Charles Dickens et son dernier biographe
La vie d’un romancier qui n’a voulu être qu’un romancier, et pas autre chose, offre-t-elle dans son cadre restreint assez de matière pour trois volumes de biographie? On en douterait en France; mais dans l’heureuse patrie des Bothwell et des Lockhart on estime que rien de ce qui se rattache aux écrivains qui ont laissé de leur passage une trace éclatante ne saurait être indifférent à l’histoire de la littérature ni au goût du public. Aussi est-ce avec une faveur constante que l’on y accueille ces ouvrages de longue haleine, de recherche patiente et de soin minutieux, consacrés par nos voisins à la mémoire de leurs poètes ou de leurs prosateurs favoris, et dont le poids semble souvent faire contraste avec les grâces légères et la fantaisie ailée de ceux-là mêmes qu’ils ont pour objet de célébrer. Plus grande encore est la faveur, et plus certain le succès quand il s’agit d’un auteur qui pendant trente ans a su tour à tour, bienfaisant magicien, faire verser à tout un peuple de lecteurs des larmes dont on n’avait point à rougir, ou faire éclater ce rire dont les dieux d’Homère semblent avoir transmis le secret à la vieille et joyeuse Angleterre. Le livre que M. John Forster vient de terminer était donc sûr par avance d’intéresser tous ceux qu’a jamais charmés le plus populaire des romanciers anglais contemporains, c’est-à-dire tout le monde. Dickens, on peut le dire, aura été heureux jusqu’au bout. Tout lui a réussi dans ses entreprises littéraires, et maintenant qu’il n’est plus, l’ami qui de son propre aveu l’avait le mieux connu s’étudie à le faire revivre, et trace en pied son portrait, mais avec une vérité discrète, sans dissimuler les parties faibles et sans jeter sur l’homme le masque trompeur de l’idéal.
On avait toujours soupçonné que dans un des romans les plus fameux et les plus touchans de Dickens une part de réalité se mêlait à la fiction, et que l’histoire du jeune David Copperfield pourrait bien n’être que celle de l’auteur lui-même plus ou moins déguisée. On ne se trompait pas, et les allusions allaient peut-être encore plus loin qu’on ne pensait. A bien des reprises, Dickens a fait entrer dans ses récits les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Pour peindre les misères poignantes qu’il a si bien décrites, pour évoquer toutes ces figures maladives et souffrantes qui traversent son œuvre, il n’avait pas besoin d’inventer, il n’avait qu’à se souvenir. Il avait en effet reçu la plus forte éducation possible, non celle que donnent les grandes institutions classiques et qui fait des hommes d’état brillans, ou des hommes de loi recherchés, ou des hommes d’église savans, mais celle que se donnent les âmes généreuses abandonnées à elles-mêmes, et qui peut faire suivant l’occurrence des artistes, des poètes ou des romanciers. Dickens fut un de ceux-ci, et, puisqu’il a lui-même dans un curieux fragment d’autobiographie levé le voile et raconté ses premières années, il faut avouer que jamais début dans la vie ne fut plus difficile et plus pénible que le sien.
Né en 1812 à Portsea, près de Portsmouth, et fils d’un commis des bureaux de la marine, il passa son enfance dans la gêne, et de la vie de famille ne connut guère que les côtés sombres. Son père, John Dickens, semble avoir été un brave homme assez insouciant qui s’était fait une habitude de la misère, et dont les embarras domestiques ne parvenaient pas à déconcerter la philosophie. Quant à sa mère, Elisabeth Barrow, on ne la voit paraître souvent ni dans la vie ni dans les souvenirs de son fils. Elle et son mari font involontairement penser au couple immortel qui dans le roman de David Copperfield flotte sans cesse entre les résolutions suprêmes et l’espoir d’une bonne aubaine, entre le suicide et la confection savante d’un bol de punch à l’orange. Ce n’est malheureusement pas le seul rapprochement qui se présente à l’esprit : il en est un autre plus naturel encore, et auquel l’auteur songeait sans doute lorsqu’il traçait dans la Petite Dorrit le portrait douloureusement comique d’un père de famille établi à demeure dans une prison pour dettes, dont il fait les honneurs aux étrangers et où il vit en patriarche. Le jeune Dickens avait douze ans à peine lorsque son père, qui n’avait pu s’accorder avec ses créanciers, fut arrêté et mis à la Maréchaussée. Il y prit une de ces leçons d’économie domestique dont le souvenir ne se perd pas, et put voir où, avec les meilleures intentions du monde, conduisent le laisser-aller et le désordre.
C’était en vain qu’on avait quitté Portsea pour Chatham et Chatham pour Londres, où Mme Dickens avait tenté de fonder un pensionnat avec l’espoir que les familles riches des Indes ne manqueraient pas d’y envoyer leurs enfans : la plaque de cuivre qui annonçait la nouvelle institution avait bien été posée sur la porte, mais les élèves n’avaient pas paru, et le petit Charles Dickens, qui s’était flatté de pouvoir de cette façon aller lui-même à l’école, sans sortir de la famille, avait vu s’évanouir cette modeste illusion. D’école en effet il n’était plus question pour le futur auteur de Nicholas Nickleby. Cependant il n’était pas sans quelque instruction. Sa mère lui avait enseigné un peu d’anglais, de latin même, il avait dévoré le petit nombre de livres que possédait son père, les romans célèbres tant anglais qu’étrangers, il avait même écrit sa petite tragédie, imitée, et de très près sans doute, des Mille et une Nuits, enfin un de ses cousins le menait quelquefois au théâtre, dont il avait la passion ; mais sa véritable éducation se faisait, sans qu’il y pensât, dans ce pauvre faubourg de Londres où vivait sa famille, et où il recevait ces « leçons de choses a qui allaient donner à ses premiers essais littéraires tant de verve originale et tant de pathétique. C’est là qu’il rencontrait la pauvreté sous toutes ses formes; c’est de là que sont sortis Oliver Twist, le petit malfaiteur innocent, et ses compagnons moins innocens que lui, et le malheureux Jo, cette épave de l’immense cité, qui « circule » depuis qu’il peut tenir sur ses jambes, sans savoir où il va, fuyant devant les agens de police, qui lui ordonnent de marcher. Par un rare bonheur, l’enfant à ce contact dangereux ne perdit ni la fraîcheur de ses sentimens, ni la naïveté de son heureux caractère. « Je sais, disait-il plus tard, que sans la miséricorde de Dieu j’aurais pu facilement, tant on me négligeait, devenir un petit vagabond ou un petit voleur. » On le mit alors dans une fabrique de cirage, avec un salaire de six shillings par semaine. Sa besogne consistait à couvrir les pots de papier huilé et de papier bleu, à les ficeler ensuite proprement et à y coller des étiquettes. C’était ce qu’on avait trouvé de mieux pour un jeune garçon chétif, plein d’intelligence et de sensibilité, et qui était déjà regardé dans son voisinage comme un petit prodige. Dickens s’y trouva si malheureux, si humilié, que plus tard, devenu fameux et caressé par la gloire, il ne pouvait sans une profonde amertume penser à cette époque de sa vie. Son seul plaisir était d’errer aux heures de liberté dans ces rues de Londres dont il apprenait à connaître chaque pierre, et de passer le dimanche en famille dans la prison de la Maréchaussée. Parfois aussi il entrait pour boire un verre de bière dans quelque taverne où la vue de son pauvre petit chapeau et de sa jaquette usée faisait naître ordinairement un sentiment assez voisin de la défiance.
Fort heureusement son père vint à faire un petit héritage qui lui rendit la liberté, et peu de temps après le jeune Dickens fut envoyé à Wellington-house-academy. C’était le titre pompeux d’un établissement qui jouissait dans le quartier d’une certaine renommée, bien qu’on ne sût pas au juste pourquoi. Ce qui est certain, c’est que les souris blanches y recevaient, grâce aux élèves, une plus brillante éducation que les élèves eux-mêmes, et que, si le principal maître avait la réputation de ne rien savoir, il y avait en revanche un sous-maître qui passait pour savoir tout. Au reste, Dickens ne passa que deux ans sous la férule de M. Jones, dont il quitta la pension pour entrer comme petit clerc chez un attorney.
On demandait un jour au père de Dickens où son fils avait été élevé. « Ma foi, monsieur, répondait-il, on peut dire qu’il s’est élevé tout seul. » Ce n’était pas là une façon de parler. En effet, avec l’esprit d’observation la volonté s’était peu à peu développée chez le jeune homme, qui ne montrait pas beaucoup plus de goût pour son nouvel emploi qu’il n’en avait eu précédemment pour le cirage, et qui était ambitieux à sa manière. Son père, afin d’augmenter les ressources du ménage, s’était chargé de sténographier pour un journal les débats du parlement. Dickens, encouragé par l’exemple, se mit à l’étude de la sténographie avec l’ardeur qu’il a toujours portée dans toutes ses entreprises, et se rendit bientôt maître des secrets du métier. En même temps il fréquentait assidûment la salle de lecture du British Museum pour s’y donner l’instruction qui avait été refusée à son enfance; mais, si habile sténographe qu’il fût devenu, et il n’y en eut jamais de pareil, il dut se contenter pendant deux ans d’exercer sa profession dans les différentes cours de justice. Il n’y perdait point son temps d’ailleurs et y amassait des matériaux pour l’avenir. On sait en effet combien les formes de la procédure anglaise favorisent l’élément dramatique, et quelle variété d’originaux défilent chaque jour devant les tribunaux d’une cité comme Londres. Enfin à dix-neuf ans Dickens put aller rejoindre son père dans la galerie des sténographes du parlement. Il travailla d’abord pour le True Sun, puis pour le Morning Chronicle. C’était une admirable école pour un jeune homme dévoré du désir de voir et de savoir; mais c’était aussi une rude besogne, car il fallait souvent que Dickens voyageât pour aller écouter les discours prononcés hors de session par les membres importans.
Cependant, à force de traduire les pensées des autres, il devait naturellement être amené à exprimer les siennes à son tour. Un soir d’automne, tremblant de crainte et peut-être aussi d’espérance, il alla glisser dans la boite aux lettres d’un sombre bureau de Fleet-street son premier essai littéraire. Le pas terrible était franchi, et l’Old Monthly Magazine du mois de décembre 1833 fit du sténographe un auteur. Ce n’était pas encore un grand succès; mais le jeune homme avait trouvé sa voie et ne devait plus l’abandonner.
De tous les romanciers anglais, Dickens est peut-être le seul auquel l’éducation classique ait fait défaut, le seul qui soit parti de si bas pour arriver si haut, sans avoir le point d’appui solide que donnent les études libérales. On a vu les lacunes de son instruction. Il les combla sans doute dans une certaine mesure, mais à sa manière et d’une façon originale. En d’autres termes, on sent en le lisant que le joug de l’école n’a jamais chargé ses épaules, et que, bien ou mal, il ne doit absolument rien à personne. Le monde des souvenirs et des allusions classiques, dont on ne sort jamais entièrement quand on a passé son adolescence entre Homère et Virgile, ce monde lui est étranger, ou, s’il en parle, c’est avec un sourire. Au fond, le passé lui importe peu ; il est un homme moderne par excellence, et c’est dans le sol de la civilisation contemporaine que tous ses romans plongent leurs racines. Tout bien pesé, peut-être l’auteur de David Copperfield a-t-il dû plus qu’il ne croyait lui-même à ces premières années de sa vie, si malheureuses et si triviales, s’il leur a dû l’indépendance de la pensée et cet esprit nouveau dont on sent le souffle à chaque page de ses œuvres.
