Charles le Téméraire/4

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Charles le Téméraire : romancero historique
Librairie J. Sandoz ; Librairie Desrogis (p. 49-64).

LE MONT VULLY


Mardi 20 juin, 9 heures du soir.


Entouré de trois lacs, il est un mont fertile,
Dont le cône boisé, surgissant comme une île,
Domine autour de lui tout un vaste horizon.

Vers l’ouest Bienne, Erlach, Neuchâtel, Yverdon,
Vingt cités, à l’abri du Jura, mur sévère,
Égrènent leurs clochers et cernent d’un cordon
Deux des trois lacs à l’onde claire.
Vers le sud, et non loin du mont aux verts contours,
Dans un flot orageux, Morat mire ses tours ;

Et par delà Morat, s’ouvre un amphithéâtre
De croupes, de vallons, de faîtes arrondis,
Conduisant aux sommets hautains, aux pics hardis
Que hante le chasseur et visite le pâtre,
Pour expirer enfin aux Alpes, grandes sœurs
Dont les éternelles blancheurs
Apparaissent, nageant dans un lointain bleuâtre.
Le Gibloux, le Gurten se montrent, encadrant
Le Moléson altier, le Stockhorn à son rang,
Qui gardent à leur tcur de plus hauts dignitaires,
Les Diablerets, l’Altels, le Mœnch, le Wildstrubel,
Dont on voit monter vers le ciel
Comme des fronts voilés, les dômes solitaires.

Plus voisins du Vully, deux cours d’eau sinueux.
L’un doux et l’autre impétueux,
L’un baignant des rochers, l’autre des pâturages,
La Broyé et la Sarine aux différents rivages,
Creusent de leurs sillons le pays montueux
Où deux peuples divers se rejoignent, contrée
Autrefois Allémane et Burgonde, attirée

En deux sens, par la race, et la langue et les vœux,
Mais qu’un même drapeau d’union fraternelle
Un jour, pour leur bonheur, couvrira de son aile.

Debout sur le Vully sont trois hommes. L’un d’eux
Est à la fleur des ans et l’éclair du courage
Brille dans son œil noir ; les fatigues de l’âge
Commencent à peser visiblement sur deux.
Le jour fuit : on regarde arriver les ténèbres.
Le ciel lourd s’est cuivré de nuages funèbres.
Au-dessus de Morat, comme d’un encensoir,
Lentement dispersée à la brise du soir,
Flotte et monte une nappe immense de fumée.
La canonnade enfin se repose. Au midi,
Sur les géants neigeux toute vue est fermée ;
Mais vers l’est, déchirant, sous le dôme attiédi,
De cette nuit de juin les mystérieux voiles,
Un angle de ciel laisse entrevoir les étoiles.

Et l’un des deux anciens : « À vous, parents d’ici,
Frère et neveu, je dis pour votre accueil : merci.

Rudolf est volontiers pour cette nuit votre hôte.
En attendant, causons. Je crois déjà, sans faute,
Avoir compris, savoir en un mot presque tout
Ce que j’étais venu chercher. Un petit bout
D’histoire aussi t’est dû, Vincent ; donc, je m’acquitte.

VINCENT.

Rien ne presse, Rudolf.

RUDOLF.

Rien ne presse, Rudolf.Si, j’aime à payer vite.

VINCENT.

Puisqu’il te plaît, va donc.

RUDOLF.

Puisqu’il te plaît, va Toi, métayer du mont,
Tu vis, certes, marcher le comte de Romont,
Quand, voici onze jours, croyant nous mettre en cage,
Avec son monde il a franchi le marécage.
Passant entre vos lacs, pour être inaperçu,
Il espérait surprendre et fut très mal reçu.

Hommes, femmes, enfants, par le tocsin d’alarmes
Rassemblés, droit sur lui, tombent, n’ayant pour armes
Que fourches, faux, bâtons, comme on a pour les loups.
Ceux d’Erlach, de Vinelz, du Landeron, de Wavre,
De Gais, de Montmirail, d’Anet, sont venus tous.
Le comte a reculé, laissant plus d’un cadavre.
Bellenot, lui tout seul, comme eût fait Amadis,
A défendu le pont de la Thièle. Interdits
Et se mordant les poings d’une aussi folle attaque,
Tous précipitamment avec le comte Jaque
Ont dû battre la route en arrière.

VINCENT.

Ont dû battre la route en arrière.Je sais.

RUDOLF.

De Bienne sont venus depuis ordres pressés.
Romont n’est, paraît-il, que chef d’une avant-garde.
Ulrich, tes deux cousins, ont pris la hallebarde,
Et sur l’heure suivi l’appel.

ULRICH.

Et sur l’heure suivi l’appel.Braves garçons !
Que ne suis-je avec eux !

RUDOLF.

Que ne suis-je avec eux ! Neveu, c’est bien.

