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Charlette/3

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H. Simonis Empis, éditeur (p. 24-38).
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III

« … Samela, prononça-t-elle gravement,

tu ne veux pas dire que maman penserait à me marier malgré moi ?… »

(Page 35.)

Charlette était trop jeune pour que l’impression de tristesse, d’angoisse qui avait accompagné son retour à la maison pesât longtemps sur elle. Bien qu’une mélancolie, une méfiance du bonheur à venir s’enfonçât profondément en elle à partir de cette heure, à la surface elle recouvra son calme ; et, ce fut presque gaiment qu’elle dîna dans sa chambre, en compagnie de Plick, et servie par Augustin : l’animal et le serviteur s’efforçant de distraire leur jeune maitresse.

Les yeux enfin ouverts aux objets extérieurs, elle reconnut des meubles, des bibelots qui lui étaient familiers jadis, et son cœur naïf et sensible en éprouva un réconfort. Vaguement, il lui semblait que les êtres ne devaient point avoir tant changé, puisque les choses étaient restées semblables. Augustin achevait de faire disparaître les traces du repas, lorsqu’on frappa à la porte, et que, presque aussitôt, un visage d’homme à barbe noire semée de gris se montra.

Charlette sauta de sa chaise.

— Oh, Samela !…

Puis, mise en garde contre ses élans par les cruelles déceptions éprouvées naguère, elle recula, et dit plus tranquillement :

— C’est vous, bon ami ?…

Mais, Samela s’était rapproché avec vivacité, et, saisissant la jeune fille dans ses bras, il l’embrassa sur les deux joues.

— Ah ! ma petite, ma petite !… je suis joliment content de te voir ! cria-t-il avec une émotion.

Subitement, le cœur de Charlette fondit ; elle noua étroitement ses bras autour du cou de l’ami de son enfance, et sanglota si longtemps, si violemment, qu’il finit par s’en inquiéter.

— Voyons, voyons ! représenta-t-il en détachant les mains de la jeune fille, crispées sur son épaule.

Ce ne fut qu’à cet instant qu’il la contempla, avec une surprise.

— Oh ! tu es une jeune fille à présent, Charlette !… Je n’oserai plus te tutoyer… et je vais te demander pardon de t’avoir embrassée comme cela, sans façon !…

Mais, elle se serra contre lui, souriant et balbutiant au travers de ses larmes :

— Si, si, aime-moi toujours, mon bon Samela !… Je ne suis guère sérieuse, va, pour mon âge… et, auprès de toi, il me semble que je suis toujours la petite fille d’autrefois !…

Alors, comme le souvenir de la gaîté et des taquineries du peintre Samela lui rappelaient aussi les caresses plus sérieuses, mais bien autrement tendres de son père, ses sanglots redoublèrent.

Samela s’éloigna, parcourant la chambre, l’air soucieux.

— Pauvrette ! murmura-t-il avec une compassion émue, bien qu’il ne pût complètement démêler ce qui se passait en l’âme de la jeune fille.

Laid de visage, le front dégarni, les yeux trop rapprochés l’un de l’autre, le teint ingrat, le nez long, légèrement incliné à gauche, la barbe dure comme des soies de hérisson, un buste interminable joint à des jambes de nain, Édouard Samela était destiné à ne jamais jouer un rôle passionnel dans la vie, à n’être jamais que l’ami, le confident. À vrai dire, il avait aimé, passionnément aimé ; il était, malgré ses quarante-six ans, peut-être encore susceptible d’éprouver un romanesque et profond attachement. Cependant, durant le cours de son existence, aucune femme ne s’était aperçue et ne devait s’apercevoir de sentiments qu’une juste connaissance de sa disgrâce physique lui donnait la force de dissimuler.

Jadis, il s’était trouvé intimement mêlé aux faits qui avaient accompagné la naissance de Charlette ; et, même avant que la charmante nature tendre et primesautière de l’enfant l’eût conquis, il s’était intéressé à l’avenir, fatalement troublé, au bonheur précaire de la petite créature née d’un adultère dont le secret appartiendrait sans doute un jour ou l’autre au mari de Belle.

La catastrophe ne s’était produite qu’après de longues années d’illusion, mais elle n’en avait pas moins été terrible. Et, bien que quatre ans se fussent écoulés, apportant une apparence de calme, le peintre se demandait avec anxiété si les plaies, orgueilleusement cachées au monde, étaient suffisamment cicatrisées pour que la présence de la jeune fille ne les exaspérât pas de nouveau, et pour qu’elle ne devînt pas l’innocente victime des tourments qu’elle allait raviver.

Comment Raoul du Jonquier, malade, ulcéré d’âme et de corps, supporterait-il près de lui cette enfant qu’il avait prise autrefois dans une haine égale à la passion qu’il lui montrait lorsqu’il la croyait sa fille ? — Et, déjà, qu’avait-on dit, qu’avait-on fait à Charlette, pour qu’une pareille désolation la possédât ?…

Il cherchait vainement quelques phrases prudentes, discrètes, pour l’interroger, dépité de se sentir si inutilement ému, si gauche à soulager la peine de la pauvre petite, quand, tout à coup, un événement inattendu vint jeter une note comique sur cette scène et y mettre fin.

