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Charles Bonnet, sa vie et ses travaux

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CHARLES BONNET


SA VIE ET SES TRAVAUX


D’APRES UNE CORRESPONDANCE INÉDITE





Dans le temps où Voltaire, devenu châtelain et seigneur magnifique, recevait à Ferney la foule chaque jour renouvelée de ses hôtes et les curieux de toute l’Europe, plus d’un étranger, qui avait fait le voyage pour voir face à face l’homme le plus célèbre du siècle, prenait, en quittant l’illustre patriarche, le chemin qui descend de Ferney à Genthod, vers les bords du lac de Genève. S’arrêtant à l’entrée d’une maison de noble apparence placée en face des Alpes et du lac, si riant en cet endroit, il demandait à saluer le maître de ces beaux lieux, le naturaliste célèbre, le contemplateur religieux des lois de la création, le compatriote de Jean-Jacques Rousseau, Charles Bonnet. C’est là, dans cette tranquille retraite de Genthod, que cet observateur de génie, devenu métaphysicien par nécessité, se consolait de ne plus étudier la nature dans ses productions ignorées, en cherchant à pénétrer le secret de ses plus vastes desseins. Ses regards, affaiblis par l’abus du microscope et réduits à ne percevoir que des clartés incertaines, ne pouvaient jouir du beau paysage qui se déployait devant ses fenêtres; mais en été, respirant l’air pur de ces coteaux et promenant ses rêveries sous l’ombre des grands marronniers ou des frais noyers de son avenue, — en hiver, appuyé de longues heures au poêle de sa bibliothèque, auprès de Mme Bonnet, souffrante aussi, étendue sur une chaise longue, silencieux, mais non solitaire, — il goûtait les voluptés réservées aux âmes qui méditent. Devant la vue intérieure de son esprit attentif et satisfait se déroulait alors une chaîne infinie de tableaux, de raisonnemens, de vérités et d’illusions. Arrangeant l’univers et composant l’homme en physicien, Bonnet concevait l’ordre providentiel en disciple de Leibnitz, et, conciliateur plus intrépide que l’auteur de la Théodicée, il trouvait moyen de tirer d’un sensualisme complet les conclusions spiritualistes les plus élevées, en dérobant à la destruction finale de chaque être créé je ne sais quel germe imperceptible, berceau des êtres nouveaux destinés à vivre éternellement sous une autre économie. Au-dessus de cette métaphysique périlleuse planait dans ses pensées un sentiment religieux très énergique et essentiellement chrétien, qui lui faisait défendre les miracles contre Rousseau et la Providence contre Voltaire.

Ce rôle de philosophe à la fois sensualiste et religieux, d’observateur et de penseur, de naturaliste et de chrétien, assure à Bonnet une place à part dans l’histoire littéraire de son temps, où il figurera toujours, quel que soit le sort définitif réservé à ses systèmes, comme un grand contemplateur de la nature et comme un sage. La tête méditative de ce courageux aveugle, sa physionomie tout empreinte de force intérieure et de bonté intéresseront encore lorsqu’on aura cessé de lire les dix-huit volumes de ses œuvres, où se pressent les vues, les idées, les inductions heureuses, et qui mériteraient peut-être qu’on fît pour le naturaliste genevois ce qu’un savant, qui est aussi un écrivain, a fait avec autant d’à-propos que de talent pour billion et pour Cuvier.

Peu de vies de philosophes assurément ont été plus uniformes que celle de Bonnet, qui, prolongée jusqu’aux limites de la dernière vieillesse, s’est écoulée tout entière, du premier au dernier jour, dans la petite république où il était né, à la campagne, dans le commerce étroit de sa famille et de quelques amis. Cependant, si la véritable histoire des savans et des penseurs de génie est l’histoire de leurs pensées et de leurs découvertes, la vie de Bonnet est assez riche en événemens pour mériter l’attention de ceux que les méditations de Descartes au fond de ses quartiers d’hiver frappent bien plus que son voyage à la cour de Suède, et qui préfèrent à l’auteur des Provinciales Pascal disputant à la souffrance et aux langueurs l’énergie de sa foi, le ressouvenir de ses pensées chrétiennes. D’ailleurs Bonnet a obtenu de son temps une part considérable de célébrité et de sympathie; il a eu ses contradicteurs violens et ses admirateurs enthousiastes ; il a tout à la fois servi et fécondé, contredit et contenu l’esprit de siècle. On peut même l’affirmer, l’influence de ses vues religieuses sur la création a pénétré plus qu’on ne s’en rend compte dans la société cultivée de l’Europe; elle y a déposé et conservé au sein des familles un fonds inappréciable de sentimens religieux que le grand ouragan n’a pu détruite et entraîner.

Seraient-ce là des traits à effacer de la physionomie d’une époque comme inutiles ou trop insignifians? Serait-il donc vrai que les sentimens du XVIIIe siècle sur la religion se résument absolument dans le Système de la nature et dans la haine folle que l’auteur du Dictionnaire philosophique avait vouée au christianisme? Non sans doute, et il est certain qu’aujourd’hui encore on est loin d’avoir une notion complète et vraie de tout ce qu’une époque si riche en belles intelligences a senti et pensé sur ces grandes matières. Malgré les pages éloquentes que M. Villemain a consacrées aux Bonnet et aux Abauzit dans son Tableau de la littérature française, la part des hommes religieux du XVIIIe siècle n’a pas encore été faite aussi largement que celle de leurs adversaires; il n’est que juste de le rappeler quand l’occasion s’en présente. En attendant que les idées religieuses de cette époque trouvent leur historien, nous espérons montrer ce que pourrait offrir d’intérêt une telle étude en racontant la vie studieuse de Bonnet, en indiquant surtout quelle a été l’influence de ses ouvrages sur l’esprit de ses contemporains, particulièrement en France, en Suisse et dans le nord de l’Europe. Sa correspondance, restée à peu près inédite[1], nous a fourni des renseignemens encore inconnus que nous avons relevés avec soin, des confidences curieuses et des pages de prix que nous laisserons souvent parler à notre place. Sur la fin de sa vie, Bonnet, qui avait soutenu avec les savans de toute l’Europe un commerce épistolaire considérable, qui avait des correspondais à deux pas de Genthod comme à l’île de France et en Suède, parmi les naturalistes et parmi les philosophes, s’occupa de rassembler les débris de cette vaste correspondance, qui avait été une des distractions les plus douces de sa longue carrière d’infirmités et de travail, qui lui rappelait le souvenir d’amitiés précieuses, et où aujourd’hui, avec un plaisir et une émotion que nous ne voulons pas cacher, nous retrouvons, pleines de vie et de sentiment, des physionomies de penseurs dont notre âge a oublié le nom, mais qu’il s’honorerait d’avoir connues. Au centre de ce petit groupe d’amis familiers qui font échange d’idées, le philosophe de Genthod lui-même, les yeux éteints, mais la tête pensive, n’est pas celui dont les lettres intéressent le moins. Sa manière est prolixe : on trouve rarement chez lui le trait vif et la rapidité qui sont la grâce de la langue épistolaire, mais l’homme n’y dément pas le philosophe, et l’on y retrouve toujours ce sage qui, pour emprunter les paroles de M. Villemain, « s’étant partagé entre la plus minutieuse observation des faits et la spéculation la plus haute, coula ses jours en paix dans l’étude de la nature et la méditation du grand Être. »


I.

Le grand Haller ayant demandé un jour à Charles Bonnet l’histoire de sa vie, Bonnet céda au désir de son illustre ami, et, dans une suite de lettres qui n’ont jamais vu le jour, lui raconta à loisir et en grand détail les aventures de sa jeunesse. Quelles aventures! quelle jeunesse! Il n’en fut jamais de moins romanesque, mais ne disons pas de moins poétique. Qu’y a-t-il de plus poétique que l’amour de la nature, la passion de l’étude et la passion de la gloire dans un cœur de jeune homme, quand ses ardeurs sont sitôt satisfaite?

A vingt ans, Bonnet s’était déjà signalé par d’importantes découvertes en histoire naturelle, et l’Académie des Sciences le nommait son correspondant. De telles aventures ont quelque chose de rare et en valent bien d’autres. Le jeune héros en faisait honneur, non à son génie précoce, mais aux maîtres qui avaient enseigné sa jeunesse, et d’abord à l’étude des belles-lettres. « Le professeur qui remplissait alors la chaire d’humanités, écrit-il à Haller, était un homme plein de douceur, d’aménité et de goût, qui semblait avoir puisé dans le commerce des anciens cette urbanité que nous ne connaissons guère que de nom... Ce fut alors surtout que mon goût pour les bonnes choses commença à se développer et à se fortifier. Je compris mieux encore tout ce que valaient les plaisirs de l’étude. Je sentis naître au dedans de moi cette émulation, si désirable dans la jeunesse, qui n’était pas proprement l’amour de la gloire ou de la renommée, mais qui devait me l’inspirer un jour. Népos et Salluste parmi les prosateurs, Phèdre et Horace parmi les poètes, lurent mes favoris. Je m’appliquai aussi à l’histoire ancienne, et je ne la possédais pas mal. »

Bonnet fut encore assez heureux pour étudier la physique, qui l’attirait si puissamment, et la métaphysique, dont il n’avait pas le goût, sous deux professeurs qui, sans le convertir, firent servir admirablement l’une et l’autre science à l’éducation de son jugement. C’étaient Cramer et Calandrini, deux hommes d’un mérite supérieur, dont Buffon, qui avait suivi les leçons du premier pendant un séjour à Genève, conservait encore à la fin de sa vie le plus tendre souvenir. Retraçant la manière d’enseigner de ces habiles professeurs, leur ancien élève ajoute comme dernière louange : « Tous deux étaient attachés de cœur et d’esprit à la révélation; comme ils étaient laïques et qu’ils jouissaient de la plus grande réputation dans notre académie, ce qu’ils disaient en faveur de la révélation ne manquait point de frapper les écoliers, et ne contribuait pas peu à les prémunir contre les dangereux sophismes de l’incrédulité. »

Cependant le jeune étudiant lisait et relisait les Mondes de Fontenelle, revenait souvent aux notions pratiques de la Logique de Port-Royal, laissant le reste; en même temps il étudiait avec Cramer dans l’ouvrage de Voltaire les élémens de la philosophie newtonienne, Cramer lui en faisant le commentaire. Il était tout de feu pour ces études, mais la philosophie rationnelle repoussait ce jeune esprit, qui devait être un si hardi voyageur dans l’empire des abstractions métaphysiques. Lui-même en fait l’aveu dans une page remarquable.


« Je ne parvenais qu’avec beaucoup de peine à saisir un peu les notions abstraites et à les arranger dans mon cerveau. Elles étaient pour moi trop fugitives ou trop éthérées; quand je croyais les tenir à peu près, elles m’échappaient. C’était donc toujours avec répugnance, et uniquement pour satisfaire au devoir d’écolier ou aux statuts académiques, que je revenais à m’occuper de philosophie rationnelle. J’étais rebuté de cette foule de définitions, de distinctions qu’elle présente, et dont je ne découvrais pas le mérite ni le but. En un mot, mon esprit n’avait que peu ou point de prise sur ces choses-là. Eussiez-vous deviné, mon illustre ami, que ce jeune homme qui montrait si peu de dispositions pour la philosophie spéculative composerait un jour un Essai analytique sur les facultés de l’âme? Voyez combien on doit se défier des jugemens que portent les pères et les maîtres sur les talens de la jeunesse. Il est de ces talens qui demeurent longtemps cachés, et qui ne se développent qu’à l’aide de certaines circonstances qu’on ne saurait prévoir. Il en est de ces talens comme de ces graines qui demeurent ensevelies sous terre pendant plusieurs années sans germer et sans se corrompre, et qui, ramenées vers la surface par divers accidens, participent enfin aux bénignes influences du soleil et des pluies, et fructifient avec abondance. »


La vocation de l’observateur naturaliste se fit moins attendre. Ayant un jour ouvert le Spectacle de la Nature aux pages où le bon abbé Pluche décrit, en l’embellissant un peu, la belliqueuse et savante industrie du fourmilion, «je sentis à l’instant, dit-il, une sensation que je ne puis comparer qu’à celle que Malebranche éprouva à la lecture de l’Homme de Descartes. Je ne lus pas le livre, je le dévorai. Il me sembla qu’il se développait chez moi un nouveau sens ou de nouvelles facultés, et j’aurais dit volontiers que je ne faisais que commencer à vivre. » La lecture du premier volume des Mémoires de Réaumur pour servir à l’histoire des Insectes fut une seconde révélation, et plus décisive encore; mais le précieux tome, qu’il avait découvert un jour sur la table d’un professeur, que de rebuffades et d’efforts infructueux ayant de le tenir entre ses mains! — Que voulez-vous faire de ce livre? lui disait-on à la bibliothèque publique; lisez le Spectacle de la Nature. Les Mémoires de Réaumur sont trop savans pour vous; nous ne prêtons point de semblables livres à des jeunes gens. — Enfin le bibliothécaire se laissa attendrir, et Bonnet put à son aise passer les jours et les nuits sur ces récits de Réaumur, écrits sans grande élégance ni correction, un peu diffus, mais pleins de vérité et de naturel, qu’aujourd’hui encore on ne lit pas sans plaisir.

