Charles XII au camp d’Altranstadt

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Charles XII au camp d’Altranstadt
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 218-228).
CHARLES XII
AU CAMP D'ALTRANSTADT[1]

On lisait beaucoup autrefois l’Histoire de Charles XII, de Voltaire ; on la lit peut-être un peu moins aujourd’hui. Au charme d’une narration claire et vive, genre de mérite dans lequel Voltaire n’a pas d’égal, nous préférons, à tort ou à raison, la précision, l’abondance des documens, la recherche curieuse et parfois un peu puérile des détails. S’il est des lecteurs pourtant qui soient restés fidèles à d’anciennes admirations et qui aient suivi avec entraînement le merveilleux récit des aventures du vainqueur de Narva, du fugitif de Pultawa et du captif de Bender, ils ont dû se faire une question qui vient naturellement à l’esprit, et dont la réponse ne se présente pas tout de suite. Voici dans quels termes elle se pose.

Charles XII est le successeur et le petit-neveu de Gustave-Adolphe ; quand il monte sur le trône, la Suède est encore toute pleine du souvenir du rôle éclatant que ce glorieux souverain a fait jouer à sa patrie, dans une des phases les plus mémorables de la guerre de Trente Ans. Chacun se rappelle de quel prix son alliance, quelquefois un peu exigeante et incommode, a été pour Richelieu, et quel poids son épée a jeté dans la balance troublée de l’Europe. Tous ses coreligionnaires protestans bénissent sa mémoire comme celle du plus bienfaisant de leurs protecteurs. Or voici qu’après soixante et dix ans écoulés, et deux règnes moins éclatans qui ont laissé pâlir le renom de la Suède, apparaît un héritier de sa race qui paraît digne de lui. Le jeune Charles, à peine adolescent, attaqué par une coalition de voisins jaloux, les réduit tous à merci et, dès les premiers pas qu’il fait, il est partout précédé et suivi par la victoire. Tous les regards sont fixés sur lui. À ce moment même est engagée en Europe, avec l’ouverture de la succession d’Espagne, une lutte qui met en jeu de plus graves intérêts encore que ceux qu’a conciliés la paix de Westphalie : c’est le sort de la maison d’Autriche, puis celui de la monarchie française elle-même, qui vont être en cause. Comment expliquer que le jeune vainqueur n’ait pas eu la tentation de prendre, à l’exemple de son aïeul, une part glorieuse dans ce grand débat ? Comment n’a-t-il pas tenu à jouer sa partie sur ce grand échiquier qui va s’étendre de l’Allemagne à la France, à l’Italie et à l’Espagne ? Comment son nom ne figure-t-il pas dans les annales militaires des vingt premières années du XVIIIe siècle, à côté de ceux du prince Eugène, de Marlborough, de Berwick et de Villars, comme celui de Gustave entre Bernard de Saxe-Weimar, Tilly, Wallenstein et Guébriant ? Comment, au contraire, a-t-il tourné le dos à l’Europe, où sa place devait être attendue, pour aller se perdre dans les déserts de l’Ukraine, à la poursuite d’une victoire qui fuyait trop vite devant lui pour qu’il pût l’atteindre ? Comment, au lieu d’être ou de rester un grand homme (car dans l’opinion commune il l’était, déjà), a-t-il préféré aller finir comme un héros de roman ?

Le petit volume dont nous recommandons la lecture, et qui porte un nom aujourd’hui avantageusement connu, est destiné à faire voir que, si la question a été résolue dans un sens, après tout, contraire à la renommée de Charles XII, ce n’est pas faute qu’elle lui ait été présentée en temps utile et d’une manière à le séduire par des contemporains, bons juges en fait de grandeur et de gloire : car c’est le récit des offres faites par Louis XIV à Charles XII pour lui faire prendre parti dans la lutte contre l’Empire. C’est le tableau de l’inquiétude que ces propositions causent aux ennemis coalisés de la France, et des efforts qu’ils firent, malheureusement avec trop de succès, pour détourner vers l’Orient sa turbulente activité. C’est donc tout un petit drame que M. Syveton nous raconte avec des documens inédits, qui sont bien cette fois dans le goût du jour. Voltaire, procédant avec sa rapidité ordinaire, l’avait fait tenir tout entier dans ces quelques lignes mises en tête de son troisième chapitre : « Charles reçoit en Saxe des ambassadeurs de toutes les puissances. »

