé que je ne m’intéressais plus à la politique et à chaque question grave je suis repris de curiosité et de passion.

Il y a bien longtemps que je la surveillais et que je l’attendais, cette question italienne. Bien avant l’aventure d’Orsini. Et à ce sujet, il serait injuste de dire que Napoléon exécute le testament d’Orsini. Celui-ci était un honnête homme trop pressé. Mais l’empereur pensait à la chose depuis longtemps et il avait fait nombre de promesses à tous les Italiens qui venaient à Paris. J’admire avec quelle docilité il obéit à la fatalité, mais cette fatalité le sauve ; qui aujourd’hui pense à Morny, au grand Central, à Beaumont Vassy, et aux quarante mille saletés qui nous occupaient il y a peu de temps ? Voilà l’Empereur lavé. Tu verras, mon cher, qu’on oubliera les horreurs commises en décembre. En somme, il vole à la République l’honneur d’une grande guerre. As-tu lu l’admirable discours de Jules Favre au Corps Législatif dans les derniers jours du mois dernier, ou dans les premiers de mai ? Il a posé nettement la nécessité, la fatalité révolutionnaire. Le président et les ministres ne l’ont pas interrompu. Il avait l’air de parler au nom de l’empereur. Et, quant à propos de Garibaldi, un vicomte de La Tour, breton bigot et mais, a dit que la France esperait bien ne pas se souiller par de pareilles alliances, le président Schneider l’a arrêté, lui disant qu’un député n’avait pas le droit de diffamer les alliés de la France, d’où qu’ils vinssent.

La politique, mon cher ami, est une science sans cœur. C’est ce que tu ne veux pas reconnaître. Si tu étais jésuite et révolutionnaire, comme tout vrai politique le doit être, ou l’est fatalement, tu n’aurais pas tant de regrets pour les amis jetés de côte. Je sais que je te fais horreur, mais dis-moi, as-tu seulement remarque avec quel à-propos sont venues les lettres diplomatiques de Joseph de Maistre, publiées par M. de Cavour, lettres où, pour le dire en passant, le Pape est traité de polichinelle ? Quel réquisitoire contre l’Autriche ! Le Piémont avait gardé ces lettres en réserve, et les a lancées au bon moment.

Je crois seulement qu’en mettant les choses au mieux, l’empereur couvert de gloire et béni de tout le monde, l’embarras sera dans l’usage de la victoire.

Pour tes chagrins personnels, mon ami, résignation, résignation.

Quand j’irai chez toi, je te parlerai des miens qui s’accumulent, et je te ferai pitié. Je crois sincèrement qu’excepte pour un petit nombre de jeunes gens, intelligents, riches (et sans famille) ! qui ne savent pas user de leur bonheur, la vie doit être une perpétuelle douleur.

Tout à toi, C. B.

*

Encore deux billets retrouvés, pour prendre place dans la prochaine édition des Lettres du Mercure ; par quel hasard celles-ci sont-elles restées dans mon tiroir avec leurs enveloppes, au lieu d’être remises à leurs destinataires, je ne m’en souviens guère. D’ailleurs la chose est de peu d’intérêt. Mais ces lettres valent par les renseignements qu’elles nous apportent tant sur les relations que Baudelaire avait avec les artistes anglais que sur l’estime où il était tenu chez eux.

A MONSIEUR CHARLES A. SWINBURNE,
16, Cheyne Walk, Chelsea,
London.
10 octobre 1863.
Monsieur,

Un de mes plus vieux amis, va à Londres, M. Nadar, que vous aurez sans doute quelque plaisir à connaître. Je vous prie de vouloir bien faire pour lui tout ce que vous auriez fait sans doute pour moi, si j’étais allé m’adresser au public de votre patrie. Indications, conseils, réclames, il a besoin de beaucoup de choses.

Je sais infiniment de gré à Nadar de m’avoir demandé des lettres pour mes très rares accointances de Londres, car il m’a ainsi forcé de m’acquitter vis-à-vis de vous d’une grosse dette depuis longtemps non payée… je veux parler du merveilleux article (sur les Fleurs du mal) que vous avez produit en septembre 1862 dans le Spectator.

Un jour, M. R. Wagner m’a sauté au cou pour me remercier d’une brochure que j’avais faite sur Tannhauser, et m’a dit : « Je n’aurais jamais cru qu’un littérateur français pût comprendre si facilement tant de choses. » N’étant pas exclusivement patriote, j’ai pris de son compliment tout ce qu’il avait de gracieux. Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/124 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/125 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/126 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/127 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/128 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/129 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/130 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/131 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/132 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/133 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/134 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/135 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/136 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/137 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/138 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/139 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/140 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/141 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/142 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/143 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/144 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/145 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/146 Page:Nadar - Charles Baudelaire intime, 1911.djvu/147 poète avec « la femme au serpent » de Clesinger, la très belle « présidente » qu’admira Gautier. Mais, de quelque intimité que se targue ici le signataire, quelque étroite accointances qu’il arbore, ces billets-là ne sont preuve efficiente que pour ceux qui n’ont pas comme nous connu le plus halluciné des illusionnistes, et toute l’explicite du terme n’arrivera à nous faire prendre le roman d’une passion pour ce qui en aurait été l’histoire. L’artiste aura beau s’y battre les flancs pour spécieusement déclarer que « les polissons sont amoureux, les poètes sont idolâtres », son idolâtrie abandonnera tout de suite l’essentiel au « polisson », car si la déesse vient pour une fois à se rencontrer, c’est l’autel qui fera défaut.