A cette époque, le père de Bonnet passait la plus grande partie de l’année dans sa campagne de Thonex, petit village de Savoie, à trois quarts de lieue au levant de Genève, et dont les environs présentaient les plus rians aspects, offrant de tous côtés d’agréables promenades. Chaque matin, le studieux Bonnet, qui avait alors dix-huit ans, se rendait à cheval à la ville, assistait aux leçons de l’académie et regagnait le soir sa retraite champêtre, impatient de retrouver ses fourmilières et ses chenilles, qu’il laissait dans sa chambre se livrer en liberté à leur industrie. Il vit bientôt des faits qui avaient échappé à Réaumur lui-même, parce qu’il n’observait que des captifs désorientés, et il se hasarda à lui envoyer ses observations. L’illustre naturaliste reconnut tout de suite dans le jeune observateur un disciple destiné à devenir son égal, et lui écrivit de Paris, en 1738, une noble lettre qui honore autant, ce nous semble, l’histoire des savans que l’histoire de la science. « Si vous ne m’eussiez pas appris, monsieur, que vous n’êtes encore qu’étudiant en philosophie, lui disait-il, je ne m’en serais pas douté. Vous me paraissez déjà un maître dans l’art d’observer les insectes. Puisque vous voulez bien vous dire mon élève, vous êtes un élève que je me ferai toujours gloire d’avouer. Il faut que vous ayez une raison bien supérieure à celle qu’on a coutume d’avoir à votre âge, pour préférer des plaisirs qui n’en peuvent être que pour l’esprit à tant d’espèces d’amusemens qu’on ne pourrait pas vous reprocher, quoiqu’ils ne soient pas de ceux qui peuvent augmenter nos connaissances. » On devine la joie du jeune observateur. « Je me sentis, dit-il, embrasé du désir de mériter les éloges dont M. de Réaumur me comblait, et rien ne me paraissait préférable aux plaisirs qui accompagnent l’étude de la nature et à la gloire réservée aux découvertes. Hélas! je ne prévoyais pas que j’achèterais un jour cette gloire au prix d’un des plus grands biens de la vie, et que j’aurais un jour à regretter d’avoir trop vu. »

Au printemps de 1740, Charles Bonnet entreprend de répéter une expérience que Réaumur avait tentée sans succès, pour découvrir si les pucerons se reproduisent sans mariage. Il s’enferme avec une puceronne androgyne pendant trente-quatre jours; Argus plus vigilant que celui de la fable, c’est lui qui parle, il ne perd pas de vue son captif, et constate cette découverte importante pour l’histoire naturelle, que la loi de l’accouplement n’est pas une loi générale. Dans un récit plein d’intérêt, digne de Réaumur lui-même, il a raconté ensuite ses observations sur ces fécondes puceronnes qui, vierges et solitaires, accouchèrent sous ses yeux de tant de générations successives. Qui le croirait? ce tableau, animé et relevé par-ci par-là d’allusions mythologiques, alarma la pudeur des bons religieux de Trévoux, et dans leur journal, tout en louant l’exactitude du jeune auteur, on lui reprocha de « n’avoir pas assez ménagé la sage délicatesse du lecteur en traitant des amours des pucerons. » Abauzit s’amusa beaucoup du scrupule des savans jésuite. « Demandez aux pères de Trévoux, disait-il en riant à Bonnet, si leur père Sanchez a mieux ménagé la délicatesse du lecteur dans son traité de l’Immaculée Conception de la Vierge? »

Réaumur avait communiqué cette découverte si curieuse du naturaliste genevois à l’Académie des Sciences, qui, sans s’arrêter à l’âge du jeune auteur, comme nous l’avons déjà vu, le nomma son correspondant. Les lettres de nomination étaient signées de la main de Fontenelle, tout charmé de récompenser chez un savant de vingt ans « l’exemple d’une patience dans le travail et d’une constance héroïque qui, disait-il, n’est pas toujours accordée à ceux qui ont beaucoup d’esprit. » C’était pour la dernière fois, et Bonnet n’oublie pas de le remarquer, que « ce grand homme signait comme secrétaire perpétuel de l’Académie. »

Une distinction si flatteuse était faite pour tourner la tête d’un simple étudiant qu’elle venait surprendre sur les bancs de l’école, Bonnet fut enivré, et il s’en accuse en termes touchans : «Vous imaginez assez, mon excellent ami (c’est Haller qui reçoit la confession), quelle émulation une distinction littéraire si précoce dut faire naître dans l’âme d’un jeune homme de vingt ans. Je me sentis embrasé de la soif de la réputation et du désir de mériter de nouvelles distinctions littéraires. Il s’en fallait peu que je me crusse déjà sur le chemin de l’immortalité. Je vous ouvre mon âme, et vous y voyez un amour trop vif de la gloire qui devait bientôt me conduire à des excès nuisibles à ma santé. Je les déplore aujourd’hui, et je contemple cette sorte d’ivresse de ma jeunesse d’un œil que je n’oserais nommer philosophique, parce que la philosophie ne consiste pas à mépriser la gloire quand on en jouit, mais à ne la rechercher qu’avec cette modération que la raison devrait toujours inspirer et qui caractérise la véritable sagesse. Je ne fus point sage, et je ne suis parvenu à l’être que dans un âge où il n’y a aucun mérite d’y parvenir. »

A partir de ce moment, une ardeur de recherches que rien ne peut arrêter, qu’un mot suffit pour exalter encore, livre la jeunesse de Bonnet à un genre d’excès dont les moralistes ont oublié de parler. Un de ses compatriotes, autre observateur admirable, Trembley, alors à La Haye, ayant eu le malheur de lui écrire : « Qui sait si un accouplement ne suffit pas à plusieurs générations de pucerons? » Bonnet, troublé, recommence toutes ses expériences, les multiplie, les entoure de précautions exagérées, l’œil constamment appliqué au microscope, et poussant la folie jusqu’à dresser des tables exactes des jours et heures des accouchemens. Puis vient la découverte de Trembley lui-même sur les polypes d’eau douce, qui se reproduisent de bouture; Bonnet reprend pour son compte les expériences que son ami lui communique, et en fait de pareilles sur les vers. Bien malgré lui, le correspondant de l’Académie des Sciences ne fatiguait pas seulement ses yeux à observer des insectes avec l’aide de la loupe et du microscope, à tenir un minutieux journal de ses observations : il avait encore à suivre des cours de jurisprudence selon l’usage des jeunes gens de sa condition. Le droit romain était alors enseigné avec une préoccupation de détails qui ne souffrait pas les à-peu-près. Enfin, à la suite d’épreuves où l’on s’aperçut bien que l’élève de Réaumur n’était pas celui de Justinien, Bonnet, reçu docteur en droit, se vit libre de donner toute carrière à ses goûts et publia l’Insectologie, son premier ouvrage, où comme naturaliste il s’attache aux pas de Réaumur, et comme écrivain s’efforce d’atteindre à l’exposition élégante, si claire et si facile, de Fontenelle, son auteur favori, dont il ne se lasse pas de relire les Éloges et l’Histoire de l’Académie. L’ouvrage fut bien accueilli et loué par de bons juges.

Cependant le pauvre Bonnet payait chèrement le succès de ses recherches et sa célébrité précoce. Plus tôt et plus cruellement frappé que Pascal, il voyait, comme le grand géomètre, sa santé défaillir : il souffrait des mêmes maux et de la même langueur, auxquels s’ajoutaient des infirmités redoutables. Comme Pascal aussi, dans sa détresse, la religion le secourut. Laissons Bonnet raconter lui-même à Haller cette époque douloureuse de sa vie :


« Ma santé, que j’avais trop peu ménagée, avait commencé à s’altérer en janvier 1744. J’étais devenu maigre et je paraissais menacé d’une langueur. Mes yeux, que j’avais mis à de si rudes épreuves et à des épreuves si longtemps continuées, me faisaient souffrir des douleurs plus ou moins vives à chaque variation du baromètre. En 1745, je ne pouvais plus lire ni écrire sans une extrême fatigue et même sans douleur. Il était survenu dans l’organe un dérangement dont je ne pouvais déterminer le siège et la cause prochaine. Il me semblait voir voltiger dans l’air des fîlamens déliés qui montaient et descendaient ou allaient de droite à gauche ou de gauche à droite suivant les mouvemens de ma tête. Je voyais plusieurs de ces filamens : ils étaient tous bien déterminés, et leur figure était très variée. J’en vins à craindre une cataracte sur mes deux yeux, car j’avais lu dans un auteur de médecine que ces sortes de filamens étaient les avant-coureurs de la cataracte. Je fus forcé de renoncer à toute espèce de travail, et ce qui fut pour moi un sacrifice bien plus douloureux, je fus contraint de renoncer entièrement à l’étude des insectes et à l’usage du microscope. Je fus donc privé en entier de ce qui avait fait jusqu’alors mes plus chères délices. Cette belle nature que j’aimais avec tant de passion sembla s’anéantir à mes yeux, et avec elle la source la plus féconde de mon bonheur. Je tombai dans une sorte de mélancolie qui m’aurait probablement jeté dans une maladie dangereuse, si la religion à laquelle j’étais très attaché ne fût venue à mon secours. Il y avait déjà plusieurs années que j’en avais étudié les preuves dans quelques-uns des meilleurs apologistes, et cette étude chère à mon cœur avait produit chez moi l’heureuse conviction de la vérité et de la beauté de cette doctrine de vie. J’y puisai des consolations qui furent bien plus efficaces que n’auraient pu l’être celles que j’aurais puisées dans la seule philosophie : c’est qu’il me fallait la bonne parole du maître, et ce fut cette parole, dont je me saisis, qui ramena le calme dans mon âme et m’inspira une résignation réfléchie qui me rendit supérieur à mon infortune. »