La scène s’ouvre en effet dans le camp d’Altranstadt, à l’entrée de la Saxe, où Charles s’arrête un instant pour respirer et réfléchir après une suite de victoires. Menacé à la fois par le roi Frédéric de Danemark, par Auguste II, électeur de Saxe et roi de Pologne, et par le tsar de Russie (qui n’est pas encore, mais travaille à devenir Pierre le Grand), il a fait tête à tous ; il a contraint le Danois à demander la paix ; il a chassé Auguste de Pologne et fait couronner à sa place un protégé à lui, Stanislas Leczinski ; il a battu à Narva 30 000 Russes avec 16 000 Suédois. Il est le maître complet de la situation, il ne reste plus qu’à achever la défaite des Russes qui occupent une partie de la Pologne et lui ont enlevé la petite province d’Ingrie, mais ce sera l’affaire d’un dernier coup de main dont personne ne doute.

C’est le moment très bien choisi où Louis XIV se décide à lui envoyer un messager secret, non pas pour lui offrir l’alliance de la France, — les premières années de la guerre de la succession d’Espagne avaient si mal tourné pour nos armes que la proposition n’aurait eu rien d’attrayant, — mais pour l’engager à prendre dans le grand conflit Européen le rôle de médiateur qu’on avait proposé aux États généraux de Hollande et qu’ils ont refusé : mais il semble (c’est du moins ce que Louis XIV va lui faire dire) que la lâche revienne de droit au souverain de la Suède, qui, à ce titre, est l’un des garans de l’état territorial consacré par la paix de Westphalie et qui, de plus, est prince de l’Empire, qualité que plusieurs possessions allemandes lui confèrent. Quoi ! médiateur, à vingt ans, entre le grand roi, le chef du Saint Empire et les successeurs de Guillaume III ! Quel hommage rendu à une gloire naissante ! Quelle perspective ouverte à un jeune ambitieux !

L’instruction donnée par Louis XIV à son envoyé, afin d’attirer Charles et de l’induire en quelque sorte en tentation, est un de ces chefs-d’œuvre diplomatiques, qu’on rencontre à chaque page dans les archives secrètes de ce grand règne. Tout y est prévu : les considérations à faire valoir, aussi bien que les objections à écarter. Il faudra rappeler le souvenir des intérêts communs entre la France et la Suède qui ont engagé souvent les deux pays ensemble dans des mêmes luttes communes ; il faudra faire envisager à l’horizon le péril que ferait courir, à tous les princes de l’Empire, le triomphe complet de la maison de Habsbourg, et dont le sort des électeurs de Cologne et de Bavière, mis déjà au ban de la Diète, est un triste exemple. Mais tout cela doit être dit discrètement pour ne pas laisser croire (ce qui est pourtant vrai) que la médiation proposée n’a pour but que d’engager le Prince dans la politique générale comme dans un engrenage dont il aurait ensuite peine à sortir. On ne saurait prendre trop de soin pour ménager un caractère que l’on connaît déjà comme ombrageux et défiant. En un mot, dit finement M. Syveton, il faut lui faire sauter le pas sans qu’il s’en doute.

Le choix du négociateur à envoyer était délicat à faire autant que la mission elle-même. Le premier sujet désigné étant tombé malade, celui qu’on lui substitua fut un gentilhomme suisse, appartenant à une des plus importantes maisons du canton de Soleure, mais dont, depuis nombre de générations, plusieurs membres avaient toujours été engagés au service de la France. La tradition s’est perpétuée depuis lors, comme on sait, puisque le nom rappelle un des plus agréables mémoires qui nous soient restés sur les derniers jours de la monarchie et les premiers débuts de la révolution de 1789.

