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Charlette/7

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H. Simonis Empis, éditeur (p. 85-108).
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VII

Ne voyez-vous pas que c’est un

fiancé ?
Charlette sourit, son cœur bondissant de joie, car elle avait cru percevoir une jalousie dans les paroles de Hallis… »

(Page 99.)

Le dîner s’avançait. Au-dessus du bruit doux des conversations, l’éclat de rire des deux Américaines, mistresses Potter et Warnet retentissait parfois, étincelant comme les gouttes de rosée artificielle sur les pétales des fleurs emplissant les trois corbeilles basses qui garnissaient la table luxueusement servie.

Toilettes décolletées et habits noirs alternant formaient un ensemble harmonieux de beauté et de distinction parfaites ; sur tous les visages, une gaîté ou une paix insouciante régnait, quelles que fussent les préoccupations agitant au-dedans d’elles-mêmes ces douze personnes réunies par l’intérêt, le désœuvrement, l’habitude, le monotone roulement de la vie mondaine.

Béate et satisfaite, Belle, extrêmement jolie dans sa robe de satin blanc mat piquée de petites perles, ne parlait guère, soigneuse de ses devoirs subtils de maîtresse de maison qu’elle remplissait à mer- veille, ravie de la promesse que venait de lui faire Mrs. Potter d’amener à son prochain vendredi sept dames nouvellement débarquées des États-Unis ; fine fleur de la société de Philadelphie.

Auprès d’elle, Jean Hallis soutenait avec adresse l’admiration frénétique de sa voisine de droite, Mrs. Warnet, tandis que, du côté opposé, madame Collard-Menier, la musicienne mondaine par nécessité, entretenait une conversation animée en un anglais audacieux et déplorable avec M. William H.-K. Potter.

Raoul du Jonquier, que ces diners ranimaient, faisant revivre en lui pour quelques heures l’ancien officier de marine élégant et fêté, avait à ses côtés Mrs. Potter et madame Lechâtelier. Accaparé malgré lui par cette dernière, il essayait pourtant de reprendre l’attention de la belle Américaine, qui fuyait vers le romancier célèbre assis en face d’elle.

Eugène Lechâtelier avait été placé près de Charlette ; et, tout là-bas, Samela observait la table philosophiquement, peu troublé dans ses réflexions par le voisinage du fils Collard-Menier. Celui-ci, le nez dans son assiette, s’ennuyait ferme, bien que correctement. Il supputait avec mélancolie qu’entre son coucher probablement tardif, et son lever matinal pour se remettre à l’étude forcée de son violon, il aurait à peine cinq heures de sommeil.

Depuis le commencement du repas, Eugène Lechâtelier cherchait en vain à dérider Charlette, silencieuse et soucieuse, stimulé par les regards impérieux que lui lançait sa mère, singulièrement intimidé auprès de cette jeune fille si différente de la banalité mondaine qui lui était habituelle.

Blond, de taille moyenne, évidemment destiné à l’obésité, c’était un homme de trente ans, de physionomie incertaine, où une indécision, une timidité faisaient place parfois à un éclair dur et déterminé. — Toute sa nature était là. — Faiblesse ordinaire, et, par à coups, audace excessive, comme folie du péril. Deux fois déjà, en des entreprises imprudentes, il avait compromis la fortune que lui avait laissée son père, un sénateur enrichi dans les affaires que sa position lui permettait de soutenir ; deux fois aussi, il avait rétabli sa situation par des opérations heureuses. Il avait la réputation d’un pusillanime et d’un casse-cou. Les hommes sérieux s’écartaient de lui en haussant les épaules ; il était au contraire fort apprécié de tout ce qui barbote dans les affaires douteuses, ce qui le désolait, car il était honnête par goût, et il n’avait jamais rien risqué de scabreux que forcé par la nécessité, entraîné par les crises d’emballement de son malheureux caractère.

Il souhaitait vivement une alliance avec les du Jonquier que sa mère avait préparée ; peu lui importaient les bruits vagues sur la réputation de Belle ; la situation de l’ancien marin était honorable, les espérances magnifiques, et l’on parlait d’une dot de cinq cent mille francs.

Malgré que Charlette ne lui montrât aucune hostilité - elle croyait enterré le projet de mariage — sa façon de répondre par monosyllabes le déconcertait absolument. Enfin, il crut avoir découvert le joint lorsque sur une question quelconque qu’il avait jetée après tant d’autres, il la vit s’animer, et qu’elle lança avec vivacité.