Bonnet passa ainsi deux années dans une abstinence totale de travail, tourmenté de maux d’yeux et de maux de dents atroces, ne regardant plus ses insectes que du coin de l’œil, et trop légitimement brouillé avec son microscope, dont la vue, avoue-t-il, réveillait toujours en lui un sentiment douloureux. Il trouva quelque temps une distraction heureuse à tenter des essais sur la végétation des plantes dans la mousse, et la science doit à son malheur des Recherches sur l’usage des feuilles qui marquent une date importante dans l’histoire de la physiologie végétale. Déjà cependant la curiosité de son esprit commençait à se porter sur d’autres objets ; la méditation des éternels problèmes de la philosophie offrait d’assez vifs plaisirs à sa belle intelligence pour lui faire oublier ceux qu’elle avait perdus. L’observateur avait fait place au penseur, le naturaliste au philosophe ; Charles Bonnet était converti à la métaphysique. Il revenait de loin, comme on va voir. « J’étais entré, avait-il écrit quelques années auparavant, dans une société d’amis où l’on s’était mis à lire, la plume à la main, l’Essai sur l’entendement humain du célèbre Locke. J’assistais quelquefois à ces savantes conférences de métaphysique, et j’y baillais toujours. Je ne pouvais comprendre quel profit on pouvait tirer de l’examen de cette ténébreuse question, si la substance s’identifie ou non avec ses attributs. Je ne comprenais rien à tout cela et ne voulais rien y comprendre. Je ne comprenais pas mieux ce qui constitua l’essence des facultés de notre âme, et je déplorais le temps que mes amis perdaient à discourir sur des sujets si creux. Je leur disais en haussant les épaules qu’ils apprendraient plus de vérités en se plaçant un quart d’heure à mon microscope qu’en discourant des mois sur les substances et sur les attributs. »

Maintenant il ne tenait plus le même langage, et les vérités qu’il cherchait du regard de la pensée dans les profondeurs de l’âme humaine offraient à sa curiosité un attrait bien autrement puissant que les mœurs des chenilles et le célibat fécond de ses puceronnes solitaires. Les faits nouveaux dont Bonnet a enrichi les sciences naturelles sont sûrs et prouvés. « Je sais, lui disait le président de Brosses, que vous mettez dans la physique la même exactitude et la même droiture que dans la morale, et qu’il n’est pas besoin de répèter une expérience que vous avez faite. » Les découvertes qu’il espérait avoir faites en psychologie ne sont au contraire que des systèmes sujets à contradiction, comme tous les systèmes de métaphysique : personne aujourd’hui n’y va chercher son flambeau pour éclairer ces éternels mystères; mais aussi à quelles hauteurs ne s’est pas élevée l’intelligence de Bonnet dans cette contemplation intérieure qui, de vue en vue, d’induction en induction, acheminant sa raison vers les convictions les plus consolantes, lui faisait rejoindre à la fin sur les sommets de la philosophie les enseignemens du christianisme, les persuasions et les espérances de la foi! Et de son temps, combien d’âmes ébranlées n’a-t-il pas consolées et raffermies avec lui, combien d’esprits n’a-t-il pas enlevés au scepticisme et à l’incrédulité? Quelles que soient les erreurs de la route, de tels résultats valent bien les conquêtes du microscope. Respectons la joie de Bonnet à la vue du monde intérieur que la métaphysique ouvre à son intelligence.

Toutefois, comme tant d’autres avant lui, il entra par le doute dans ces pays nouveaux. A la suite d’un entretien qu’il eut avec des amis sur la grande matière de la liberté humaine, il ne put s’empêcher de rêver sur les sources des déterminations de notre âme. Effrayé de la rigueur des principes vers lesquels il se sentait entraîné et qui lui semblaient porter atteinte à cette religion, sa meilleure consolatrice, « que les services qu’il en recevait chaque jour lui rendaient plus chère, » il envoya ses réflexions à Gabriel Cramer, alors établi à Paris, dans l’espérance que son ancien professeur lui déferait son propre ouvrage. La réponse de Cramer était de nature à rassurer son disciple, mais c’est à Leibnitz que Bonnet dut à la fois et l’apaisement de ses doutes et la révélation de son aptitude pour les méditations de la philosophie. Il a raconté lui-même ce qu’il appelle une des principales époques de sa vie pensante : « Dans l’hiver de 1748, il m’arriva de lire pour la première fois la fameuse Théodicée, que je ne connaissais un peu que par le bel éloge que l’historien de l’Académie des Sciences avait fait de son immortel auteur. Cette lecture agrandit merveilleusement le champ de ma vision et me fournit une riche matière pour des spéculations d’un ordre plus relevé. La Théodicée fut pour mon esprit une espèce de télescope qui me découvrit un autre univers dont la vue me parut une perspective enchantée, je dirais presque magique. Je ne pouvais quitter ce palais des destinées où j’étais entré avec le grand-prêtre de Jupiter; j’y recueillais avec avidité les oracles de la sagesse, et je m’efforçais d’en pénétrer le sens profond. Je ne me lassais point d’admirer la sublimité et la fécondité des principes qu’ils enveloppaient. Toutes les difficultés sur l’origine du mal physique et du mal moral, qui avaient souvent torturé mon esprit, semblaient s’aplanir à mes yeux, et déjà je croyais tenir le mot de cette grande énigme. Vous pensez bien pourtant, mon illustre ami, que je ne saisissais pas également toutes les parties de la Théodicée : il y en avait où je ne comprenais à peu près rien, et d’autres où je n’entrevoyais que confusément la pensée de l’auteur. Ce ne fut proprement que la liberté et l’optimisme que je saisis fortement dans la Théodicée; une doctrine si consolante était bien faite pour s’incorporer à mon être, car elle était merveilleusement appropriée à mes circonstances individuelles. Je la goûtais même d’autant plus qu’elle me donnait les plus hautes idées de la sagesse et de la bonté du Grand-Être qui avait réglé de toute éternité les destinées de tous les êtres. J’étais enchanté d’entendre notre Platon moderne déclarer dans les sentimens de la piété la plus éclairée que c’était très philosophiquement, et même dans toute la rigueur philosophique, que le Sauveur du monde avait dit qu’un passereau ne tombait pas en terre sans la permission de notre Père, et que tous les cheveux de notre tête étaient comptés. Au reste, quoique les parties les plus transcendantes de la Théodicée ne fussent pas encore à ma portée, elles ne laissèrent pas de me familiariser un peu plus avec les abstractions, et mon entendement en acquit une certaine force qui ne tarda pas à se déployer dans d’autres méditations. Je voudrais que les gens de lettres qui écrivent leur propre vie ne négligeassent pas de faire connaître tous les auteurs auxquels ils ont dû quelque chose; ce ne serait pas seulement un tribut de reconnaissance qu’ils paieraient à leurs bienfaiteurs, ce seraient encore des particularités intéressantes pour les lecteurs philosophes qui se plaisent à contempler dans l’histoire littéraire la marche de l’esprit humain. »

Bonnet a raison; mais lui-même est là pour nous apprendre par son exemple combien cette marche est quelquefois tortueuse et difficile à suivre. C’est au sortir de cette lecture du plus spiritualiste des philosophes qu’il dicta le plan d’une psychologie qui l’était bien peu, sinon d’intention, du moins à en presser les conséquences. Il s’est expliqué depuis sur ce premier essai, qu’il n’avoua que bien des années après. Il avait eu la prétention de combattre les fatalistes modernes avec leurs propres armes, en leur prouvant qu’il était un genre de fatalisme qui pouvait se concilier avec les doctrines les plus épurées du christianisme. Ses intentions ne furent pas comprises, et il était assez difficile de les deviner sous un langage d’une précision affectée et d’un dogmatisme dur, sans parler de certaines hardiesses peu orthodoxes qui révoltèrent bien des gens. Bonnet comprit et se reprocha son imprudence, rassuré pourtant par le témoignage que rendait sa conscience à la droiture de ses intentions, et gardant en son cœur un reste de tendresse pour ce premier essai, où d’ailleurs toutes les grandes pièces de son système se laissent entrevoir.

Mais avant d’aller plus loin, il faut revenir un instant au grand homme qui avait provoqué les confidences philosophiques de Bonnet. Haller était avide de ces mémoires épistolaires; il ne voulait pas que son ami lui épargnât un détail. « Chaque mot que vous écarteriez, lui disait-il, serait une perte pour moi. » Après ce qu’on vient d’en lire, on n’imaginerait pas que la lecture de cette autobiographie si sereine du sage de Genthod pût être pour le religieux naturaliste bernois d’un intérêt presque poignant : c’est que, livré déjà à la mélancolie qui par instans troubla sa vieillesse, Haller ne pouvait s’empêcher de comparer son passé à celui de Bonnet et de le lui envier. Entre ces deux savans de génie qui s’aimaient si noblement et se ressemblaient si peu, quel contraste!


« Je n’ai point senti cet amour de la gloire; je n’en espérais pas, écrit Haller. Vous avez été bien heureux d’avoir eu des conducteurs dans votre jeunesse. Pour moi, orphelin à l’âge de douze ans, j’ai été abandonné à moi-même. Sans conseils, sans directions, on n’a eu soin que de mon physique. Désespéré de voir le temps se passer sans que je me formasse pour aucun genre de vie, j’allai voyager à l’âge de quinze ans. J’en perdis bien deux avant que j’y parvinsse, et je choisis mal ma première université. Je me laissai aller à la poursuite du vrai, qui avait fait de tout temps ma passion... J’ai toujours aimé M. de Réaumur; je l’aime davantage depuis que j’apprends que nous devons en partie à ses encouragemens les excellentes recherches que vous avez faites sur les insectes et sur les plantes. Pour moi. j’ai eu à ramer contre le vent et la marée. Il a fallu me vouer à l’anatomie avec une aversion extrême contre les mauvaises odeurs, et j’ai cultivé la botanique étant myope. Il m’a fallu forcer la nature pour tout : c’était au sanctuaire qu’elle m’avait destiné. Mes parens ne voulurent jamais s’en apercevoir, quoique je le sentisse bien vivement... Je vous trouve heureux encore d’avoir donné à la nature un temps que la jeunesse la plus studieuse donne trop à la lecture. J’ai senti cet inconvénient par instinct, et me suis rapproché de la nature contre la coutume des Allemands. Je compare la nature à une mine : on n’a qu’à la creuser pour y trouver des minéraux utiles. Le savoir est une caisse pleine d’argent monnayé; rien ne se produit au comptant des richesses déjà existantes. Le savant allemand n’est qu’un caissier. »


Haller mort, Charles Bonnet adressa la suite de ses confidences biographiques à son parent et compatriote Trembley, l’historien des polypes, un autre maître dans l’art d’observer la nature et de n’y voir que ce qui y est. Trembley avait voyagé, il avait vécu en Hollande et en Angleterre, séjourné en France; dans ses lettres, il entretenait Bonnet des savans illustres avec lesquels il avait lié commerce. Montesquieu était du nombre; revenant de La Brède dans l’automne de 1752, le naturaliste genevois écrivait à Bonnet : « J’ai passé trois jours à la campagne chez M. de Montesquieu. Je ne puis vous exprimer, mon cher ami, les délices que j’ai goûtées pendant ce séjour. Que de belles, que d’agréables choses j’ai entendues! Que penserez-vous de conversations avec un tel homme, qui commençaient à une heure après midi et qui ne finissaient qu’à onze heures du soir? Tantôt vous auriez entendu traiter les sujets les plus relevés, et tantôt vous auriez entendu rire de grand cœur à l’occasion de quelque conte exquis. Nous avons traité quelques matières qui m’ont bien fait penser à vous. J’ai beaucoup parlé agriculture avec M. de Montesquieu. Si mademoiselle votre sœur savait comment il pense sur la vie des champs, elle serait bien glorieuse. Dans une conversation que nous avions sur ce sujet, il s’écria : O fortunatos !... Il ajouta ensuite : « J’ai souvent pensé à mettre ces paroles au frontispice de ma maison. »

On doit croire que ces détails sur Montesquieu trouvaient bon accueil chez Bonnet. Nous avons vu le jeune naturaliste bâiller de bon cœur aux entretiens de ses amis sur la métaphysique; maintenant il y prenait le plus vif intérêt. Il faisait partie de deux sociétés philosophiques que Genève possédait alors, où d’excellens esprits débattaient familièrement entre eux des questions de philosophie. L’une de ces sociétés, composée de Bonnet et de trois de ses amis, se réunissait chaque samedi pour traiter les sujets les plus importans de la philosophie, de la morale et de la religion; l’autre comptait quelques-uns des hommes les plus distingués de cette aristocratie de Genève, qui était alors avant tout une aristocratie vraiment brillante de talens et d’esprits supérieurs. Tels étaient, avec Bonnet, les professeurs Calandrini, Cramer et Jallabert, physicien connu par ses observations importantes sur l’électricité, et enfin le procureur-général Tronchin, le même à qui Rousseau s’adresse dans ses Lettres de la Montagne. Un soir, dans une des assemblées de ce cénacle philosophique, on apporta quelques chapitres d’un ouvrage que l’auteur, dont on taisait le nom, faisait imprimer à Genève: c’étaient les chapitres de l’Esprit des Lois où Montesquieu traite de la religion. On ne pouvait mieux choisir, car rien n’est plus beau. À cette lecture, Bonnet sentit, nous dit-il, se développer chez lui cette belle faculté par laquelle nous généralisons de plus en plus nos idées de tout genre : la Théodicée de Leibnitz ne lui avait pas causé tant de joie et de transports[2].