Celui qui le portait alors, Victor de Besenval, ayant servi avec honneur dans la guerre de la ligue d’Augsbourg, avait obtenu le grade de brigadier d’infanterie avec la croix de Saint-Louis. Je ne sais ce qui fit penser qu’il n’était pas moins propre à la diplomatie qu’à la carrière des armes. En tout cas, le récit de M. Syveton, et les extraits, trop rares, peut-être, qu’il nous donne de la correspondance de M. de Besenval, font voir qu’on ne s’était pas trompé dans cette appréciation. Si le tact, la prudence, la finesse d’observation, l’intelligence des situations et des caractères, et l’art de les peindre par un trait juste et piquant sont les principales qualités du métier, M. de Besenval était à coup sûr diplomate de naissance.

Ce n’était pas tout de bien l’instruire, il fallait trouver un moyen de l’expédier. Or, pour atteindre le camp d’Altranstadt, il fallait traverser plus de cent lieues de pays occupé par l’ennemi, et, pour un envoyé secret, il n’y avait pas à songer à des sauf-conduits diplomatiques. Il n’y eut d’autre manière de trouver un passage sûr que de faire prendre à l’envoyé de Louis XIV le rôle de domestique d’un gentilhomme suédois, qui (la Suède étant toujours neutre) pouvait circuler librement. Encore le maître supposé se prêta-t-il difficilement au travestissement, et demanda-t-il, pour plus de sécurité, que les frais de voyage de son valet lui fussent payés d’avance.

Arrivé à Altranstadt, ou plutôt à Leipzig, qui n’en est qu’à quelques lieues, Besenval descendit de derrière le carrosse du gentilhomme suédois, mit bas sa livrée et se présenta dans sa qualité officielle, au grand déplaisir de ses confrères, agens comme lui, qui l’avaient devancé et ne s’attendaient pas à le voir apparaître, le ministre d’Angleterre, M. Robinson, le Hollandais, M. de Kraussberg, et l’ambassadeur impérial, le comte de Sinzendorf. C’était tout un congrès auquel il venait prendre part sans y avoir été invité. Dieu sait cependant que ce n’était pas un lieu commode pour tenir une cour, que ce camp d’Altranstadt ! On ne pouvait y loger que des soldats en campagne, et si l’on se décidait à rester à Leipzig, ce qui était plus commode et presque nécessaire, il fallait franchir plusieurs lieues pour venir chercher une audience que, même indiquée et convenue d’avance, on n’était pas toujours sûr d’obtenir.

Rien de plus piquant que le récit que M. Syveton nous fait de la première entrevue que Besenval obtint ainsi de Charles XII, non sans peine, après plusieurs jours d’attente.

Pour mettre la scène plus en relief, M. Syveton complote le fond du tableau par des détails pris également dans des sources diplomatiques non moins authentiques, et qui donnent plus de vie à sa peinture sans en altérer l’exactitude.