Cette correspondance dans son ensemble nous représenterait une lettre de change tirée comme en compte ouvert, — mais dont on ne produit pas, comme en toute comptabilité sérieuse, le récépissé du destinataire, le pour acquit de la personne, ce pour acquit que nul n’a pu voir, que nul ne verra, — et c’est précisément en marge de cette phrase fantastiquement déterminative : « Je suis à toi d’esprit, de cœur et de corps » — c’est là que nous écrirons d’une main plus que sûre : — Il l’a cru !

Enfin, dernier aspect, la contradiction, la question de nos opposants viendraient « se matérialiser par un cas de clinique : le constat d’unç affection essentiellement contagieuse dont Baudelaire aurait été atteint, dénoncée, me fut-il dit, par deux témoins — témoins de quoi ? — Jules Vallès et même Champfleury.

De ces deux déposants il nous sera permis de ne tenir que compte relatif.

*

La dernière pièce de mon dossier d’autographes : elle représente le premier jet d’un poème en prose qui, avec douze autres, — le savait-on ? — devait composer une suite sous lie titre général : Oneirocritée ; mais il est bien difficile de n’y point trouver, comme dans presque tout ce qu’a écrit Baudelaire, l’accent de la confession autobiographique :

Symptômes de ruines. Bâtiments immenses, Pélasgiens, l’un sur l’autre. Des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des cæcums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. — Fissures, lézardas. Humidité provenant d’un réservoir situé près du ciel. — Comment avertir les gens, les nations ? — Avertissons à l’oreille les plus intelligents.

Tout en haut une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour. — Labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir. J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. — Je calcule en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs qui vont se choquer réciproquement, seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés. Je vois de si terribles choses en rêve, que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir pas trop de fatigue. »

Pauvre cher ! c’est lui-même qui est l’habitant du bâtiment qui va crouler, du bâtiment travaillé par un mal mystérieux ; bientôt, impuissant à les relever, il va contempler, jonchant le sol et brisées, les statues et les colonnes de tant de beaux poèmes qu’il portait encore en lui.

Je le revois aphasique et amaigri, mais toujours conscient et fidèle à son personnage. Tous les lundis, quand le docteur Duval ne s’y opposait pas, nous allions le chercher, Asselineau ou moi, à la maison de santé de la rue du Dôme, et nous le gardions à dîner. La Voiture prenait au plus long et par les plus belles Voies, tandis que nous tâchions à lui parler de ce ou de ceux qu’il aimait le mieux… Il avait toujours eu le culte de son corps ; à peine arrivé chez moi, il me montrait ses mains et il fallait que, manches retroussées, avec le savon, la brosse, la lime, je les fisse plus nettes et plus polies encore que ne les avaient obtenues, une demi-heure auparavant, les soins de l’infirmière.

— Oh ! crénom ! crénom ! s’exclamait-il, joyeux » en les faisant jouer dans la lumière.

Un soir, il réclama avec tant d’insistance d’entendre un morceau de Tannhauser dont je n’avais pas la partition, qu’on alla réveiller l’éditeur.

— Crénom ! Crénom ! répétait-il avec extase.

Et, la dernière fois que je le vis, à la maison Duval, nous disputions de l’immortalité de l’âme. Je dis nous, parce que je lisais dans ses yeux aussi nettement, moi, que s’il eût pu parler :

« Voyons, comment peux-tu croire en Dieu ? » répétais-je.

Baudelaire s’écarta de la barre d’appui où nous étions accoudés, et me montra le ciel. Devant nous, au-dessus de nous, c’était, embrasant toute la nue, cernant d’or et de feu la silhouette puissante de l’Arc de Triomphe, la pompe splendide du soleil couchant.

— Crénom ! oh ! crénom ! protestait-il encore, me reprochait-il, indigné, à grands coups de poing vers le ciel.

Les deux seuls mots qui pussent sortir des lèvres d’où avaient jailli des plaintes immortelles ! Oh ! l’horreur de cette fin lamentable, la cruauté effroyable de Celui qui a frappé Baudelaire dans le verbe, Baudelaire, ce sertisseur de gemmes, de rubis, de chrysoprases, comme il avait frappé Beethoven dans l’ouïe et Michel-Ange dans la vue !