« Je ne vous dis point combien on y applaudit : vous l’imaginez assez; mais ce qu’il m’est impossible de vous exprimer, c’est l’impression que cette lecture fit sur mon esprit et sur mon cœur. J’éprouvai presqu’à la fois une multitude de sensations nouvelles, toutes plus vives et plus délicieuses les unes que les autres. J’étais transporté de joie, de surprise et d’admiration. Il me semblait que j’écoutais les instructions d’une intelligence supérieure à l’homme, et qui me faisaient passer tout d’un coup de l’état d’enfance à celui d’homme fait. Je me persuadai que je n’avais encore rien lu, rien pensé, rien écrit. J’étais tout en feu et comme possédé de l’esprit de l’auteur. Je ne trouvais point qu’on eût assez applaudi; tous mes confrères me paraissaient froids en comparaison de ce que je sentais intérieurement, et, transporté d’enthousiasme, je me mis à prédire que cet ouvrage étonnant causerait une grande révolution dans le monde pensant. C’était surtout la manière inimitable de l’auteur qui m’enchantait : j’y découvrais une multitude de choses qui me paraissaient toutes à lui et qui caractérisaient le génie le plus profond et le plus original. J’étais encore vivement touché de l’humanité de l’auteur, de son équité, de son respect pour la religion et de la manière noble et grande dont il peignait les vérités sublimes qu’elle révèle aux mortels, et dont il la vengeait des insultes de l’incrédulité. Faut-il ajouter que je dévorai le livre lorsqu’il parut? Je le lus et relus bien des fois, sans me flatter jamais d’en saisir tout l’ensemble. Je voyais bien la chaîne d’or qui liait les principes fondamentaux et leurs conséquences les plus immédiates; mais cette chaîne devenait çà et là un fil si délié, qu’il échappait à ma vue. Je le supposais néanmoins lors même que je ne l’apercevais plus, et je ne m’avisais pas de présumer que là où je ne découvrais point de liaison, il n’y en eût point en effet. Je croyais encore reconnaitre très distinctement que la chaîne n’était pas étendue en ligne droite, mais qu’elle se pliait et se repliait de mille et mille manières sur elle-même ; je n’avais point la présomption de penser que je parviendrais à la suivre dans toutes ses circonvolutions. Je ne me lassais point d’admirer la merveilleuse fécondité du petit nombre de principes que l’auteur avait fait entrer dans la composition de son ouvrage et l’art prodigieux avec lequel il savait les appliquer. Je n’admirais pas moins l’emploi plein de goût et d’intérêt qu’il savait faire de sa vaste lecture, et je m’étonnais que son génie n’eût point été écrasé sous le poids d’une telle érudition. Que vous dirai-je enfin? Il me semblait que je saisissais au moins jusqu’à un certain point l’art secret de l’écrivain; je dirai mieux, la sorte de magie par laquelle il attache si fortement. J’entrevoyais assez qu’elle consistait principalement à substituer les images aux abstractions, à faire sentir autant que penser, et à flatter l’esprit en ne lui montrant qu’un des côtés d’une chose et en lui laissant deviner tous les autres. Un écrivain médiocre offusque l’idée principale par tous ses accessoires : le grand écrivain ne présente que cette idée, mais de manière qu’elle réveille tous ses accessoires. Il ne frappe qu’un seul coup, et ce coup va résonner dans l’âme par une multitude d’impressions qu’elle sent à la fois, et qu’elle aime d’autant plus à sentir, qu’elles sont plus claires, plus vives et plus multipliées. »


L’enthousiasme de Bonnet pour Montesquieu marque bien par quels côtés et quelles dispositions de son esprit il appartient à son siècle. Il y a plus d’une manière d’être de son temps, l’esprit d’aucune époque n’est tout d’une pièce : cette impétuosité d’opinion, qui en France nous permet de transporter en un clin d’œil une masse énorme d’exagération d’un point extrême d’une idée sur l’idée opposée, trouve son compte à ces excès de généralisation qui personnifient une époque dans un homme. Il faut pourtant bien reconnaître qu’on peut être du XVIIIe siècle et assez différemment, suivant qu’on l’est avec Montesquieu, avec Jean-Jacques Rousseau, ou avec Voltaire. Des vœux communs, des tendances analogues les rapprochent; mais que de différences aussi les séparent! comme ils obtiennent notre sympathie par des motifs divers et souvent opposés! Bonnet, qui exalte Montesquieu, n’avait de goût ni pour Rousseau, son compatriote, ni pour Voltaire, son voisin; il a été maltraité par l’un et par l’autre, et ne le leur a pas rendu en indulgence. Rousseau, par certaines préférences de sentiment et d’imagination, lui aurait convenu davantage; mais les dissentimens politiques tracèrent tout de suite entre eux un fossé profond. Quant à Voltaire, si bien accueilli par l’aristocratie genevoise, à laquelle Bonnet appartenait d’affection et de naissance, il inspirait au philosophe de Genthod un éloignement invincible. Rien, à vrai dire, dans leur caractère et la nature de leur intelligence n’était fait pour les rapprocher : c’est ce que répondait Bonnet à ses amis, lorsqu’ils le pressaient de voir Voltaire établi depuis six mois aux Délices, où il répondait à l’empressement des Genevois avec une séduisante bonhomie de manières, surtout en se montrant enchanté de leur pays, en célébrant leur lac et leur liberté dans ces beaux vers que chacun sait :

O maison d’Aristippe, ô jardins d’Épicure !

Voltaire aux Délices bâtissait, plantait de sa main des espaliers, et ne parlait que des douceurs de la retraite et de la vie champêtre; on eût dit qu’il avait dépouillé à jamais toute malice et abjuré les opinions qui auraient pu alarmer les sages de Genève. Bonnet résistait toujours : à la fin, averti que Voltaire se proposait de lui rendre une visite, il se décida à le prévenir. Dans une lettre à Trembley, il a raconté cette visite un peu longuement et sans beaucoup de grâce; mais le seul entretien qu’aient eu jamais ces deux célèbres personnages, qui allaient passer vingt ans de leur vie l’un près de l’autre sans se voir, ne saurait être oublié. Voltaire d’ailleurs y exécuta un de ses tours de force avec une adresse qui scandalisa le consciencieux visiteur, et qui aujourd’hui probablement ne scandaliserait personne.


« M. Tronchin, qui le voyait souvent, me proposa d’aller avec lui, et je cédai à ses instances. M. de Beaumont, qui l’avait déjà vu, nous accompagna. Nous arrivâmes chez le poète sur les neuf heures du matin (mai 1755). Il ne faisait que de sortir du lit, et il nous reçut en robe de chambre et en bonnet de nuit. Il me fit un de ces complimens qu’il savait si bien faire, et me témoigna le désir qu’il avait eu de me voir. Il nous avait reçus dans sa galerie : au milieu était une table sur laquelle était un livre que j’ouvris machinalement. C’était ce même écrit de M. de Condillac dont je m’étais occupé quelques mois auparavant. « Ah ! monsieur, dis-je au poète, je suis charmé de trouver ce livre sur votre table; je m’en suis un peu occupé: il s’y trouve de bonne métaphysique; mais avez-vous pris garde à quelques méprises singulières qui ont échappé à l’auteur? Il faut que je vous les montre et que je vous en fasse juge. » Tandis que je parlais, je m’aperçus que le personnage changeait de visage et qu’il avait l’air d’un homme embarrassé; il me répondit avec une sorte de vivacité : Je ne me mêle point de cela; je fais quelques mauvais vers, et c’est tout. À cette réponse et à son ton, je compris que je manquerais à la politesse si j’insistais. Je changeai donc de conversation. Quelques momens après, le poète entra dans une chambre qui était au bout de la galerie. Je l’y suivis. La porte en était demeurée ouverte, et à côté de cette porte dans la galerie était un sopha où mes deux amis s’étaient assis. Vous allez voir que ce petit détail n’est pas indifférent. A peine fus-je resté quelques momens dans la chambre avec mon personnage, qu’il se mit à me parler du livre de l’abbé de Condillac comme aurait pu faire le meilleur philosophe. Il apprécia avec beaucoup de jugement les avantages et les inconvéniens de la méthode que l’auteur avait choisie, et me dit sur tout cela des choses si bien pensées, qu’il me jeta dans le plus grand étonnement et que je n’eus qu’à lui applaudir. Je ne pouvais comprendre néanmoins pourquoi cet homme, qui avait refusé quelques momens auparavant de s’expliquer sur ce livre, et qui s’en était excusé sur son ignorance, était venu tout d’un coup à m’en parler avec tant de discernement. De retour au logis avec M. de Beaumont, il me demanda si je m’étais bien amusé chez le poète? Je lui répondis que je n’étais pas fâché de l’avoir vu et ouï. « Je me suis bien plus amusé que vous, » ajouta-t-il en souriant. M. de Beaumont me rendit alors de point en point ce que le poète m’avait dit, et finit par m’apprendre que celui-ci ne faisait que me répéter mot pour mot ce qu’il disait lui-même du livre à l’ami qui nous avait accompagnés, et qui lui en demandait son jugement. Le poète savait que j’avais l’ouïe dure, et il ne savait pas que M. de Beaumont l’avait alors d’une finesse extrême.— Vous conviendrez, mon bon ami, que ce plagiat est d’une espèce bien nouvelle, et qu’un écrivain qui savait piller ainsi ne se refusait pas sans doute à piller d’une manière plus commune. »


On contestera peut-être l’authenticité de ce plagiat si lestement improvisé. Bonnet n’a-t-il pas accueilli avec trop de crédulité quelque vanterie de pédant? Et qu’est-ce d’abord que ce M. de Beaumont qui résumait et jugeait ainsi Condillac au pied levé? Je puis répondre. C’était un amateur de métaphysique distingué, et j’ai de lui sous les yeux un petit écrit de morale qui dénote une rare habileté à résumer une doctrine et à généraliser des idées : son rôle dans cette conversation philosophique en partie double n’a rien d’invraisemblable. Il est certain d’ailleurs qu’à la date de cette visite de Bonnet aux Délices, Voltaire n’avait pas encore lu l’ouvrage de Condillac; c’est lui-même qui nous l’apprend dans une lettre datée de janvier 1756 :


« Vous serez peut-être étonné, monsieur, que je vous fasse si tard des remerciemens que je vous dois depuis si longtemps; plus je les ai différés, et plus ils vous sont dus. Je n’ai voulu avoir l’honneur de vous écrire qu’après avoir lu de suite tous vos ouvrages. Il m’a fallu passer une année entière au milieu des ouvriers et des histrions. Les ajustemens de ma campagne, les événemens contingens de ce monde, et je ne sais quel Orphelin de la Chine qui s’est venu jeter à la traverse, ne m’avaient pas permis de rentrer dans le labyrinthe de la métaphysique. Enfin j’ai trouvé le temps de vous lire avec l’attention que vous méritez. »


Voltaire enfin estimait assez les philosophes de Genève pour prendre de confiance leurs jugemens tout faits. Dans cette même lettre où il invite Condillac à venir reposer ses yeux et philosopher auprès de lui : « Je serais votre vieux disciple, ajoute-t-il; vous en auriez un plus jeune dans Mme Denis, et nous verrions tous trois ensemble ce que c’est que l’âme... Vous ne manqueriez point ici de gens qui écriraient sous votre dictée. Nous sommes d’ailleurs près d’une ville où l’on trouve de tout, jusqu’à de bons métaphysiciens. »

Les relations de Bonnet avec les Délices se bornèrent à cette visite, qui n’était pas de nature à le faire revenir de ses préventions, justes ou mal fondées. Ses débuts avec Rousseau sont de la même année, et ne furent pas plus heureux. Le discours de l’Inégalité des conditions venait de paraître. Bonnet, révolté des paradoxes sur lesquels Rousseau appuie sa thèse, prit la plume, et dans une lettre courte et honnête que le Mercure de France publia en octobre 1755, sous le nom de Philopolis, citoyen de Genève, il démontra que l’établissement des sociétés et tout ce qui en découle sont une suite aussi nécessaire des facultés de l’homme et de leur perfectibilité que la chute des corps l’est de la gravitation universelle, que par conséquent les véhémentes déclamations de l’auteur du discours contre l’état choquaient autant le sens commun que la philosophie. Rousseau ne répondit plus tard à ses contradicteurs que par plaisanteries.

