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Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara/02

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René Bazin
Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 94-131).
CHARLES DE FOUCAULD
EXPLORATEUR DU MAROC, ERMITE AU SAHARA [1]

II[2]


IV. — L’EXPLORATEUR

La Reconnaissance au Maroc est, avant tout, une œuvre scientifique, à la fois géographique, militaire et politique. Les qualités d’ordre et de précision qu’on y observe, à chaque page, sont tout à fait étonnantes ; et plus encore si l’on songe à toutes les difficultés, aux dangers même que courait l’explorateur, s’il voulait prendre des notes. Il était enveloppé de gens qui soupçonnaient, et parfois devinaient sa qualité de chrétien, et donc toujours en péril. Dans les Itinéraires au Maroc, il explique comment il a pu tromper la surveillance des témoins, ou les écarter.

« L’état d’Israélite ne manquait pas de désagréments : marcher pieds nus dans les villes, et quelquefois dans les jardins, recevoir des injures et des pierres n’était rien : mais vivre constamment avec les Juifs marocains, gens méprisables et répugnants entre tous, sauf de rares exceptions, était un supplice intolérable. On me parlait en frère, à cœur ouvert, se vantant d’actions criminelles, me confiant des sentiments ignobles. Que de fois n’ai-je pas regretté l’hypocrisie ! Tant d’ennuis et de dégoûts étaient compensés par la facilité de travail que me donnait mon travestissement. Musulman, il eût fallu vivre de la vie commune, sans cesse au grand jour, sans cesse en compagnie ; jamais un moment de solitude ; toujours des yeux fixés sur soi ; difficile d’obtenir des renseignements ; plus difficile d’écrire ; impossible de se servir d’instruments. Juif, ces choses ne devenaient point aisées, mais étaient d’ordinaire possibles.

« Mes instruments étaient une boussole, une montre et un baromètre de poche, pour relever la route ; un sextant, un chronomètre et un horizon à huile, pour les observations de longitudes et de latitudes ; deux autres baromètres holostériques, des thermomètres fronde et des thermomètres à minima pour les observations météorologiques...

« Tout mon itinéraire a été relevé à la boussole et au baromètre. En marche, j’avais sans cesse un cahier de cinq centimètres carrés caché dans le creux de la main gauche ; d’un crayon long de deux centimètres, qui ne quittait pas l’autre main, je consignais ce que le chemin présentait de remarquable, ce qu’on voyait à droite et à gauche, je notais les changements de direction, accompagnés de visées à la boussole, les accidents de terrain, avec la hauteur barométrique, l’heure et la minute de chaque observation, les arrêts, les degrés de vitesse de la marche, etc. J’écrivais ainsi presque tout le temps de la route, tout le temps dans les régions accidentées. Jamais personne ne s’en aperçut, même dans les caravanes les plus nombreuses ; je prenais la précaution de marcher en avant ou en arrière de mes compagnons, afin que, l’ampleur de mes vêtements aidant, ils ne distinguassent point le léger mouvement de mes mains ; le mépris qu’inspire le Juif favorisait mon isolement. La description et le levé de l’itinéraire emplissaient ainsi un certain nombre de petits cahiers ; dès que j’arrivais en un village où je pouvais avoir une chambre à part, je les complétais et je les recopiais sur des calepins qui formaient mon journal de voyage. Je consacrais les nuits à cette occupation ; le jour, on était sans cesse entouré de Juifs ; écrire longuement devant eux leur eût inspiré des soupçons. La nuit ramenait la solitude et le travail.

« Faire des observations astronomiques fut plus malaisé que de relever la route. Le sextant ne se dissimule pas comme la boussole. Il faut du temps pour s’en servir. La plupart de mes hauteurs de soleil et d’étoiles ont été prises dans des villages. Le jour, j’épiais le moment où personne n’était sur la terrasse de la maison ; j’y transportais mes instruments enveloppés de vêtements que je disais vouloir mettre à l’air. Le rabbin Mardochée restait en faction dans l’escalier, avec mission d’arrêter, par des histoires interminables, quiconque essaierait de me rejoindre. Je commençais mon observation, choisissant l’instant où personne ne regardait des terrasses voisines ; souvent il fallait s’interrompre ; c’était très long. Quelquefois, il ne fut pas possible d’être seul. Quels contes n’inventait-on pas alors pour expliquer l’exhibition du sextant ? Tantôt il servait à voir l’avenir dans le ciel, tantôt à donner des nouvelles des absents. A Tàza, c’était un préventif contre le choléra, dans le Tàdla, il révélait les péchés des Juifs, ailleurs, il me disait l’heure, le temps qu’il ferait, m’avertissait des dangers de la route, que sais-je ? La nuit, j’opérais plus facilement ; je pus presque toujours agir en secret. Peu d’observations ont été faites dans la campagne : il était malaisé de s’y isoler. J’y suis parvenu quelquefois, prétextant la prière : comme pour me recueillir, j’allais à quelque distance, couvert de la tête aux pieds d’un long sisit ; les plis en cachaient mes instruments ; un buisson, un rocher, un pli de terrain me dissimulaient quelques minutes ; je revenais ma prière terminée.

« Pour tracer des profils de montagne, faire des croquis topographiques, il fallait plus de mystères encore. Le sextant était une énigme qui ne révélait rien, l’écriture française gardait son secret : le moindre dessin m’eût trahi. Sur les terrasses comme dans la campagne, je ne travaillais que seul, le papier caché et prêt à disparaître sous les plis du burnous. »

La Reconnaissance est aussi un journal. D’ordinaire, on y trouve autant de chapitres qu’il y eut de journées. Rarement, Charles de Foucauld s’attarde à décrire. Il le fait en peu de mots, et en artiste : chez lui, la simplification du paysage, le choix de l’expression, une certaine recherche discrète de l’harmonie, révèlent un homme remarquablement doué, et qui eût pu compter parmi les écrivains qui nous ont donné quelque image des pays nouveaux. J’en veux donner ici même un exemple. On en trouvera d’autres, d’ailleurs, dans les citations que je ferai plus loin, mais aucun qui révèle aussi sûrement ce don de voir les lignes essentielles. Quand il descend les pentes du Petit Atlas, Charles de Foucauld décrit tout ce qu’il aperçoit, en deux phrases : « Plus de montagnes véritables d’ici à Timbouctou : partout la plaine ondulée ou unie, sablonneuse ou pierreuse, toujours stérile et solitaire. Seul reste de vie, quelques oasis la tachent, de loin en loin, de points noirs. » Mais il ne se permet point de céder à cette tendance de son esprit. Il écrit avec l’intention bien arrêtée, non de se faire admirer, mais de servir la France, héritière probable du Maroc, de lui préparer les voies, d’aider les camarades qui auront un jour, il le pressent, la mission de conquérir cet empire où, en plus d’un endroit, il rencontre des chefs secrètement désireux de la venue des Français. En somme, il est déjà celui qui prépare.

Ce caractère marquera toute sa vie. Plus tard, quand il réapparaîtra en Afrique, Foucauld se donnera pour mission d’ « apprivoiser » les musulmans, de les rapprocher de nous et de la loi chrétienne. Tout son effort, tous ses sacrifices, jusqu’au dernier, ne tendront qu’à ceci : rendre possible, pour les missionnaires qui viendront, la prédication de l’Evangile. Il sera, religieusement aussi, le précurseur, le fourrier, l’homme de pointe.

Le vicomte de Foucauld et Mardochée quittent Tanger le 21 juin 1883, à trois heures de l’après-midi. Ils font partie d’une petite caravane ; ils sont montés sur des mules, grâce auxquelles le long voyage entrepris au Maroc se fera assez rapidement. On marche jusqu’à neuf heures du soir, une partie du temps au milieu de champs de blé magnifiques. Le lendemain, à quatre heures du matin, la caravane se remet en mouvement. Il n’y avait point de routes au Maroc, en ce temps-là, mais seulement des pistes tracées par le pas des hommes et des bêtes. Chaque jour, Charles de Foucauld notera la qualité du terrain, les principales essences d’arbres qui couvrent le sol par endroits, la couleur des roches ; il dira s’il a rencontré d’autres voyageurs ; si beaucoup de perdreaux, de tourterelles se sont levés sur le passage ; si des lièvres ont déboulé. Il est frappé, dans ce début de son voyage, de la multitude des ruisseaux et petites rivières qu’il traverse ou côtoie, de la vigueur de la végétation, de la beauté des cultures, et déjà il plaint le pauvre paysan marocain, auquel les pillards d’un côté, le fisc de l’autre, enlèvent la meilleure part des récoltes.

Les voyageurs font presque tout de suite un crochet à l’Est, et passent quelques jours à Tetouan. Ils en repartent le 2 juillet dans la direction du Sud, pour Chechaouen. On est surpris, en lisant la Reconnaissance au Maroc, de la fréquence du ton idyllique. La fraîcheur des jardins, l’abondance des moissons, la douceur de l’air, sont des expressions qui reviennent sous la plume de l’explorateur, quand il décrit certaines régions, comme celle de Chechaouen, et il n’est pas douteux, d’abord, qu’il a vu juste, mais aussi qu’une espèce de sympathie naturelle l’accorde avec ce paysage, lui en fait goûter la beauté. Dès le 2 juillet, parvenu en pays de montagnes, il écrit : « Le Djebel béni Hasan présente maintenant un aspect enchanteur : des champs de blé s’étagent en amphithéâtre sur son flanc, et, depuis les roches qui le couronnent jusqu’au fond de la vallée, le couvrent d’un tapis d’or ; au milieu des blés, brille une multitude de villages entourés de jardins ; ce n’est que vie, richesse, fraîcheur. Des sources jaillissent de toutes parts ; à chaque pas, on traverse des ruisseaux ; ils coulent en cascades parmi les fougères, les lauriers, les figuiers et la vigne, qui poussent d’eux-mêmes sur leurs bords. Nulle part je n’ai vu de paysages plus riants, nulle part un tel air de prospérité, nulle part une terre aussi généreuse, ni des habitants plus laborieux. D’ici à Chechaouen, le pays reste semblable : le nom des vallées change, mais pareille richesse règne partout ; elle augmente même encore à mesure que l’on s’avance. »

Dès le début du voyage, dix jours après qu’il a quitté Tanger, l’explorateur est en plein inconnu. Dans cette petite ville de Chechaouen, un seul chrétien était entré, un Espagnol, vers 1863 : il n’était pas revenu. Charles de Foucauld, vingt ans plus tard, le 2 juillet, s’arrêtait sur une hauteur voisine pour prendre un croquis, d’après lequel le vicomte Olivier de Bondy a pu faire ce dessin large et précis publié dans la Reconnaissance au Maroc. Il pénétra même dans le quartier juif, et croisa, en chemin, beaucoup de gens des Beni-Zedjel, qui lui criaient : « Que Dieu fasse éternellement brûler le père qui t’a engendré, Juif ! » La nuit du 2 au 3, il la passa dans le Mellah. Il ne semble pas qu’il ait visité la ville même, mais il a été aussi loin qu’il pouvait aller, et seul.

Dans ce Maroc où il entre en piètre équipage, mais avec une ambition violente et magnifique, c’est d’ailleurs l’inconnu qu’il cherche. Les régions défendues, sauvages, ont toutes ses préférences. D’un point relevé sur les cartes à un autre point également déterminé, il tâchera tout au moins d’aller par une route où personne n’a passé. Faut-il attendre ? il attendra. Payer plus cher les guides ? il paiera. Le danger, il ne s’en occupe jamais. Je crois, sur la foi de plusieurs hommes intimement liés avec lui, que le sentiment de la peur lui était étranger.