VINCENT.

Que ne suis-je avec eux ! Neveu, c’est bien.Laissons
Cela !

RUDOLF.

Cela ! Depuis le douze arrive à mon oreille
Comme un bruit de canon lointain, qui me réveille
La nuit tout en sursaut, et m’agite le jour.
Je me suis dit : Allons par là-bas faire un tour.
Au-delà du Vully sachons ce qui se passe ;
Sœur Bethli, dès longtemps, désire qu’on l’embrasse ;
Partons. Et vers midi, le vigneron d’Erlach
Pour revoir la montagne a pris congé du lac.

ULRICH.

Bon oncle !

RUDOLF.

Bon oncle ! Sœur Bethel est demeurée accorte
Et toute sa maison, je le vois, bien se porte.
Mais c’est la guerre en plein qu’ici je trouve.

VINCENT.

Mais c’est la guerre en plein qu’ici je trouve.Hélas !
Tu dis trop vrai, Rudolf. Jette les yeux là-bas,
Sur la ville. Le duc de Bourgogne en personne
De quatre camps la bloque ou plutôt l’emprisonne ;
Vois autour de Morat, comme un cercle de feu,
Les bivouacs s’allumer. Tout l’enfer est en jeu.
Les bruits sourds, où de loin tu sentais des colères,
Sont les rugissements de soixante veuglaires
Vomissant, jour et nuit, le tonnerre et la mort.

RUDOLF.

Vincent, je sais me taire et respecter ton sort.
Welche et Romand, tu dois avoir d’autres pensées
Que moi sur cette lutte. À ma lèvre, pressées
Viennent les questions, mais j’y veux mettre un frein.
D’ailleurs, on doit aimer ce qui donne du pain,
Et du Vully le sol est un fief de Savoie.

VINCENT.

Qui pense ainsi de nous, beau-frère, se fourvoie
Et tu te fais à tort un semblable souci.

Écoute. — Quand je vins du Val-de-Ruz ici,
Et même après avoir chez tes parents pris femme,
— Quelque trente ans de ça — qu’étais-je ? Sur mon âme,
Peu de chose, un colon dépendant, un censier.
Mais je suis aujourd’hui libre et franc tenancier,
Pouvant aimer, aimant qui je veux. Ce que j’aime,
C’est la paix. Or, le duc ici, ni Berne même
Ne me plaît, car si l’un amène le canon,
L’autre a bien provoqué cette querelle. Non,
Aucun des deux partis n’est le mien. Mais que faire ?
Je suis seul contre deux à la maison, beau-frère.
Ulrich vit dans les bois et sur le lac, chassant,
Péchant comme ferait un montagnard pur sang.
Il n’est, hors ces exploits, rien qui le réjouisse ;
Bref, ta sœur est tout Berne et ton neveu tout Suisse.
Moi, pour avoir la paix, du moins à mon foyer,
Ma foi, je reste neutre en sage métayer.

RUDOLF.

C’est prudent. — Mais peut-on espérer que la ville
Réchappe ?

VINCENT.

Réchappe ? Elle est perdue et l’espoir inutile.
Ses murs par les boulets sont criblés ; ses huit tours
Penchent vers les fossés ; la sape tous les jours
Avance, et du rempart s’élargissent les brèches.
Impossible d’y faire entrer des troupes fraîches ;
Les secours ne viendront que trop tard. Les signaux
N’ont pas, même de loin, promis la fin des maux.
Morat doit forcément succomber.

ULRICH.

Morat doit forcément succomber.Non, mon père,
Ils ne le prendront pas.

VINCENT.

Ils ne le prendront pas.Cet œil ! cette voix fière !
Que veut dire ?

RUDOLF.

Que veut dire ? Neveu, parle plus clairement.

ULRICH.

J’en suis sûr, je l’ai vu.

RUDOLF.

J’en suis sûr, je l’ai vu.Qui ?

ULRICH.

J’en suis sûr, je l’ai vu. Qui ?Boubenberg.

VINCENT.

J’en suis sûr, je l’ai vu. Qui ? BoubenComment ?

ULRICH.

Si tu veux mon secret, père, avant tout, pardonne.

VINCENT.

Quels torts ?

ULRICH.

Quels torts ?À ton insu, — malgré toi, je soupçonne, —
J’ai visité Morat presque toutes ces nuits.

VINCENT.

Ulrich !

ULRICH.

Ulrich !Je redoutais d’aggraver tes ennuis.
Les Bourguignons avaient négligé d’aventure
De boucler pour Morat tout-à-fait la ceinture.

Toi, m’ayant défendu, mon père, de m’armer,
Je n’ai pris que ma barque et n’ai fait que ramer ;
Et furtif, par le lac essayant la fortune,
J’ai, dans l’obscurité pluvieuse et sans lune,
Pu cinq fois arriver jusqu’à la place.

