Charles et Éva/2/6

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Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 145-156).

CHAPITRE VI
LA FAIM ENGENDRE DEUX RENCONTRES

Une activité fébrile l’anime, et il marche ou plutôt il court avec une ardeur dont on ne croirait pas capable un homme qui a passé quatre jours sans manger. Mais il se heurte à chaque instant contre les arbres, se déchire sur les branches les plus basses dont quelques-unes le frappent dans la figure, et tout cela sans plus s’en occuper qu’une statue que l’on battrait de verges.

Cependant, une forte branche qui est à la hauteur de son visage l’oblige à s’arrêter, puis à lever la tête pour changer sa course. Mais le voilà immobile, ses yeux se raniment et brillent d’un nouvel éclat.

Il est là, un pied en avant, le corps incliné, l’œil anxieux, l’oreille au guet. Qu’a-t-il donc ?

Eh ! bien, devant lui, à trente ou quarante pas, entre deux pins énormes, la tête élevée au-dessus de quelques broussailles dont les branches chargées de verglas brillent au soleil comme des diamants, est un jeune orignal qui semble regarder ces cristaux de glace avec une curiosité féminine.

Soit dit en passant, il n’y a rien de plus curieux qu’un orignal.

Charles reste quelques secondes sans mouvements, ne paraissant pas comprendre qu’à la portée de son arme il a la vie d’Éva et de ses compagnons. Mais Dieu lui envoie un moment lucide, et, épaulant son fusil avec la rapidité de l’éclair, le chasseur fait feu sur l’animal qui bondit de surprise et de douleur en s’élançant au plus épais du bois.

Touché — s’écrie Charles qui voit en poursuivant l’orignal une longue traînée de sang sur la neige. Quoique blessé, le pauvre animal court à quelque trente pas de lui et assez vite pour fatiguer un homme frais et dispos. Que va donc faire le chasseur affaibli qui se lance à sa poursuite ? Il s’est ranimé ; la fièvre, la joie, le délire, la vue de la proie qui va peut-être lui échapper et qui bondit en avant de lui, centuplent ses forces. Ce n’est plus un homme, c’est une furie. Il a jeté à terre son fusil déchargé, et, les cheveux au vent, brandissant son couteau de chasse, il poursuit sa victime. Mais l’orignal s’enfuit toujours et conserve la même distance entre lui et le poursuivant ; il ne peut aller bien loin cependant. Car outre sa blessure qui lui fait perdre sa vigueur avec le sang, la mince couche de verglas qui enfonce sous chacun de ses bonds lui déchire les pattes ; tandis que Charles qui, si l’on veut bien se le rappeler, n’a point quitté ses raquettes de la journée court encore assez facilement ; l’animal perd du terrain et l’homme en gagne. Mais tous deux perdent aussi leurs forces. Le jeune homme ne peut aller loin maintenant ; le sang lui bourdonne dans les oreilles, sa vue s’obscurcit, le délire le reprend. Qu’il trébuche et qu’il tombe et tout est fini !

Telle est son excitation, toutes les facultés de son être sont tellement concentrées sur un seul objet, sa proie, qu’il n’entend pas une détonation non loin de lui et une voix des plus mâles qui lui crie : « Mais, mille tonnerres, arrêtez donc, Monsieur Charles. » Non, il n’entend rien, mais, il voit l’orignal s’abattre lourdement sur la neige. En trois sauts il rejoint l’animal qui se débat contre la mort, lui enfonce dans le flanc son couteau de chasse jusqu’au manche et s’affaisse sur ce corps tout palpitant
 

Cependant l’individu, qui vient d’apostropher Charles et de tirer le coup de feu que ce dernier n’a pas entendu, arrive en courant sur les lieux.

— Diable ! diable, s’écrie-t-il en voyant le jeune homme qui, les lèvres collées sur l’une des blessures faites à l’orignal, suce avidement le sang qui s’en échappe, il paraît que les vivres sont rares par ici et que la faim n’est pas loin. Monsieur Charles, regardez-moi donc un peu ; il me semble que j’en vaux bien la peine, car il y a déjà quelque temps que vous ne m’avez pas vu. Mais, mille tonnerres, c’est moi, c’est votre vieux Thomas, Monsieur Charles !

À ce nom de « Thomas », Charles lève un peu la tête et contemple le nouveau venu d’un air à la fois surpris, incrédule et hébété.

— Mais qu’avez-vous donc à me regarder ainsi, mon jeune maître ? On dirait que vous me prenez pour un revenant ! Allons, n’ayez pas peur, c’est bien moi, Thomas Fournier en chair et en os. Il est vrai que guère ne s’en est manqué qu’il en fût autrement ; mais peu importe pour le quart d’heure.

Charles, ravivé par les quelques gorgées de sang chaud qu’il vient d’avaler, peut enfin se relever et ses idées reprenant peu à peu leur cours ordinaire, il s’écrie :

— Mais est-ce bien toi, Thomas ? D’où viens-tu ?

— On vous contera ça plus tard, car c’est un peu long. Mais vous, comment vous trouvez-vous ici, et en cet état ? Que sont devenus les autres ?

Alors, Charles lui expose en peu de mots comment la troupe s’est séparée en deux détachements et en quelle situation désespérée, il a laissé ses compagnons de misère.

— Dans ce cas-là, dépêchons-nous, lui dit Thomas, débitons l’orignal, emportons avec nous, autant de viande que nous pourrons et allons rejoindre au plus vite les amis qui se meurent de faim, comme des poissons à sec sur le rivage.