Les débuts littéraires de Dickens, qui semblent si brillans à distance, perdent peut-être un peu de leur éclat à être vus de près, non que le succès ait été lent à venir; mais le genre que le jeune auteur avait adopté et le mode de publication qu’il avait choisi ne comportaient pas cet enthousiasme du public qui, d’un nom inconnu, fait en quelques jours un nom célèbre. Ce n’était pas assez en effet de quelques articles publiés dans le Monthly Magazine pour ouvrir à Dickens la porte des grands éditeurs, d’autant plus que le directeur de ce recueil avait dû refuser toute collaboration du moment qu’elle n’était plus gratuite, ce qui n’indiquait pas que les lecteurs fussent très nombreux. Par bonheur, le Morning Chronicle donnait alors une édition du soir sous le nom d’Evening Chronicle. Dickens demanda d’abord la faveur d’y continuer ce qu’il appelait ses Esquisses des rues, et ensuite une augmentation d’honoraires. Les deux requêtes parurent honnêtes, et l’on y fit droit. Il y en eut bientôt une troisième qui ne fut pas moins bien accueillie, et le Times annonça que M. Charles Dickens avait épousé la fille aînée de M. Hogarth, de l’Evening Chronicle ; mais cette faveur-là, il aurait mieux valu, comme la suite le montra, que Dickens ne l’obtînt jamais : ce fut une des rares erreurs de sa vie. Le jeune couple alla d’abord s’établir dans le petit village de Chalk, entre Gravesend et Rochester, et peu après Dickens abandonna la sténographie pour s’occuper uniquement de ses romans. Il réunit en deux volumes ses esquisses de mœurs bourgeoises et populaires sous le titre de Sketches by Boz, et fit paraître les premières livraisons à 1 shilling de son fameux Pickwick (Posthumous Papers off he Pickwick Club). En même temps, adoptant dès lors un système de composition qui explique en partie la confusion qu’on a signalée dans les intrigues de ses fictions, il commença Oliver Twist avant que Pickwick fût terminé. Il fut longtemps obligé de conduire ainsi son génie à grandes guides pour suffire aux besoins de sa nouvelle position, et parce qu’il avait commis la faute de se « vendre en esclavage » à un éditeur peu scrupuleux auquel il dut racheter au prix de 50,000 francs la propriété des Sketches, qu’il lui avait vendue 1,500. Les nouveaux éditeurs, il est vrai, lui fournissaient les fonds nécessaires, mais l’auteur ne faisait que changer de servitude. Sous une forme ou sous une autre, ne faut-il pas payer sa gloire? En attendant, le pseudonyme burlesque que Dickens avait pris était en passe de devenir célèbre[1]. On avait remarqué les Sketches, où Dickens se montre déjà avec l’originalité de son humeur et sa minutieuse observation. En revanche, les premières livraisons de l’histoire de Pickwick avaient été moins appréciées. Ce fut seulement à la cinquième, où Sam Weller entre en scène, que l’Angleterre reconnut dans cet épique personnage un autre Sancho Pança non moins vivant que celui de Cervantes. Dès lors on ne parla plus que de Pickwick. A quelque classe de la société qu’ils appartinssent, tous ceux qui savaient lire y prenaient un plaisir égal. Magistrats en perruque, ou écoliers en veste ronde, qu’on entrât dans la vie ou qu’on en sortît, le charme s’étendait à tous. On en cite un bien plaisant exemple : un grave clergyman venait d’offrir à un malade les consolations de la religion et se flattait que sa peine n’avait point été perdue ; en quittant la chambre, il entend le malade s’écrier : « Après tout, Dieu merci, Pickwick paraîtra dans dix jours. »
Le livre n’est pourtant pas un chef-d’œuvre, tant s’en faut, et Dickens devait faire mieux plus tard; mais à travers ces scènes comiques, où se déploient, avec les accidens ordinaires de la vie, les personnages les plus originaux comme les plus ridicules de la bourgeoisie et du peuple, on retrouvait la grande sève nationale des romanciers classiques, et l’on saluait dans le nouvel auteur l’héritier direct de Smollett et de Fielding. On faisait bon marché de l’invraisemblance et de la banalité des aventures, on passait condamnation sur l’insuffisance de l’intrigue parce que derrière le romancier on sentait l’humoriste. Enfin avec Dickens on rentrait dans la nature et dans la réalité, ce qui est en résumé le moyen le plus simple d’entraîner le public, bien qu’il ne soit pas aussi aisé qu’il le semble. En effet, le roman anglais n’avait pas retrouvé au XIXe siècle la veine si riche jadis exploitée, mais non épuisée. Si l’on avait observé avec fidélité et peint avec délicatesse, nulle part la puissance créatrice ne s’était révélée. Une place restait vide ; ce fut Dickens qui la prit. Ce n’était pas qu’il donnât toujours à ses personnages une extrême vérité, mais il excellait à leur inspirer une vie extraordinaire, et à leur souffler quelque chose de sa poétique et fantastique imagination. Les êtres qui peuplaient ce monde, où Pickwick se meut avec tant de bonne humeur et de satisfaction, appartenaient peut-être à un ordre de création inférieur ; mais ils étaient si nouveaux et si amusans qu’il ne semblait pas possible de mettre en doute leur existence. Le branle était donné, et la fortune littéraire de Dickens, un peu hésitante au départ, ne devait plus s’arrêter en route.
Ceux qui ont connu le romancier à cette époque ont gardé de lui un souvenir ineffaçable. Avec un air de jeunesse et de franchise, d’heureux traits, d’abondans cheveux bruns, des yeux pleins d’intelligence et de gaîté, il était plus semblable à un homme d’action qu’à un homme de plume, tant ses allures étaient rapides, tant il rayonnait de grâce vive et légère. Leigh Hunt disait qu’il y avait dans sa personne, quand on le rencontrait dans un salon, autant de vie et d’âme que dans cinquante êtres humains. Ce fut alors que M. John Forster noua avec lui des relations d’amitié très étroites, que la mort seule devait interrompre. Il devint tout de suite son compagnon préféré dans les longues courses à pied ou à cheval dont Dickens avait la passion et où il mettait le même acharnement que dans son travail; mais cela même ne suffisait pas au besoin de mouvement qui l’a toujours tourmenté. Souvent il quittait Londres pour aller s’établir avec sa femme et ses enfans au bord de la mer. Ses amis, déjà nombreux à cette époque, avaient tous un nom soit dans les arts, soit dans les lettres, soit au barreau. C’était Leigh Hunt, le brillant et curieux esprit, qui s’était fait avec les livres un monde de délices et de jouissances plus réel que celui-ci, et qui savait donner un charme particulier aux plus grandes extravagances. C’était Thackeray, qui avait commencé par préférer le crayon à la plume, et qui n’en voulait pas à Dickens d’avoir refusé les dessins qu’il lui avait un jour offerts pour Pickwick. C’était Talfourd, le savant homme de loi, puis Douglas Jerrold, le dramaturge, et d’autres encore. Un des plus chers à Dickens était le peintre Maclise, qui, joignant à son génie d’artiste le sentiment très développé des choses littéraires, exerçait sans avoir l’air de s’en douter une puissante séduction sur ceux qui l’entouraient. Edwin Landseer, George Cattermole, le romancier Ainsworth et Macready, le grand comédien, complétaient ce cercle, qui n’avait rien à envier à aucun autre. On se réunissait le plus souvent chez Dickens, qui, ayant le goût, pour ne pas dire la superstition des anniversaires, ne manquait pas une seule occasion de célébrer le souvenir de ses succès littéraires. Le lieu de la scène variait souvent, car l’amphitryon changeait fréquemment de demeure, et la liste de ses diverses résidences serait longue ; mais on se retrouvait toujours, à la ville ou à la campagne, à Londres, que Dickens aimait tant, ou bien dans quelque cottage soit à Twickenham, soit à Petersham, où, sous prétexte d’amuser les enfans, on avait fondé un club pour le jeu de balle et institué des luttes athlétiques.
Il ne fallait pas moins que de pareils exercices pour entretenir l’équilibre des forces dans un corps resté assez frêle et dans un esprit qui ne cessait de produire, et dont la prodigieuse activité déjouait les suppositions charitables de la critique. « Il y a, disait déjà la Quarterly Review au mois d’octobre 1837, des raisons de croire que la veine particulière qui a jusqu’ici fourni un métal si attrayant est épuisée. Le fait est que M. Dickens écrit trop souvent et trop vite. S’il persiste plus longtemps dans cette voie-là, point n’est besoin du don de prophétie pour prédire son sort : il s’est élevé comme une fusée et descendra comme la baguette. » L’auteur de l’article en fut pour ses frais de métaphore : Nicholas Nickleby parut, et il s’en vendit 50,000 exemplaires. L’attente du public avait été vive et mêlée d’anxiété : on se demandait si la nouvelle œuvre y répondrait, et s’il serait possible au jeune écrivain de marcher sans ployer sous le fardeau de sa popularité. La première livraison du roman dissipa toutes les appréhensions, et Sidney Smith, celui-là même qui prétendait plaisamment ne jamais lire les ouvrages dont il avait à rendre compte afin d’échapper à tout parti-pris, Sidney Smith dérogeait à son habitude et se déclarait vaincu. « J’ai résisté à M. Dickens aussi longtemps que je l’ai pu, mais il m’a conquis. » Cet intérêt universel était justifié : Nicholas Nickleby, qui marque dans la manière de Dickens un sensible progrès, indique que l’horizon de l’écrivain s’est agrandi. Ce ne sont plus seulement des scènes détachées comme dans Pickwick, ou des peintures du monde des voleurs comme dans Oliver Twist; c’est avec la même verve, avec le même bonheur d’observation, un plus grand emploi de la gaîté, de l’imagination et de l’art d’écrire. Ce n’est plus seulement pour amuser que Dickens prend la plume, c’est pour attaquer des abus ou pour défendre une cause. Le romancier, devenu moraliste, se fait une arme du roman. Désormais tous les opprimés trouveront en lui un défenseur; désormais, s’il touche aux plaies saignantes, ce sera pour tenter de les guérir, et s’il plaide de nobles procès, il en gagnera plus d’un. On lui a reproché ce rôle d’avocat. On s’est étonné de ces indignations que le grand art, dit-on, ne connaît pas, parce qu’il considère toutes les passions comme des forces, tous les vices comme des productions naturelles, et parce qu’il a non pas à prendre parti, mais à constater. Dickens était trop ignorant pour s’élever à la hauteur de ce point de vue scientifique, et trop vivant pour ce rôle de professeur d’anatomie. Il aimait la lutte et la vie, voyait partout des justes à soutenir, des méchans à bafouer de sa puissante ironie, et, s’inquiétant peu de manquer aux lois de l’esthétique nouvelle, mettait son génie au service de la morale et ne dédaignait pas de tourner le roman à l’utilité pratique. Il en fut récompensé par l’admiration d’innombrables lecteurs qui jugèrent que l’auteur de Nicholas Nickleby n’avait rien perdu de sa verve merveilleuse à se faire le champion des pauvres, des innocens et des malheureux, et à leur ouvrir tout un monde de compassion et de tendresse.