Vers cette époque, Charles Bonnet, encore jeune, était plus du monde qu’il ne le fut à aucune autre époque de sa vie. Membre des conseils, il s’occupait avec activité du gouvernement de la république. Enfin, à trente-six ans, il se maria, non sans avoir, selon la coutume genevoise de ce temps, cherché à obtenir d’abord le cœur de la jeune personne objet de son choix. Mlle de La Rive, femme distinguée par l’esprit et des premières familles de l’aristocratie genevoise, oubliant les infirmités prématurées, ne voyant que le mérite du savant illustre et la belle âme de ce jeune sage, associa courageusement son sort à celui de Charles Bonnet. C’est à partir de son mariage que Bonnet commença à habiter Genthod, où la famille de sa femme possédait cette belle campagne qu’il devait rendre célèbre. Il jouissait vivement de son bonheur lorsqu’en faisant une promenade en voiture avec Mme Bonnet, une roue du carrosse se rompit. Cet accident ébranla la santé délicate de la jeune femme, et la jeta dans une langueur dont elle ne se remit jamais tout à fait. La philosophie chrétienne vint encore une fois au secours de Bonnet, et lui montra des dédommagemens qu’il n’envisageait point, c’est lui qui parle, sans se sentir supérieur à son infortune. Ces dédommagemens, c’étaient la méditation et l’observation intérieure. « La composition (il s’y était remis) fut, dit-il, une diversion utile aux chagrins que je ressentais, et lorsque dans ma longue épreuve et dans une solitude profonde, je me retirais dans mon cerveau pour y étudier les opérations de mon âme, je sentais moins Vivement les privations de mon cœur et les impressions douloureuses qu’il recevait du dehors. »

Depuis que cette épineuse question de la liberté lui avait ouvert le champ des contemplations philosophiques, Bonnet avait voulu avoir le cœur net de bien d’autres mystères, et pour commencer il avait cherché à se rendre compte de l’origine de nos idées. Sans se douter que l’abbé Condillac l’avait prévenu, il avait imaginé une statue humaine qu’il animerait à volonté pour suivre ce qui se passerait en elle, à mesure qu’il mettrait en exercice l’un ou l’autre de ses sens. L’Essai analytique sur les facultés de l’âme parut à Copenhague en 1760, publié sous les auspices du roi de Danemark, qui en était venu à partager l’admiration de son ministre, le comte de Bernstorf, pour le naturaliste philosophe. A Genève, l’ouvrage fut d’abord accueilli avec hésitation; il inquiétait les scrupules dogmatiques et la susceptibilité d’opinions toujours en éveil chez les compatriotes de Bonnet. Le rôle si considérable accordé à la sensation et à l’organisation, ces fibres et ces paquets de fibres correspondant à autant d’idées simples et d’idées composées, tout, dans ce système, semblait tendre et aboutir au matérialisme. Autour de Bonnet, parmi ses amis même, on n’admirait pas sans un peu de consternation cet édifice si naïvement élevé à la sensation par un tel esprit, si éloigné des opinions qu’une pareille doctrine suppose. Vainement faisait-il survivre à la mort la subtile matière de l’âme : l’agréable et facile idée qu’il présentait de la résurrection ne balançait pas l’impression produite par ces malheureuses fibres qui revenaient continuellement dans son langage, où, en réalité, elles occupaient plus de place que dans son système. Évidemment ses amis éprouvaient plus d’inquiétude et d’embarras que de satisfaction, et Bonnet put se dire aussi que le goût de la métaphysique les abandonnait bien mal à propos pour lui. Les penseurs qui s’étaient sentis attirés vers lui semblaient s’être donné le mot pour écrire à l’auteur de l’Essai analytique, l’un « qu’il avait vu l’abus et l’inutilité de ces questions, qu’elles commençaient à ne plus lui plaire, » l’autre : « Comme, depuis trente ans et plus que je me suis attaché à la métaphysique, j’ai vu peu de fruit de ces conversations, j’ai renoncé entièrement à toute illusion de ce genre. »

Des témoignages d’admiration moins réservés lui vinrent du dehors. L’Essai prenait place, dans l’opinion des experts, au rang des meilleurs ouvrages philosophiques : quelques juges le mettaient hardiment au-dessus du livre de Condillac. Le président de Brosses, cet homme de tant d’esprit et si franc avec ses amis, lui écrivait : « Je n’ai pas laissé que de lire votre analyse de l’âme avec d’autant plus de satisfaction que j’ai eu autrefois aussi la passion de la métaphysique ; j’ai même écrit là-dessus dans ma jeunesse beaucoup de choses, aujourd’hui mises à l’écart, et qui ne valent pas votre traité. Il est exact, didactique, bien suivi et très profond, sans que la clarté m’ait paru manquer en ce sujet si abstrait, et où elle est si difficile à donner. Vos idées se rencontrent en divers points avec celles de l’abbé de Condillac, qui a fait aussi sur cette matière un ouvrage qui a de la réputation, mais auquel le vôtre me paraît préférable, comme moins hypothétique, plus simple, plus complet et mieux déduit, » Condillac lui-même reçut avec bonne grâce l’envoi de l’Essai analytique. « Je vous suivrai avec plaisir, monsieur, dans la nouvelle route que vous vous êtes frayée, et je serai charmé d’y faire des découvertes, fussent-elles contre les observations que je crois avoir faites, car j’aime mieux une vérité dans mon esprit que des erreurs dans mes livres. »

Dans les Considérations sur les corps organisés, qui suivirent de près l’Essai analytique, Bonnet aborde le grand et mystérieux problème de la génération. C’était revenir à l’histoire naturelle, mais cette fois avec l’imagination pour microscope, car, bien qu’il s’appuyât sur ses anciennes expériences et qu’il ait eu pour lui les observations de son ami Haller, sa théorie de l’emboîtement des êtres, brillante expansion de l’idée de Malebranche sur la préexistence des germes, échappe à la démonstration physique, et Bonnet entrait ici, toutes voiles déployées, dans l’océan sans rives et sans port des hypothèses philosophiques. En son ancienne qualité d’observateur exact et consciencieux, s’il avait jamais eu quelques doutes sur l’usage légitime de l’hypothèse dans les sciences expérimentales, il s’était bien défait de ces scrupules : il était persuadé et déclarait hardiment que les conjectures sont les étincelles au feu desquelles la bonne physique allume le flambeau de l’expérience. Et au moment d’exposer ce qu’il appelle lui-même ses songes sur la génération, il se justifie d’avance : «Je loue la modeste timidité des physiciens qui s’en tiennent aux faits, mais je ne saurais blâmer la hardiesse ingénieuse de ceux qui entreprennent quelquefois de pénétrer au-delà. Laissons agir l’imagination, mais que la raison tienne toujours la bride de ce coursier dangereux. Tournons-nous de tous les côtés, formons de nouvelles conjectures, enfantons de nouvelles hypothèses, mais souvenons-nous toujours que ce ne sont que des conjectures et des hypothèses, et ne les mettons jamais à la place des faits. » Ailleurs il dit encore : « Inquiète, ardente, active, la raison ne peut s’arrêter aux effets. Elle veut voir au-delà. Craignons de la trop gêner dans ses mouvemens. Son activité pourrait en recevoir de fâcheuses atteintes. Il vaut mieux que la raison s’écarte quelquefois en cherchant le vrai que si elle était moins ardente à le chercher. Ne nous refusons clone point à l’esprit de système, cultivons même cet esprit jusqu’à un certain point : c’est souvent une très bonne lunette qui nous aide à découvrir des objets fort éloignés. » C’est bien parler pour la science : elle doit beaucoup aux écarts des génies aventureux, mais ces utiles téméraires paient d’un grand prix les services qu’ils lui rendent; leurs erreurs ne restent pas, ou l’on ne s’en souvient qu’aux dépens de leur mémoire; les molécules organiques, l’emboîtement des germes, l’échelle des êtres, où Buffon et Bonnet ont épuisé les efforts de leur grande intelligence, n’ont laissé ni à l’un ni à l’autre toute la gloire qu’ils méritaient.

Le système de Bonnet venait se heurter tout droit contre les molécules organiques de Buffon, doctrine que l’illustre historien de la nature préférait à tous les autres enfans de sa magnifique et vaste imagination. Le président de Brosses, à qui Bonnet avait annoncé d’avance son travail sur les corps organisés, lui écrivait : « J’attends votre traité et vos expériences avec autant d’impatience que de curiosité. Je serais bien fâché qu’elles vous missent en dispute avec M. Buffon. C’est mon intime ami. C’est sans prévention que je le regarde comme le plus beau génie, l’esprit le plus sublime, le plus net, le plus métaphysique, qui voit et saisit le mieux les choses dans le grand et dans l’ensemble, et qui excelle à généraliser les idées, — comme l’écrivain le plus éloquent et le plus clair qu’il y ait aujourd’hui en France; mais je voudrais (et je le lui ai dit) qu’il se livrât moins à sa riche imagination et qu’il fût moins ambitieux d’être chef de secte. » On voit que le président n’était pas très rassuré, et en effet Buffon, troublé dans ses molécules, fut toujours de glace pour Bonnet; il ne lui pardonnait pas sa contradiction. Cependant il faut dire, à la louange des deux concurrens, que ni l’un ni l’autre ils ne firent de leurs divergences en cette matière un sujet de querelle, de dispute et de ressentimens à traîner avec éclat devant le public. Il y eut même échange de courtoisies entre les deux savans, Bonnet faisant les avances, Buffon, il est vrai, n’y répondant pas toujours et gardant ses préventions[3].