Le voyageur qui décrit et dessine ainsi les paysages, relève également tous les traits de mœurs qu’il observe. Dans cette même excursion, il rencontre un hadj, c’est-à-dire, comme on le sait, un musulman qui a fait le pèlerinage de la Mecque, et il note aussitôt que ces pèlerins, qui ont pris quelque idée des Européens, sont, en général, moins fanatiques, plus polis et affables que leurs coreligionnaires. Dix pages plus loin, il analyse l’état politique différent et la misère égale des deux parties du Maroc, le blad el Makhzen soumis au Sultan, et le pays libre, ou révolté, le blad es Stba ; partout il recueille et consigne, avec un soin extrême, les renseignements qui peuvent servir à un géographe, à un sociologue, à un colon, à un soldat. Même s’il avait parcouru le Maroc en toute liberté, on s’étonnerait qu’il eût pu le connaître si complètement.

Parfois, il s’interrompt de noter, et il juge. Ses jugements sont d’un contour aussi ferme que ses détails de topographie ou ses croquis à la plume. Il a une sympathie certaine pour les Marocains ; j’ai fait allusion, par exemple, à ce qu’il dit des pèlerins de la Mecque. Mais il a vu de trop près, lui prisonnier de leur foule, ce que valaient, moralement, les habitants des villes ou des villages : il ne peut taire les vices qui rongent les populations musulmanes. Et il est curieux de lire les lignes que je vais citer, quand on se souvient surtout que l’homme qui les a écrites devait donner une grande partie de sa vie à la conversion de ces peuples de l’Afrique du Nord, au sujet desquels, même tout jeune, il avait peu d’illusions.

« Presque partout, dit-il, règne une cupidité extrême et, comme compagnons, le vol et le mensonge sous toutes leurs formes. En général le brigandage, l’attaque à main armée, sont considérés comme des actions honorables. Les mœurs sont dissolues. La condition de la femme est, au Maroc, ce qu’elle est en Algérie. D’ordinaire peu attachés à leurs épouses, les Marocains ont un grand amour pour leurs enfants ; la plus belle qualité qu’ils montrent est le dévouement à leurs amis : ils le poussent aux dernières limites. Ce noble sentiment fait faire chaque jour les plus belles actions... Le Maroc, à l’exception des villes et de quelques districts isolés, est très ignorant. Presque partout, on est superstitieux, et on accorde un respect et une confiance sans bornes à des marabouts locaux dont l’influence s’étend à une distance variable. Nulle part, sauf dans les villes et districts exceptés plus haut, on ne remplit d’une manière habituelle les devoirs religieux, même en ce qui concerne les pratiques extérieures. Il y a des mosquées dans tout qçar, village ou douar important ; elles sont plus fréquentées par les voyageurs pauvres, à qui elles servent d’abri, que par les habitants. »

Il est plus sévère pour l’Israélite marocain. Retenu à El Qçar pendant vingt-quatre heures, le 7 juillet, à cause du sabbat, il écrit : « Encore si l’on pouvait profiter de ce retard pour rédiger ses notes ! Mais c’est presque toujours impossible... A-t-on jamais vu, au Maroc, juif écrire durant le sabbat ? C’est défendu au même titre que voyager, faire du feu, vendre, compter de l’argent, causer d’affaires, que sais-je encore ? Et tous ces préceptes sont observés, avec quel soin ! Pour les Israélites du Maroc, toute la religion est là : les préceptes de morale, ils les nient. Les dix commandements sont de vieilles histoires, bonnes tout au plus pour les enfants ; mais quant aux trois prières quotidiennes, quant aux oraisons à dire avant et après les repas, quant à l’observation du sabbat et des fêtes, rien au monde, je crois, ne les y ferait manquer. Doués d’une foi très vive, ils remplissent scrupuleusement leurs devoirs envers Dieu, et se dédommagent sur les créatures. »

Pour visiter Tetouan, et surtout les monts Beni-Hasan et Chechaouen, Foucauld avait quitté la route de Tanger à Fez. Il la reprend, et, marchant dans une direction approximative Nord-Sud, il est à Fez le 11 juillet.

Là, dans cette ville connue, il espérait ne pas séjourner, mais qui n’a pas de temps à dépenser ne doit pas s’aventurer en pays de soleil. Un homme qui veut aller vite ! Et, qui plus est, choisit les chemins périlleux ! Un homme, — un juif, il est vrai, — qui semble oublier les dates et ne pas se souvenir du grand jeûne musulman ! Quelle impertinence ! On la lui fit sentir. Il a écrit, de Fez, à la date du 14 août, cette lettre l’adressée à son cousin, M. Georges de Latouche :

« Tu me vois encore à Fez, et dois trouver que je ne suis guère avancé dans mon voyage ; ce n’est que trop vrai : cela tient à ce que j’ai voulu passer toujours par les chemins les moins connus, et qu’il faut parfois longtemps pour trouver les moyens de les parcourir...

« De Fez, j’ai voulu aller à Tàdla ; il y a deux chemins, l’un facile et sûr, en passant par Rabat ; l’autre très peu fréquenté, très difficile, et traversant un pays complètement inexploré : naturellement j’ai tenu beaucoup à prendre le deuxième. Informations prises, il n’y a personne ici qui puisse nous y conduire en sûreté ; nous faisons écrire à Mékinès : là, on nous répond qu’il y a un chérif influent, qui connait ce chemin, le prend quelquefois, connaît les tribus que nous traversons, et qui peut, en un mot, nous conduire en sécurité à Bou Iaad, capitale du Tàdla (Tàdla est une province et non une ville comme l’indiquent les cartes). Nous le faisons venir ici : il consent à nous accompagner, mais déclare qu’il ne veut partir qu’après les fêtes qui terminent le ramadan. Force nous a été d’attendre ; c’est pourquoi nous sommes restés si longtemps à Fez. Les fêtes du ramadan seront finies après-demain ; aussi demain nous partons pour Mékinès, et de là, aussitôt, pour Tàdla. Pendant les trois semaines que je savais devoir séjourner à Fez, afin de ne pas perdre mon temps, j’ai été de Fez à Tàza (à trois jours de distance). J’y ai été par un chemin, et suis revenu par un autre. La position de la ville était connue, mais les chemins qui y aboutissent n’avaient pas été relevés ; je l’ai fait aussi exactement que possible.

« J’y ai eu le spectacle inattendu d’une ville où tous les habitants, musulmans et juifs, ne rêvent qu’une chose : la prochaine arrivée des Français. Ces pauvres diables sont dans un pays où l’autorité du sultan est nulle, et ils sont d’une façon continue en proie aux violences et aux pillages de la puissante tribu kabyle des Riata ; aussi ne cessent-ils de prier Allah de leur envoyer les Français, pour les débarrasser des Riata. Je suis resté une huitaine de jours à Tàza, faute de trouver avec qui en sortir en sûreté. Enfin, nous en sommes revenus, et nous allons partir pour Tàdla.

« Jusqu’ici je ne suis pas content du tout de Mardochée : il est poltron et paresseux. De même que pour Figaro, on ne peut dire que ces deux vices se partagent son cœur : ils y règnent d’accord, dans l’harmonie la plus parfaite. Par-dessus le marché, il est douillet au delà de toute expression : il passe son temps à geindre, et, quelquefois même, il pleure à chaudes larmes. Dans les premiers jours, ce n’était que ridicule ; à la longue, c’est fort ennuyeux. Marche-t-on, ce sont le soleil et les cahots de la mule ; est-on dans une ville, ce sont les puces et les punaises ; et puis l’eau qui est chaude, et puis la nourriture qui est médiocre. Tous ces petits détails peuvent être parfois durs à supporter, mais il n’avait qu’à ne pas m’embêter à Alger pour voyager avec moi. Je t’avoue que si je n’avais pas tenu beaucoup à accomplir mon itinéraire, et à ne pas revenir sans avoir rien fait, je l’aurais remercié il y a plus d’un mois, et je serais revenu à Alger chercher quelqu’un de plus actif, de plus entreprenant et de plus viril. Mais à aucun prix je ne veux revenir sans avoir vu ce que j’ai dit que je verrai, sans avoir été où j’ai dit que j’irai.

« Je crois que le voyage me coûtera tout ce que j’ai emporté, ou peu s’en faut : jusqu’ici j’ai dépensé 1 500 francs, et j’ai peu marché ; il est vrai que là-dessus j’ai deux mules d’une valeur de 250 francs chacune... Ce qui coûte cher, c’est de marcher : dans les villes, on ne dépense presque rien : souvent on reçoit l’hospitalité gratuitement (c’est ce qui a eu lieu à Fez et à Tàza) ; dans les autres lieux, on loue une petite chambre, qui coûte au plus 15 ou 20 sous par jour, et on se nourrit à très bon marché. Mais en marche, c’est une autre affaire. Veut-on aller d’un point à un autre, voici ce qu’on fait : on va trouver un notable de l’endroit, qu’on sait pouvoir vous conduire en sûreté au point où on veut aller. On lui dit : je veux aller à tel endroit ; donnez-moi votre anaïa, et servez-moi de zettet. L’anaïa c’est la protection, le zettet c’est le protecteur. Il vous répond : Très volontiers, c’est tant. On marchande une bonne heure, finalement on convient du prix. On lui remet la somme dite, moyennant quoi il vous accompagne lui-même, ou vous fait accompagner par un de ses parents ou de ses serviteurs, jusqu’au point désigné. C’est la seule manière de voyager dans les tribus berbères et kabyles. Sans cette précaution, les gens mêmes de l’endroit que vous quittez courraient après vous, pour vous piller à un quart d’heure de la ville ou du village d’où vous sortez.

« Ce zettet est la vraie chose coûteuse dans notre voyage : il se paie plus ou moins cher, suivant qu’on doit traverser des tribus plus ou moins dangereuses. Quelquefois, il est excessivement cher : ainsi, en sortant de Tàza, pour aller de là à un autre point, sur la route de Fez, distant de la ville seulement de six heures de chemin, j’ai payé 60 francs (il s’agissait de traverser le territoire de ces terribles Riata). Tu comprends qu’avec une telle difficulté de communication, le commerce n’est pas actif au Maroc ; quoique le pays soit merveilleusement fertile, les habitants sont pauvres ; ils cultivent juste ce qu’il leur faut pour vivre, faute de pouvoir vendre le surplus. Il n’y a aucune comparaison entre ce pays-ci et l’Algérie, qui est un désert auprès de lui. En Algérie, il n’y a d’eau nulle part, même en hiver. Ici, dans cette saison-ci, il y a de l’eau partout : ce ne sont que rivières d’eau courante, ruisseaux, torrents, sources. Et note que, depuis que j’ai mis le pied dans le Maroc, je n’ai pas vu tomber une goutte de pluie. Mais il y a de hautes montagnes boisées, et, de la terrasse de la maison où je suis, on voit des filets de neige sur les cimes éloignées du Djebel Ouaraïn, dans la direction du Sud-Est. »

Un mois d’arrêt ! Charles de Foucauld l’emploie à faire deux grandes excursions, l’une à Tàza, comme il a été dit, dans l’Est ; l’autre à Sefrou. Le récit très détaillé qu’il fait de ces deux excursions me semble être une des meilleures parties de la Reconnaissance au Maroc. Là aussi, les phrases pittoresques abondent ; par exemple celle-ci : « A trois heures et demie, nous atteignons un col : Tàza apparaît. Une haute falaise de roches noires se détachant de la montagne et s’avançant dans la plaine, comme un cap. Sur son sommet, la ville dominée par un vieux minaret : à ses pieds, d’immenses jardins. » Foucauld atteint la porte de la première enceinte, ôte ses chaussures, et entre dans la ville.