On sait l’origine du roman. Les maisons d’éducation à bas prix du Yorkshire avaient une réputation de désordre et de cruauté qu’avait encore augmentée en 1836 l’intervention de la justice. Dickens, qui depuis longtemps avait à cœur de stigmatiser ces odieux abus, se rendit dans le Yorkshire, et, sous prétexte de chercher une école pour le fils d’une veuve imaginaire, parcourut le pays en se renseignant. Un soir d’hiver, dans une ville dont le nom est passé sous silence, il eut l’entretien suivant avec un brave homme à large face et d’humeur joviale, auquel on l’avait adressé. « Connaissez-vous ici, lui demandai-je, quelque grande école? — Oui, répondit le personnage; il y en a une assez grosse. — Est-elle bonne? — Hé, hé! aussi bonne qu’une autre; c’est une question d’opinion. — Et mon homme regardait le feu, promenait les yeux autour de la chambre, et sifflait entre ses dents. Dès que je changeais le sujet de la conversation, il se remettait; mais malgré des essais répétés je ne touchais jamais à la question de l’école sans remarquer que, même au milieu d’un éclat de rire, il perdait contenance et avait l’air mal à l’aise. A la fin, après que nous eûmes ainsi passé une heure ou deux fort agréablement, il prit tout à coup son chapeau, s’appuya sur la table, et, me regardant en plein visage, il me dit à voix basse : — Eh bien ! monsieur, nous avons eu beaucoup d’agrément à nous trouver ensemble, et je vais vous dire mon sentiment. Ne laissez pas votre veuve envoyer son petit garçon chez un de nos maîtres d’école, tant qu’il y aura dans Londres un cheval à garder ou une gouttière pour y dormir. Je ne voudrais pas dire du mal de mes voisins, et c’est tout tranquillement que je vous parle; mais que je sois damné si je vais me coucher sans vous dire, dans l’intérêt de cette veuve, d’éloigner le petit garçon de pareils coquins, tant qu’il y aura dans Londres un cheval à garder ou une gouttière pour y dormir. — Il répéta ces derniers mots avec une grande chaleur et d’un air solennel qui faisait paraître sa joyeuse face deux fois plus large; puis il me serra la main et s’en alla. Je ne l’ai jamais revu, mais je m’imagine quelquefois que je retrouve dans John Browdie un faible reflet de cette figure. »
Cette confidence de l’auteur nous prouve quel sérieux il mettait dans ses compositions romanesques en les appuyant toujours sur des faits d’observation réelle, et nous apprend en même temps comment il créait ses personnages. Cet aimable et franc citoyen du Yorkshire, au visage comme au parler large, qui remplace les o par des a et fourre partout le plus d’r qu’il peut, entrevu à la clarté du foyer dans une auberge de petite ville, ce sera tout à l’heure l’honnête John Browdie, le massif amoureux de miss Price. Il en est de même de tous les héros du romancier, les plus pathétiques comme les plus burlesques. Tous, il les a rencontrés perdus dans la foule, invisibles pour les yeux du vulgaire, mais néanmoins vivans. Avec le secret du génie, il les tire du néant, les façonne, leur donne un relief qu’on a pu quelquefois trouver excessif, quoiqu’il ôte moins à leur réalité qu’il n’ajoute à leur originalité, les enferme dans sa pensée, vit avec eux, puis au moment voulu les lâche par le monde.
Dickens a connu plus que personne l’attachement du créateur à sa création. Ces enfans de son imagination devenaient bientôt pour lui des êtres animés et palpables dont il partageait les peines et les joies, et sur le triste sort desquels il ne laissait pas de gémir, sans leur épargner pour cela la plus petite infortune. C’est ainsi qu’au moment d’achever le Magasin d’antiquités il disait à M. Forster : « Je suis le plus malheureux des êtres. Cette fin jette sur moi l’ombre la plus horrible, et j’ai toutes les peines du monde à me forcer d’avancer. Je tremble d’aborder cet endroit... Je serai bien longtemps à m’en remettre. Elle (Nelly) ne manquera à personne autant qu’à moi. Cela m’est si pénible que je ne peux vraiment pas exprimer le chagrin que j’éprouve. » Et, lorsqu’il se fut décidé à faire mourir le petit Paul (Dombey and Son), il passa la plus grande partie de la nuit à errer triste et désolé dans les rues de Paris, où il se trouvait alors. Il déclara même une fois à un critique, qui ne manqua pas d’en faire son profit, que tous les mots prononcés par ses personnages, il les entendait distinctement. C’était, ajoute M. Lewes, « le phénomène de l’hallucination. » En tout cas, ce phénomène-là est rare, et il serait bien à souhaiter qu’il se produisît plus souvent chez les romanciers : le public n’aurait rien à y perdre.
L’Angleterre semble avoir été du même avis, et à partir de la publication de Nicholas Nickleby elle mit Dickens au premier rang des écrivains dont elle attendait le plus. En effet, si le roman moderne depuis Walter Scott est, comme on l’a soutenu, tout entier dans le dialogue, où les personnages se dessinent et s’analysent eux-mêmes, la puissance que déployait Dickens dans cette partie considérable de l’art pouvait faire excuser bien des imperfections de toute espèce, soit dans l’intrigue, soit dans l’emploi trop fréquent de certains procédés dramatiques, soit dans l’abus d’effets comiques trop uniformes, soit dans la répétition des mêmes tics grotesques. D’ailleurs, si le romancier était quelquefois en défaut, l’humoriste ne sommeillait jamais. Comme naguère dans Pickwick, c’était à torrens que débordait la gaîté, tantôt ironique et mordante, tantôt fantastique et bouffonne, et toujours sous cette forme imprévue qui était un des grands charmes de ce jeune talent. A ce courant s’entremêlait un élément pathétique de bon aloi; on était pris par les entrailles, et, larmes de rire ou larmes de pitié, les yeux se mouillaient sans cesse. Et c’est là, pour le dire en passant, un point où Dickens se montrait supérieur à ses maîtres, Smollett et Fielding, et aux romanciers de l’âge précédent. Que Clarisse Harlowe et Paméla aient fait pleurer les plus beaux yeux du XVIIe siècle, il faut bien le croire, puisque de respectables traditions nous l’assurent; mais elles n’ont jamais fait rire personne, du moins au sens ordinaire de "ce mot. Et quant à Roderick Random, Tom Jones ou Joseph Andrews, ils n’ont ou plutôt ne justifient aucune prétention au pathétique.
Il y a quelque chose de touchant dans l’affection d’un grand public pour l’écrivain qu’il adopte. Après les joies brûlantes et périlleuses du triomphe oratoire, c’est assurément la plus douce satisfaction qu’il soit donné à l’homme de lettres d’éprouver, surtout quand aucun alliage impur ne s’y vient mêler. Dans la longue carrière de Dickens, de 1836 à 1870, on peut dire que rien ne troubla sérieusement cette bonne intelligence. Ce n’est pas toutefois que le romancier se soit toujours tenu à la même hauteur; mais il ne trompa jamais complètement l’attente de ses lecteurs, et on lui pardonna d’autant plus qu’on l’aimait davantage. On l’aimait pour ses rares et brillantes qualités, pour la générosité de son caractère, pour la franchise d’un talent auquel toute apparence de charlatanisme était insupportable; peut-être aussi l’aimait-on pour ses défauts, si séduisans et si peu vulgaires. Et ce qui montre plus que tout le reste la vraie grandeur de son génie, c’est qu’au sommet inespéré où l’admiration de ses compatriotes l’avait si rapidement porté la tête ne lui tourna jamais. Le parvenu littéraire ne se trahit nulle part en lui, et il demeura jusqu’à la fin ce qu’il avait été d’abord, l’homme le plus simple et le moins prétentieux de la terre.
Nicholas Nickleby était encore dans toute la fraîcheur de sa gloire que Dickens songeait déjà à lui donner des successeurs. Il avait eu d’abord l’idée d’entreprendre une publication périodique, mais il abandonna ce projet d’autant plus volontiers que chemin faisant il avait rencontré le sujet d’un nouveau roman, le Magasin d’antiquités, dont le principal personnage était destiné à un grand succès. La petite Nelly est en effet une des plus touchantes créatures que le roman anglais ait introduites dans la littérature. Jeffrey, juge assez difficile, comme on sait, déclarait qu’il n’y avait rien eu d’aussi parfait depuis la Cordélie de Shakspeare. Le monde de bohémiens où se mêlait sans s’y souiller cette douce figure lui donnait encore plus d’éclat, et Dick Swiveller, le joyeux clerc de procureur, et la pauvre petite servante surnommée la marquise, composaient avec les montreurs de marionnettes un ensemble de l’effet le plus heureux. On sentait une fois encore que le trésor de sensibilité et de gaîté renfermé dans l’âme de Dickens n’était pas près de s’épuiser. Et de fait il devait être bien grand pour suffire aux dépenses qui lui étaient imposées, car Dickens se répandait sans fin. Sa verve, qui semblait ne pas se contenter du roman, s’échappait encore à flots dans sa conversation et dans sa correspondance. Au rebours de tous les humoristes, cet écrivain si gai était aussi, chose étrange, l’homme le plus gai de son temps, et ne cessait d’inventer folies sur folies pour divertir innocemment sa famille et ses amis. C’est ainsi qu’il avait fait croire à Savage Landor qu’il était tombé amoureux de la reine, et lui avait proposé d’entrer dans un complot fantastique où l’énergie bien connue du poète pourrait ne pas être inutile; mais, quoi qu’il imaginât en ce genre, à propos d’une lecture ou de quelque petite scène dont il avait été témoin, ou de quelque incident domestique, la marque personnelle se retrouvait toujours. De tout ce qui l’entourait, il tirait un élément de drame burlesque ou un motif pour les développemens les moins attendus. Les fragmens de lettres que M. Forster a cités sont à cet égard bien propres à rendre plus nette l’image du romancier, en nous le montrant tel qu’il était dans la réalité de la vie, soit qu’il s’occupât de faire une enquête sur ses cheminées, dont la fumée incommodait ses voisins, soit qu’il envoyât au peintre Maclise une relation gravement circonstanciée sur la mort de son corbeau favori. Ce corbeau tient une grande place dans Barnaby Rudge, que Dickens écrivait alors, et dont pour la première fois il empruntait le fond à l’histoire du XVIIIe siècle. La tentative était audacieuse, car le roman historique exige certaines qualités qu’il n’avait pas et qui n’étaient guère compatibles avec son extrême personnalité. Il s’en tira pourtant non sans honneur, et, si le plan de l’ouvrage est faible, les descriptions qu’il a faites des troubles populaires connus sous le nom de no popery riots sont tracées d’une main vigoureuse. Ainsi, là même où il était le moins original, Dickens possédait encore le secret d’intéresser et d’émouvoir en se renouvelant sans cesse.