Longtemps, Plick, le caniche mauve, avait examiné avec un intérêt croissant sa jeune amie pleurant, le visage caché dans ses mains ; puis, énervé, gagné par la contagion, il se dressa sur ses pattes, leva la tête, et lança un long et lugubre hurlement. Ce fut un coup de théâtre. Instantanément, les sanglots de Charlette s’arrêtèrent ; elle découvrit ses yeux, considéra, surprise, l’animal qui dodelinait de la tête d’une façon impayable, recommençant à gémir en sourdine ; et, soudain, se renversant en arrière, elle partit d’un éclat de rire irrésistible.

— Oh ! Samela ! balbutia-t-elle, ce chien !… ce chien !…

Samela, enchanté, saisit le caniche et lui appliqua un bon baiser sur le museau.

— Ah, mon toutou, jamais tu n’as eu une meilleure idée !…

Et, rejetant l’animal, il s’assit auprès de Charlette.

— Ah çà, plus de larmes, hein ?

Elle secoua la tête et passa son mouchoir sur sa figure.

— C’est fini, je suis bonne, fit-elle, parodiant les paroles qu’elle avait coutume de dire dans sa toute petite enfance après les crises de colère qui la saisissaient parfois.

— C’est d’autant mieux, répondit Samela, que je viens te parler de choses sérieuses…

Elle l’interrompit d’un air enfant.

— Non, rien de sérieux ce soir… amuse-moi, je t’en prie !

Et, avec un reste de sanglot convulsif, malgré qu’elle sourit :

— J’en ai besoin.

— Tout ce que tu voudras ! s’empressa de répondre le peintre. Que faut-il que je te raconte ?…

— Qui est là à dîner ? demanda-t-elle, avec, pour la première fois, une curiosité des étrangers qui l’avaient séparée de sa mère.

— Un tas de gens. — D’abord, deux personnes qui sont le sujet sérieux dont j’ai à te parler.

Elle leva le doigt.

— Alors, chut ! Les autres ?

Il obéit.

— Le général Provost… Tu te le rappelles ?

Charlette fit un signe d’assentiment.

— Il bégaie et s’étouffe toujours en parlant ?

— Toujours. — Puis, deux Américains, le mari et la femme, qui sont quelque chose à l’ambassade des États-Unis.

— Connais pas.

— Ta mère s’est liée avec eux en Suisse, l’année dernière.

La jeune fille soupira :

— Ça doit être bien joli, la Suisse, Samela ?

Il eut un geste dubitatif.

— Peuh ! c’est des montagnes, voilà tout.

Et reprenant son énumération :

— Ensuite les Collard-Menier, mère et fils.

Charlette sourit.

— Alors on fera de la musique ?

Le peintre leva le doigt.

— Écoute !

En effet, les accords lointains d’un piano venaient de se faire entendre.

— Et, à présent, ajouta-t-il avec une grimace, le fils, qui étudie pour le Conservatoire, nous régale de son violon !…

— C’est tout, Samela ?

— Attends donc. — Ensuite, Jean Hallis…

La jeune fille le regarda avec un profond étonment.

— Hallis ?… Le romancier ?…

— Oui. — Mais, j’espère, fillette, que vous ne connaissez ses écrits sentimentaux et passionnés que par ouï-dire ?

— Moi ? s’écria Charlette avec animation. J’ai lu tous les romans de Jean Hallis !…

Samela fit entendre un sifflement.

— Mes compliments à tes institutrices !

Charlette rit.

— Ah ! mes gouvernantes, mon bon Samela ?… L’Allemande !… une brute qui ne parlait que de sa santé, et qui voulait me faire manger de l’oignon cru pour me donner de l’appétit ! — La première Anglaise était ivre la plupart du temps… la seconde ne faisait que lire des romans français, et pour ne pas que je la dénonce, elle me les prêtait !…

— Fort bien. — Et, qu’est-ce que mademoiselle comprenait aux romans de Hallis ?

Charlette rougit brusquement.

— Tu es bête, Samela, déclara-t-elle, je ne sais pas ce que j’y comprends, mais je trouve qu’il n’y a rien de si beau, de si émouvant !… Je les admire, et je les adore, voilà ! — Et, vraiment, il est là, ce soir ?…

— Lui-même, en chair et en os.

La jeune fille eut un éclat.

— Dieu !… et on m’a reléguée ici !…

— C’est vrai, au fait, pourquoi n’as tu pas dîné avec nous ? Tu n’as pas l’air si fatiguée que ta mère le disait…

Charlette se désola.

— Est-ce que je sais !… Je n’ai pas de robe ! — Surtout, c’est parce que j’ai beaucoup pleuré. — Mais, si j’avais su qu’il était là !…

Et, confidentiellement :

— Tu ne sais pas ? — Là-bas, je m’endormais tous les soirs en lisant un de ses romans, pour tâcher d’en rêver…

— Ça réussissait ?