« Figurons-nous, dit-il, notre ambassadeur arrivant, non sans quelque surprise, à ce quartier royal d’Altranstadt dont tant de gens en Europe parlent sans le connaître, et qui est tout uniment une des plus tristes maisons d’un des lieux les plus sales de la Saxe, Il descend de son carrosse dans la cour qui précède l’habitation, où chacun met pied à terre au risque d’enfoncer dans la boue jusqu’au genou. Il jette un regard sur des chevaux qui sont attachés là, en plein air, sans râtelier ni crèche, avec des sacs pour couvertures, le poil hérissé, le ventre rond, la croupe large et la queue mal entretenue, avec le crin inégal. L’écuyer qui les garde ne parait ni mieux couvert ni mieux nourri que ses bêtes. L’un des chevaux est tout sellé ; en sortant de chez lui, le roi sautera dessus et partira au galop pour une de ces courses fantastiques dont il reviendra crotté comme un postillon… Décidément Charles XII doit bien être le soldat endurci, hostile à tous les plaisirs, que le public se représente. Enfin M. de Besenval va le voir de ses yeux. Il est introduit dans la salle des audiences, qui est la chambre même du roi. En avant des ministres, qu’il connaît déjà, il aperçoit une figure nouvelle. C’est un homme grand, bien fait, en habit bleu, avec des boutons de cuivre jaune, les bouts du justaucorps renversés par devant et par derrière pour montrer la veste et des culottes fort grasses. Le collet du surtout est boutonné si haut qu’on aperçoit à peine le crêpe noir qui sert de cravate. Ni manchettes, ni gants, la chemise et les poignets fort sales et les mains de la couleur des poignets. Les cheveux sont d’un brun clair, gros et courts, peignés avec les doigts. Cet homme malpropre est le vainqueur de Narva… M. de Besenval fait sa révérence et débite un beau discours. M. Hermelin(un des secrétaires) lui répond : c’est une harangue en suédois, à quoi M. de Besenval n’entend mot. Quand Hermelin a fini, M. de Besenval attend une phrase du roi, un salut de bienvenue… Silence… M. de Besenval, sans se déconcerter, reprend la parole en allemand, sachant que le roi préfère cette langue et comptant l’engager dans une conversation… Silence… Encore une fois M. de Besenval élève la voix, il sollicite du roi une seconde audience, pour lui communiquer les conditions de paix que Louis XIV offre à ses ennemis… Silence… Le roi fait un mouvement pour se retirer. M. Hermelin glisse dans la main de M. de Besenval la traduction de sa harangue en suédois, parfaitement insignifiante d’ailleurs, et le comte Piper (l’autre ministre) l’emmène dîner chez la comtesse sa femme. »

Le dîner chez le ministre ne donna pas à M. de Besenval beaucoup plus de lumière. Le roi ne disait rien, le ministre parlait pour ne rien dire. Aussi M. de Besenval, en sortant, est bien près de se décourager et peu soucieux de tenter, par ce même mode, une nouvelle épreuve. « On dit, écrivait-il, qu’il reçoit de même tous les étrangers dans les audiences qu’il leur accorde, cela promet. Et pas de cour : on ne lui en fait ni aux heures de repas, ni ailleurs. Je chercherai une chaumière près de son quartier, je tâcherai de le surprendre dans ses promenades. Encore faudra-t-il qu’il le trouve bon, car bien souvent il ne veut pas être suivi de ses propres gens, et pour l’ordinaire, son train est d’aller le grand trot, à toute bride…

«… Que dites-vous d’un pays où l’on ne peut approcher du maître, et où le ministre garde un silence éternel ? »

De plus M. de Besenval ne fut pas longtemps à s’apercevoir que ses collègues l’avaient absolument mis en quarantaine. Pas un domestique ne voulait s’engager à son service. Il ne trouve, disait-il, que des canailles d’espions. Le gentilhomme qui l’avait amené était très mal vu pour le service qu’il lui avait rendu. On le traitait, dit-il, en excommunié. « N’importe, ajoute-t-il, je me consolerai volontiers de toutes les couleuvres qu’il me faudra avaler, si je suis assuré que mon maître soit content de ma conduite et peut-être, à force de cogner, quelque porte s’ouvrira. Vous ne sauriez croire combien je file doux : je suis plus souple qu’un gant. »