Il y avait quatre ans que le nom de Boz était dans toutes les bouches et ses romans dans toutes les mains lorsque l’occasion de faire son premier apprentissage de la popularité s’offrit à l’écrivain. Jusqu’alors il ne s’était pas livré au public et avait vécu assez retiré, ou du moins sans sortir du petit cercle d’amis, d’artistes et de littérateurs dont il était devenu l’âme et le charme. Ce fut l’Écosse qui l’invita à goûter aux honneurs publics sous la forme d’un grand dîner que devait présider lord Jeffrey lui-même. Ce devait être en quelque sorte la consécration solennelle de la jeune renommée du romancier dans la cité littéraire par excellence, et celui qui, dans Pickwick et ailleurs, avait inspiré à ses héros tant de toasts burlesques, allait être à son tour obligé d’en porter et d’en recevoir pour son propre compte.
Ce fut à cette occasion qu’après avoir reçu du lord prévôt, accompagné du conseil et des magistrats de la ville, la bourgeoisie d’Edimbourg, il parcourut l’Écosse et visita les sites les plus fameux des highlands, sans rien perdre en route de sa bonne humeur malgré les incommodités du voyage et les sévérités du climat.
« Il ne pleut pas toujours en Écosse, disait le docteur Johnson; il y neige quelquefois. » Dickens s’aperçut que les choses n’avaient pas beaucoup changé. Les lieux n’avaient pas changé non plus. Leur beauté fit sur lui une impression profonde, et, quoiqu’il fût peut-être plus sensible aux ridicules des hommes qu’au sublime de la nature, le val de Glencoe avec ses souvenirs tragiques et ses masses de rochers ne devait pas s’effacer de sa mémoire; mais ce n’était là qu’un prélude à un plus grand voyage. Parmi les témoignages d’admiration qui lui venaient de toutes parts, celui de Washington Irving avait réveillé le désir, ancien chez Dickens, de visiter les États-Unis. Le moment était favorable. Libre enfin de ses premiers engagemens littéraires, il venait de conclure avec MM. Chapman et Hall un traité avantageux qui lui donnait une année de loisir, et se disait qu’il rapporterait bien d’Amérique un livre tout fait. En conséquence, laissant ses quatre enfans à la garde de Dieu et de ses amis, il partit avec Mme Dickens en janvier 1842. Après une rude et périlleuse traversée, il eut dès Halifax l’avant-goût des ovations qui l’attendaient. Un homme hors d’haleine se présente à lui comme le président de la chambre des communes d’Halifax, l’entraîne à la maison du gouverneur, puis à la séance du parlement, qui s’ouvrait justement ce jour-là, et où juges, magistrats, évêques et législateurs, souhaitant la bienvenue au romancier, le font asseoir à côté du trône du président.
Depuis Lafayette, comme le faisait remarquer l’historien Ticknor, personne n’avait été reçu de la sorte. Daniel Webster déclarait à ses compatriotes que le nouvel étranger avait déjà fait plus pour améliorer la condition des pauvres en Angleterre que tous les hommes d’état envoyés par la Grande-Bretagne au parlement. Channing, développant en beau langage la même hyperbole, trouvait dans l’œuvre du romancier la justification de cet accueil magnifique, et Washington Irving, dans le grand dîner de New-York, où suivant ses prévisions il resta court, buvait à Charles Dickens, « l’hôte de la nation. » Mais quoi? s’il est doux d’être fêté, cela est bien fatigant aussi. Dickens ne tarda pas à s’en apercevoir. Il dut d’abord prendre un secrétaire, car il avait une correspondance de ministre et autant de rendez-vous qu’un médecin à la mode; puis il fut forcé de se tracer un plan de voyage rigoureux, et finit même par refuser toute invitation à paraître en public. Il n’avait de repos ni jour ni nuit, et sa popularité le poursuivait jusqu’au lit. C’est ainsi qu’un soir, à Hartford, au moment où il venait de se coucher, une sérénade de voix et de guitares se fait entendre devant sa porte, dans le corridor de l’hôtel. « Nous nous sentîmes plus émus que je ne puis vous dire. Pourtant au milieu de mon accès de sentimentalité une pensée me traversa l’esprit qui me fit tellement rire que je dus me cacher le visage sous les couvertures. — Bonté du ciel ! m’écriai-je, quelle figure ridicule et triviale doivent donc faire mes bottes qui sont restées à la porte ! Dans toute ma vie, je n’eus jamais un sentiment aussi profond de l’absurdité des bottes. »
C’était bien pis le jour. Il ne pouvait rien faire de ce qu’il voulait faire, rien voir de ce qu’il voulait voir. S’il sortait, la foule le suivait ; s’il restait chez lui, les visiteurs affluaient comme à une foire. S’il allait, accompagné d’un ami, visiter un établissement public, les directeurs arrivaient aussitôt, se mettaient en embuscade dans la cour et lui décochaient un discours improvisé. S’il se rendait à l’église pour y chercher un peu de paix, on se bousculait aux alentours de son banc, et c’était à lui que le prédicateur adressait son sermon. Dans la voiture du chemin de fer même, le conducteur ne consentait pas à le laisser tranquille. S’arrêtait-il à quelque station pour y boire un verre d’eau, une centaine de spectateurs venaient fixer leurs yeux sur sa gorge quand il ouvrait la bouche pour avaler. Enfin à chaque courrier la poste lui apportait un tas de lettres sans objet, et qui demandaient toutes une réponse immédiate. Comment trouver un moment dans ce tourbillon perpétuel pour penser et pour observer ? Il y réussissait pourtant, et son succès ne l’enivrait pas plus qu’il ne troublait son jugement. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour se placer entre les admirateurs fanatiques et les détracteurs passionnés du pays qu’il visitait.
Les ovations auxquelles il était soumis ne lui cachèrent ni les vertus incontestables, ni les erreurs, ni les travers de frère Jonathan. Il trouvait l’Américain sérieux, hospitalier, obligeant, franc, plus exempt de préjugés qu’on ne suppose, plein d’enthousiasme chevaleresque à l’égard des femmes et dévoué sans retour, pourvu qu’on sût acquérir ses bonnes grâces. Seulement il n’aurait voulu à aucun prix vivre en Amérique. Deux choses surtout révoltaient son âme, l’esclavage et la piraterie littéraire. Il ne voulut jamais accepter aucune marque publique de respect là où il y avait des esclaves, protestant ainsi à sa façon contre « l’institution particulière. » Quant au droit de propriété littéraire, il ne craignit pas, toutes les fois qu’il en trouva l’occasion, de s’élever contre l’impudente violation qu’on en faisait chaque jour et dont il était la première victime ; mais cette petite satisfaction ne compensait pas l’insupportable fatigue que le lion du jour commençait à éprouver en se voyant un objet d’exposition permanente pour tous les curieux, les désœuvrés et les indiscrets des États-Unis. « Je crois sérieusement, disait-il, qu’une expression de tristesse s’est gravée sur mes traits, grâce à l’ennui sans mélange que je ressens. Il y a sur mon menton, à droite de la lèvre inférieure, un pli qu’y a fixé pour jamais l’habitant de la Nouvelle-Angleterre dont ma dernière lettre vous entretenait. J’ai à l’extérieur de l’œil gauche une empreinte de patte d’oie que j’attribue aux personnages littéraires des petites villes. Ma joue a perdu une fossette : c’est un sage législateur qui me l’a dérobée ; je m’en suis aperçu au moment même où elle s’envolait. En revanche, je suis réellement redevable d’une bonne large grimace à P… E.,., critique de Philadelphie, seul propriétaire de la langue anglaise dans sa pureté grammaticale et idiomatique, lequel m’avoua que j’avais réveillé une nouvelle ère dans son esprit. » Toujours est-il qu’après avoir visité la Prairie et le Niagara l’hôte des États-Unis ne fut pas fâché de se retrouver à Montréal au milieu de vrais compatriotes, et de rentrer en Angleterre, où il arriva dans l’été de 1842.
Deux ouvrages se rattachent au premier voyage de Dickens en Amérique, un livre de descriptions et un roman. Le premier en date, American Notes, n’est guère qu’un arrangement des notes et des lettres que le voyageur avait écrites durant son séjour dans le Nouveau-Monde. Entre le désir d’instruire ses lecteurs anglais et la nécessité de ménager ses lecteurs américains, l’auteur ne réussit à satisfaire personne. Ceux-ci, pour les quelques vérités qu’il leur avait dites, le traitèrent d’ingrat, et ceux-là, ne trouvant, pas dans le livre tout ce qu’ils en attendaient, le jugèrent incomplet. La vérité est que Dickens n’avait pas trouvé non plus au-delà de l’Atlantique tout ce qu’il s’attendait à y voir. Cependant ses descriptions étaient pleines de fraîcheur, d’entrain, et au fond sans malice. Toute allusion aux personnes en avait été soigneusement écartée ; mais en général on était un peu déçu, quoique de bons juges, parmi lesquels Jeffrey, fussent d’avis que le récit était attachant et fidèle.
A la publication des Notes sur l’Amérique succéda celle de Martin Chuzzlewit. Dickens n’avait jusqu’alors rien écrit d’aussi puissant, jamais son observation n’avait été plus mordante, jamais ses personnages n’avaient été dessinés avec plus de vigueur et d’originalité. Cependant le succès fut d’abord beaucoup au-dessous de ce qu’avaient espéré les éditeurs du nouveau roman. Il est toujours difficile d’expliquer ces erreurs du public dont fourmille l’histoire de la littérature, car elles proviennent souvent de causes obscures ou futiles qui échappent à l’appréciation. D’autre part, il est bien dur pour un écrivain de voir son public diminuer, ne fût-ce que pour un instant, au moment même où il sent qu’il n’a jamais mieux mérité ses suffrages. C’était un peu le cas pour l’auteur de Martin Chuzzlewit. Cette œuvre en effet, loin d’être inférieure aux précédentes, marquait un développement inattendu dans le talent de Dickens, qui semblait inaugurer une seconde manière. Les héros comiques ou tragiques qu’il avait précédemment mis en scène avaient souvent encouru le reproche assez fondé d’offrir plus de surface que de profondeur, plus d’éclat que de solidité. Il n’en était pas de même dans Martin Chuzzlewit. La verve incomparable y courait aussi brillante qu’au début, mais l’étude des caractères y prenait quelque chose de plus magistral et de plus élevé. Pour tout dire en un mot, des types apparaissaient dignes de prendre place à côté de ceux qui sont entrés dans le domaine commun de la littérature romanesque, et qui, sans être moins anglais, étaient pourtant plus humains et plus vrais. Au premier rang, et dépassant les autres de toute la tête, était Pecksniff. On a dit que cette espèce de Tartuffe n’était possible qu’en Angleterre. Hélas ! il n’en est rien. Partout où se glisse à côté de la vraie dévotion une dévotion fausse, on rencontre des Pecksniff. On en trouve au nord et au midi, dans toutes les classes de la société, en bas comme en haut. Pecksniff ne parle pas de sa haire et de sa discipline, il est vrai, mais il excelle à mêler Dieu dans tout ce qu’il fait, et pratique le pardon des injures. « Charity, ma chère, quand je prendrai mon chandelier ce soir, faites-moi penser à prier plus particulièrement que d’habitude pour M. Anthony Chuzzlewit, qui a commis une injustice à mon égard. » Soyons moraux, répète-t-il à tout propos, ce qui ne l’empêche pas de capter un héritage, de s’associer avec des chevaliers d’industrie et de s’enivrer à l’occasion. Il n’est pas moins sinistre que Tartuffe, mais il est plus plaisant, et ce n’est pas sans une grande habileté que Dickens, pour atténuer l’odieux du personnage, a jeté sur lui cette teinte comique qui le rend si divertissant malgré l’horreur qu’il inspire. Et dans quel admirable milieu Pecksniff s’épanouit, et quelle société que celle où se rencontrent Charity, la fille aigre et mûre, Mercy, l’enfant insouciante et rieuse, l’horrible tribu des Chuzzlewit, M. Mould, l’entrepreneur des pompes funèbres, si jovial dans son intérieur, et enfin la garde-malade, véritable chef-d’œuvre de l’humour anglais, mistress Gamp, dont le nom ne peut plus se prononcer qu’à travers un éclat de rire, tant est bouffon le cortège d’idées, de mots, de gestes et de manières qu’il fait passer devant l’esprit! Horrible mégère, s’il en fut, mais de joyeuse compagnie, femme « qu’on aimerait à enterrer gratis, et proprement encore, » comme le dit M. Mould, son admirateur, et à laquelle on ne saurait rien comparer dans aucune littérature. Elle est avec Pecksniff la figure la plus étonnante de cette galerie d’hypocrites, d’égoïstes, de scélérats inaccessibles aux lois, et, comme lui, elle est devenue la personnification de toute une race d’êtres particuliers : ces noms propres se sont changés en noms communs. Ce qui gâte le roman, c’est justement ce qui contribua d’abord à en relever la fortune vacillante, c’est-à-dire le fameux épisode du voyage de Martin en Amérique. Il causa de l’autre côté de l’eau une tempête d’indignation, et bien à tort, car, à tout prendre, les plus maltraités c’étaient encore les Anglais. Les colonels spéculateurs et flibustiers, les hommes d’état ridicules et les femmes politiques dont Martin Chuzzlewit avait tracé la caricature étaient moins noirs dans le livre que ses propres concitoyens. Au reste, on devait finir en Amérique par le reconnaître, et le ressentiment ne fut pas de longue durée.