VINCENT.

Pu cinq fois arriver jusqu’à la place.Eh bien ?

ULRICH.

Intrépide comme à Grandson, ne craignant rien,
J’ai vu la garnison.

VINCENT.

J’ai vu la garnison.Elle devra se rendre
Comme l’autre, avant elle, a fait.

ULRICH.

Comme l’autre, avant elle, a fait.Se laisser pendre !
Non père, Boubenberg qui ne trompa jamais,
A fait dire au Conseil de Berne d’être en paix :
« Avant que le duc Charle ait franchi la frontière,
» Morat ne devra plus avoir pierre sur pierre ;
» Et l’on tiendra, dût-on périr jusqu’au dernier,
» Comme à Saint-Jacques. »

RUDOLF.

» Comme à Saint-Jacques. »C’est le mot d’un chevalier.

VINCENT.

Très-beau, je veux bien, mais les boulets et la mine,
Les assauts répétés, les blessés, la famine…

ULRICH.

D’avance, Boubenberg a décrété de mort
Quiconque, fût-ce lui, dirait : « Cédons au sort. »
Sachez-le.

RUDOLF.

Sachez-le.Vive Dieu ! Boubenberg est un homme !

VINCENT.

Je le vois, ce n’est pas à tort qu’on le renomme.
Il est votre premier.

RUDOLF.

Il est votre premier.Oui certes, le premier.
Premier dans les conseils, lui dixième avoyer
De sa race. Premier dans les combats, lui brave
Comme un croisé, figure aussi belle que grave,

L’homme complet, enfin, et qui bien jeune encor
A dans Jérusalem chaussé l’éperon d’or.
C’est un chef, un vrai chef. Berne a le droit d’en être
Orgueilleuse.

VINCENT.

Orgueilleuse.Pourtant, chacun trouve son maître,
Et Boubenberg qui fit en Flandre un long séjour,
De Philippe-le-Bon ayant connu la cour,
Doit savoir ce que vaut le duc Charle.

RUDOLF.

Doit savoir ce que vaut le duc Charle.Il fut même
Dans le temps son ami. Mais l’honneur, voix suprême,
A parlé. La patrie a réclamé son fils ;
Et lui ne connaît plus dès lors, je vous le dis,
Que son épée et son devoir.

ULRICH.

Que son épée et son devoir.C’est une flamme !
L’ardeur de tous, sans fin se rallume à son âme.
Morat n’a pas fermé ses portes. Nuit et jour,
On le trouve à la fois en tous lieux, à la tour,

À la brèche, au Conseil, à l’hôpital, qui veille,
Agit, combat, ordonne ou répare.

VINCENT.

Agit, combat, ordonne ou répare.À merveille,
C’est un héros. Eh bien, en héros il mourra,
Car la ville, c’est sûr, dans peu succombera.

RUDOLF.

C’est à craindre, en effet. Grandes sont les distances.
Zurich, Bâle, Appenzell, Glaris, nos bonnes lances,
Viennent de loin. Torrents de pluie, affreux chemins,
Tout paraît contre nous pour le duc. En ses mains
Morat tombé, lui livre, hélas ! toutes nos villes.
Sombre avenir !

ULRICH.

Sombre avenir !Nos monts ne sont pas si faciles.
On ne les prend pas eux, et les Ligues, là-haut,
Résisteront.

VINCENT.

Résisteront.Le ciel est noir, le vent est chaud.
Mon fils, rien sur les monts n’a lui. Tout est menace.

ULRICH.

Vois cet angle d’azur, père. L’étroit espace
Bientôt envahira le ciel.

RUDOLF.

Bientôt envahira le ciel.À Pontarlier,
Héricourt et Grandson, je ne puis l’oublier,
Par trois fois, nous avons remporté la victoire ;
Mais gare la revanche !

ULRICH.

Mais gare la revanche !Oncle, nous devons croire !
Après-demain n’est-il pas un jour glorieux,
Le grand jour de Laupen ? J’ai foi.

VINCENT.

Le grand jour de Laupen ? J’ai foi.Nous sommes vieux,
Et notre cœur plus lourd est défiant.

ULRICH.

Et notre cœur plus lourd est défiant.Cher père !

RUDOLF.

Les jeunes ont parfois raison. Vincent, j’espère !

Du jour a disparu la dernière lueur ;
La nuit s’est fait épaisse. Alors, avec stupeur,
Les trois hommes, de loin contemplant la trouée
Par où sourit l’étoile, ont vu l’âpre nuée
Impitoyablement la fermer à leurs yeux.
Du sommet, l’eau du ciel les chasse. Et soucieux,
Muets, le cœur serré, tous les trois redescendent
Vers Bethli, dont l’amour et les soins les attendent ;
Puis, après un coup d’œil à la grange, aux troupeaux,
Sans espoir de sommeil vont chercher le repos.