Ce fut à ce mélange de souplesse et de ténacité, qui était (comme M. Syveton le fait justement remarquer) le mérite original de M. de Besenval, que cet envoyé dut de gagner (insensiblement du terrain et de faire au moins accepter et durer une situation qui, au premier jour comme on le voit, était assez gauche. A force de cogner, comme il disait, il finit par se faire ouvrir une porte, non pas sans doute suffisante pour entrer lui-même, mais pour donner un jour qui éclaira la situation et lui permit de reconnaître quel était le véritable obstacle qui lui barrait le chemin. C’était l’influence qu’exerçaient sur les ministres suédois les agens des deux États que, dans la langue du temps, on appelle toujours les puissances maritimes, l’Angleterre et la Hollande. Avec l’Empire, les relations de la Suède avaient toujours été difficiles, et on pouvait espérer de faire naître, dans un esprit ombrageux comme celui de Charles, des inquiétudes qui amèneraient une rupture. M. de Besenval crut plusieurs fois y avoir réussi. Mais l’Angleterre et la Hollande étaient d’anciens alliés dont l’amitié était fondée sur la communauté de religion. C’étaient les ministres anglais et hollandais qui avaient fait échouer tout de suite l’idée de médiation en déclarant d’avance qu’elle ne serait pas acceptée. Là était la vraie différence entre la position de Charles XII et celle de Gustave-Adolphe, malgré tant d’analogies que j’ai tout à l’heure rappelées. Quand Gustave avait accepté la main tendue par Richelieu, c’était pour venir en aide au protestantisme représenté alors à un degré éminent par la résistance de la Hollande à l’Espagne, et dont l’Angleterre, malgré la politique incertaine des Stuarts, était pourtant l’un des soutiens. La politique de conquête et de persécution de Louis XIV avait renversé tous les rôles, et fait des associés de la France dans la guerre de Trente Ans les élémens principaux et les facteurs les plus actifs de la coalition nouvelle formée contre lui. Convenait-il dès lors à un roi de Suède de se placer dans le camp où il n’aurait plus retrouvé aucun de ses co-religionnaires ? Sans doute les questions religieuses n’excitaient plus la même vivacité d’intérêt qu’au siècle précédent. Mais, si Charles lui-même (bien qu’assez religieux quand il avait le temps d’y penser) n’était pas très touché de cet ordre de considérations, ses ministres y étaient sensibles, et, comme ils l’accompagnaient souvent à l’armée, ils savaient, entre deux batailles, faire discrètement écouter leur opinion. Aussi, de l’ambassadeur impérial dont la qualité et le caractère ne plaisaient guère au capricieux souverain, Besenval se flattait-il de pouvoir venir à bout. Mais du Hollandais et de l’Anglais, qui ne quittaient guère le ministre Piper, il ne se dissimulait pas qu’il avait tout à craindre.

Il y eut cependant un jour où Besenval, servi par la maladresse de l’agent impérial et de sa cour, parut avoir fait assez de chemin dans l’entourage royal pour donner une sérieuse inquiétude à ses concurrens. On eut alors recours aux grands moyens. Dans la crainte que la présence persistante de l’ambassadeur de Louis XIV ne finît par flatter l’amour-propre du roi, on voulut y opposer un témoignage d’estime d’un prix égal, et on imagina de faire venir à Altranstadt un ambassadeur extraordinaire de la reine Anne, qui ne fut autre qu’un des héros du jour, le duc de Mariborough. Il arriva le front couvert des lauriers récemment cueillis à Blenheim et à Malplaquet. Le duc eut pour mission expresse (il en convient dans ses dépêches) d’empêcher un rapprochement entre la Suède et la France, dont on commençait à parler comme d’une chose possible. Tous les moyens devaient être employés pour prévenir cette fâcheuse conjonction, à tel point que par précaution (c’est encore le duc qui le raconte) il était muni d’une grosse somme d’argent, à distribuer entre ceux qui auraient besoin d’être convaincus par ce genre d’argument. Mais on ajoute qu’il trouva tout le monde si bien disposé qu’il put en faire l’économie.

L’audience donnée à Marlborough fut aussi solennelle et en même temps aussi cordiale que celle de Besenval avait été sèche et écourtée. Le roi, en le voyant entrer, fit quelques pas à sa rencontre, et le duc s’avança ayant le ministre anglais d’un côté, le ministre hollandais de l’autre, et l’ambassadeur de l’Empereur se tenant modestement en arrière. Il apportait une lettre de la reine qu’il présenta avec un compliment qui fut tout de suite traduit par le secrétaire présent en suédois. — « Je présente à Votre Majesté, disait-il, une lettre émanée, non de la chancellerie, mais du cœur de la Reine, ma maîtresse, et écrite de sa propre main. Si son sexe ne l’eût empêchée, elle eût passé la mer pour voir un prince que l’Univers admire. Je suis, en cette occasion, plus heureux que la Reine, et je voudrais bien faire quelques campagnes sous les ordres d’un aussi grand général que Votre Majesté, afin d’apprendre de lui ce qui me reste à connaître de l’art de la guerre. » Avec un tel langage, il n’était pas difficile de plaire. Mais le duc eut aussi un succès plus général auprès de tous les assistans. On remarqua, nous dit M. Syveton, un contraste entre l’élégance raffinée, la politesse de Marlborough et la rudesse grossière de Charles XII ; quelques Suédois essayèrent bien de rendre cette comparaison moins désavantageuse pour leur maître, en disant que le Duc avait plus l’air d’un courtisan que d’un soldat, et qu’on voyait bien que, s’il avait fini sa carrière par l’épée, il l’avait commencée par l’amour. Mais l’avis commun fut pourtant que l’humeur guerrière n’exigeait pas une tenue trop négligée, ni qu’on portât toujours des bottes et des buffles avec de plates et larges épées.