Quoi qu’il en soit, malgré l’évidente supériorité de l’ouvrage, les éditeurs, le voyant moins apprécié que les autres, prirent peur, firent partager leurs craintes à l’auteur, et, en le rappelant aux clauses d’un contrat qui avait tout prévu, le blessèrent maladroitement. Dickens de son côté, faisant réflexion qu’il était à peu près le seul que ses livres n’eussent point enrichi, s’irrita et voulut rompre avec MM. Chapman et Hall, qui lui devaient la fortune de leur maison. Il consulta ses amis, contre son habitude particulière, et suivant l’habitude générale ne les écouta pas, conçut plusieurs projets sans s’arrêter à aucun, ce qui était peut-être le plus sage, consulta aussi les notes de ses fournisseurs, qui étaient assez longues, car il dépensait beaucoup pour entretenir sa maison et ses parens, et se dit qu’après tout le moyen le plus sûr de faire des économies était encore de partir pour l’Italie. C’était là une façon originale de tourner la difficulté, et personne n’y avait songé. L’auteur de l’invention avait d’abord jeté les yeux sur la Bretagne et sur la Normandie, où l’on pouvait, paraît-il, vivre en ce temps-là à bon marché; mais le but eût été trop vite atteint sans doute, et il renonça bientôt à l’idée de s’établir en France. En conséquence, un beau matin, il s’en alla acheter pour la somme modique de 1,125 fr. une berline de voyage à peu près aussi grande que la bibliothèque de son ami Forster, avec lampes et poches de tout genre, véritable arche de Noé capable de contenir une famille anglaise, et, s’étant muni d’un courrier, toujours par économie, il se mit en route avec sa femme, sa belle-sœur et ses cinq enfans pour Marseille et pour Gênes. Il est vrai qu’auparavant il avait, moyennant une somme de 2,800 livres payables par avance, associé deux nouveaux éditeurs à tout ce qu’il publierait pendant huit années consécutives.
En réalité, ce qui l’engageait à quitter l’Angleterre, c’était le besoin d’élargir le domaine de son observation. Il était revenu d’Amérique plus riche d’idées qu’il n’y était allé, ainsi que le prouvait Martin Chuzzlewit. Dévoré du désir de voir des pays nouveaux et surtout des hommes, il voulait s’enrichir encore, et, parvenu à un tournant de sa carrière, il sentait qu’un arrêt lui était nécessaire avant de reprendre l’essor.
On sait le culte profond des Anglais pour l’Italie, et l’admiration qu’excite généralement chez les habitans du nord de l’Europe le premier aspect de ce ciel et de ces eaux que tant de voix éloquentes ont célébrés. Il en est plusieurs, poètes ou hommes d’état, qui, ne pouvant s’arracher à un pareil spectacle, ont changé de patrie et daté leurs œuvres de quelque villa des bords de la Méditerranée ou des rives de l’Arno. Sur tous, la fascination est extrême, et, quand on veut la traduire, on n’échappe que difficilement aux lieux-communs et à l’expression toute faite. Que de volumes cette pauvre Italie, qui n’en peut mais, n’a-t-elle pas dictés aux étrangers et aux Anglais en particulier depuis le commencement de ce siècle ! Que de descriptions toujours les mêmes, que de points d’admiration à propos des mêmes sites, des mêmes palais et des mêmes statues, que de romans et que de banalités ! Dickens sembla d’abord se soustraire à la contagion. Le ciel ne lui parut pas aussi bleu que la légende le prétendait, ni les paysannes aussi jolies; mais, le temps ayant changé, il céda à l’entraînement général et joignit sa voix au chœur universel. On le vit, lui dont le bagage classique était si léger, parcourir les lieux célèbres avec un Juvénal dans sa poche, déclarer que Venise était la merveille du monde, s’intéresser au chant de la cigale et faire de longues enquêtes sur les maisons religieuses. Cependant quelques fausses notes lui échappaient encore. Ainsi la Méditerranée avec son silence lui donnait, rapprochement assez imprévu, l’idée du Styx, et les tableaux qu’il avait vus reproduits par la gravure ne faisaient pas sur lui l’impression qu’il en attendait : l’esprit d’indépendance et d’erreur perçait toujours par quelque bout. Aussi s’étant mis un matin à sa table de travail dans le palais Peschiere qu’il avait loué, et, cherchant un sujet de conte, il ne pensa même pas à le demander à ce qui l’entourait, comme tout autre aurait fait à sa place. Gênes étalait à ses pieds ses marbres et ses fontaines, et le son des cloches montait de tous ses couvens; ce fut au vieux beffroi de Londres qu’il songea, et au pont de Waterloo et à la neige de Noël. Il vit les pauvres et les affamés jeter des regards avides sur les vitres éclairées par les flammes du plum-pudding embrasé, et il se résolut, comme il disait, à frapper un coup pour ses cliens. De là son Carillon de Noël, qui n’a rien d’italien. Quand il l’eut fini, il n’y tint plus. Il avait soif des rues et des foules de Londres, et se mit en route tout seul. Il passa le Simplon et vint (c’était le prétexte du voyage) lire à quelques amis réunis chez M. Forster l’histoire de Trotty Veck et de ce que lui disaient les cloches. Il y avait là un auditoire nombreux et choisi. Le succès du lecteur fut grand, et plusieurs pleuraient en écoutant cette voix qui ignorait encore un pouvoir dont elle ne devait tirer parti que longtemps après. Dickens alla finir l’hiver à Gênes, visita rapidement l’Italie, et l’été de 1845 le retrouva dans sa maison de Devonshire-Terrace. « Mon cher Dickens, nous sommes enchantés de votre retour. Voici, thank God, Devonshire-Place ressuscité. Venez luncheoner demain à une heure, et amenez votre brave ami Forster. » C’est en ces termes que le fameux comte d’Orsay s’adressait au romancier quelques jours après l’arrivée de celui-ci, et Dickens, qui n’avait pas encore beaucoup étudié notre langue, en savait cependant assez pour comprendre ce français familier. Devonshire-Terrace était en effet ressuscité, et avec le maître de la maison la joie et l’entrain y étaient rentrés; mais, après l’année de loisir qu’il s’était donnée, il fallait que Dickens se remît au travail,. et le travail avait toujours été pour lui plus pénible peut-être que pour tout autre. On ne s’en douterait pas en le lisant; mais ces dialogues si vifs qu’ils semblent improvisés, ces descriptions si animées qu’on les dirait coulées d’un premier jet, ce style si impétueux, si capricieux, qui reproduit le mouvement de la parole, tout cela représentait un effort extrême. Des semaines entières se passaient sans que le fécond romancier pût écrire une page, sans qu’il pût parvenir à « chauffer sa machine. » Jamais à cet égard il ne s’était senti moins en veine que quand il revint d’Italie. Il fallait que la crise fût bien aiguë, car il eut l’idée de publier un journal et d’entrer dans la politique. Jusqu’alors en effet, il s’était tenu à l’écart de cette perfide enchanteresse, non par indifférence, mais parce qu’il sentait d’instinct que sa voie et sa puissance étaient ailleurs. Il se disait radical, et le retour des tories aux affaires lui avait même inspiré, en 1841, quelques satires rimées, dont une entre autres sur le bon vieux temps du torysme anglais ne manque pas d’une certaine vivacité. « Par Jupiter, écrivait-il alors de Broadstairs, comme je deviens radical ! Je me fortifie chaque jour davantage dans les vrais principes. Je ne sais pas si c’est l’effet des bains de mer ou non, mais c’est ainsi. » Cependant il n’avait jamais fait une étude particulière de ces « principes; » il en était même venu peu à peu à désespérer de voir les hommes d’état, à quelque parti qu’ils appartinssent, trouver la solution des grands problèmes politiques et sociaux. Lorsqu’un cordonnier de Southampton et un ramoneur de Windsor avaient fondé, avec l’aide d’un pair d’Angleterre, la première «école déguenillée, » il avait accompagné ces braves gens de ses vœux les plus ardens, et avait même offert d’écrire à ce sujet un article pour la Revue d’Edimbourg, car il s’était fait l’avocat des pauvres et prenait sa tâche toujours plus à cœur, tout en se gardant avec soin d’exciter les classes de la société les unes contre les autres. « Ah ! disait-il un jour, associant au souvenir des merveilles de Venise, dont il avait encore l’esprit tout plein, son grand désir d’écrire pour le peuple qui travaille et qui souffre quelque œuvre ineffaçable, combien je pensais que ce serait vraiment là s’élever au-dessus de la poussière de tous les doges dans leurs tombeaux, et se tenir sur un escalier de géans que Samson lui-même ne pourrait jeter à bas! » noble ambition qui, sous des formes différentes, fut celle de toute sa vie, et que le roman, comme il l’entendait, satisfaisait bien mieux que n’aurait pu faire le journalisme.