Encore un mot sur ce livre des Corps organisés. En France, la circonspection des censeurs royaux jugea utile d’en interdire le débit. On ne le croirait pas, si M. de Malesherbes lui-même, un peu honteux, n’avait écrit de sa main au correspondant de l’Académie des Sciences pour annoncer cette décision adoucie par quelques exceptions. « Votre ouvrage, monsieur, disait-il, a été examiné par les censeurs commis à cet effet, et ils ont pensé qu’il ne devait pas être permis en France; mais cela n’empêche pas qu’on ne laisse parvenir à leur destination le petit nombre d’exemplaires que vous destinez aux savans avec lesquels vous êtes en relation. On en laissera aussi entrer un petit nombre que le libraire vendra pour son compte, en justifiant du nom des personnes à qui il les aura fournis. La délicatesse des matières traitées dans un ouvrage de métaphysique peut en rendre la Lecture dangereuse pour le public, quoique cette même lecture soit nécessaire aux physiciens, et un ouvrage dont vous êtes l’auteur est surtout trop utile aux physiciens et aux naturalistes pour les en priver. » Bonnet fut d’autant plus froissé, que la condamnation portée contre son livre L’atteignait dans le temps même que son parti venait de traiter l’Emile avec la dernière rigueur. Il se refusa aux démarches que ses amis offraient de tenter pour obtenir main-levée de la sentence, et il répondit à M. de Malesherbes : „ N*ayez aucun égard, monsieur, à toutes ces sollicitations, je viens vous en conjurer. Jugez-moi sur mon livre, et, quand les personnes les plus élevées en dignité intercéderaient pour moi, n’écoutez encore que mon livre. Je ne veux absolument point de faveur ni de grâce, mais je demande justice, et je ne veux devoir qu’à la bonté de mes principes La levée d’une interdiction que mon ouvrage n’a jamais pu mériter[4]. »

Les Considérations sur les corps organisés sont le dernier pas de Bonnet dans sa carrière scientifique : dorénavant la nature continuera à être le thème de ses pensées et l’objet de ses contemplations; mais le philosophe n’aspirera qu’à deviner le secret de ses lois générales et le système de l’architecture universelle. En quittant, ouvrier mutilé, le théâtre de ses premiers travaux, il laissait la trace de son trop court passage. L’art d’observer, si nouveau encore avant lui, est devenu un art si savant, si sûr et si maître de ses méthodes, que les études de Bonnet sur les insectes et sur les feuilles ont peut-être beaucoup perdu de leur mérite, et sans doute les naturalistes de notre temps n’y voient et n’y cherchent plus des modèles. L’honneur n’en reste pas moins à l’Insectologie et aux Recherches sur l’usage des feuilles d’avoir grandement contribué au développement des sciences naturelles en faisant aimer l’étude de la nature, et en donnant aux naturalistes futurs l’exemple de la conscience dans les observations et du dévouement à la vérité. Dans l’histoire des sciences, de tels services doivent compter deux fois.


II.

Nous arrivons à la partie de la vie de Charles Bonnet qui fut pour lui la plus agitée et la plus remplie : agitée par les troubles civils qui déchiraient alors sa patrie, remplie par la composition de ses derniers et de ses plus importans ouvrages, la Contemplation de la Nature et la Palingénésie philosophique. Ce n’est pas ici le lieu de raconter les dissensions intestines, la guerre de plume et de rue auxquelles se livrèrent les citoyens de Genève, partagés en deux camps, un troisième parti, celui des étrangers et de leurs fils, plus nombreux et plus menaçant, prêtant tour à tour aux uns et aux autres l’appui de sa force et de son ambition. Cette tempête, pour souiller dans un verre d’eau, n’en eut pas moins de sérieuses conséquences. Qu’il me suffise de dire ici que Bonnet et ses amis succombèrent dans la lutte malgré l’intervention et peut-être à cause de l’intervention des cantons et de la France, et que l’aristocratie, c’est-à-dire la magistrature genevoise, humiliée par les bourgeois, tomba pour un temps dans la dépendance de ses adversaires, qui lui firent assez durement sentir son humiliation pour qu’elle cherchât bientôt à s’y soustraire aux dépens de la paix publique.

Dans ces graves conjonctures, Bonnet, membre des conseils, fit entendre sa voix en plus d’une occasion: la dernière fois, ce fut pour déposer des fonctions qu’il ne se croyait plus permis de conserver après la chute d’une constitution qui, dans sa conviction profonde, avait fait le bonheur de la république. L’illustre aveugle commença son discours par une réflexion religieuse, écho des graves pensées qui l’occupaient alors : « Il est un temps marqué dans les décrets de l’ancien des jours pour l’élévation et l’abaissement des états, pour la prospérité et l’adversité des peuples. Les causes qui doivent opérer cette révolution, que l’histoire consacre dans ses annales, ont été ménagées de loin par cette intelligence adorable, pour qui le passé, le présent et l’avenir ne sont qu’un instant, qui ne prévoit pas l’avenir, mais qui le voit, qui ne prépare pas dans les temps, mais qui a préparé de toute éternité les destinées des états. » En terminant, Charles Bonnet supplia ses collègues de le rendre à la liberté et à ses travaux : « En me soumettant avec la plus profonde résignation à tout ce que la Providence juge à propos d’ordonner de moi, et en me condamnant à la vie de l’homme privé, je ne me condamne pas à une honteuse oisiveté qu’on aurait justement à me reprocher. Me sera-t-il permis de le dire ici? Je crois avoir payé à la société mon petit contingent, un contingent proportionné à ma faible portée. Vos seigneuries feront de moi un beaucoup meilleur emploi en me laissant dans mon cabinet : j’y servirai plus utilement ma patrie que je ne le ferais dans le conseil. J’ai entrepris des recherches sur la matière la plus importante de toutes celles qui peuvent occuper un philosophe, je parle de cette religion dont le sentiment s’affaiblit trop parmi nous. Si la faiblesse de ma santé me permet d’achever cet ouvrage, je le consacrerai à l’utilité de la patrie et à celle du public. »

Tous ses amis du dehors apprirent sa retraite avec une satisfaction qu’ils ne lui cachèrent pas, au risque de blesser ses sentimens patriotiques. Par le fait, il était moins qu’on ne le croyait absorbé par les préoccupations politiques. Il n’avait jamais perdu de vue les ouvrages qu’il avait mis sur le métier; les méditations philosophiques ri religieuses étaient toujours son repos et les seules jouissances de sa vie incomplète. « Au milieu de ces occupations que m’imposait le patriotisme, je ne laissais pas, écrit-il à de Saussure, de me retirer de temps en temps dans mon cabinet pour y méditer sur des sujets philosophiques, et quand je vous parle de mon cabinet, je vous parle aussi de la campagne, qui était toujours pour moi un grand cabinet où je rêvais plus à mon aise encore. Je promenais mes rêves dans les jardins, dans les prairies, sur les grands chemins, et je ne rentrais point chez moi sans avoir composé quelques paragraphes ou même quelques pages de méditations que j’allais dicter à mon secrétaire. »

C’est ainsi que la Contemplation de la Nature, la Palingénésie et les Recherches sur les preuves du Christianisme ont été composées en partie pendant les cinq années que durèrent les troubles populaires de Genève.

De tous les ouvrages spéculatifs de Bonnet, la Contemplation de la Nature est celui qui a le mieux tenu contre les révolutions inévitables de la curiosité et de la science. Le naturaliste et le philosophe y ont réuni et présenté, sous une forme dépouillée d’appareil scientifique et intelligible à tous les esprits, l’un ses recherches et ses découvertes, ses théories et ses hypothèses physiologiques, l’autre ses systèmes sur l’origine de nos idées, le jeu des facultés, la destinée de tous les êtres de la création, enfin l’avenir de nos âmes. Si Bonnet avait voulu exprimer par le titre de son livre toute sa pensée, ou, si l’on veut, toute son ambition, il l’aurait appelé Esprit de la Nature, comme Montesquieu avait appelé le sien Esprit des Lois. On a remarqué que la plupart des conceptions du naturaliste métaphysicien se retrouvent en germe chez ses devanciers, obscurément entrevues ou ébauchées à peine, mais qu’il les a rendues siennes en toute propriété par l’étendue et la précision des développemens que sa méditation leur a donnés. Avant lui, l’idée d’une échelle continue des êtres s’était présentée à l’esprit d’Aristote, de Leibnitz, de Buffon, de Linné; mais avant lui personne n’avait entrepris de construire l’immense pyramide où s’étagent, enchaînés les uns aux autres, tous les ordres de la création, tous les règnes de la nature, liés par des transitions dont les polypes d’eau douce, observés par Trembley, et les vers observés par Bonnet lui-même, sont un échantillon suffisant pour faire deviner l’essence du système entier. C’est ainsi encore que Réaumur l’avait mis sur la trace de sa première découverte sur la reproduction des pucerons sans mariage, qui le conduisit à édifier le système de L’emboîtement des germes, dont Malebranche s’était montré le partisan. De même encore ce fut évidemment l’Esprit des Lois qui lui inspira le dessein de son monument de la Contemplation, tel du moins qu’il l’a exécuté. Et ce qui mérite surtout d’être remarqué, c’est que, en tenant compte de la différence des sujets, et en supposant admis les systèmes partiels par lesquels Bonnet s’expliquait la génération et la distribution des êtres dans l’univers, son système général est bien plus solidement et sérieusement construit que celui de Montesquieu. Comme architecte, Bonnet est supérieur au président. En effet, si les traits de lumière, les profondes observations, les fortes pensées, les doctrines élevées, généreuses, sont semées à profusion dans l’Esprit des Lois, et en font un ouvrage immortel, quelle intelligence est fortement saisie par cet enchaînement de chapitres, dont la nécessité vous échappe, et qui vous suivent dans votre lecture comme un poids rendu à chaque pas plus lourd, plus inquiétant, oserai-je dire plus importun? Le voyageur qui s’approche d’une ville dans les ombres d’une soirée obscure cherche en vain à se représenter, par les lumières qui brillent éparses aux fenêtres des maisons, l’étendue et la configuration de la cité.

Chez Bonnet, tout dans les parties de sa vaste synthèse est nettement agencé; l’œil, loin de s’égarer, remonte si facilement et par une série d’objets si sensibles de la base au sommet de l’édifice, qu’on a regret de savoir que le dernier mot de la science n’ait pas été celui-là. Ce tableau déroulé par une main religieuse, commençant par Dieu qui pourvoit chaque être sorti de ses mains des élémens de son existence présente et de son existence avenir, et couronné par une promotion universelle des âmes ressuscitées avec la mémoire du passé, — ce tableau de l’œuvre divine où nous tenons notre place n’a rien qui éveille d’abord l’inquiétude et la répugnance; le matérialisme et le fatalisme qui s’y montrent ont un aspect de candeur et de spiritualisme parfaits. Qu’importe en effet que l’âme ne soit pas d’essence spirituelle, pourvu qu’elle ne meure pas et possède en elle-même les élémens de résurrections sans fin ? La philosophie ne saurait accepter sans contrôle les conséquences logiques d’une telle doctrine, mais les âmes qui se sentent édifiées par ces belles erreurs en font leur profit, surtout quand un cœur religieux comme celui de Bonnet les épure et les sanctifie.

L’univers physique occupe la grande place dans l’ouvrage; les lois qui le régissent, les élémens qui le composent dans l’harmonieuse variété de leurs phénomènes, les êtres de tout ordre qui l’habitent, et les modifications infinies de la matière créée, tout ce grand ensemble se déroule sous la main du naturaliste, qui sur chaque point reproduit consciencieusement les découvertes de la science. C’est cette partie de la Contemplation qui fut surtout admirée des contemporains et qui a maintenu la popularité du livre jusqu’au moment, si récent encore, où, les sciences physiques ayant pris un développement immense, le tableau de Bonnet s’est trouvé incomplet. Son œuvre alors a été reprise avec toutes les ressources de nos connaissances modernes. Le Cosmos a remplacé la Contemplation ; mais le livre de Bonnet n’en conserve pas moins dans l’histoire littéraire sa date et une place honorable.