Cité la plus misérable du Maroc I La tribu des Riata la pillait perpétuellement. Toujours en armes, encombrant les ruelles et les places, s’ils trouvaient quelque objet ou quelque bête de somme qui leur convînt, ils s’en emparaient, et il n’y avait contre eux aucun espoir de justice. « Il est difficile d’exprimer la terreur dans laquelle vit la population, aussi ne rêve-t-elle qu’une chose : la venue des Français. Que de fois ai-je entendu les Musulmans s’écrier : Quand les Français entreront-ils ? Quand nous débarrasseront-ils enfin des Riata ? Quand vivrons-nous en paix, comme les gens de Tlemcen ? » Et de faire des vœux pour que ce jour soit proche : l’arrivée n’en fait point de doute pour eux ; ils partagent, à cet égard, l’opinion commune à une grande partie du Maroc oriental, et à presque toute la haute classe de l’empire... »

Sefrou est florissante, au contraire, pleine de maisons bien bâties en briques et blanchies. Le voyageur s’y promène dans des « jardins immenses et merveilleux..., grands bois touffus dont le feuillage épais répand sur la terre une ombre impénétrable et une fraicheur délicieuse. »

Ces excursions achevées, le terrible chemin étant ouvert enfin, l’explorateur peut gagner Meknès, et de là Bou el Djad, où il arrive le 6 septembre.

« Ici, ni Sultan ni Makhzen : rien qu’Allah, et Sidi Ben Daoud. » Ce grand personnage, à peine l’a-t-il vu, témoigne au rabbin Joseph Aleman des égards tout à fait singuliers. La Reconnaissance au Maroc n’y fait aucune allusion ; mais dans la troisième note manuscrite que j’ai annoncée, Charles de Foucauld raconte tout au long l’aventure émouvante qui lui advint dans la ville de Bou el Djad.

« J’eus des relations avec plusieurs membres de la famille de Sidi Ben Daoud. Je les ai tues dans mon ouvrage, parce que si la connaissance en était parvenue an Sultan, cela aurait créé des dangers à mes amis de Bou el Djad. A toi, mon cher François, je vais les raconter.

« J’arrivai à Bou el Djad escorté par un petit-fils de Sidi Ben Daoud ; le Sid m’avait envoyé ce protecteur distingué après avoir reçu une lettre d’un grand seigneur de Fàs, son ami, le Hadj Tib Qçouç. Pour faire honneur jusqu’au bout à cette recommandation, il me donna audience dès mon arrivée dans sa ville ; Mardochée et moi fûmes reçus et interrogés séparément ; nous nous présentâmes comme deux rabbins de Jérusalem établis depuis sept ans à Alger. A peine sortis de la demeure du Sid, nous vîmes un musulman, assis au milieu d’un groupe, nous faire signe d’approcher ; celui qui nous appelait était le second fils de Sidi Ben Daoud, Sidi Omar ; il nous introduisit chez lui, et se mit à poser des questions sur l’Algérie. Pendant ce temps, le Sid faisait venir les principaux Israélites de la ville, leur commandait de nous bien recevoir, et désignait l’un d’eux pour nous donner l’hospitalité en son nom. Ces deux audiences, tant de soin de notre installation, étaient des faveurs extraordinaires.

« Le lendemain de mon arrivée, je reçois la visite d’un fils de Sidi Omar, Sidi El Hadj Edris ; c’est un jeune homme de vingt-cinq ans, très beau, bien que mulâtre ; il est grand, bien pris, ses mouvements sont souples et gracieux, sa figure intelligente, vive et gaie ; le titre de hadj, de l’esprit, de l’instruction, une belle mine, ont fait de lui un des membres les plus considérés de la famille de Sidi Ben Daoud. Il vient, dit-il, voir si nous ne manquons de rien ; trois ou quatre musulmans l’accompagnent ; on cause une demi-heure de choses et d’autres, nos visiteurs montrant une affabilité extrême ; en nous quittant, S. Edris demande si nous avons vu les rabbins de Bou el Djad. « Pas encore. — Qu’ils viennent ou ne viennent pas, que vous restiez ici plusieurs jours ou plusieurs mois, soyez les bienvenus mille fois ! » Que signifient de telles prévenances, sans exemple pour des Juifs ? Je ne tardai pas à le comprendre. Deux choses furent remarquables pendant les quatre jours suivants : d’une part, les fréquentes visites, l’excessive amabilité des parents du Sid, qui s’efforçaient de me mettre en confiance et de me faire parler ; de l’autre, un espionnage ouvert des Juifs, qui surveillaient mes moindres démarches, mettaient le nez sur mon calepin dès que je voulais écrire, se jetaient sur mon thermomètre aussitôt que je le touchais, étaient grossiers et insupportables... Ces deux procédés étaient trop accentués pour que la cause ne s’en devinât pas : quelque indice avait dû faire soupçonner à Sidi Ben Daoud, ou à son fils Sidi Omar, ma qualité de chrétien : pour s’éclairer, les marabouts avaient résolu de me faire espionner par les Juifs, et en même temps de m’examiner eux-mêmes ; il était évident que depuis quatre jours on poursuivait cette recherche.

« Le 11 septembre, sixième jour de mon arrivée, un esclave de Sidi Edris entre chez moi, dans la matinée, et me dit de le suivre avec Mardochée chez son maître. Il nous introduit dans une maison de la zaouïa ; nous nous attendons à de nouvelles questions : point ; aussitôt que nous sommes assis, on apporte à déjeuner. Thé, pâtisseries, beurre, œufs, café, amandes, raisins, figues, sont placés sur des plateaux éblouissants ; S. Edris m’offre de la limonade, et s’excuse de n’avoir ni couteaux ni fourchettes ; il mange avec nous, ce qui est une faveur inouïe, et, faisant beaucoup de frais, nous raconte qu’il connaît Tunis, Alger, Bône, Bougie, Philippeville, Oran, qu’il a visitées en revenant de La Mecque. Au bout de deux heures, nous sommes congédiés, et un esclave nous reconduit à notre domicile. Mes relations deviennent de jour en jour plus intimes avec S. Edris et son père. Le 13, à midi, je suis appelé avec Mardochée chez le premier : un déjeuner nous attend encore, S. Edris le partage avec nous ; comme je lui parle de mon désir de quitter Bou el Djad, il me répond qu’il m’escortera lui-même ; il est un des plus hauts personnages de sa famille, et il ne se dérange que pour des caravanes de deux cents ou trois cents chameaux, mais, pour mon compagnon et moi, il n’est rien qu’il ne fasse ; nous partirons tous trois seuls, dans quelques jours ; il veut se faire des amis de nous ; nous lui écrirons à notre retour à Alger, et il ira nous y voir. Le repas fini, il me conduit à une fenêtre, et, me montrant la haute chaîne du Moyen Atlas qui borde l’horizon vers le Sud, il se met à me la décrire et à me donner sur elle et ses habitants une foule de détails. Pour que je jouisse mieux de ce beau spectacle, il me fait apporter une chaise et une lunette d’approche. Il est inadmissible que tant de caresses soient désintéressées : où S. Edris et son père veulent-ils en venir ? Je ne sais ; cependant on m’a promis de m’escorter à mon départ de Bou el Djad, il faut cultiver cette bonne intention.

« Le jour même, j’envoie à S. Edris vingt francs et trois ou quatre pains de sucre, cadeau convenable pour le pays. Le lendemain, 14, S. Edris nous fait chercher vers le soir, pour dîner avec lui sur sa terrasse ; dans la conversation, il répète qu’il voudrait aller à Alger, et de là sur le continent des chrétiens ; serait-ce possible ? Rien n’est plus facile, lui dis-je ; le ministre de France à Tanger le fera parvenir à Alger, où je serai tout à son service. Et lui-même, amènerait-il un chrétien à Bou el Djad ? Il ne demanderait pas mieux, pourvu que le chrétien fût déguisé en musulman ou en juif, et que le Sultan ne sût rien ; il faudrait que la chose se négociât en secret, entre lui et le ministre de France. En ce cas, ajoute Mardochée, les autorités françaises lui feront le meilleur accueil, car elles seront aises d’envoyer des Français reconnaître Bou el Djad, que n’a jamais vue aucun chrétien. S. Edris répond, en souriant, que des chrétiens l’ont visitée. « Sous le costume musulman ? — Non, sous le costume juif, on ignorait qui ils étaient : mais nous les avons reconnus. » Le lendemain matin, nouvelle visite à S. Edris, l’entretien devient tout à fait intime : après ce qu’il nous a dit hier, s’engagerait-il, dans une lettre au ministre de France, à accueillir et protéger tout Français dans sa ville ? Volontiers, dit-il, et il est prêt à faire une visite au même fonctionnaire, pour l’assurer de sa bonne volonté envers la France.

« Le même jour, nous sommes appelés chez Sidi Ben Daoud ; on nous introduit dans une belle salle, où sept ou huit marabouts de la famille du Sid sont assis autour de lui, sur des tapis. On nous fait asseoir, et de petites négresses de huit à dix ans nous apportent des tasses de thé et des « Palmers. » Lorsque nous avons joui, pendant une demi-heure, de la vue du « saint, » on nous congédie avec des paroles bienveillantes, et lui-même nous dit : « Que Dieu vous aide ! » En sortant, nous sommes rejoints par S. Omar qui nous entraîne dans sa demeure : c’est lui, dit-il, qui nous a fait demander chez son père, dans la pensée que cette visite nous distrairait. Il m’interrogea sur l’astronomie ; les Juifs lui ont rapporté que j’étais grand astronome ; je passe, paraît-il, mes nuits à regarder les étoiles. — Ainsi les Israélites continuent à m’espionner pour le compte des Musulmans. — Le 16, Sidi Edris me fait chercher de bonne heure ; il me remet d’abord deux lettres recommandant Mardochée et moi aux Juifs de Qaçba Tâdla et à ceux de Qaçba Béni Mellal ; signées des rabbins de Bou el Djad, elles n’ont point été écrites de bonne volonté : S. Edris a fait venir « les rabbins chez lui, et leur a enjoint de signer les lettres sous ses yeux. S. Edris me donne ensuite un mot de recommandation pour un de ses amis qui habite Bezzou, lieu où j’irai plus tard. Enfin il compose sa lettre au ministre de France ; il me la lit avant de la fermer ; elle est conçue à peu près en ces termes : « A l’ambassadeur du gouvernement français : Je t’apprends que deux hommes de ton pays sont venus auprès de moi, et que, pour l’amour de toi, je leur ai fait le meilleur accueil, et les ai conduits où ils ont voulu : je recevrai de même tous ceux qui viendront de ta part ; les porteurs de cette lettre te donneront des informations plus complètes. Si tu veux me voir, fais-le-moi savoir par le Consul de France à Dar Beïda, je me rendrai aussitôt à Tanger. » S. Edris signe cet écrit, le plie, le cacheté de son sceau, et me le confie en me recommandant le secret et la prudence : c’est sa tête qu’il met entre mes mains ; elle courrait grand risque, si la lettre se perdait et tombait sous les yeux du sultan.

« Cette affaire terminée, S. Edris m’annonce que nous partirons le lendemain pour Qaçba Tàdla ; non seulement il m’y conduira, mais il m’accompagnera jusqu’à Qaçba Béni Mellal, où je quitterai le Tàdla. Je suis un frère à ses yeux, et il irait au bout du monde pour m’être agréable, mais il ne peut supporter plus longtemps que je vive chez les Juifs de la ville, qui sont des sauvages : il va faire chercher mes mulets et mes bagages, et désormais je serai son hôte. Une heure après, j’étais installé dans sa maison…

« A partir de ce moment, mes relations avec S. Edris prennent un nouveau caractère ; jusque-là ses caresses excessives m’avaient laissé en défiance ; le don de la lettre pour le ministre de France était une telle marque de confiance, que je ne pouvais plus douter de ses bonnes dispositions présentes ; d’ailleurs cette lettre expliquait ses avances en montrant qu’elles avaient pour cause le désir d’entrer en relations avec le gouvernement français. Sûr de S. Edris, j’eus dès lors avec lui les rapports qu’on a avec un ami ; je lui rendis confiance pour confiance, et, comme il s’était mis entre mes mains, je me mis entre les siennes : je lui dis sans restriction qui j’étais, qui était Mardochée, ce que je venais faire. Sa fidélité en augmenta. Il se confondit en regrets de n’avoir pas su la vérité plus tôt ; j’eusse logé chez lui dès le premier jour ; j’y aurais travaillé, dessiné, fait mes observations à mon aise ; si je voulais retarder mon départ, il me conduirait visiter les qoubbas et les mosquées, mettrait à ma disposition la bibliothèque de la zaouïa, qui est riche en ouvrages historiques, me promènerait dans les environs... Que ne ferait-il pas ?