Ce fut en vain que M. Forster fit passer sous les yeux de son ami toutes les raisons les plus propres à le détourner d’une pareille entreprise, lui représentant que son talent et sa gloire s’accommoderaient mal de la responsabilité d’un journal quotidien. Dickens persista dans son projet, et résolut de mettre au service d’une nouvelle feuille la popularité de son nom. Le Daily-News, disait le prospectus qu’il avait lui-même rédigé, resterait libre de toute influence, de tout esprit de parti; il se dévouerait à la défense de tous les moyens rationnels et honnêtes qui peuvent aider à redresser les torts, à maintenir les droits légitimes et à avancer le bonheur de la société. Le journal, en demeurant fidèle à ce programme, ne devait pas faire regretter à Dickens l’appui passager que celui-ci lui avait prêté, et qui avait fait son succès; mais l’éditeur se lassa bien vite de ses fonctions. Le premier numéro du Daily-News avait paru le 21 janvier 1846, et le 9 février le romancier, « fatigué à en mourir, » cessait d’être journaliste et revenait à ses romans. Quelques mois après, il partait avec sa famille pour la Suisse, dont il avait déjà entrevu un coin, et qui l’avait enchanté, avec l’intention de s’établir à Lausanne pour voir si le Léman serait plus favorable à son travail que ne l’avait été la Méditerranée.
Si l’on veut garder une idée gracieuse et poétique de la vie de Dickens hors de Londres, c’est dans les lettres datées de Lausanne qu’il la faut aller chercher. C’est là surtout que l’homme se révèle derrière l’écrivain avec ce charme qu’éprouvèrent tous ceux qui l’ont approché. Jamais il ne s’abandonna davantage à ce qu’un personnage du dernier siècle appelait la douceur de vivre. Habitans et contrée, tout lui plaisait également. Il observait les mœurs, en traçait des tableaux délicats, faisait dans les environs de longues promenades soit seul, soit avec les nombreux Anglais qu’attiraient sa présence et la magnificence du site, et, quand son besoin si étrange de voir des rues devenait trop violent, il allait à Genève, où il retrouvait la sensation, si chère pour lui, de la lumière du gaz éclairant la nuit des visages humains. Quand il fallut partir après cinq mois de séjour, il se sentit tout malheureux, ce qui ne lui était jamais arrivé. Il passa une partie de l’hiver de 1846 à Paris; c’était la première fois qu’il s’y arrêtait avec sa famille, et, malgré les théâtres, malgré l’accueil bienveillant qu’il reçut partout, il se trouva un peu dépaysé chez nous, où son nom était moins connu qu’il ne le fut plus tard. Ses jugemens sur la France s’en ressentirent : il devait les réviser dix ans après. Au printemps de la même année, il était de retour à Londres et achevait son roman de Dombey, satire amère et puissante de l’orgueil commercial, et dont l’effet fut très grand. C’est, au point de vue littéraire, le plus beau moment de la vie de Dickens. Tout ce qui portait un nom dans les arts ou dans les lettres fréquentait sa maison, et Devonshire-Terrace a peut-être vu plus de visages illustres dans les deux mondes que toute autre demeure, depuis les « gens du Punch, » comme les appelait lord Brougham, jusqu’à Lytton Bulwer et Tennyson. Le succès des derniers livres du romancier lui permettait de regarder d’un œil moins inquiet l’avenir de sa nombreuse famille, et, pour l’assurer encore, il fondait le recueil périodique des Household-Words, où sous sa direction des écrivains de talent allaient pendant plusieurs années intéresser honnêtement de nombreux lecteurs. Enfin il mettait le sceau à sa réputation par la publication de David Copperfield.
C’est, de l’avis général, le chef-d’œuvre de Dickens, ou, pour mieux dire, c’est l’œuvre qui plaît le plus communément à tout le monde. On peut trouver qu’il y a plus de puissance créatrice dans Martin Chuzzlewit, plus d’intérêt pathétique et de grandeur dans Bleak-House ; mais il y a dans David Copperfield un ensemble plus heureux de qualités soutenues, plus de variété dans le ton, et dans les personnages une vérité plus humaine, parce que l’observation s’y présente sous des formes moins exagérées, tout en restant originale. « La vérité des écrits de Dickens, dit M. Ruskin, a été méconnue par bien des gens habitués d’ailleurs à réfléchir, parce qu’elle se montre sous les couleurs de la caricature, et fort à tort, car cette caricature, souvent grossière, ne porte jamais à faux. » Eh bien ! c’est dans David Copperfield que Dickens a fait le plus d’infidélités à son procédé habituel soit dans la création de ses différens héros, soit dans le développement de la trame romanesque où ils se dessinent. Les événemens s’y déroulent d’une manière plus conforme à la réalité de la vie, et le monde si varié où nous sommes introduits ressemble davantage au monde où nous nous agitons, tout au moins à celui dont nous concevons sans effort l’existence. Enfin, et pour emprunter le mot de Shakspeare, ce « lait de l’humaine bonté, » qui abonde partout chez Dickens, il en a mis ici la crème. De là l’attrait puissant et durable du livre, de là cette émotion où la pitié, le charme et l’admiration se confondent.
La seconde partie de la vie du romancier n’offre peut-être pas un intérêt égal à celui que fait naître la première. Elle est plus agitée, mais elle ne fournit guère, sauf vers la fin, que la répétition de voyages, de scènes et d’occupations semblables. Des voyages de Dickens, il y a peu de chose à dire ici: ils devinrent plus fréquens à mesure que s’augmentait en lui le besoin de mouvement qui l’avait toujours plus ou moins tourmenté. Il allait revoir la Suisse et l’Italie pour y retrouver la fraîcheur de ses premières impressions; mais c’était surtout du côté de la France qu’il aimait à s’échapper. Il s’était mis au fait de notre littérature, avait lu Voltaire et les écrivains de notre temps, dont quelques-uns étaient même devenus ses amis. Au besoin, il savait tourner une lettre en français, avec moins de correction cependant que M. Forster ne semble croire, si l’on en juge par les échantillons assez comiques qu’il en donne. Enfin il se plaisait à Paris plus qu’il n’avait fait la première fois, choyé qu’il était par les plus grands. Pour ne parler que des morts, Ary Scheffer faisait son portrait, et Lamartine voulait le voir comme un des « grands amis de son imagination. » Ce fut dans un dîner qu’il rencontra l’auteur des Méditations. « Je l’ai trouvé, écrivait Dickens, plein de franchise et sans affectation. Il fit savoir à la compagnie présente à table qu’il avait rarement rencontré un étranger parlant le français avec autant de facilité que votre inimitable correspondant, et là-dessus ce même correspondant rougit modestement et presque aussitôt faillit s’étouffer avec un os de poulet qui lui reste encore dans le gosier. » Il dînait chez Scribe et y rencontrait Auber, fréquentait les théâtres, applaudissait tour à tour le Médecin des enfans ou les Mémoires du Diable ; les fêtes populaires de l’empire le ravissaient d’admiration, ce qui ne l’empêchait pas de remarquer que l’on ne mettait pas beaucoup d’empressement à saluer l’empereur quand il passait. Quelquefois aussi, quand il voulait travailler, il s’arrêtait à Boulogne-sur-Mer. Il a passé trois étés dans cette riante et pittoresque cité, où il se croyait encore en Angleterre. Il y a même composé la fin des Temps difficiles, un des récits les plus poignans qui soient partis de sa plume.
Cependant, en quelque endroit qu’il se trouvât, il n’y restait pas longtemps. En effet, il en était venu peu à peu à ne plus pouvoir résister au désir de changement qui le possédait. C’est le point douloureux et singulier que M. Forster a traité délicatement et qu’on ne peut passer sous silence, car il explique la fin tourmentée d’une vie qui, malgré ses brillans dehors, ne se suffisait plus à elle-même. « C’est une chose étrange, écrivait Dickens en 1857, de n’être jamais en repos, jamais satisfait, et de toujours aspirer à je ne sais quoi qui n’est jamais atteint. » Ce sentiment pénible n’était pas nouveau chez lui, mais il ne s’était pas encore marqué avec autant de force, et Dickens n’en était plus le maître. « Il est trop tard, ajoutait-il, pour enrayer. Je n’ai de soulagement que dans l’action. Je suis devenu incapable de repos, persuadé que, si je m’épargnais, je me rouillerais, et qu’il ne me resterait plus qu’à éclater et à mourir. Mieux vaut mourir en agissant. Je suis à cet égard ce que m’a fait la nature. Il me faut accepter, puisque c’en est un, le revers des qualités que je puis avoir. » Voilà en partie le secret de cette agitation morale et physique qui condamnait l’écrivain à chercher sans cesse hors de chez lui ce qu’il ne trouvait pas en lui, et le lançait sur les grandes routes. De là aussi ces représentations théâtrales où, suivi de quelques amis, amateurs comme lui de la scène, il aimait à se donner en spectacle, et qui, commencées sous un prétexte de bienfaisance et continuées sans raison, devenaient un passe-temps plein d’excitation, et de danger. L’acteur y recueillait des applaudissemens, mais l’écrivain, rentré chez lui, trouvait son imagination moins docile et sa plume plus revêche. C’est dans les ouvrages qui suivirent David Copperfield que l’effort se fait pour la première fois sentir. Bleak-House, le plus remarquable de tous, si l’on n’envisage que le plan et la conduite de l’intrigue, laisse déjà apercevoir des traces de cette inquiétude, qui devient plus visible à mesure qu’on avance. A proprement parler, le génie créateur n’abandonna jamais Dickens; jusqu’au bout, les personnages sortirent de son cerveau avec la vigueur des premiers jours; mais il ne pouvait plus remplir avec la même certitude qu’autrefois le cadre qu’il s’était tracé. Parfois même la crainte de rester court lui traversait l’esprit. Ce fut bien pis encore lorsque l’idée de lire ses œuvres en public se fut emparée de lui avec une sorte de fatalité. Depuis longtemps, il la caressait; depuis longtemps, ses amis savaient avec quel art et quelle puissance il s’entendait à leur lire les chapitres de ses romans tout frais éclos avant de les communiquer au public. Et d’autre part, dans les nombreux banquets où il était appelé à parler en faveur d’institutions de charité, ses succès d’orateur avaient été grands, si grands même que, s’il l’eût voulu, il eût facilement trouvé place dans ce parlement anglais qui admet tous les genres d’éloquence. Aussi, lorsque le travail de la composition littéraire lui parut de plus en plus pénible, se tourna-t-il tout naturellement du côté où il se sentait attiré.