Quoiqu’il en soit, ambassade et ambassadeur, tout réussit à souhait pour le grand désespoir de Besenval. — « J’ai quitté Altranstadt, écrivait Marlborough lui-même, pleinement convaincu que le roi de Suède n’a aucune sorte d’engagement envers la France, et n’est enclin à prendre avec elle aucune mesure qui puisse occasionner la moindre gêne aux alliés dans la continuation de la guerre : seulement, ajoutait-il, j’ai eu le chagrin de constater une grande froideur vis-à-vis de la cour de Vienne, froideur qui pourrait avoir de mauvaises conséquences, si les affaires ne s’arrangent pas avant le départ de la Saxe des Suédois. »

Là était en effet, pour les ennemis de Louis XIV, le point noir, et pour Besenval le seul coin un peu favorable de l’horizon. Il y eut encore après le départ de Marlborough des contestations assez vives entre Charles XII et l’ambassadeur impérial, qui rendirent à plusieurs reprises quelque espérance, ou du moins quelque illusion à M. de Besenval, et dont il faut lire dans le récit de M. Syveton le détail souvent assez piquant. Car, si les griefs de Charles contre l’Empire n’avaient rien de bien sérieux, les réparations qu’il demandait étaient étranges et presque impossibles à obtenir. Tout s’arrangea cependant encore par l’intervention des puissances maritimes : l’Empereur, qui avait besoin d’elles, en passa par où elles voulaient, et elles obtinrent de Charles qu’il se tînt pour satisfait moyennant des promesses faites en faveur des protestans de Silésie, genre de concessions qui coûtaient beaucoup au souverain catholique, mais par-là même plus convenables que celles que Charles demandait aux intérêts et à la dignité de sa couronne.

Il faut ajouter que ce qui le décida, plus que toute autre considération, à ne pas pousser ses différends avec l’Empereur jusqu’à amener une : querelle ouverte, c’était sa hâte d’aller en finir avec la Russie, qui gardait encore un lambeau de territoire suédois. Tout le monde était si convaincu que ce serait l’affaire d’un petit effort et de peu de jours, que, pour consoler M. de Besenval, les partisans qu’il s’était faits, et qui ne voulaient pas trop complètement le décourager, lui répétaient volontiers : « Laissez donc le roi faire, laissez-le partir ; que la France s’arrange seulement pour tenir bon jusqu’à son retour, il aura alors les mains libres, et, si l’Autriche continue à se montrer difficile, il la fera rentrer dans le rang. »

M. de Besenval, je dois le dire à son honneur, n’avait qu’une médiocre confiance dans ces prévisions si optimistes, et il se demandait si, au lieu d’attendre cette liberté des chances toujours douteuses du combat, on ne l’aurait pas à meilleur marché en acceptant du tsar, ou même en lui offrant, des conditions de paix que, vaincu comme il l’avait été, il n’aurait peut-être pas rendues trop difficiles. C’est dans cette vue qu’il lit ce que M. Syveton appelle son dernier effort, en essayant d’engager une négociation pacifique entre les deux compétiteurs du Nord : Il ne pouvait guère agir lui-même, n’ayant avec le camp moscovite aucune relation directe, mais d’habiles intermédiaires qu’il avait su se ménager tentèrent des ouvertures qu’on put croire un moment sur le point de réussir. Il y eut entre autres une intervention féminine qui faillit mener l’affaire à bien. Ce fut celle d’une grande dame polonaise, dont M. Syveton nous fait un portrait intéressant, la palatine de Bel, qui, toujours malade, toujours mourante, trouvait encore moyen, du fond de son lit, de nouer entre Vienne, Varsovie, Dresde et le camp russe une chaîne continue de trames et d’intrigues. Bref, ici encore, tout vint échouer devant un obstacle qui ne paraissait pas insurmontable, ce fut ce petit coin de terre suédois que ni l’une des parties intéressées ne voulut laisser prendre, ni l’autre ne consentit à restituer. Il est vrai que Pierre avait une bonne raison d’y tenir : c’était le lieu prédestiné qu’il avait choisi pour bâtir la ville qui s’appelait déjà Saint-Pétersbourg.