« Puis, de m’offrir cent choses, des vêtements musulmans, un esclave... Comme j’avais trouvé gracieux le service fait chez Sidi Ben Daoud par de petites négresses, il m’en offre une. Dès mon arrivée, dit-il, mon visage lui a fait soupçonner que j’étais chrétien, et les Israélites ont confirmé cette opinion : que je prenne garde aux Juifs ! ce sont des gens sans foi, des coquins dont il faut se défier sans cesse ; ceux d’ici sont venus, dès le lendemain de mon entrée, lui rapporter que je m’occupais d’astronomie, que je ne parlais pas leur langage, que je n’écrivais pas leur écriture, que je n’allais pas à la synagogue, enfin qu’ils me croyaient chrétien ; — il leur a répondu qu’ils étaient des ânes, et que les Juifs d’Alger et de France étaient différents des Juifs de ce pays [3].

« Le 17 septembre, S. Edris, Mardochée et moi quittions Bou el Djad. Le 20, nous arrivions à Qaçba Beni Mellal. Le 23, S. Edris nous faisait ses adieux, et reprenait le chemin de sa zaouïa. Je ne puis dire ce qu’il fut pour moi pendant les jours que nous voyageâmes ensemble ; durant les marches, il plaçait sa monture près de la mienne, et me donnait des explications sur tout ce que nous parcourions, rencontrions, apercevions. Voulais-je dessiner ? il s’arrêtait ; de son propre mouvement, il choisit toujours les chemins les plus intéressants et non les plus courts. Nous arrêtions-nous dans un lieu ? il me prenait par la main, et me conduisait voir toutes les choses curieuses ; il faisait plus : comme la demeure où il recevait l’hospitalité se remplissait, dès son arrivée, d’une foule venue pour lui baiser la main, ce grand marabout cachait, dans ses larges vêtements, une partie de mes instruments, pendant que je portais l’autre, et me menait en un lieu écarté faire mes observations ; là, il montait la garde auprès de moi, pour empêcher qu’on ne me surprît. Que de courses nous fîmes ensemble aux environs de Qaçba Beni Mellal ! Je m’arrêtais pour dessiner, il s’asseyait à côté de moi, et sa conversation m’apprenait une foule de choses. Tout ce que je sais sur la zaouïa de Bou el Djad, la famille de Sidi Ben Daoud, les populations du Tâdla, vient de lui ; de lui sont presque tous les renseignements imprimés dans ce volume de la page 259 à la page 267, sur le bassin de l’Ouad Oumm er Rebia ; lui encore dicta ce qu’on lit, de la page 65 à la page 67, sur la campagne du Sultan dans le Tâdla en 1883 ; il avait suivi l’expédition de Marrakech à Meris et Biod comme représentant de Sidi Ben Daoud auprès de Moulei et Hasen. Au sujet des relations de sa famille avec le Sultan, il me dit : « Nous ne le craignons pas, et il ne nous craint pas ; il ne peut pas nous faire de mal, et nous ne pouvons lui en faire. » Lui ayant demandé si Moulei el Hasen était aimé : « Non, il est cupide et avare. » (C’était, mot pour mot, ce qu’on m’avait dit à Fâs). Sidi Edris se promet d’aller me voir à Alger et en France, et m’engage à retourner plus tard à Bou el Djad ; que j’y revienne en Turc, je m’installerai chez lui ; nous y passerons de bonnes semaines, et je voyagerai tant que je voudrai. Il me recommande la lettre qu’il m’a confiée : « Si le Sultan en avait connaissance, il me ferait couper la langue et la main. » Je lui demande si son père S. Omar sait qu’il l’a écrite : Oui, c’est S. Omar qui l’a inspirée, et c’est lui qui a dit à son fils de se conduire avec moi comme il l’a fait ; mais le secret est resté entre S. Omar et S. Edris, ils ne s’en sont point ouverts à Sidi Ben Daoud « parce qu’il est un peu vieux. » « Que ce pays serait riche, si les Français le gouvernaient ! » me dit sans cesse mon compagnon, en contemplant les fertiles plaines qui s’étendent à nos pieds. « Si les Français viennent ici, me feront-ils caïd ? » ajoute-t-il une fois.

« La croyance à une prochaine invasion des Français fut la cause de l’accueil que je trouvai à Bou el Djad : les marabouts me reçurent bien parce qu’ils me prirent pour un espion. Dans la plus grande partie du Maroc, on pense qu’avant peu la France s’emparera de l’empire de Moulei el Hasen ; on se prépare à cet événement, et les grands cherchent dès à présent à s’assurer notre faveur. Les caresses dont me combla la famille de Sidi Ben Daoud, la lettre dont on me chargea, sont une preuve de l’état des esprits chez les plus hauts personnages du Maroc.

« Cette domination française à laquelle on s’attend, la redoute-t-on ? Les grands seigneurs, les populations commerçantes, les groupes opprimés par le Sultan ou par de puissants voisins la recevraient sans déplaisir ; elle représente pour eux un accroissement de richesses, l’établissement de chemins de fer (chose très souhaitée), la paix, la sécurité, enfin un Gouvernement régulier et protecteur. »

Onze ans plus tard, Charles de Foucauld, devenu prètre, et voyageant dans l’Adrar, devait recevoir, à sa grande surprise, la lettre suivante, signée du jeune marabout, devenu chef de la zaouïa !


Casablanca, le 16 août 1904.

« Je désire énormément avoir quelques nouvelles de votre part, car il y a longtemps que je ne suis pas au courant de vos bonnes nouvelles, chose qui m’intéresse beaucoup. Dernièrement, j’ai demandé sur vous Monsieur le Consul de France d’ici. Il m’a dit que vous vous trouvez à Jérusalem dans la Terre Sainte à l’honnête service de Dieu, et que vous avez sacrifié votre temps à l’Éternel.

Je vous félicite, et je suis bien certain que le monde ne vous intéresse plus. Chose qui est l’essentielle à présent et à l’avenir. Veuillez avoir la bonté d’écrire à M. l’Ambassadeur de France à Tanger, pour lui montrer mon travail et mes efforts avec vous pendant votre séjour ici. Pour que M. l’Ambassadeur écrive à M. le Consul de France pour qu’il lui montre ma fidélité avec vous.

Je vous remercie infiniment d’avance, en félicitant de nouveau le bon métier que vous obtenez.

Votre serviteur dévoué pour toujours,

Hadj-Driss-El-Cherkaoui, Bou-el-Djad.

Qui j’étais avec vous dans le voyage de Kabil Tadla. »


La lettre avait été adressée à l’ « officier Foukou, » elle avait été remise au commandant Lacroix, chef de service des affaires indigènes, qui avait complété l’adresse.

Quand il quitte Bou el Djad, Charles de Foucauld est donc escorté par un des petits-fils de Sidi Ben Daoud, et cela pendant tout le temps que les voyageurs passent dans le Tàdla. On va toujours au Sud et à travers des régions dangereuses. A l’occasion d’un séjour a Tikirt, il étudie les régimes politiques très différents des tribus qui habitent les pays indépendants, au Nord du Grand Atlas, ou au Sud des montagnes. Dans les premières, le Gouvernement est démocratique ; chaque fraction de tribu est gouvernée par une assemblée où chaque famille est représentée. En général, pas de lois, et, si les fractions de la même tribu ne sont point du même avis, chacune suivra sa volonté ou son caprice, et le différend pourra, parfois, être tranché à coups de fusil. Au Sud de l’Atlas, il y a bien aussi un certain état démocratique, mais les tribus ne sont pas toujours isolées, et, entre elles, il y a des liens de seigneurie et de vasselage. Toutes les variétés de cette politique marocaine sont exposées dans la Reconnaissance au Maroc avec une sûreté de mots, une abondance de détails et de nuances qui prouvent avec quelle habileté Foucauld a su se faire renseigner.

Un peu plus loin, il étudie les trois chaînes de l’Atlas, le Grand, le Moyen, et le Petit. Après ces pages sévères, et lorsqu’il part de Tikirt pour aller à Tisint, le poète reparaît, toujours se surveillant lui-même, mais prenant plaisir à décrire en quelques lignes ces jardins des oasis, et, sous l’ombre des palmiers, la terre divisée en carrés, arrosée par une foule de canaux, couverte de maïs, de millet et de légumes. Ce sont des lieux de bonheur entre les plus sauvages, les plus pelés, les plus désolés des paysages. Il va jusqu’à écrire : « endroit charmant, où il semble ne pouvoir exister que des heureux. »

Dans sa course au Sud, il atteint la région du Maroc saharien, par Tanzida et Tisint. La description qu’il fait du paysage du Sud, vu de l’oasis de Tisint, est, je crois, le tableau le plus achevé qu’il ait rapporté de son voyage d’exploration : « Lorsqu’on entre à Tisint, on met le pied dans un monde nouveau. Ici, pour la première fois, l’œil se porte vers le Midi sans rencontrer une seule montagne : la région au Sud de Bani est une immense plaine, tantôt blanche, tantôt brune, étendant à perte de vue ses solitudes pierreuses ; une raie d’azur la borne à l’horizon et la sépare du ciel, c’est le talus de la rive gauche du Dra. Au delà, commence le Hamada. Cette plaine brûlée n’a d’autre végétation que quelques gommiers rabougris, d’autre relief que d’étroites chaînes de collines, rocheuses, entrecoupées, s’y tordant comme des tronçons de serpent. A côté du désert morne sont les oasis, avec leur végétation admirable, leurs forêts de palmiers toujours verts, leurs qçars pleins de bien-être et de richesse. Travaillant dans les jardins, étendue nonchalamment à l’ombre des murs, accroupie aux portes des maisons, causant et fumant, on voit une population nombreuse d’hommes au visage noir, Haratin de couleur très foncée. Leurs vêtements me frappent d’abord : tous sont vêtus de cotonnage indigo, étoffe du Soudan. Je suis dans un nouveau climat : point d’hiver. On sème en décembre, on récolte en mars ; l’air n’est jamais froid : au-dessus de ma tête, un ciel toujours bleu. »

Charles de Foucauld s’arrête à Tisint deux jours seulement ; il y est l’objet de la plus vive curiosité : « Tous les Hadjs, familiers avec les choses et les gens des pays lointains, voulurent me voir. Une fois de plus, je reconnus les excellents effets du pèlerinage de la Mecque. Pour le seul fait que je venais d’Algérie, où ils avaient été bien reçus, tous me firent le meilleur accueil. Plusieurs, — je le sus depuis, — se doutèrent que j’étais chrétien ; ils n’en dirent mot, comprenant mieux que moi peut-être les dangers où leurs discours pourraient me jeter. L’un d’entre eux, le Hadj bou Rhim, devint dans la suite, pour moi, un véritable ami, me rendit les services les plus signalés, et me sauva des plus grands périls. » De grandes excursions dans le Sud, à Tatta, au Mader et à Aqqà, remplissent le mois suivant.

Revenu de ces deux explorations, Foucauld songe à regagner l’Algérie, en traversant, à rebours, ce Rif inhospitalier dont l’accès, par l’Ouest, lui a été, au départ, interdit. Il ne peut entreprendre une pareille aventure sans de puissantes protections, et, une fois de plus, il descend vers le Sud, pour aller rendre visite à un personnage de marque, Sidi Abd Allah, qui habite à Mrimima. Celui-ci fournirait sans doute les guides nécessaires.