Il venait à ce moment d’acheter une maison, Gadshill-Place, dans un endroit qui lui était familier depuis son enfance, et il était en train de l’embellir pour en faire sa résidence habituelle, quand il se résolut, malgré les conseils de ses amis, à présenter lui-même devant le public quelques-uns des êtres auxquels son imagination avait donné la vie. On a cru que l’amour de l’argent n’avait pas été étranger à cette entreprise, et il est certain que le profit devait être considérable; mais la vraie raison, on vient de la voir, et peut-être Dickens était-il le premier à la colorer d’une apparence de nécessité domestique, sous prétexte de payer, comme il disait, la propriété qu’il avait acquise. A ce motif, un autre plus intime venait s’ajouter, qui lui rendait l’action et le mouvement plus nécessaires que jamais : Mme Dickens allait quitter, pour n’y plus rentrer, la maison de son mari. Il peut sembler étrange qu’après avoir passé vingt-deux années ensemble et élevé dix enfans, la vie commune fût devenue intolérable aux deux époux; mais il y avait longtemps, paraît-il, que l’incompatibilité de leurs humeurs avait éclaté. La séparation, une fois résolue, devait être tenue secrète. Dickens eut le tort de l’annoncer au public au moyen d’une note insérée dans les Household-Words, pour répondre à certaines calomnies où son nom avait été mêlé à celui d’une personne qui lui était chère. Il eut le tort plus considérable encore de mettre ses lecteurs au courant de ses affaires privées par une lettre adressée à l’un de ses amis, M. Smith, qui n’eut rien de plus pressé que de la communiquer au correspondant du journal américain New-York Tribune. M. Forster, qui parle de cette lettre sans la citer, assure qu’elle était confidentielle, et que Dickens se plaignit toujours de ce qu’elle eût été divulguée; une pareille interprétation ne peut malheureusement pas subsister quand on en a sous les yeux le texte malencontreux. Dickens commence par prier M. Arthur Smith de le montrer à tous ceux qui ont à cœur de lui rendre justice ainsi qu’à tous ceux qui par erreur ont été induits à lui faire tort. Il déclare que Mme Dickens et lui ont vécu très malheureux ensemble pendant de longues années, que jamais humeurs ne furent plus opposées que les leurs, et que la présence de la sœur de Mme Dickens, Georgina Hogarth, a seule empêché jusqu’alors leur séparation. « Depuis l’âge de quinze ans, ajoute-t-il, elle (Mlle Hogarth) s’est dévouée à notre maison et à nos enfans... Quelque effort que j’y fasse, je ne peux m’imaginer ce que ces derniers seraient devenus sans cette tante, qui a grandi avec eux, à laquelle ils sont passionnément attachés, et qui a sacrifié pour eux le meilleur de sa jeunesse et de sa vie... Depuis quelques années, Mme Dickens a pris l’habitude de me représenter qu’il vaudrait mieux qu’elle allât vivre de son côté; — que, se voyant de jour en jour plus étrangère dans la maison, elle sentait augmenter la maladie mentale dont elle souffre quelquefois, et qu’elle ne se trouvait plus capable de mener la vie d’épouse,... à quoi je répliquais invariablement que nous devions porter notre infortune et lutter jusqu’au bout, surtout par égard pour les enfans, qui devaient nous tenir unis en apparence. »
La seconde partie de la lettre rendait compte de la séparation, que des amis avaient jugée nécessaire dans l’intérêt même des enfans, qui la comprenaient et l’acceptaient, elle démentait ensuite avec énergie les bruits fâcheux qui avaient couru à ce sujet; mais ces bruits, n’aurait-il pas été plus sage de les dédaigner, et l’étalage maladroit que Dickens faisait d’un ménage malheureux n’allait-il pas leur donner, aux yeux des malveillans, une apparence de fondement ? Au moment de paraître devant le public, Dickens, il est vrai, croyait ne devoir laisser aucune tache, aucun doute sur son caractère; c’est là son excuse. Il aurait mieux valu pourtant qu’il gardât le silence, comme M. Forster le lui conseillait avec raison. Quant à la situation que ce document révélait, elle était triste, irrémédiable, et n’aurait pu se dénouer que par un de ces accidens qui arrivent à point nommé dans les romans, mais dont la vie est plus avare. Quoi qu’il en soit, il est bien difficile de porter un jugement sur la conduite de Dickens, qui, juge et partie à la fois, a seul pris la parole, et que ses amis n’ont pas complètement excusé. On peut condamner le procédé: mais sur le fond de la question il faut s’abstenir, tout en déplorant qu’il se soit donné tort au moins dans la forme.
Ce fut dans ces circonstances que Dickens commença la première série des lectures célèbres qui de 1858 à 1870 passionnèrent l’Angleterre. On s’est demandé si l’innovation n’était pas fâcheuse et si le romancier n’avait pas plus à perdre qu’à gagner en livrant à la curiosité de la foule sa personne et son génie dans ce qu’ils avaient de plus intime; mais l’exemple que donnait Dickens ne pouvait pas entraîner beaucoup d’imitateurs, car il fallait, pour le suivre, des qualités qui ne sont pas communes. Tous ceux qui ont entendu l’auteur de David Copperfield sont unanimes à cet égard. Il y avait dans la façon dont il jouait ses romans je ne sais quoi qui tenait du prodige. Quand il lisait la grande scène judiciaire de Pickwick ou qu’il faisait parler mistress Gamp, ou qu’il disait la mort du petit Dombey, ce n’était plus à une simple lecture qu’on assistait, c’était à un drame ou à une véritable comédie, d’autant plus piquante que celui qui tenait les rôles, les ayant lui-même conçus, leur donnait tout leur sens et toute leur originalité. L’art avec lequel il savait changer de ton suivant les besoins du dialogue, et pour ainsi dire dans la même haleine, aidait encore à l’illusion. L’auteur disparaissait, et l’on se trouvait en présence de personnages vivans. On aurait dit un grand musicien, Chopin par exemple, interprétant lui-même son œuvre. Les premières lectures eurent lieu à Londres, et le succès fut tel que le romancier se laissa entraîner à consacrer la plus grande partie de son temps à cette nouvelle entreprise. Toutes les grandes villes de l’Angleterre, de l’Irlande et de l’Ecosse apprirent à connaître les traits fameux de l’écrivain, et partout il put s’assurer que sa popularité n’était pas un vain mot. C’est ainsi qu’après une lecture faite à Belfast on se précipitait sur lui dans la rue en lui disant avec l’accent classique de la contrée : «Faites-moi l’honneur de me donner une poignée de main, monsieur Dickens, et Dieu vous bénisse, monsieur, car ce n’est pas seulement ce soir, c’est depuis bien des années que vous avez été une lumière dans ma maison. » Et à York une dame qu’il ne connaissait pas l’arrêtait pour lui dire : « Monsieur Dickens, voulez-vous me permettre de toucher la main qui a rempli ma demeure de tant d’amis? »
C’était là le secret d’un enthousiasme sans exemple : Dickens était un ami pour chacun de ses lecteurs, et cette foule qui se pressait pour l’entendre, avant même qu’il ouvrît la bouche, était déjà conquise à sa parole par la reconnaissance et par la sympathie. Ce sentiment le soutenait dans la fatigue extrême que lui imposaient des auditoires de 2,000 à 3,000 personnes et la nécessité de voyager nuit et jour en chemin de fer pour satisfaire à des engagemens trop rapprochés. C’est à cette époque qu’il fut pris au pied gauche d’une sorte de paralysie dont il ne se débarrassa plus entièrement et qui aurait dû lui servir d’avertissement salutaire; mais il n’avait jamais su modérer ses forces, et son courage l’entretenait dans une illusion qui finit par lui être fatale. Au lieu de se reposer, il eut la funeste idée de passer en Amérique pour y achever avec ses lectures la fortune commencée en Angleterre. Jamais homme, à en croire M. Forster, n’attacha moins de prix à l’argent, et il est certain qu’il l’avait toujours dépensé comme il le gagnait, sans compter. Il est certain aussi que l’établissement de ses fils le préoccupait beaucoup depuis quelque temps; c’est peut-être là qu’il faut chercher surtout la raison de sa terrible et glorieuse tournée aux États-Unis. Et cependant il y a quelque chose de pénible à le voir supputer d’avance le nombre de dollars qu’il en rapportera et apprécier la différence du papier américain à la livre anglaise. C’était sans doute de l’argent bien acquis et d’autant plus légitime qu’il n’avait jamais tiré le moindre profit de la vente de ses livres en Amérique; mais le romancier s’évanouissait, et l’on n’apercevait plus que l’homme d’affaires. Il arriva à Boston au mois de novembre 1867, et l’accueil qu’il reçut fut aussi bienveillant qu’il l’avait été vingt-cinq ans auparavant : il ne restait plus trace du ressentiment causé jadis par certains passages de Martin Chuzzlewit. Horace Greeley, le célèbre journaliste, se fit dans la Tribune l’introducteur de Dickens pour cette seconde visite, dont il expliqua l’objet. La série des lectures commença, et de Boston à Baltimore une furie d’enthousiasme éclata comme on n’en voit qu’en Amérique. La spéculation s’en mêla, et Dickens se vit bientôt suivi de gens habiles qui accaparaient les billets et les revendaient ensuite au prix qu’ils voulaient. Ils assiégeaient la porte du bureau de vente, apportaient des matelas dans la rue pour y passer la nuit, faisaient des feux de joie, et forçaient la police à se montrer. Et partout abondaient en même temps les témoignages de l’admiration la plus vraie. Le président Andrew Johnson demandait comme une faveur un rendez-vous au romancier, et celui-ci, le jour de sa fête, trouvait sa chambre remplie de fleurs et de guirlandes. Il n’y avait qu’une ombre au tableau, le froid d’une saison extraordinaire, qui, joint aux cahots des voies ferrées sur lesquelles Dickens passait la moitié de son temps, avait épuisé ce qui lui restait de forces. « C’est un dur labeur, un dur climat, une dure vie, » écrivait-il. Il ne dormait plus, mangeait à peine, et souffrait d’un rhume violent que rien ne pouvait guérir. Il ne retrouvait un peu de voix et de vie qu’au moment de paraître en public, par un puissant effort de volonté. Au bout de cinq mois de voyage et après soixante-seize lectures, il s’arrêta. On lui offrit à New-York, sous la présidence d’Horace Greeley, un dîner d’adieu. Il y prit congé de ses nombreux amis, y signala les heureux changemens qu’il avait remarqués dans les mœurs américaines, promit qu’il en rendrait témoignage dans les éditions futures de ses ouvrages, et arriva chez lui au mois de mai 1868. Sa santé était perdue, mais il avait, tant en Angleterre qu’aux États-Unis, gagné un million.
Il reprit alors la plume, et commença le Mystère d’Edwin Drood, qu’il ne devait pas achever. Entre cette dernière œuvre incomplète et David Copperfield, Dickens n’avait pas laissé que de beaucoup écrire. Bleak-House, la Petite Dorrit, les Temps difficiles, les Grandes Espérances, Notre Ami commun, tels sont les principaux romans qui ont vu le jour de 1854 à 1865. Ils sont moins célèbres que ceux qui les ont précédés, offrent peut-être plus d’inégalités, mais ils ont encore de bien belles parties, et, si l’on y rencontre des traces de fatigue, la décadence ne s’y fait pas sentir. Dickens, il faut en prendre son parti, n’était pas un génie égal et symétrique. Quoiqu’il se soit une fois approché de la perfection, ce qu’il a fait a souvent été excessif par quelque côté; chez lui, l’excellent et le pire se sont presque toujours touchés. Sa manière, toute formée à partir de Martin Chuzzlewit, a pu s’exagérer dans la suite, comme il arrive ordinairement quand on vieillit, mais il serait bien difficile de marquer le point exact où le développement a cessé, où les défauts sont devenus la règle et les beautés l’exception. Cependant M. Forster, qui a eu entre les mains tous les manuscrits de son ami et qui a pu suivre de très près ses différens procédés de composition, a remarqué que vers 1855 Dickens, moins confiant dans sa verve, prit l’habitude de jeter sur un cahier de notes les idées, les plans, les expressions, les comparaisons, les noms et les titres qui se présentaient à son esprit et qu’il craignait d’oublier. Ce serait alors qu’il aurait senti le premier coup que l’âge et la fatigue portent à la faculté d’imaginer. L’atteinte fut légère, il est vrai, et presque insensible; on peut dire toutefois qu’un certain souffle a manqué à tout ce qui a suivi les Temps difficiles. Il y a dans la Petite Dorrit nombre de scènes touchantes et de personnages admirables, de même qu’il y a bien de la grâce et de l’observation comique dans les Grandes Espérances, et pourtant l’intérêt est moins soutenu; on se sent moins ému, moins charmé, moins étreint. A tout prendre, c’est là qu’est la limite en-deçà de laquelle se trouve le meilleur de Dickens. Au reste, il avait depuis longtemps prévu le cas où les sources de l’imagination tariraient en lui, et il s’y était préparé en se faisant éditeur de recueils publiés sous sa direction. A celui des Household-Words en avait succédé un autre qui porte pour titre : All the Year Round. Dickens avait même écrit pour les enfans une Histoire d’Angleterre bien célèbre, et qui, chose rare, ne passait pas par-dessus la tête de ses petits lecteurs; mais il n’était pas destiné à survivre à son talent. Quand il revint d’Amérique, il n’avait plus beaucoup de temps à rester sur la terre, et ce temps il l’abrégeait encore par des lectures publiques. Peu à peu le cercle des amis et des parens se resserrait autour de lui ; son père et sa mère étaient morts ainsi que sa sœur et ses quatre frères; plusieurs amis avaient déjà disparu; de ses enfans, ceux s’étaient mariés, deux étaient morts, et il lui fallait se séparer des autres. Le départ de son fils cadet, qui allait en Australie rejoindre un frère aîné, fut particulièrement sensible à Dickens. La lettre que, fidèle à son habitude, il remit à ce jeune homme en le quittant mérite d’être citée, car elle montre l’auteur sous un nouveau jour.