Il fallut donc voir Charles partir pour cette expédition qui l’éloignait de l’Europe, mais que tout le monde regardait comme une passe d’armes. On sait comment elle tourna, à quel prix et par quel chemin il revint. M. de Besenval aussi dut plier tristement bagage, médiocrement consolé par cette réflexion philosophique qui l’aidait à faire de nécessité vertu : « Décidément le caractère de ce prince est si singulier que je ne sais vraiment s’il est de l’intérêt du Roi qu’il se mêle ou non des affaires générales. »

C’est, après tout, le jugement auquel M. Syveton adhère : il incline à penser qu’appelé sur la grande scène de la politique européenne, Charles y aurait apporté plus de désordre que de profit pour ceux qui l’y auraient fait entrer, et que la France, en particulier, aurait eu en lui un allié dont les exigences et les caprices lui auraient causé plus d’un embarras. C’est une supposition qu’on peut faire. Il en est une autre qui est loisible également. On peut se demander si ce n’eût pas été un avantage pour l’Europe qu’au lieu d’aller se faire pulvériser à Pultawa, Charles eût élevé à l’entrée de la Pologne une barrière fortement constituée contre l’invasion de la Russie dans la politique de l’Occident. En disparaissant lui-même de l’histoire, Charles XII en a laissé la porte largement ouverte à Pierre le Grand.

Un passage des Mémoires de Saint-Simon permet au reste de juger quel effet produisit sur ses contemporains le séjour de Charles XII à Altranstadt, suivi de son départ pour la Russie. C’est la confirmation à peu près exacte du tableau présenté par M. Syveton, sauf l’accusation de corruption portée contre le ministre Piper, et qui est réfutée, on l’a vu, par le témoignage du duc de Marlborough lui-même.

« La gloire, dit Saint-Simon, lui avait élevé (à Charles XII) en Saxe un tribunal qui imposa des lois à tout le monde : à une partie très vaste de l’Allemagne, à l’Empereur même à qui il demanda des restitutions et autres choses fort dures. Il était en posture d’être dictateur de l’Europe et de faire faire la paix à son gré sur la succession d’Espagne ; toutes les puissances de guerre avaient recours à lui : il était au mieux avec la France… et plus enclin à elle qu’à pas une autre, qui toutes malgré leurs succès contre la France la craignaient ; ainsi placé en Allemagne au point d’en passer par tout ce qu’il eût voulu plutôt que de l’y voir avancé avec son armée et se déclarer contre elles. Les plus grands rois sont malheureux, Piper était son unique ministre qui l’avait toujours suivi ; il avait toute sa confiance ; tout occupé de troupes, de subsistances, il se donnait aux affaires d’État emporté par cette passion de haine et l’amour de l’avantage. L’empereur et l’Angleterre gagnèrent Piper à force d’argent et d’autres promesses. Piper, vendu de la sorte, se servit des passions de son maître pour le tirer de Saxe et le faire courir après le Czar. Rien ne put le détourner d’une si hasardeuse folie. L’objet et le péril qui y était attaché fut pour lui son double attrait[2]. »


Duc DE BROGLIE.

  1. Au camp d’Altranstadt, par M. Gabriel Syveton, 1 vol. in-8o, chez Leroux.
  2. Saint-Simon, édition publiée par M. de Boislile, t. XIV, p. 110.