Mais, à peine l’étranger est-il entré dans une des maisons de Sidi Abd Allah, que le bruit se répand qu’il est chrétien et chargé d’or. Aussitôt, deux bandes de pillards s’embusquent dans la montagne, et se mettent à guetter le passage de cette proie excellente et facile. Foucauld est gardé à vue par les fils de son hôte. Dans ce danger, il écrit une lettre à son ami le Hadj Bou Rhim, et la confie à un mendiant. « Le lendemain, à 7 heures du matin, grand mouvement dans le village. Une troupe de vingt-cinq fantassins et deux cavaliers y arrive tout à coup, et entre droit dans la cour. C’est le Hadj qui vient me prendre. Il a reçu mon billet cette nuit. Il s’est levé aussitôt, a couru chez ses frères et ses parents ; chacun s’est armé et l’a rejoint avec ses serviteurs ; ils se sont mis en marche, et les voici. » Une demi-heure après, délivré, il quittait Mrimima. Mais les exigences et les vols successifs dont il avait été victime, avaient tellement diminué ses ressources que, rentré à Tisint, et ayant fait ses comptes, il reconnut qu’il lui était impossible d’entreprendre le voyage de retour sans renouveler sa provision d’argent. La ville la plus proche où il y eût des Européens était Mogador, au Nord-Ouest, sur la côte de l’Atlantique ; c’est là qu’il fallait aller ; Foucauld confie son projet à son ami le Hadj : il est convenu que celui-ci accompagnera le voyageur jusqu’à Mogador, l’y attendra et le ramènera à Tisint. Mardochée, au contraire, restera dans ce village. On le rejoindra plus tard.

Il faut partir de nuit, dans le plus grand secret, pour ne point être attaqué et pillé. Ce départ de Tisint pour la côte Atlantique, eut lieu le 9 janvier 1884.

De Mrimima, et justement à une des heures vraiment périlleuses de son voyage, Charles de Foucauld avait écrit à sa sœur Marie. Ce n’était pas la première fois qu’il lui écrivait. Comment, par qui fut porté ce billet, écrit sur un petit carré de papier, plié et replié, de manière à ne pas avoir plus de surface qu’un timbre de quittance ? Je l’ignore. Quelque caravane a dû s’en charger ; la lettre a été reçue ; elle était datée de la zaouïa de Sidi Abd Allah Umbarek, 1er janvier : « Bonne année, ma bonne Mimi : si seulement je pouvais te faire savoir en ce jour que je vais bien, que je ne cours aucun danger ! Si tu savais combien je suis triste en pensant que tu es probablement sans nouvelles de moi depuis longtemps, inquiète sur mon sort, et que ce jour, qui est une fête pour tant de gens, est pour toi un jour plus triste que les autres ! A cette époque, où chacun reçoit des lettres de ses parents, de ses amis, toi seule n’en reçois pas du seul très proche que tu aies au monde. Je sais combien tu dois être triste, et que tu dois avoir le cœur bien gros. Mais peut-être me trompé-je : Dieu veuille ! Peut-être une partie de mes lettres t’est-elle parvenue. Si celle-ci te parvient, ma bonne Mimi, prends confiance, sois sans inquiétude : je ne cours aucun danger, et n’en courrai aucun jusqu’à mon arrivée ; le chemin est long, mais il n’est en aucune façon dangereux : si le mauvais temps, qui retarde ma marche depuis un mois et demi, continue, je serai encore trois bons mois à revenir ; si je trouve les chemins faciles, deux mois me suffiront : Dieu veuille qu’il en soit ainsi, et que je me retrouve bientôt près de toi... »

A Mogador, où il arrive le 28 janvier, après avoir traversé, pendant trois heures et demie, « une vaste forêt ombrageant d’immenses pâturages, » il va tout droit au Consulat de France et se trouve en présence d’un Israélite, secrétaire et traducteur, qui travaillait dans les bureaux, et qui s’appelait Zerbib.

— Je voudrais voir le Consul de France, et toucher un chèque sur la Banque d’Angleterre. Je suis le vicomte de Foucauld, officier de cavalerie française.

L’autre, toisant ce piéton crasseux et vêtu de loques, et connaissant les ruses des clients de la Porte, le prit fort mal.

— Va t’asseoir dehors, le dos au mur : on ne voit pas le Consul comme ça !

Charles de Foucauld alla s’étendre, près du mur, et demeura là quelque temps. Puis, revenant à Zerbib :

— Donnez-moi un peu d’eau, et indiquez-moi, je vous prie, un coin où je puisse me déshabiller et me laver.

Pendant qu’il se dévêtait, dans un réduit voisin, quelqu’un regardait par le trou de la serrure. C’était Zerbib : à sa grande stupéfaction, il voit que ce vagabond était porteur d’une quantité d’instruments de physique, cachés dans les poches ou les plis des vêtements l’un après l’autre déposés sur le sol. « Après tout, se dit-il, je puis me tromper, et il peut dire vrai. »

Aussitôt, il va prévenir son chef. Le vicomte de Foucauld est introduit près de M. Montel, chancelier du Consulat. La première question qu’il pose est celle-ci : « Avez-vous reçu les lettres que j’ai adressées ici, pour ma famille ? » Hélas ! de toutes les lettres qu’il a écrites, depuis huit mois, pas une n’est parvenue encore. Il écrit donc, sans plus tarder, à sa sœur Marie, lui disant d’abord qu’il n’a jamais été une minute malade, qu’il n’a jamais couru le moindre danger. Cette assertion n’était pas d’une parfaite exactitude.il ajoute que quatre mille francs, sur les six mille qu’il avait à sa disposition pour le voyage, ont été dépensés, et qu’il a laissé en réserve deux mille francs qu’il vient maintenant chercher. « En partant, je te disais : Je resterai un an ; au fond du cœur, je croyais rester au plus six mois. Je ne te disais le double que pour que tu ne t’inquiètes pas, au cas où mon absence se prolongerait ; et voici que la parole que je te disais se trouve être le vraie : mon voyage aura duré bien près d’un an. Voici huit mois que je suis parti : je vais passer ici un mois environ, à attendre de tes nouvelles et de l’argent, puis je repartirai pour le Sud, et je retournerai en Algérie, s’il plaît à Dieu, par le chemin suivant : Mezgita, Dadès, Todra, Ferkla, Qçabi ech Cheurfa, cours de l’Oued Mlouïa, Debdou, Oudjda, d’où je rentrerai en pays français par Lalla Marnia ; il me faudra près de deux mois et demi pour tout cela. Quel bonheur, ma bonne Mimi, aussitôt ma rentrée en Algérie, de prendre le paquebot et de courir. auprès de toi !...

D’autres lettres à sa sœur racontent, avec agrément et vivacité, la vie qu’il mène à Mogador ; ce n’est point une vie oisive, ou simplement de repos. « Je suis jusqu’au cou dans mes longitudes, écrit-il le 8 février, je travaille du matin au soir, et une partie de la nuit. C’est cent fois plus émouvant que le voyage même, car là est le résultat. S’il n’est pas bon, c’est huit mois de peine et de travail perdus ; mais j’espère qu’il sera présentable. Je suis ici merveilleusement pour travailler : je loge dans un hôtel-pension arrangé à l’européenne, mais tenu par des juifs espagnols : j’y ai une chambre convenable, où je me tiens toute la journée, et j’y dîne le soir. Je ne sors qu’une fois par jour, pour aller déjeuner chez le seul Français de Mogador, M. Montel, chancelier du Consulat, (le Consul est absent)... Je suis bien content de me retrouver chaque jour, pendant deux ou trois heures, dans un intérieur français, et surtout auprès de quelqu’un qui a été charmant pour moi, et m’a rendu toute espèce de services à mon arrivée. »

14 février : il Je passe mon temps de la façon la plus uniforme du monde : de sept heures à onze heures du matin, je travaille ; de onze heures à une heure, je vais déjeuner chez le chancelier ; à une heure, je me remets à la besogne ; je dine à sept heures à ma pension, puis je me remets à travailler jusqu’à une heure du matin environ... En fait de visite, je n’en fais aucune, puisqu’il n’y a personne à voir ; j’en reçois une chaque jour, celle du nègre qui commande l’escorte par laquelle je me suis fait accompagner. Ne te figure pas qu’elle soit énorme : elle se composait de trois hommes au départ, et n’est plus que de deux, le troisième, qui était un esclave dudit nègre, ayant été vendu ces jours-ci par son maître. Ceux qui restent attendent patiemment, ou plutôt un peu impatiemment, le moment où je me remettrai en route. Chaque jour le chef, le nègre, un chikh de Tisint, vient me rendre compte de l’état des hommes et des mules, me raconter ce qu’il a fait, et prendre l’argent de la journée : c’est une causerie, et une leçon d’arabe... Je tiens beaucoup à ce qu’on ne me remarque pas trop, pour que le gouvernement marocain n’ait pas vent de mes projets, et ne cherche pas à me créer des obstacles sur ma route : sa politique, depuis de longues années, est d’empêcher, par tous les moyens possibles, les Européens de voyager dans l’intérieur, de l’Empire... »

« 7 mars 1884 : Les lettres tardent bien, ma bonne Mimi. Je crois à chaque instant voir arriver un courrier, mais rien, toujours rien. Pourtant voici trente-cinq jours aujourd’hui que sont parties mes premières lettres ;... je demeure toujours dans le même hôtel juif... La colonie française est ici très peu nombreuse : le Consul, le Chancelier et sa femme, un négociant et sa femme, un missionnaire anglican nationalisé Français, un Alsacien. Le missionnaire est un homme fort aimable et fort comme il faut. Il est marié et a presque toujours des amis d’Europe dans sa maison. Il s’y trouve en ce moment une jeune Anglaise très bien, parlant parfaitement le français. Je trouve très agréable d’aller de temps en temps passer la soirée dans cette maison, où j’entends chanter le Lac et surtout l’Envoi de fleurs, qui me rappellent un bien heureux temps : mais qu’il est loin déjà !... Cependant, sitôt qu’arriveront vos lettres, je me sauverai au galop vers le Sud. »

Charles de Foucauld, dans une lettre, prétend ne pas savoir dessiner. Si l’on ouvre la Reconnaissance au Maroc, on trouvera, en sous-titre : Ouvrage illustré de 4 gravures et de 101 dessins, d’après les croquis de l’auteur. Ces dessins, quelques traits à la plume, mais composés avec un sentiment très sûr du paysage, mais tracés avec un évident scrupule d’exactitude, et qui représentent montagnes, oasis, maisons, ravins, plaines immenses, ajoutent singulièrement à la beauté de l’ouvrage, et offrent du chemin à l’imagination. Sans doute, on voudrait voir la vraie couleur de ces roches, de ce désert, de ces palmeraies au soleil, mais, si imparfaite que soit une simple illustration au trait, elle suffit pour guider nos yeux, qui se souviennent aussitôt, et l’emplissent de lumière.

L’argent reçu, Foucauld, avec le Hadj bou Rhim, repart de Mogador pour Tisint, le 14 mars 1884, mais par une route différente de celle qu’il a parcourue à l’aller. Parvenu à l’Oued Sous, au Sud d’Agadir, il suit à quelque distance la rive droite du fleuve : « Je le verrai toute la journée, serpentant au milieu des tamaris, entouré de cultures, avec de grands oliviers ombrageant son cours, et deux rangées de villages échelonnés sur ses rives... Le fleuve, avec sa bordure de champs, d’arbres et d’habitations, forme une large bande verte, se déroulant au milieu de la plaine, dix mètres au-dessous du niveau général. Un talus relie la dépression au sol environnant. Je marche au Nord du talus, dans la plaine du Sous. C’est une surface immense, unie comme une glace, au sol de terre rouge, sans une pierre ; elle s’étend entre le Grand et le Petit Atlas... Elle est ici de 40 kilomètres... La vallée du Sous demeurera la même durant les trois jours que je vais la remonter : plaine d’une fertilité merveilleuse, enfermée entre deux longues chaînes, dont l’une moins élevée et à crêtes uniformes, borde au Sud l’horizon d’une ligne brune, tandis que l’autre, s’élançant dans les nuages, élève à pic, au-dessus de la campagne, ses massifs gigantesques, aux flancs bleuâtres, aux cimes blanches. La plaine du Sous, toute d’une admirable fécondité, est loin d’être cultivée en entier... »

Le 31 mars, le voyageur était de retour dans la région de Tisint, où le rabbin Mardochée l’attendait.