――――――






ANNEXE


――


J’ai retrouvé encore, parmi mes papiers, la reproduction photographique de trois listes autographes où Baudelaire avait consigné les titres d’une soixantaine de poèmes en prose qui devaient faire suite aux cinquante qu’a recueillis l’édition définitive de ses œuvres. Ces listes ne font pas double emploi avec celles qu’ont données Eugène et Jacques Crepet. Il est donc intéressant de les publier. D’autant qu’on retrouvera sans doute un jour, ci ou là, quelques fragments des poèmes projetés. Cependant, comme elles se répètent souvent, je les fonds ici en une liste unique.


POÈMES À FAIRE

Choses parisiennes.

Le vieux petit athée. 1

La cour des messageries. 2

L’élégie des chapeaux. 3

La poule noire. 4

La fin du monde. 5

Du haut des Buttes-Chaumont. 6

Un mercredi des Cendres. 7

Le poète et l’historien. 8

Oreste et Pylade. 9

Les deux ivrognes. 10

Les aliénistes (une mauvaise communion,
Chancellerie Universelle). 11

Aux philosophes du bal masqué
ou le Philosophe en Carnaval. 12

Les reproches du Portrait
(portrait de mon père). 13

Le poisson rouge. 14

Vol de cavaliers (collectionneurs,
maniaques, cleptomanes, portraits à lunettes). 15

Chants d’église (In exitû Israël…,
ponam inimicos tuos)… 16

En l’honneur de mon patron
(Le billard) (4 novembre). 17

L’autel de Moloch. 18

Pour cinq sols. 19

Le séduisant croque-mort. 20

La salle des martyrs. 21

L’homme aux diamants. 22

Le vieil entreteneur. 23

Avant d’être mûr. 24

L’orgue de Barbarie. 25

La sourde-muette. 26

Distribution de vivres. 27

Un lazzarone parisien. ?

La statistique et le théâtre
(l’enfer au théâtre). 28

La douce visiteuse. 29

Le choléra à l’Opéra
ou « au bal masqué ». 30

Melencholia. 31

L’auberge du Bocage
(souvenir de jeunesse par l’odeur,
la couleur et le vent frais). 32

Nuits de noces (les épreuves,
les bottes neuves, la prière). 33

Autococu ou incestueux. 34

Oneirocritée.

Symptômes de ruine.

Mes débuts (consultation). 36

Retour au collège. 37

Appartements inconnus. 38

Paysages sans arbres. 39

Condamnation à mort
(Faute oubliée par moi, mais subitement
retrouvée depuis la condamnation). 40

La mort. 41

La souricière. 42

Fête dans une ville déserte (Paris
la nuit, à l’époque de la guerre d’Italie). 43

Le palais sur la mer. 44

Les escaliers (vertiges, grandes courbes,
hommes accrochés.
Une sphère brouillard en haut et en bas). 45

Prisonnier dans un phare. 46

Un désir. 47

Symboles
et moralités.

L’ingratitude filiale
(les oiseaux, expérience). 48

Une parole de Jean Huss. 49

L’illusion sacrée. 50

Ni remords, ni regrets. ?

Le sphinx rococo. 51

La grande prière. 52

Les derniers chants de Lucain. 53

La prière du Pharisien. 54

Le Chapelet. ?

N’offensons pas les mânes ?

Le rêve de Socrate ?



ÉVREUX, IMPRIMERIE CH. HÉRISSEY, P. HÉRISSEY, SUCCr



  1. Pièce CXII des Fleurs du Mal, édition définitive.
  2. Ce tableau est aujourd’hui au Musée de Versailles.
  3. Étudiant créole qui était de notre groupe.
  4. On sait qu’à son entrée dans la vie littéraire, le futur poète des Fleurs du mal signa Baudelaire-Dufays.
  5. En français dans l’original. (J. C.)
  6. Nadar avait coupé ce passage dans son manuscrit. Sa modestie n’étant plus, hélas ! à ménager, il a paru préférable au correcteur de ces épreuves de rétablir le texte intégral.
  7. M. Blasco Ibanez détruit dans l’Imparcial la légende qui s’était créée autour des deux célèbres tableaux de Goya, la Maja vestita et la Maja desnuda. On croyait communément que c’étaient deux effigies de la maîtresse du peintre, la duchesse d’Albe, l’une, celle qui est habillée, ayant été peinte pour ôter tout soupçon au mari.
    Il paraîtrait, d’après M. Blasco Ibanez, que le modèle qui posa pour ces fameux tableaux était une Madrilène de basse classe, merveilleusement jolie. Son protecteur, qui était un ami de Goya, fit faire par le peintre le portrait complètement nu de la jeune femme, mais comme il ne pouvait décemment accrocher ce tableau très sensuel dans ses appartements, Goya fit une réplique habillée qui servait de couvercle à la toile et que le P. Bavi ne soulevait que lorsqu’il était seul. De là l’identité du format et de pose.
    (Le Temps, 14 juillet 1907.)