Ce qui fut dit fut fait, et il ne resta bientôt plus de l’animal que le squelette et les entrailles. Ôtant alors son pardessus, Thomas le convertit en une espèce de sac qu’il remplit de venaison et chargea sur ses épaules. Charles l’imita et tous deux reprirent à la hâte le chemin du camp. Ils n’avaient qu’à suivre les pistes que Charles avait laissées sur la neige, en poursuivant sa proie, ce qui lui fit cependant faire beaucoup de détours inutiles, Thomas Fournier précédait son maître qui déchirait à belles dents un morceau de chair crue, et savourait avec délices ce repas sanglant.

Quand ils arrivèrent au camp, tout y était dans le même état que lorsque Charles s’en était éloigné, poussé sans doute par la Providence qui avait décidé, que le dernier jour de tous ces braves n’était pas encore arrivé.

Lorsque ceux auxquels il restait encore quelque connaissance aperçurent les deux arrivants, le premier ployant sous le poids de son fardeau et le second achevant de dévorer un reste de chair sanglante, ils les prirent sans doute pour deux fantômes, et crurent être le jouet d’une nouvelle hallucination. C’était pour eux une des cents illusions, un des mille rêves qui avaient troublé leur cerveau malade, depuis qu’ils étaient en proie à cet engourdissement général qui accompagne ordinairement l’inanition.

En effet, rien de plus extraordinaire, de plus bizarre, de plus fantastique, que les visions sans nombre qui assiègent l’homme ainsi tourmenté par la misère et par la faim, portées à leur plus haut degré. Je connais moi-même un pauvre diable qui, surpris par un fort mauvais temps, s’égara pendant l’hiver dans les bois situés au sud du village de Montmagny. Après avoir marché à l’aventure toute une nuit et la moitié du jour suivant, changeant sans cesse de directions, décrivant mille circuits, il tomba enfin épuisé de fatigue et de faim, croyant bien que son heure était arrivée et que son biscuit était fait. Alors vint pour lui cet état de torpeur physique et morale que nous nous sommes efforcés de décrire plus haut. Tout ce que l’imagination peut se figurer de beau et d’effroyant, de sublime et de terrible, tout ce que le ciel, la terre et l’enfer peuvent produire de merveilles, de délices et d’horreur, passa devant ses yeux « bien ouverts » comme la suite non interrompue des images d’une lanterne magique. Il vit des anges, des hommes de toutes figures, des animaux de toutes espèces, les mets les plus succulents et les vins les plus recherchés. Le malheureux passa ainsi une partie de la journée à demi enseveli sous la neige, et fut ramassé vers le soir par des bûcherons qui revenaient du bois sur leurs traîneaux ; il avait les deux pieds et une main gelés. Savez-vous à quelle distance des habitations sa course l’avait amené ? à un mille au plus ! Et le pauvre homme s’en croyait à plusieurs lieues !

Quand Thomas vit les Canadiens en cet état, il se sentit d’abord ému jusqu’au fin fond de l’âme ; puis, son esprit joyeux et caustique reprenant le dessus :

— Allons ! camarades, s’écria-t-il, en jetant son fardeau sur la neige, qu’on se frotte les yeux et qu’on s’affile les dents, voici papa Thomas qui vous apporte de quoi faire du bouillon et des grillades. Ah ! mais, si vous faites les dédaigneux, c’est différent ; on va aller restituer cette viande fraîche à son ancien possesseur que l’on soufflera ensuite pour le ressusciter.

À ces mots de Thomas, tous de se remettre sur pieds en poussant des cris qui n’ont rien d’humain, et, de se précipiter pêle-mêle vers le bienheureux pardessus que Thomas avait converti en sac.

— Ah ! mais, doucement à présent, mes gars, s’écrie le vieux guide en bousculant les plus enragés qui veulent lui arracher la venaison des mains. C’est ça, faites-vous maintenant comme les sangsues que le sérugien (chirurgien) major mit un jour sur le ventre à mon pauvre cousin Fournier à bord du

Il fut ici interrompu par les cris frénétiques des affamés qui voulaient de la nourriture à tout prix.

Après bien des efforts, bien des cris et bon nombre de vigoureuses taloches distribuées à droite et à gauche, il parvint à faire entendre raison à ces pauvres gens, qui ressemblaient aux spectres des contes d’Hoffman. Il donna prudemment à chacun de légères portions de viandes qui furent en un moment dévorées toutes crues.

Les premiers besoins ainsi calmés, on alluma les feux pour procéder à un repas plus humain.

Pendant ce temps-là, Charles était occupé à ranimer Éva toujours évanouie. Il parvint à lui faire avaler, mais avec prudence et lentement, quelques bouchées d’un morceau de venaison qu’il avait précipitamment fait cuire à la broche. Alors le sang commençait à circuler plus librement dans les veines de la jeune fille ; elle put bientôt se mouvoir, parler, et remercier son sauveur. Elle était hors de danger.

Une heure plus tard, la nuit commençait à tomber, on pouvait voir les Canadiens joyeux entourer les feux, à la flamme desquels cuisait le repas du soir.

Lorsque les appétits furent satisfaits, et qu’on eut amassé la provision de bois pour la nuit, on forma cercle autour de Thomas Fournier que l’on pria de raconter ses aventures.

Ce dernier, qui aimait assez à parler, ne se fit pas longtemps prier ; et bourrant de tabac son brûle-gueule, il mit le feu au contenu, croisa sa jambe droite sur sa gauche, lança en l’air quelques bouffées de fumée et commença son récit.