Il ne se dirigea pas immédiatement au Nord-Est. Personne ne voulut accepter de j’accompagner dans la contrée où il chercha d’abord à entrer : force lui fut de repasser par Tazenakht.

Nous savons désormais quelle était la manière de voyager de Charles de Foucauld, l’endurance et le courage qu’il montra, et de quel bel esprit de savant et de poète il fit preuve en écrivant ses souvenirs. Il ne me reste donc qu’à relever quelques noms, sur cette route de retour, qui fut rapidement parcourue.

De Tazenakht, il se rend au Mezgîta, puis au Dadès, puis à Qçabi ech Cheurfa. En route, il est retenu deux jours par de grandes pluies. Le 8 mai, il passe à gué la Mlouïa, le plus large courant d’eau, semble-t-il, qu’il ait traversé, puisque la Reconnaissance au Maroc note ici 35 mètres de large, 1 mètre 20 de profondeur.

Les dernières étapes le conduisent à Debdou, premier point faisant un commerce régulier avec l’Algérie. Le voyageur n’a plus un centime. Heureusement, il se trouve à quatre journées de marche seulement de Lalla Marnia. Il vend ses mulets, se procure ainsi de quoi en louer d’autres, et, parti d’Oudjda à sept heures du matin, le 23 mai, arrive en terre française à dix heures, et, bientôt après, à Lalla Marnia, où il quitte Mardochée.

A la suite de la Reconnaissance au Maroc, Charles de Foucauld a rédigé, avec cet esprit méthodique si remarquable déjà dans le récit même du voyage, une seconde partie qu’il intitule : Renseignements. Dans cette partie, toute scientifique, sont rassemblés les détails que le voyageur a pu observer, ou recueillir, sur les rivières et leurs affluents, les tribus et leurs divisions, le nombre de fusils et de chevaux dont elles disposent, les routes, celles qu’il a suivies et celles qu’on lui a indiquées, avec la notation de la durée des étapes, sorte de guide que les chefs de nos troupes opérant au Maroc ont consulté et consultent encore aujourd’hui. A la fin, se trouve un appendice sur les Israélites au Maroc, étude sociale et statistique ; puis la liste des observations astronomiques faites au cours du voyage ; le tableau des latitudes et longitudes, les observations météorologiques, et un index des noms géographiques contenus dans le volume et dans l’atlas.

Un an après le retour de Charles de Foucauld en terre française, le 24 avril 1885, Henri Duveyrier faisait un rapport à la Société de Géographie de Paris sur la Reconnaissance au Maroc, dont il avait étudié le manuscrit. « En onze mois, disait-il, du 20 juin 1883 au 23 mai 1884, un seul homme, M. le vicomte de Foucauld, a doublé, pour le moins, la longueur des itinéraires soigneusement levés au Maroc. Il a repris, en les perfectionnant, 689 kilomètres des travaux de ses devanciers, et il y a ajouté 2 250 kilomètres nouveaux. Pour ce qui est de la géographie astronomique, il a déterminé quarante-cinq longitudes et quarante latitudes ; et, là où nous ne possédions que des altitudes se chiffrant par quelques dizaines, il nous en apporte trois mille. C’est vraiment, vous le comprenez, une ère nouvelle qui s’ouvre, grâce à M. de Foucauld, et on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, ou de ces résultats si beaux et si utiles, ou du dévouement, du courage et de l’abnégation ascétique, grâce auxquels ce jeune officier français les a obtenus. » Duveyrier indique ensuite quelles sont les parties du voyage qui peuvent justement porter le nom de découvertes ; elles sont nombreuses et importantes ; il établit que les observations du vicomte de Foucauld ont corrigé, d’un degré plein vers l’Ouest, le tracé d’une partie du cours du Dhera’a, telle qu’elle est portée sur la carte du docteur allemand Rohlfs. Enfin, il annonçait, en terminant son rapport, que la Société de Géographie attribuait la première de ses médailles d’or au jeune explorateur.

Ce qu’il faut dire, en achevant ce chapitre, c’est que jamais Foucauld n’oubliera le Maroc. Une seule fois il semblera tout près d’y rentrer ; il se réjouira dans son cœur, à la pensée de parcourir librement ce pays où la France est enfin venue, et, avec elle une espérance de relèvement, de justice, d’amitié pour le peuple « assis à l’ombre de la mort. » Bientôt le projet de mission qu’il n’avait ni inspiré, ni hâté, sera abandonné, et tombera parmi les bonnes intentions politiques qui n’ont point trouvé d’homme fort pour les défendre. Mais, toute sa vie, l’officier, devenu prêtre, demeurera « à la disposition du Maroc ; » il s’établira, en 1901, presque à la frontière de cet Etat ; il notera, sur ses carnets, avec un bonheur qu’on devine, les visites de Marocains qu’il a reçues ; dans ses conversations, dans ses lettres, surtout dans sa prière où les infortunes de tant de nations trouveront place, il ne cessera de nommer le Maroc. Il se sentira, pour les tribus qu’il a visitées, pour le connu et l’inconnu de cette terre de sa jeunesse, une amitié renouvelée et grandissante. Car ce n’est plus seulement le géographe, l’artiste aux yeux clairs, le Français toujours songeant à la vocation de la France, qui aimera l’empire du Moghreb : ce sera le prêtre ému d’une compassion fraternelle, et qui écrira, un soir de décembre : « Je pense tant au Maroc, depuis quelque temps, à ce Maroc où dix millions d’habitants n’ont ni un prêtre, ni un autel ; où la nuit de Noël se passera sans messe et sans prière ! »


V. — LA CONVERSION

Les premiers mois, après le retour du Maroc, furent presque entièrement passés en Algérie. Charles de Foucauld ne commença pas tout de suite à composer et rédiger le livre dont il rapportait les éléments ; il vérifia ses notes, les déchiffra, s’il en était besoin, consulta ses amis, prépara, en somme, le travail qu’il devait faire, un peu plus tard, à Paris. Il fit bien quelques séjours en France, des tournées de visites et de revoir ; mais le « principal établissement, » les papiers, la bibliothèque, les habitudes, restèrent où ils étaient avant le grand voyage. Un moment, on put même croire que l’explorateur allait se marier en Algérie. Une jeune fille lui avait plu. Elle était de bonne famille, et il arrivait de bien loin. Il écrivit à Paris, où il trouva peu d’encouragement. J’ignore s’il était fort épris, et ce qui lui fut opposé. Mais lorsqu’il eut fait une nouvelle excursion en France, dans l’été de 1885, et habité quelque temps près de Bordeaux, chez sa tante Mme Moitessier, au château du Tuquet, il renonça au projet. Il était appelé à de tout autres destinées, et, sans le comprendre, il les servait ainsi.

Une volonté supérieure le tient. Elle le pousse à l’action ; elle le fouette ; elle le mène vers son but caché. La voix du désert s’élève de nouveau. Dès le début de septembre, Charles est à Nice, chez son beau-frère, M. de Blic, confident de ses pensées. Quelles sont-elles ? Ne le devine-t-on pas ? Il va repartir ; il va au Sud, bien entendu ; il veut visiter les oasis et les chotts de l’Algérie et de la Tunisie. Peut-être n’est-ce là que le prélude d’un plus grand voyage ? Je connais l’un de ses intimes amis, qui croit que l’intention secrète de l’explorateur était d’étudier les moyens et de chercher le meilleur point de départ pour une traversée du Sahara. Qui peut le dire désormais ? Foucauld ne confiait guère ses projets, et ne racontait pas ses souvenirs. A la veille d’entreprendre cette « excursion, » comme il disait, dans les régions des chotts, il voyait se lever parfois vers lui le regard inquiet de sa sœur. « Ne crains rien, répondait-il, je n’aurai aucun mal ; avec des ménagements, on peut passer partout. »

Le 14 septembre, il s’embarqua à Port-Vendres pour Alger. Quelques semaines plus tôt, il avait écrit à son ami de Vassal, qui se trouvait à El Goléa, le priant de lui procurer deux chameaux, deux chevaux, et d’engager un domestique arabe pour l’expédition.

L’itinéraire ne nous est pas connu dans toutes ses parties. Nous savons seulement que Foucauld, pénétrant au Sud de la province d’Oran, visita Laghouat, puis, encore plus au Sud, l’oasis de Ghardaïa et ce Mzab si peu hospitalier, où il devait revenir un jour sous le costume de moine et se concilier la sympathie d’un peuple entre tous hostile aux chrétiens ; puis El Goléa, Ouargla où le lieutenant Cauret était chef de poste (fin de novembre 1885) ; Touggourt ; la région du Djerid, entre le Chott et Gharsa et le Choit el Djerid. Route immense, dans des pays désolés, où il faut voyager bien des jours et dormir bien des nuits, avant d’apercevoir, pâlie par la lumière aveuglante, la tache verte d’une palmeraie. Si vous tentez de la suivre sur l’atlas, vous trouverez quelques noms imprimés entre ceux des étapes que j’ai citées. Mais que désignent-ils ? non pas des villages, comme en Europe, ou des rivières courantes, mais des dunes, des étendues pierreuses, des fleuves fossiles, des fondrières desséchées où, parmi les dépôts de sel des eaux évaporées, quelques touffes d’herbe rousse ou grise ont de la peine à vivre, un puits, l’habitat incertain d’une tribu errante. Nous savons encore que Charles de Foucauld, épris de la solitude, déjà fiancé avec elle, laissait souvent en arrière son domestique indigène et ses bagages, et gagnait le large, jusqu’à ce qu’il ne vît plus, autour de lui, que le désert. Plus d’une fois, il prit de la sorte une avance de deux journées. Il mangeait ce qu’il avait dans ses poches. La nuit, il se couchait sur le sol, et, longtemps, regardait les étoiles. Peut-être s’exerçait-il à ne pas dormir. Peut-être la crise religieuse que je vais raconter le tenait-elle éveillé, interrogeant, guettant le souffle de Dieu, qui remplit mieux le cœur dans la nuit et le silence. Il aimait les paysages, et donc le ciel étoile, le plus grand de tous. Au matin, il sellait son cheval attaché au piquet, rejoignait son serviteur arabe, prenait des provisions, de quoi vivre un jour ou deux, et repartait.

Ayant traversé le Sud algérien, de l’Ouest à l’Est, il devait, naturellement, aboutir à la côte tunisienne. La dernière oasis qu’il visita fut, en effet, celle de Gabès, toute voisine des plages, chaude et secrète, où l’orge et les légumes poussent sous les arbustes, et les arbustes à l’ombre des hautes palmes. De là, il s’embarqua pour la France.

Revenu à Nice le 23 janvier 1886, après plus de quatre mois d’absence, Charles s’y reposa jusqu’au 19 février. A cette date, il quitta son beau-frère et sa sœur, et vint s’installer à Paris, où il loua un petit appartement au n° 50 de la rue de Miromesnil. La période qui s’ouvre appartiendra au travail et à l’intimité familiale. La famille loin de laquelle il vient de vivre longtemps, l’accueille intelligemment, délicieusement. Rien que de la joie : aucun prêche, aucun reproche, aucun souhait exprimé. On le fête ; on est fier de lui ; il voit la société la plus choisie et la plus sérieuse de Paris. Des hommes, que leur passage au pouvoir a rendus fameux et n’a point compromis, causent devant lui des affaires religieuses et des affaires politiques de la France. Ils sont chrétiens, et ne font pas mystère de leur foi. Charles les retrouve chaque semaine. De douces influences féminines l’enveloppent ; il vit dans l’intimité de parentes qui lui rappellent sa mère, et dont il reçoit, sans qu’elles y songent même, un perpétuel exemple d’esprit, de grâce, de gaité saine et de piété. C’est la comtesse Armand de Foucauld, mère de Louis de Foucauld, le futur attaché militaire à Berlin ; c’est Mme Moitessier, et ses deux filles, la comtesse de Flavigny et la vicomtesse de Bondy.