Dirons-nous que dans ses descriptions de naturaliste, Bonnet est grand peintre et grand poète ? Ce serait donner une idée bien inexacte du genre particulier de talent qu’il déploie dans cette partie de ses écrits ; ce serait surtout l’exposer à une comparaison par trop dangereuse avec Buffon et Bernardin de Saint-Pierre, dont, comme écrivain, il n’a certainement ni la puissance, ni l’éclat, ni la couleur, ni le charme, admirablement clair, facile et coulant, son style est en général prolixe, trop fleuri, un peu diffus, et manque de nerf. Comme l’auteur des Études, quelquefois aussi il s’approche d’un écueil que lui avait signalé le président de Brosses : le trop d’admiration dans les récits, et la disposition à solenniser les petites merveilles. Il semble par exemple tout près d’attribuer à ses chenilles l’intelligence et les desseins que d’autres écrivains naturalistes accordaient de son temps aux animaux industrieux avec un enthousiasme qui révoltait Billion ; mais ce sont de pures licences de langage et d’imagination : sur le fond de la question, il pense en philosophe et s’explique en observateur[5]. Comme Buffon encore et séduit par l’éclat de sa grande manière, il aime la majesté, mais il la conçoit trop riche, trop ornée, et ne réussit jamais mieux à peindre en poète que lorsqu’il emprunte les couleurs mêmes de son illustre rival, par exemple lorsqu’il raconte d’après lui les évolutions des grues voyageant de nuit, en phalange, un chef à leur tête, qui fait entendre fréquemment une voix de réclame, pour avertir de la route qu’il tient, ou dans leurs haltes à terre se gardant militairement. « La troupe dort la tête cachée sous l’aile, mais le chef veille la tête haute, etc. » De son propre fonds Bonnet est essentiellement un historien de la nature, et tel doit être le naturaliste. Ce qu’on lui demande, c’est de raconter avec précision et fidélité le petit drame des existences que sa curiosité observe. S’il a vraiment de l’imagination, la poésie vient alors d’elle-même sous sa plume ; son imagination intéressée intéresse la nôtre. Il y a beaucoup de ce mérite dans Bonnet, et particulièrement dans son Insectologie, et il a fait par là autant de naturalistes que Réaumur son maître. On trouvera un bon exemple du talent et des procédés descriptifs propres à Bonnet dans ses chapitres sur les mœurs des chenilles qui vivent en société temporaire ou perpétuelle, sur les chenilles processionnaires que l’on voit sortir de leur nid au soleil couchant et marcher en procession sous la conduite d’un chef dont elles suivent tous les mouvemens, et sur ces autres chenilles qu’il appelle républicaines, vivant réunies, mais sans chef, qui se construisent des hamacs ou campent à la manière des Arabes sous des tentes, et vont recommencer plus loin quand elles ont dévoré tout le pays d’alentour.

On a souvent cité la méthode de Charles Bonnet comme un exemple de grande mémoire et de force de tète, et lui-même l’a décrite plus d’une fois dans ses lettres : « J’écris dans mon cerveau comme sur du papier. Je transcris ensuite de mon cerveau sur le papier en dictant à mon secrétaire. Ainsi peu ou point de ratures sur le papier, elles se font dans mon cerveau. Le croiriez-vous? Il n’y a pas une seule rature dans le manuscrit original de mon Essai analytique. Ne regardez pas ceci néanmoins comme un prodige : ce serait chose commune, si la plupart des gens de lettres étaient privés, par des maux d’yeux habituels, de la facilité d’écrire eux-mêmes. Ils en contracteraient bientôt l’habitude de méditer plus profondément, de se rendre maîtres de leurs idées, de les ranger à leur gré dans leur cerveau, de les y retenir des jours et des semaines entiers dans le même ordre, sans qu’il leur échappât un seul mot, et de les coucher sur le papier quand il leur plairait. Que ne peut point la nécessité aidée d’une certaine organisation et d’une certaine activité d’esprit! »

On entrevoit très bien, sans que Bonnet le dise, que la composition était pour lui une véritable improvisation oratoire, avec tous les avantages de facilité, d’abondance cadencée, et aussi tous les inconvéniens de prolixité, de diffusion, qui appartiennent à la parole improvisée. Après cela, on doit moins s’étonner peut-être de rencontrer dans les pages dictées par Bonnet l’emphase oratoire et la phraséologie sentimentale chères à son temps, mais dont les grands écrivains du XVIIIe siècle ont su mieux se défendre. Ce n’est pas un écrivain de génie qui, pour annoncer avec majesté le chef-d’œuvre de la création terrestre, l’homme pour tout dire, a trouvé cette exclamation faible et banale : « Contemplateurs des œuvres du Tout-Puissant, votre admiration s’épuise à la vue de ce merveilleux ouvrage. Pénétrés de la noblesse du sujet, vous voudriez en exprimer fortement toutes les beautés; mais votre pinceau trop faible ne répond pas à la vivacité de vos conceptions….. »

Et lorsque le contemplateur, frappé de tout ce que l’âme reçoit du sens de la vue, faisant un retour sur lui-même, plaint le malheur des hommes dont les yeux sont fermés à la lumière, Bonnet n’a trouvé pour plaindre le malheur de ces infortunés qu’une amplification travaillée où les mots n’ont rien gardé de l’émotion trop naturelle qui devait les dicter. « Aveugles infortunés qu’un sort trop rigoureux a privés dès la naissance de l’usage de cet incomparable sens, je ne puis assez (n’attendrir sur votre malheur! Hélas! le plus beau jour ne diffère point pour vous de la nuit la plus sombre. La lumière ne porta jamais la joie dans vos cœurs….. » Non, la cécité n’aura pas eu un de ses grands poètes dans l’aveugle de Genthod. Quelle différence entre cette tirade fleurie et les touchantes et admirables paroles qu’un malheur jusque-là sans poésie et sans poète, la surdité, a inspirées à une petite-nièce de Charles Bonnet, frappée de cette infirmité avant l’âge qui l’apporte! « Ah! quand ce mal flétrit la vie, dit Mme Necker de Saussure, quand le tendre bégaiement des enfans, quand les mots les plus chers ne sont plus entendus, le monde qu’on aimait encore devient un désert, et un désert peuplé d’ombres décevantes qui errent autour de vous sans vous aborder. Plus tard, cette mort partielle est une préparation à la grande mort. Dans le silence universel, la voix de Dieu se fait entendre encore à l’âme affligée : Je l’attirerai dans le désert, lui dit-il, et je lui parlerai selon son cœur. Ah ! puisse-t-il en être ainsi lorsque descendront les dernières ombres! »

C’est assez insister sur les imperfections de l’écrivain, qui ont contribué bien plus que les erreurs du métaphysicien à faire descendre Charles Bonnet au-dessous du rang qui lui appartient légitimement dans l’histoire littéraire de son siècle. Il y a dans la Contemplation de la Nature des qualités rares et même des beautés qui ne permettront pas à cette œuvre de tomber dans l’oubli, si elles ne suffisent pas à lui rendre l’admiration et le succès dont elle jouit auprès des contemporains.

La Contemplation de la Nature obtint plus que du succès et du respect : elle excita des sympathies et de l’enthousiasme, non en France à la vérité, mais dans le reste de l’Europe, surtout en Allemagne. L’ouvrage fut traduit en allemand par Lavater et en italien par Spallanzani, qui le prit pour texte d’un cours à l’université de Pavie. Cinq ans plus tard, et quand la popularité du livre ne faisait que s’accroître, en 1769, la Palingénésie parut. C’était comme une suite nécessaire de la Contemplation. Les idées sur la résurrection étaient reprises et poussées à l’état de système complet dans ce nouvel et dernier ouvrage de Bonnet. Il faut toujours bien se souvenir, en lisant Bonnet, qu’à ses yeux la foi est complètement désintéressée dans les recherches de la philosophie et de la science sur les ressorts de la machine humaine et les facultés de l’âme qui la dirige.

Quand il serait vrai que l’homme tout entier n’est que matière, il n’en serait pas moins appelé à être heureux ou malheureux dans une autre vie, relativement à la nature de ses actions : voilà le nœud de la métaphysique de Bonnet. Selon lui, l’auteur de l’univers, qui conserve l’univers lui-même, cette grande machine si prodigieusement composée, manquerait-il de moyens pour conserver l’homme purement matériel ? Mais l’homme n’a pas seulement un corps, il a une âme, sans laquelle on ne saurait rendre raison de tous les phénomènes de l’homme, et en particulier du sentiment si clair et si simple qu’il a de son moi. Ce corps grossier et terrestre, que nous voyons et que nous palpons, renferme comme en un étui le germe d’un nouveau corps, destiné dès l’origine des choses à perfectionner toutes les facultés de l’homme dans une nouvelle vie. Et les animaux eux-mêmes contiennent les élémens de l’état perfectionné qui leur est réservé dans la nouvelle révolution que notre planète doit subir après toutes celles qu’elle a déjà subies, tous les êtres organisés recevant à chaque révolution une organisation supérieure à la précédente. En un mot, « il y aura de l’avancement pour tout le monde, » comme on l’a dit spirituellement[6]. « L’opinion commune qui condamne à une mort éternelle tous les êtres organisés, à l’exception de l’homme, appauvrit l’univers. Elle précipite pour toujours dans l’abîme du néant une multitude innombrable d’êtres sentans, capables d’un accroissement considérable de bonheur, et qui, en repeuplant et en embellissant une nouvelle terre, exalteraient les perfections adorables du Créateur. L’opinion plus philosophique que je propose répond mieux aux grandes idées que la raison se forme de l’univers et de son divin auteur : elle conserve tous ces êtres et leur donne une permanence qui les soustrait aux révolutions des siècles, au choc des élémens, et les fera survivre à cette catastrophe générale qui changera un jour la face de notre monde. »

L’homme ressuscitera donc, et il ressuscitera tout entier, c’est-à-dire avec le souvenir de ses états passés, capable par conséquent de les juger et de comprendre le jugement qui en sera porté. Ce qui est assez singulier, c’est que le fondement de cette personnalité, c’est la mémoire, qui a son siège dans le cerveau, mais qui lie par des nœuds secrets le cerveau périssable au germe impérissable. Au reste Bonnet s’avance dans son système les saintes Écritures en main. Loin d’y rien trouver qui le contrarie, il n’y voit que des preuves dont il s’empare avec respect. La foi personnelle de Bonnet n’est pas marquée au coin d’une orthodoxie très pure : il destine l’homme à être jugé dans l’éternité sur le mérite de ses actions, et il ne cherche pas à concilier Le dogme de la rédemption avec sa théorie; mais l’on conçoit très bien que le fond du système en est indépendant. Tout ce qu’il permet à sa raison, c’est d’expliquer philosophiquement le dogme chrétien de la résurrection, et de donner aux espérances de l’homme cet appui nouveau que la philosophie ne s’était pas mise en peine de lui procurer[7].

En tirant du christianisme une partie de ses argumens, Bonnet s’était d’avance obligé à établir les preuves de la religion chrétienne; il n’y a pas manqué. Les derniers efforts de cette forte et sereine intelligence, au milieu des ténèbres croissantes qui allaient s’épaississant devant ses regards, furent consacrés à cette tâche du philosophe et du chrétien. Peut-être le terrible coup qu’avaient porté à la cause de son parti les Lettres de la Montagne lui fit-il envisager comme un dernier devoir à remplir envers sa patrie la réfutation des raisonnemens de Rousseau contre la révélation. Ce qui est plus certain, c’est qu’il resta sur les hauteurs que sa calme intelligence parcourait d’un pas si assuré, et qu’il ne descendit pas aux récriminations et aux réfutations amères. Ses raisonnemens sur ce sujet se résument en une conclusion qui est tout l’opposé de ce pas en arrière que fait Rousseau dans la Profession du Vicaire savoyard, lorsqu’après son admirable aveu sur la sainteté des Évangiles, il se détourne subitement du christianisme. « Je ne dirai point que la vérité du christianisme est démontrée, cette expression, admise et répétée avec trop de complaisance par les meilleurs apologistes, serait assurément impropre; mais je dirai simplement que les faits qui fondent la crédibilité du christianisme me paraissent d’une telle probabilité, que si je les rejetais, je croirais choquer les règles les plus sûres de la logique et renoncer aux maximes les plus communes de la raison. »

Les recherches sur le christianisme sont le couronnement de la Palingénésie et des travaux de Charles Bonnet. En repos sur les grandes questions qui intéressaient son âme, et bien abrité désormais dans l’édifice de ses convictions contre les doutes et les vents du siècle, il ne s’occupa plus qu’à revoir attentivement ses œuvres pour l’édition qu’on en publiait à Neuchatel et à écrire à ses amis[8]. Cela suffit pour remplir les vingt-trois dernières années de sa vieillesse, qui s’éteignit en 1793, au milieu des agitations révolutionnaires de sa patrie.