« Je vous écris ce mot aujourd’hui parce que votre départ me préoccupe beaucoup et que je désire vous laisser de moi quelques paroles d’adieu que vous puissiez méditer de temps en temps à vos momens de tranquillité. Je n’ai pas besoin de vous dire que je vous aime chèrement et qu’au fond du cœur votre départ me cause beaucoup, beaucoup de peine; mais cette vie est à moitié faite de séparations, et il faut savoir supporter ces tristesses. Ce qui me console, ce que je crois fermement, c’est que vous allez commencer le genre de vie auquel vous êtes le plus propre... Je vous exhorte donc à persévérer jusqu’au bout dans la détermination de faire aussi bien que vous le pourrez tout ce que vous aurez à faire. J’étais moins âgé que vous ne l’êtes maintenant lorsque j’eus pour la première fois à gagner mon pain, et à le gagner avec résolution, et jamais depuis je ne me suis relâché. Dans quelque position que ce soit, ne tirez jamais bassement parti de l’avantage que vous pouvez avoir sur les autres et ne soyez jamais dur pour ceux qui vous sont soumis. Essayez de faire aux autres comme vous voudriez qu’ils vous fissent, et ne vous découragez pas, s’ils y manquent quelquefois. Mieux vaut pour vous les voir faillir à la plus grande des règles posées par notre Sauveur que d’y faillir vous-même. Je mets un Nouveau-Testament parmi vos livres, et je le fais avec les mêmes intentions et les mêmes espérances qui m’engageaient à écrire pour vous, quand vous étiez petit enfant, un résumé simple de ce livre ; c’est le meilleur que le monde ait jamais connu ou connaîtra jamais. À mesure que vos frères s’en sont allés, l’un après l’autre, je leur ai écrit ce que je vous écris maintenant, les suppliant de se conduire d’après ce livre sans tenir compte des interprétations et des inventions de l’homme… Gardez toujours l’habitude salutaire de faire votre prière soir et matin. Je n’y ai jamais manqué moi-même, et je sais la consolation qu’on y trouve. J’espère que vous pourrez toujours dans le reste de votre vie dire que vous avez eu un bon père. La meilleure manière de lui montrer votre affection et de le rendre heureux, c’est de faire votre devoir. »
Le caractère sérieux de l’homme et de la race reparaît dans ces lignes si graves, si fermes et si nobles, où l’on devine l’accent d’un adieu qui devait être le dernier. En effet, les mauvais symptômes se renouvelaient. Dickens avait voulu prendre congé de ses auditeurs par une dernière série de lectures, et l’effort lui avait coûté beaucoup, quoique jamais il n’eût mieux lu. De fréquens vertiges le tourmentaient, la paralysie reprenait son pied. Ce fut à la suite d’une de ces attaques qu’il rentra à Gadshill. Un soir, après avoir écrit, il venait de se mettre à table pour dîner et disait à sa belle-sœur qu’il se sentait très souffrant, lorsque, voulant se lever et gagner un sofa, il tomba lourdement sur le côté gauche, murmura ces mots : « par terre, » et ne reprit plus connaissance. Il mourut le lendemain 9 juin 1870, ayant dépassé de quatre mois sa cinquante-huitième année. Sur tous les points du globe où on parle anglais, le télégraphe annonça que l’écrivain populaire n’était plus, et dans toutes les chaires où on prêche en anglais son nom fut prononcé dans le sermon du dimanche. Et lorsque le doyen de Westminster, le docteur Stanley, prenant pour texte de son discours la parabole de Lazare, parla en termes poétiques et simples du romancier dont le génie avait sans cesse rappelé au riche la présence de Lazare à sa porte, bien des yeux se mouillèrent en regardant la pierre étroite sous laquelle Charles Dickens repose, entre le monument de Chaucer et celui de Shakspeare.
Il y a toujours quelque impertinence à traiter le génie comme une machine qu’on démonte pour en faire jouer les principaux ressorts. Le langage n’est pas un instrument assez précis pour suffire à cette tâche difficile, et la pointe s’en égare à chercher des distinctions subtiles où les mots ne représentent plus des idées. Cependant, si l’on voulait essayer de marquer ce qui a dominé chez Dickens, on pourrait peut-être dire que ç’a été l’imagination humoristique. On a vainement tenté de définir l’humour, et l’on n’y réussira jamais, parce qu’il y a autant de genres d’humour que d’écrivains. L’humour de Sterne en effet diffère essentiellement de celui de Fielding, et l’humour de Fielding n’a rien de commun avec celui de Charles Lamb. Pourtant ce sont tous des humoristes, mais chacun d’eux l’est à sa façon. Il en est de même pour l’auteur de Martin Chazzlewit. On lui a, il est vrai, refusé l’humour, et quelques représentans de la critique nouvelle ne semblent guère lui accorder que le comique grotesque ou bouffon ; mais, si c’est être humoriste que d’apercevoir entre les choses des rapports qui ne sont pas apparens pour en tirer des effets imprévus, plaisans, touchans ou dramatiques, qui a mieux mérité ce titre que Dickens? On dira peut-être que ce n’est là qu’une partie de l’humour, mais c’est la plus grande, et il est certain que Dickens y reste sans rival. C’est ce qui explique son succès, et c’est ce qui peut faire comprendre pourquoi il a échoué dans les sujets où sa faculté principale lui nuisait au lieu de le servir. Ainsi la passion par excellence, l’amour, ne lui a rien inspiré qui s’élevât au-dessus du médiocre. De même les caractères simples lui échappent en général. Ses héros et ses héroïnes du second plan n’ont aucune personnalité distincte : ils ressemblent trop au reste des hommes pour l’intéresser beaucoup, et il ne s’y arrête qu’à regret. De même encore ses paysages sont puissans, mais fantastiques; ses descriptions de maisons et de rues ont une vie intense, mais elles sont si tourmentées qu’on souffre presque en les lisant. Au fond, Dickens n’est pas un conteur, et l’on dirait toujours qu’il y a une lutte perpétuelle dans son cerveau entre l’imagination pure qui lui fait concevoir les êtres et les objets et la fantaisie qui les lui présente avec un relief comique extraordinaire. Là était sa puissance, et en même temps sa faiblesse. Il le savait bien lui-même, et, Bulwer lui ayant un jour demandé, tout en le louant beaucoup, s’il ne craignait pas d’avoir outre-passé les bienséances de l’art, il lui répondit qu’il y avait une telle jouissance pour lui à voir les choses sous un côté plaisant, qu’il caressait cette infirmité de son esprit comme on caresse un enfant gâté. Il sentait qu’il tombait parfois dans la caricature, le déplorait, et recommençait bientôt. Voilà pourquoi, si le romancier est chez lui incomplet, l’humoriste reste incomparable. Dickens n’a pas cru qu’il dut se contenter d’amuser ses lecteurs ; il a pensé qu’avec des facultés aussi rares que les siennes il était tenu à quelque chose de plus encore, et que ce don d’émouvoir qui lui avait été largement départi entraînait avec soi une sorte de responsabilité. Aussi ne peut-on dans son œuvre séparer le romancier du moraliste, et n’est-ce pas un des moindres caractères de son talent que l’aisance merveilleuse avec laquelle il mêle une thèse politique, sociale ou morale aux inventions de la gaîté la plus folle. A cet égard, son tact est extrême, il s’arrête toujours à temps, et cette avocat qui, sans en avoir l’air, a soutenu tant de causes, n’a que bien rarement versé dans le plaidoyer. Devoirs de la société envers le pauvre, protection de la femme et de l’enfant, relations des patrons avec les ouvriers, abus des workhouses, longueurs des procès, friponneries légales des compagnies industrielles, scandale des sinécures, inutilités des grandes administrations politiques, fausse philanthropie, il a touché à tout, laissé partout la marque de sa satire pénétrante et le témoignage de la pitié la plus intelligente et la plus humaine. « Toute la tribu des égoïstes et des lâches, lui avait une fois écrit Jeffrey, vous haïra dans l’âme et vous accusera d’une coupable exagération; mais ne vous en inquiétez pas. Les braves et les bons sont avec vous, et la vérité aussi. » Dickens en effet inquiétait pas: comme le poète, il croyait que la seule noblesse, c’est d’être bon, et il s’en remettait avec un légitime orgueil au jugement de son pays, confiant dans le bien que ses ouvrages avaient pu faire.
La postérité lui sera-t-elle douce, et son œuvre durera-t-elle? Tant de jugemens sont cassés chaque jour que l’on croyait définitifs, tant de réputations disparaissent que l’on croyait fondées sur le roc, et les fluctuations du goût sont si nombreuses, qu’il est plus sûr de ne pas se livrer en pareille matière à de téméraires prédictions. Une chose pourtant doit rassurer les amis de Dickens, c’est que la popularité de son nom ne repose pas sur le caprice et sur l’engouement d’une classe particulière de lecteurs. Ce ne sont pas seulement les esprits fins et lettrés qu’il a charmés pendant un quart de siècle, c’est tout un peuple qu’il a eu pour admirateur. Il y a là une raison de gloire durable. Savoir plaire à la fois aux délicats et à la foule, c’est le secret des maîtres, et la façon dont Dickens a pénétré dans l’esprit et dans le langage même de ses contemporains prouve que ce secret-là ne lui a pas été inconnu. Si jamais l’auteur de David Copperfield venait à ne plus avoir de prise sur les âmes de ses compatriotes, c’est que l’Angleterre elle-même serait bien changée.
LEON BOUCHER.
- ↑ Il avait donné à son petit frère, en l’honneur du vicaire de Wakefield, le surnom de Moses, qui, prononcé avec un nasillement comique, devenait Boses, et par abréviation Boz.