Sophie de Foucauld, tante de Charles, personne d’une grande beauté et dont Ingres a fait deux fois le portrait, avait épousé M. Moitessier, originaire de Mirecourt, et qui avait fait une fortune considérable dans l’importation des tabacs. Elle habitait un bel hôtel, 42 rue d’Anjou, au coin du boulevard Malesherbes, et y recevait beaucoup. Très intelligente, douée d’une volonté à la Foucauld, qui va où elle prétend aller, très femme du monde, connaissant à merveille l’art de faire valoir et de faire vouloir les autres, de paraître intéressée par des discussions dont on n’entend pas tout, de les relancer si elles faiblissent, de marquer sans offenser jamais, d’un mot ou d’un sourire, ce qu’elle n’approuvait pas, elle avait tenu le salon politique d’un des plus jeunes ministres que nous ayons eu, Louis Buffet, cousin germain de son mari, et, qui avait été premier ministre à trente ans. Louis Buffet, Aimé Buffet, son frère, inspecteur des Ponts et Chaussées, Estancelin, le duc de Broglie, étaient demeurés les familiers de la maison. Il y avait les invités de droit, et les autres. Charles était de toutes les « dimanchées » de Mme Moitessier. Plusieurs fois par semaine, en outre, il allait diner rue d’Anjou, à 6 heures, toujours en habit, bien entendu. Rentré chez lui, rue de Miromesnil, il enlevait son habit, endossait une gandourah, chaussait des pantoufles de cuir souple, s’enveloppait dans un burnous, mettait un coussin sous sa tête, et se couchait sur un tapis. Une des remarquables particularités de l’appartement de Charles de Foucauld, c’est qu’on n’y voyait aucun lit. Il n’y en avait point. L’ameublement était celui d’un homme de goût, qui a eu des ancêtres dans l’histoire de France, et dont le rêve est en Orient. Aux murs, pendaient, à côté de portraits de famille peints par Largillière, des aquarelles, des croquis à la plume, représentant des paysages du Maroc ; çà et là étaient accrochées des armes et des étoffes rapportées d’Algérie. La bibliothèque ne renfermait pas un grand nombre de livres, mais la plupart étaient des livres rares, ou élégamment édités. Enfermé là, tout le jour, Charles écrivait, raturait, consultait ses cahiers et ses notes, et rédigeait le livre sévère et magnifique qui allait répandre son nom parmi tous les géographes du monde et même dans d’autres milieux. Se trouvait-il embarrassé, avait-il une recherche à faire, il quittait la table de travail, et se rendait dans une bibliothèque publique, ou chez Duveyrier.

Duveyrier avait été célèbre à vingt ans ; il vivait, depuis lors, enseveli dans cette gloire, incapable de la renouveler. En 1860, à l’âge où les jeunes gens ne sont encore que des bacheliers incertains de la route à choisir, lui, déjà botaniste, géologue, versé dans les langues orientales, civilisé merveilleusement doué pour aborder et se concilier les barbares, il avait fait le voyage, alors périlleux, de Laghouat à El Goléa. Emprisonné par les Ksouriens d’El Goléa, puis délivré, il n’avait profité de sa liberté que pour s’enfoncer dans l’inconnu redoutable du Sahara, pour visiter le Sud de la Tunisie, une partie de la Tripolitaine, et le territoire des Azjer, la plus orientale, la plus hostile également de toutes les tribus Touarègues. Le livre rapporté de là l’avait, très justement, rendu célèbre. Mais abattu par la maladie, condamné par elle à n’être plus qu’un saharien consultant, Duveyrier souffrait, non seulement de ne plus être celui qui repart, et découvre, et accroît sa renommée, mais de voir que la France, diminuée en 1871, et comme doutant d’elle-même, sans perdre le souvenir de l’œuvre qu’il avait faite, ne la continuait pas. Il accueillit affectueusement son émule, l’explorateur du Maroc, se mit à sa disposition, et recommença de voyager, mais de la manière qu’il n’aimait pas : sur les cartes, dans les livres, dans ses souvenirs et ceux des autres.

Lentement, les innombrables documents rapportés par Foucauld devenaient de la science et de la vie.

On ne peut, sans quelque étonnement, assister à cette transformation des habitudes de l’ancien lieutenant de Pont-à-Mousson et de Sétif. D’où venait-elle ? Principalement d’une ambition qui s’était emparée de lui, et qu’il servait avec cette volonté tendue et sans repos qui était la marque originale de Charles de Foucauld, et, on peut dire, de sa race.

Après la publication de ce livre qu’il écrivait, après l’excursion aux Chotts, il était résolu à entreprendre de nouveaux grands voyages. Il ne parlait à personne de ces projets, mais son esprit en était souvent occupé. Une autre pensée l’habitait, et le troublait.

J’ai dit que Charles de Foucauld avait été remué profondément, durant son séjour en Algérie et au Maroc, par la perpétuelle invocation à Dieu qui s’élevait autour de lui. Ces appels à la prière, ces hommes, prosternés cinq fois le jour vers l’Orient, ce nom d’Allah sans cesse répété dans les conversations ou les écrits, tout l’appareil religieux de la vie musulmane l’avait amené à se dire : « Et moi qui suis sans religion ! » Car les Juifs aussi priaient, et le même Dieu que les Arabes, ou que les Marocains. Les vices qui avaient pu corrompre l’esprit ou le cœur de ces hommes n’avaient pas empêché le témoin méditatif de sentir la grandeur de la foi. De retour en Algérie, il avait même dit à quelques-uns de ses amis : « J’ai songé à me faire musulman. » Propos de sensibilité, que la raison n’avait pas ratifié. Au premier examen, il lui était apparu, comme il en a fait la confidence à l’un de ses intimes amis, que la religion de Mahomet ne pouvait être la véritable, « étant trop matérielle. » Mais l’inquiétude demeurait. Bénie soit-elle ! Car elle est la preuve d’une supériorité chez celui qui l’éprouve, un grand événement dans l’ordre de la grâce, le signe bienheureux qu’une âme échappe à l’indifférence religieuse. Il manquait à ce jeune homme, né dans le catholicisme, de bien connaître cette religion divine, magnifique et solide, et d’en avoir au moins deviné la transcendance, pour revenir à elle, sans hésitation, au moment où la tyrannie de la matière lui pesait par trop. Il était triste, en effet, au fond de son cœur, d’une tristesse ancienne. Il avait eu beau vivre dans le plaisir, elle n’avait fait que s’accroître. Elle l’avait tenu, selon l’aveu qu’il en a écrit, « muet et accablé, pendant ce qu’on appelle les fêtes. » Depuis lors, elle n’avait été dissipée ni par les sciences humaines, ni par l’action, ni par le succès et la réputation. Aujourd’hui, sans doute, il s’était soumis à une discipline de travail, et, par là, il se sentait meilleur que dans le passé, mais non point allégé de ses fautes, non point tel qu’il aurait dû être, bien loin moralement de ces êtres chers qu’il voyait vivre dans sa famille retrouvée, unie, heureuse.

Il lisait beaucoup. Mais une grande lâcheté secrète est en nous, lorsqu’il s’agit de reprendre une règle de vie que nous savons sévère et réprimante. Nous cherchons l’a peu près pour ne pas en venir à l’idéal de perfection, et la nature, frémissante, nous fait demander conseil aux hommes plutôt qu’à Dieu, parce que nous savons que Dieu est exigeant. C’est ainsi que Charles de Foucauld, aux heures où cessait le travail de rédaction de la Reconnaissance au Maroc, ouvrait les livres des philosophes païens, et les interrogeait sur l’âme, le devoir, la vie future. Les réponses lui semblaient pauvres. Elles le sont nécessairement. La raison ne va pas loin sans guide dans le problème de la création et de la destinée. Charles avait l’esprit trop net pour se contenter du bruit des mots et de l’éclat des images. Il savait que la philosophie des temps anciens n’avait rien purifié, rien adouci, rien consolé, et il serait revenu, sans doute, à la formule d’absolu scepticisme adoptée dès le collège : « les hommes ne peuvent connaître la vérité, » si le spectacle de la petite société choisie où il se trouvait replacé n’avait chaque jour ébranlé l’autorité fragile de cette conclusion.

La probité, la délicatesse, la charité devenue habitude et comme naturelle, la joie aussi de ces consciences voisines qui ne se cachaient pas de lui, et où il pouvait lire, l’obligeaient à de perpétuels retours sur lui-même. Voici, se disait-il, des hommes, des femmes, tous cultivés, quelques-uns tout à fait supérieurs par l’intelligence : puisqu’ils acceptent entièrement la foi catholique, ne serait-ce pas qu’elle est vraie ? Ils l’ont étudiée, ils la vivent pleinement. Et moi, et moi, qu’est-ce que je connais d’elle ? Sincèrement, connaissé-je le catholicisme ?

Il réfléchissait. La seule inquiétude de ces choses est déjà une prière, et Dieu l’écoutait. Quelques pages d’un livre chrétien qu’il avait ouvert après tant d’autres, dans un moment d’angoisse, — j’ignore quel était ce livre, — commencèrent d’éclairer cet incroyant, qui avait cherché la beauté parfaite et la tendresse infinie partout où elles ne sont pas.

Il est probable que sa tante, ses cousines, sa sœur qui vint plusieurs fois le voir à Paris, et qu’il aimait tendrement, avaient quelque soupçon de ce travail intérieur qui amenait à la vérité une intelligence et un cœur dévoyés. Elles ne le hâtaient par aucun moyen humain. Elles étaient bonnes, elles suivaient la route droite, elles priaient. Ce fut par hasard qu’un soir, chez madame Moitessier, Charles rencontra l’abbé Huvelin, qui était lié, depuis longtemps, avec plusieurs personnes de la famille de Foucauld. Etant très humble, très simple, très homme d’oraison et de mysticité, cet ancien normalien fit grande impression sur celui qui devait lui ressembler un jour. : Que dit-il ce soir-là ?

Il est très sûr qu’il n’essaya pas de briller. S’il eut de l’esprit, c’est qu’il ne pouvait faire autrement que d’en avoir. Les amitiés comme celle qui allait naître, entre Charles de Foucauld et lui, n’ont point, d’ailleurs, leur origine dans les mots, ni dans l’éclat du talent, ni dans la volonté de conquérir. Un homme incroyant, et qui a mal vécu, se trouve en présence d’un autre homme, non seulement croyant et chaste, mais devenu la prière même, la pitié même pour l’immense faiblesse et souffrance humaine, peut-être plus, comme on l’a dit : l’une des victimes qui, secrètement, s’offrent à Dieu pour souffrir, réparer le mal, adoucir le châtiment d’autrui. Ces deux hommes peuvent n’avoir échangé que des phrases banales ; s’être salués seulement, puis regardés l’un l’autre, cinq ou six fois, dans une soirée : cela suffit, ils se sont reconnus ; ils s’attendaient ; dans leur cœur, ils nommeront désormais cette rencontre un grand événement. L’un a pensé : « Vous êtes la religion ! » l’autre : « Mon frère qui êtes malheureux, je ne suis qu’un pauvre homme, mais mon Dieu est très doux, et il cherche votre âme pour la sauver. » Ils ne s’oublieront plus.