— Non mais j’espérais toujours. — Tu penses comme cela aurait été joli si j’avais rêvé que j’étais une de ses héroïnes, et que j’aurais vécu leurs histoires ! C’est si bon de rêver en dormant !… On n’a plus cette bête de raison qui vous gâte tout quand on rêve éveillée…

Samela la regardait en souriant.

— Ah ! petite fille !…

Puis, plus sérieusement :

— Il y avait ce soir à table encore deux personnes… madame Lechâtelier et son fils, qui a vingt-huit ans, et qui est « dans les affaires ».

Sans relever le ton hostile avec lequel Samela soulignait la profession de l’inconnu, Charlette l’interrompit.

— Ça m’est égal… Parle-moi de mon romancier… Comment est-il ? Je suis sûre que je me le figure très bien…

Samela secoua la tête.

— À part son talent d’écrivain que je t’accorde, Hallis n’a rien d’intéressant, et je te préviens que c’est même un assez piètre monsieur, à mon avis.

— Réponds-moi ?… As-tu déjà songé parfois au mariage ?…

— Au mariage de qui ?

— Au tien. — Enfin, à ce que tu pourrais te marier un jour…

Charlette éclata de rire.

— Moi, Samela ?…

Il la contempla, une lueur de profonde pitié passant dans ses yeux.

— Pauvre enfant !

Puis, il reprit avec un véritable effort :

— Eh bien, malheureusement, on y songe pour toi… Et, c’est là le sujet dont je voulais t’entretenir. Je me mêle évidemment de ce qui ne me regarde pas, mais j’ai toujours fait ainsi dans ma vie…

Charlette avait cessé de rire.

— Voyons, tu dis des folies ?

Il secoua la tête.

— Tu as dix-sept ans, Charlette, c’est l’âge auquel ta mère s’est mariée…

Elle fit un grand geste.

— Oh, bien oui, mais, maman !…

Il continua sa pensée.

— C’est vrai, ce n’était pas une mauviette comme toi physiquement et moralement… Mais dame, que veux-tu, elle pense que, néanmoins, tu dois faire comme elle.

Cette fois, Charlette s’écria avec un effroi :

— Maman !… C’est réellement maman qui veut me marier ?

— Oui, et qui plus est, à ce jeune Lechâtelier qui est un vilain bonhomme — au moral, s’entend c’est pourquoi, comme je n’ai jamais cessé de penser à ma petite amie et de l’aimer, j’ai voulu lui dire bien vite et bien sérieusement, Charlette ne te laisse pas entortiller, crie non, et toujours non, quoi qu’on te dise, qu’on te raconte ou qu’on te promette !

Charlette s’était levée, et marchait à pas lents dans la chambre, songeant profondément. Lorsqu’elle s’arrêta devant son parent, il fut frappé de l’expression « femme. » de son regard naguère enfantin.

— Samela, prononça-t-elle gravement. Tu ne veux pas dire que maman penserait à me marier malgré moi, et à un vilain homme ?…

— Ma chérie, répondit Samela avec une émotion respectueuse, ta mère t’aime beaucoup, et tu sais que je l’aime trop moi-même pour jamais insinuer quoi que ce soit contre elle. Mais tu ne sais pas quelle espèce de démence saisit et aveugle toute mère lorsqu’il s’agit du mariage de sa fille. — Elle s’est entichée de cette famille Lechâtelier qui a su la circonvenir ; elle les croit dans une très belle situation, elle est convaincue que c’est une occasion inespérée pour toi, et qu’elle assurera ton bonheur. — Te forcer ?… Évidemment non… mais il y a tant de façons de t’étourdir, de te convaincre, de t’influencer. — Ainsi, il est probable qu’on mettra pour condition à ton séjour ici que tu accueilles poliment la cour de ce jeune cuistre…

Charlette eut un cri.

— Tu crois qu’on me renverrait ?…

Les mains jointes, crispées, elle se laissa tomber sur le petit canapé, près du peintre.

— Oh ! bon ami, si tu savais !… Je ne peux plus supporter d’être toute seule là-bas !… Je m’ennuie tant ! je suis si malheureuse !… Grand’mère ne m’aime pas… personne ne m’aime… C’est le désert, vois-tu ! — Et m’y renvoyer, à présent que j’ai eu l’espoir de rester ici… Oh ! ce serait affreux !…

Et, subitement, avec une ardeur :

— Mais, papa ? Est-ce que lui aussi veut ce mariage ?… Non, oh ! dis-moi que non ?

Samela se leva.

— Il connaît ce projet, mais, il ne s’en est pas autrement occupé.

— Eh bien, alors, il me défendra ?…

Samela hésita, et, avec une réserve :

— Ne compte pas sur ton père.

— Pourquoi ?

Il répondit évasivement, détournant ses regards :

— Il est bien changé.

Elle n’insista plus ; et, se renversa sur le dossier du meuble, appuyant sa tête avec une expression de lassitude qui émut Samela.

— Tu es fatiguée, tu as sommeil, ma pauvre petite ?

Elle eut un signe négatif, puis, après un silence, elle laissa tomber, d’un accent de détresse absolue :

— Oh ! Samela, c’est bien difficile, la vie !…