Une dernière épreuve lui avait été réservée. La fin de sa vie fut une lutte pleine d’angoisses contre les maladies graves et douloureuses qui vinrent se joindre à ses infirmités. « Souvent nous avons cru l’avoir sauvé, disait son neveu de Saussure, témoin de ses souffrances et de sa résignation. Ah ! qu’il était touchant, qu’il était intéressant de le suivre pendant ce long et pénible combat! Comme son cerveau avait été fatigué par une contention soutenue pendant toute sa vie, il lui arriva ce que Newton, Pascal et tant d’autres beaux génies ont éprouvé : sa maladie se portait quelquefois sur les nerfs; alors il avait des visions qui le trompaient d’abord, mais dont ensuite il reconnaissait l’illusion. Mais au milieu de ces affligeantes erreurs, la bonté de son cœur brillait toujours de l’éclat le plus pur.

« Son intelligence même, quoique couverte alors d’un voile sur quelques-unes de ses parties, avait dans tout le reste conservé la plus parfaite clarté. Souvent, dans ces momens pénibles, je lui communiquais pour le distraire quelques observations nouvelles de physique ou d’histoire naturelle, ou quelque idée de métaphysique : alors, si son attention se portait sur ces objets, il en parlait avec une suite, une présence d’esprit admirables, rappelant ce que les savans avaient pensé sur ces objets et comparant leurs opinions aussi bien et peut-être mieux qu’il ne l’aurait fait dans la santé la plus parfaite. Cependant, quoiqu’il eût encore quelques momens vraiment heureux, ses angoisses devinrent si fréquentes et si pénibles, qu’il en désirait ardemment la fin, et que, malgré la résignation la plus religieuse, il demandait souvent à Dieu de le rappeler à lui. Ses vœux furent exaucés. »

Une longue carrière de soixante-douze ans, tout entière écoulée sur un théâtre si borné pour une intelligence de cet ordre; une jeunesse laborieuse, souffrante, sans plaisirs, suivie de quarante années passées dans la retraite, au milieu des ombres de la cécité et du silence plus redoutable que la surdité fait autour de nous, — quelle image d’une vie heureuse! Telle fut pourtant la vie que Bonnet accepta sans murmure, et qui parut douce et belle à son âme, soutenue par la religion et satisfaite de penser. Nous voudrions savoir une plus certaine et plus rayonnante démonstration de la spiritualité de notre âme, une plus belle victoire du roseau pensant. Plus d’un sceptique soupçonnera peut-être Bonnet d’avoir joué au sage et mis plus de philosophie dans ses livres qu’il n’en avait au fond du cœur, d’avoir été soutenu, dans le vide d’une existence si dépouillée, par la vanité ordinaire des esprits systématiques bien plus que par des convictions et des principes, ta besoin, le témoignage de ses contemporains et la tradition qui en est restée répondraient pour lui. Sa conduite politique a été quelquefois accusée par l’esprit de parti, ses systèmes ont été vivement attaqués; mais dans les écrits si passionnés d’alors nous n’avons jamais rencontré la moindre insinuation contre la sincérité de ses sentimens religieux, l’inébranlable sérénité de son âme, la vérité de son caractère et la bonté de son cœur. Pas un murmure ne s’éleva pour contredire de Saussure lorsque, devant ses concitoyens de tous les partis rassemblés pour entendre l’éloge funèbre de Charles Bonnet, il en vint à cet endroit de son discours : « Il fut heureux par la source du plus grand bonheur dont l’homme soit susceptible, celui d’aimer et d’être aimé. Il n’y eut jamais de cœur plus aimant que le sien : les amis de son enfance ont été ceux de sa vieillesse; jamais aucun nuage, aucun trouble n’a terni son amitié ni sa vie domestique. » Un jour George Lesage, autre philosophe d’humeur hardie et très indépendante, l’avertit qu’un Genevois, homme de beaucoup d’esprit, s’apprêtait à faire voir dans l’Essai analytique un fatalisme destructif de la morale et incompatible avec le christianisme, dont Bonnet faisait profession publique. « Quelques personnes de poids, ajoutait Lesage, avaient essayé de détourner l’homme d’esprit de cet infâme projet, en l’assurant de l’indignation publique s’il l’exécutait, mais elles n’avaient encore rien gagné sur son esprit. — Non, mon cher philosophe, répondit Bonnet, cet homme d’esprit ne fera point la critique de mon Essai, il n’en extraira pas des poisons qui n’y sont point, ou s’il le faisait, lui seul serait l’empoisonneur. Je compte assez sur l’estime de ceux dont j’ai l’avantage d’être connu pour n’avoir pas à redouter les interprétations odieuses qu’on voudrait donner à mes principes. Si l’on peut calomnier mon esprit, je me flatte au moins qu’on ne saurait calomnier mon cœur, et j’en appellerais au besoin à ma conduite, qui serait la meilleure apologie... Je suis donc fort tranquille sur cette entreprise vraie ou prétendue, et je ne prendrai à cet égard aucune précaution, parce que je n’en dois prendre aucune. Si la brochure parait, je la lirai, je plaindrai l’auteur, et ne me vengerai qu’en pardonnant, heureux après cela de trouver quelque occasion de le convaincre de la sincérité du pardon et de la vérité de mon christianisme. »

La correspondance entière de Bonnet atteste qu’un tel langage lui il permis. On pouvait tout lui dire, et il pardonnait tout : les lettres de ses amis sont d’une franchise et quelquefois d’une rigueur à ne laisser aucun doute sur ce point. Bien qu’un peu auteur sur le chapitre de la composition et du style, il écoutait les contradictions, il supportait la critique de ses idées les plus chères avec une sérénité et une déférence que l’amour-propre, si habile qu’il soit à ce jeu, ne saurait contrefaire sans se trahir quelquefois, et qui ne se démentaient jamais. Trembley, qui ne lui avait pas épargné des observations très dures sur sa psychologie, s’écriait, après avoir lu la réponse de Bonnet : « Va, tu n’auras pas à te garantir des injures; j’en réponds, je te le dis parce que je le vois, la religion et l’excellent cœur, l’homme moral, pénètrent dans tout ton ouvrage, et l’ami sent bien qui tu es. » — « Je ne souhaite, disait Jallabert à son tour, qu’une chose pour moi, mes enfans, mes amis, mes concitoyens : c’est que nous soyons tous autant hommes de bien, craignant Dieu et bons chrétiens que vous l’êtes. »

C’est tellement dans cette rare et aimable humilité de Bonnet qu’est, à notre sens, la preuve de sa sincérité philosophique et religieuse, que nous ne craindrons pas d’en rapporter encore un trait, qui pourrait paraître insignifiant, si l’on ne savait pas avec quelle jalouse susceptibilité les hommes d’un savoir illustre défendent leurs moindres conceptions. Bonnet, dans un de ses ouvrages, avait fait dépendre l’indestructibilité des germes de leur transparence. De Saussure, qui ne trouvait pas l’explication très bonne, lui proposa la sienne, bien confus ensuite d’apprendre que son oncle, non content de le remercier comme un disciple remercie son maître, avait envoyé ses remarques à Spallanzani pour être imprimées dans un ouvrage du savant abbé. Très jeune encore, De Saussure ne put s’empêcher de lui reprocher respectueusement l’excès de sa déférence : « Vous faites, mon cher oncle, lui écrivit-il, beaucoup trop de cas de mes petites observations, et le ton beaucoup trop modeste de votre lettre me ferait craindre d’avoir eu dans la mienne un ton précisément opposé, si je ne connaissais bien mes sentimens pour vous. »

Tel fut Bonnet jusqu’à la fin de sa vie, penseur hardi, esprit sage, candide et humble cœur, digne à tous les titres de l’admiration et du respect qui entouraient son nom au XVIIIe siècle, et assurèrent à sa personne comme à ses ouvrages une légitime et considérable influence. C’est la portée de cette influence qu’il nous reste à caractériser, et c’est la correspondance inédite de Bonnet qui nous aidera encore dans cette dernière partie de notre tâche.


ANDRE SAYOUS.

  1. De cette correspondance, qui fait partie de la collection des manuscrits de Ch. Bonnet conservée à la bibliothèque publique de Genève, il n’a été publié que quelques lettres de J. de Müller et les lettres à l’abbé Spallanzani et d’autres naturalistes recueillies dans le tome XII des Œuvres de Bonnet. Plus récemment quelques lettres de Huiler ont vu le jour.
  2. Bonnet place la date de cette lecture à la fin de 1749. Ainsi la première édition de l’Esprit des Lois, qui parut sans date ni nom d’auteur, n’aurait été terminée qu’alors, et non à la fin de 1748, comme on le lit dans toutes les préfaces; mais la mémoire de Bonnet peut l’avoir trompé.
  3. De ces préventions, il en est une qu’on ne peut s’empêcher de trouver peu digne d’un si noble génie. Les grands hommes ne devraient pas croire aux petitesses, encore moins en imaginer. « M. de Buffon (raconte Bonnet) disait un jour à feu M. Philibert Cramer, qui me l’avait rapporté, qu’il présumait que j’avais été excité à le critiquer parce qu’il avait attribué à Leuwenhoëk la découverte de la génération des pucerons, que je croyais m’appartenir. Le meilleur de la chose est que lorsque je relevais M. de Buffon dans les Considérations sur les corps organisés, j’ignorais entièrement qu’il eût fait ce cadeau à l’observateur hollandais, et à l’heure que je vous écris, j’ignore encore dans quel endroit de son Histoire naturelle se trouve cet article singulier sur les pucerons. Il est au moins bien certain que Leuwenhoëk ne s’était point assuré par des expériences que ces petits insectes multipliaient sans accouplement : il n’avait eu là-dessus que de pures conjectures, comme l’a remarqué M. de Réaumur dans ses Mémoires sur les Insectes. M. de Buffon s’était donc fort trompé sur ce sujet, et il ne se trompait pas moins assurément sur le motif secret qu’il prêtait à ma critique, et qui contrastait autant avec mon caractère qu’avec les sentimens qu’il m’avait lui-même témoignés. »
  4. Plus tard, M. de Malesherbes fit lever cette défense ridicule.
  5. « Ce ne serait pas, dit-il quelque part, du but que nous découvrons dans l’ouvrage d’un animal industrieux que je voudrais partir pour rendre raison de cet ouvrage. Je ne dirais pas : L’araignée tend une toile pour prendre des mouches ; mais je dirais: L’araignée prend des mouches parce qu’elle tend une toile, et elle tend une toile parce qu’elle a besoin de filer. Le but n’en est pas moins certain, moins évident ; seulement ce n’est pas l’animal qui se l’est proposé, c’est l’auteur de l’animal. Par cette manière philosophique de raisonner, que perdrait la théologie actuelle ? N’y gagnerait-elle pas au contraire plus d’exactitude, plus de précision ? Raisonnons donc sur les opérations des animaux comme sur leur structure. »
  6. M. Villemain, Cours de Littérature française au dix-huitième siècle.
  7. Les philosophes de son temps n’avaient pas de pareils soucis; Bonnet le leur reproche avec cette réserve et cette douceur qui ne l’abandonnent guère, même en face de ses plus vifs contradicteurs : « Lorsque les philosophes entreprennent de détruire ce qu’ils nomment des préjugés, il serait très convenable qu’ils leur substituassent des choses d’une utilité équivalente. Il ne faut pas que le philosophe ressemble à la mort, qu’on peint armée d’une faux; mais, si le philosophe peut quelquefois être représenté armé d’une faux, il doit au moins porter dans l’autre main une truelle. »
  8. S’il en avait eu le temps, il aurait peut-être écrit encore un ouvrage dont il avait tracé l’esquisse dans sa tête : c’était un Essai sur l’Histoire de la Providence, où, en parcourant rapidement les révolutions physiques et morales de notre planète, il aurait tenté de découvrir les vues de La sagesse divine dans ces révolutions. Voyez une lettre de Bonnet à J. de Müller dans les Œuvres complètes de l’historien allemand, tome XV, page 324.