L’abbé Huvelin, né en 1838 était donc, en 1886, un homme encore jeune, bien qu’il n y parût guère : la vie pénitente qu’il menait depuis sa première jeunesse, et qui avait fait sourire ou s’émouvoir ses camarades de l’Ecole Normale ; la fatigue d’être et d’avoir été à la merci de toutes les douleurs en quête d’allégement, de toutes les inquiétudes humaines cherchant une décision ; la maladie aussi, une sorte de rhumatisme généralisé, qui déjà l’éprouvait, ne lui laissaient guère que la jeunesse d’un esprit prompt et d’un cœur très sensible. Il tenait la tête penchée sur l’épaule ; il avait le visage creusé de rides ; la marche lui était souvent un supplice. Ce vicaire à Saint-Augustin avait, dans Paris, une terrible clientèle de pénitents, des relations innombrables, et, ce qui compliquait encore singulièrement sa vie, la réputation d’un saint homme.

La sainteté est le plus puissant attrait qui rassemble les âmes de bonne volonté. La sienne s’était promptement révélée dans les conférences qu’il faisait aux jeunes gens, depuis 1875, sur l’histoire de l’Eglise. Malgré ses protestations, il avait vu des femmes en grand nombre, et des hommes ayant dépassé la jeunesse, se mêler au public auquel ses conférences de la crypte étaient d’abord réservées. Il parlait aussi dans la chaire de la paroisse, et on se pressait pour entendre ce causeur qui ne récitait point, ne cherchait point à étonner, mais improvisait sur un thème toujours très étudié, laissant vivre et s’exprimer au naturel un esprit jaillissant, prudent en doctrine, hardi devant les mots qu’il faut dire, abondant en réminiscences de littérature ou d’histoire, homme de la digression, de la parenthèse, de l’exclamation, du trait inattendu, et, avant tout, de la longue expérience du monde et de la miséricorde. Par là, il était près de chacun de ses auditeurs ; par là, il était l’ami sûr et souhaité. Sa pitié pour les pécheurs, on peut dire sa tendresse, touchait les plus indifférents. On sentait qu’il les voulait meilleurs pour qu’ils fussent plus heureux, et, qu’il pensait toujours, pour ceux qui n’y songeaient guère, à l’heure définitive où ils paraîtraient devant Dieu, où ils seraient jugés, condamnés, malheureux, sans espoir de mourir, car la mort n’existe pas, même un instant : il n’y a que deux vies.

Le zèle extrême de l’abbé Huvelin, ses démarches, les visites qu’il faisait et celles qu’il recevait, son immense correspondance, — des billets courts, affectueux et nets, — le redoublement d’austérité dont, à certaines périodes, on eut la preuve sans en savoir les causes : tout s’explique par cet amour des âmes aventurées.

Pour une autre raison encore, et bien puissante, il était un conseiller auquel on venait tout de suite : il avait l’intelligence de la douleur humaine. Il y compatissait ; quelle qu’elle fût, il l’avait déjà rencontrée, consolée, relevée. Jamais elle n’avait pour lui un visage inconnu.

Ce que j’ai dit suffit à faire comprendre pourquoi toutes les misères humaines, tous les doutes et tous les repentirs allaient naturellement au conseil de l’abbé Huvelin. Il confessait à Saint-Augustin ; il recevait beaucoup chez lui. Quel robuste et agile esprit devait avoir ce malade et ce perclus, pour imaginer, successivement, tous les problèmes d’ordre moral qu’on lui soumettait, pour les étudier et les résoudre en un moment ! Mais il était doué d’un jugement si sûr qu’il débrouillait tous les cas, et d’une vue si pénétrante des dispositions intimes des personnes qui le consultaient, que plusieurs l’ont attribuée à une grâce singulière de Dieu. On cite même des circonstances où il a fait allusion à des événements passés et secrets de la vie de ses pénitents. Ses avis étaient clairs, simples, de bon sens, et il n’en changeait pas. Il les variait selon les gens. Il ne traitait pas les ours comme les hirondelles. Plus d’une fois, on l’a entendu répéter : « Il y a des âmes auxquelles on doit dire : il faut en passer par là ! Il y a, dans les décisions canoniques, une force avec laquelle ceux qui les méprisent comptent plus qu’on ne croit. » D’habitude, on trouvait chez lui, l’après-midi, ce grand érudit dans les directions spirituelles. On rencontrait, dans sa petite antichambre, des gens de tous les âges et de tous les mondes, des Parisiens et des passants. A tour de rôle, ils entraient dans la pièce voisine, encombrée de livres et de papiers, où se tenait M. Huvelin, assis, résigné à la foule comme à la maladie, un chat sur les genoux. Les visiteurs qui lui avaient été présentés, même dans le lointain passé, étaient sûrs d’être reconnus. Il écoutait de tout son esprit. Comme il était bref, il demandait qu’on fût de même. Sa mission était rude. Lui, naturellement gai, on l’a vu bien souvent pleurer. Il souffrait de toutes les douleurs qu’on lui apportait, de toutes les fautes dont il recevait l’aveu, ou qu’il devinait dans les cœurs.

Tel était le prêtre éminent en sainteté, c’est-à-dire en science de Dieu et des hommes, que Charles de Foucauld avait rencontré, un soir de l’été finissant. Ils ne se revirent pas tout de suite. Mais, dans l’âme de Charles, la grâce montait sa marée. On ne sait d’abord d’où elle vient. Elle est promise aux hommes de bonne volonté. Au moment qu’elle semblait loin, elle a déjà couvert les fonds vaseux ; elle est fraîche ; elle amène ses oiseaux avec elle, et ses vagues qui déferlent, l’une après l’autre, disant toutes : « Il faut croire, être pur, être joyeux de la grande joie divine, et recevoir la lumière sur les eaux vivantes. » Cet obscur mouvement, ce désir d’illumination, il les sentait en lui, de plus en plus puissants. On le voyait, à présent, entrer dans les églises, entre deux courses, ou à la tombée de la nuit ; il s’asseyait, loin de l’autel, ne comprenant ni ce qui l’avait attiré là, ni ce qui l’y retenait, et il disait, non point ses prières d’autrefois, mais celle-ci, qui monte droit au paradis : « Mon Dieu, si vous existez, faites-le-moi connaître ! »

Un soir d’octobre, dans une de ces conversations familiales, où l’esprit et le cœur parlent librement et sans chercher la route, les enfants jouant autour des tables avant d’aller se coucher, une de ses cousines dit à Charles : « Il paraît que l’abbé Huvelin ne reprendra pas ses conférences ; je le regrette bien. — Moi aussi, répondit Charles, car je comptais les suivre. » La réponse ne fut pas relevée. Quelques jours plus tard, il dit, gravement, à cette même cousine : « Vous êtes heureuse de croire ; je cherche la lumière, et je ne la trouve pas. »

Entre le 27 et le 30 octobre, le lendemain de cette confidence, l’abbé Huvelin vit entrer dans son confessionnal, à Saint-Augustin, un jeune homme qui ne s’agenouilla pas, qui se pencha seulement, et dit :

— Monsieur l’abbé, je n’ai pas la foi ; je viens vous demander de m’instruire.

M. Huvelin le regarda :

— Mettez-vous à genoux, confessez-vous à Dieu : vous croirez.

— Mais je ne suis pas venu pour cela.

— Confessez-vous.

Celui qui voulait croire sentit que le pardon était, pour lui, la condition de la lumière. Il s’agenouilla, et confessa toute sa vie.

Quand il vit se relever le pénitent absous, l’abbé reprit :

— Vous êtes à jeun ?

— Oui.

— Allez communier !

Et Charles de Foucauld s’approcha aussitôt de la table sainte, et fit sa « seconde première communion. »

De sa conversion, il ne parla point. Ce fut à certains actes qu’on s’aperçut, et peu à peu, que le fond de l’âme était changé. La vie continua d’être laborieuse : la paix y était rentrée, et elle transparaît toujours : dans les yeux, dans le sourire, ou la voix, ou les mots. Les lettres, qui n’avaient pas cessé d’être affectueuses, deviennent reconnaissantes. Le nom de Dieu y est souvent prononcé. La vie se modèle, silencieusement, sur l’idéal retrouvé. Tout est profond, discret, simple dans ce renouvellement.

Bientôt, par exemple, Charles apprendra la naissance d’un neveu, qui sera son filleul ; il partira pour Dijon, passera quelques jours près de sa sœur et de son beau-frère, et, à peine de retour à Paris, leur adressera ce remerciement dicté par un cœur jeune ou rajeuni :

« Les séjours qu’on fait chez vous sont bien doux ; ils ne méritent qu’un reproche : c’est qu’on est entouré de tant de bonté et de tant d’affection qu’on se sent le cœur trop faible pour rendre autant qu’on a reçu, et on craint de n’aimer jamais assez, de n’admirer jamais assez, et de n’être jamais assez reconnaissant. La vie dans votre intérieur, non seulement est d’une douceur extrême, mais encore rend meilleur, par l’air d’affection et de calme qui s’y respire. J’espère que je pourrai revenir bientôt. En vous quittant, le retour est la seule chose à laquelle je pense ; je ne crois pas beaucoup è l’exécution des projets ; mais si je ne compte pas sur mes prévisions, je garde l’espoir que quelque imprévu m’amènera chez vous avant qu’il soit longtemps.

« Vous savez mes occupations, mes idées, mes pensées vagues sur l’avenir ; nous en causions hier soir ; vous me suivrez facilement d’ici à notre revue. Pour moi, ce m’est une si grande joie, en vous quittant, de connaître tous les lieux entre lesquels vous partagez votre temps ! Je suis, en vous écrivant, auprès de vous à Dijon ; après-demain je vous suivrai à Echalot je chasserai avec vous ; je traînerai la brouette avec Maurice ; j’admirerai la bibliothèque de M. de Blic ; je me chaufferai en famille au coin du feu. Je vais être bien souvent et bien agréablement avec vous, maintenant que je connais tous vos nids. »

Le manuscrit de la Reconnaissance au Maroc avait été achevé au début de 1887, et, tout de suite, les épreuves d’imprimerie avaient commencé d’affluer dans l’appartement de la rue de Miromesnil. Gros travail pour un savant aussi soigneux du détail, et qui voulait que l’œuvre fût habillée comme il l’était lui-même au temps de l’Ecole de cavalerie ! Lourde charge pour un budget que le voyage aux Chotts, dix excursions en France et l’installation à Paris avaient déjà grevé ! « Mes revenus suffisent à ces dépenses extraordinaires, mais juste ; aussi, depuis mon retour du Maroc, je n’ai pas eu à emprunter quoi que ce soit : mais je n’ai pas fait d’économies. J’ai le désir de faire lever mon conseil judiciaire, que j’ai depuis cinq ans... Mon conseil existant, je ne puis penser à d’autres voyages, et, mon livre allant paraître, il est temps de songer à de nouvelles expéditions. »


RENE BAZIN.

  1. Copyright by René Bazin, 1921.
  2. Voyez la Revue du 15 avril.
  3. J’ai trouvé dans les papiers de Charles de Foucauld, cette note à propos de l’incident qu’il relate ici :
    « Mardochée ne sut jamais que j’avais découvert à Sidi Edris ma qualité de chrétien et le but de mon voyage ; une haine instinctive plus qu’une prudence raisonnée le tenait en défiance contre tout musulman, et il se serait cru perdu s’il m’avait cru capable de me confier à un mahométan. Je ne révélai qui j’étais et ce que je faisais qu’à quatre personnes au Maroc : Samuel Ben Simhoun, israélite de Fâs ; le Hadj Bou Rhim, musulman de Tisint, qui fut pour moi un véritable ami ; Sidi Edris et un juif de Debdou. Aux deux Israélites, Mardochée et moi fîmes la confidence ensemble, d’un commun accord. Aux deux musulmans, je la fis seul, et Mardochée l’ignora toujours. Tous les quatre gardèrent mon secret avec religion, me rendirent mille services, et il ne me reste qu’à me féliciter de m’être confié à eux, et à leur conserver une vive reconnaissance. »