— La campagne ?… non, je ne l’aime pas… J’y ai été trop abandonnée, mais, la vie de Paris m’est odieuse !…

Décidé à trouver tout charmant de Charlette, il ne releva point l’outrance de ces termes, qui pourtant le choquaient.

— Où donc voudriez-vous vivre, mademoiselle fit-il avec indulgence. Une ville de province a bien des désagréments, je crois…

— Au fond, dit Charlette, ce que je préférerais, c’est la campagne, mais alors, en famille, entourée…

Triomphant, convaincu maintenant qu’elle l’écoutait, Lechâtelier baissa la voix, et se mit à décrire les charmes d’une existence parisienne bien entendue : mari et femme partageant les mêmes goûts, jolie installation, train modéré, choix de connaissances judicieux, suivre le mouvement sans se laisser emporter par lui…

Mais, sans qu’il s’en aperçut, l’attention de Charlette avait fui. Malgré elle, ses regards désappointés, fièvreux, se tournaient vers Jean Hallis, dont elle n’avait pas rencontré les yeux une seule fois, et pour qui elle ne semblait plus exister.

Elle avait attendu ce diner, où elle savait revoir le romancier, avec une impatience folle ; les jours et les heures avaient passé, interminables, et pourtant sans durée appréciable, l’esprit de la jeune fille escomptant sans trêve la joie de le revoir, d’entendre sa voix charmeuse, de retrouver son regard…

Ce soir là, elle avait pris un soin inusité de sa toilette, et fait mille folies devant la glace, heureuse de se trouver si jolie, fière des compliments que sa mère, étonnée de sa coquetterie inordinaire, lui avait décernés. Il lui semblait que nulle robe ne pouvait être plus seyante que la sienne, en sa fausse simplicité de mousseline rayée d’entre deux de fines valenciennes. Elle passait les doigts sur ses épaules et ses bras nus avec une surprise ravie de leur blancheur mate aux lumières, de leur forme exquise malgré leur délicatesse…

Prête beaucoup trop tôt, elle courait dans l’appartement sombre, comme une ombre blanche légère ; puis, elle ouvrait brusquement l’électricité pour sourire à son image que, dans la clarté subite, les glaces lui renvoyaient ; refaisant ensuite l’obscurité, afin de mieux guetter aux fenêtres les lanternes des voitures qui s’arrêteraient : chantonnante, enivrée comme une abeille aux premiers rayons brûlants du printemps.

— Qu’as-tu ? lui demanda Samela, arrivé de bonne heure, et qui la suivait des yeux, avec un étonnement mêlé de quelque inquiétude.

Elle posa ses mains sur les épaules du peintre, et se dressant sur la pointe des pieds, tendit sa joue.

— J’ai que je t’aime bien, et que tu vas m’em- brasser…

Mais, avant qu’il eut pu poser ses lèvres sur le petit visage levé vers lui, elle était déjà repartie, saisie d’une autre idée, galopant jusqu’à la salle à manger pour examiner sa place, enchantée de la voir si près de l’écrivain, seulement séparée de son couvert par celui de Mrs. Warnet.

Lorsque Hallis, un des derniers arrivants, parut à la porte du salon, l’émotion de Charlette exagérée par ces longs moments d’attente fébrile, fut telle qu’elle dut s’enfuir pendant quelques instants.

Cependant, elle ne tarda pas à revenir, le cœur plus affermi, guettant un mot, un signe… se rapprochant sournoisement de celui qui pour elle emplissait seul la pièce.

Elle n’avait rencontré qu’un coup d’œil distrait, un salut banal. Il n’avait pas interrompu sa conversation, il ne s’était pas détourné quand elle avait reculé, stupéfaite de cet accueil. Il avait ri, parlé avec d’autres… Il avait agi, en un mot, comme s’il ne se doutait pas qu’une petite créature ardente et naïve pâlissait, rougissait non loin de lui, dévorée d’émoi, de déception, de jalousie…

À l’annonce du dîner, il avait offert son bras à Mrs. Warnet, splendidement belle en une robe de dentelles blanches qui, par une audacieuse supercherie, semblait posée à clair sur son corps admirable, et il s’était éloigné, souriant à la jeune femme qui lui murmurait des paroles adulatrices ; tandis que Charlette muette, pétrifiée, se laissait emmener par Eugène Lechâtelier.

Par hasard, cette indifférence de Jean pour elle n’était pas calculée. Accablé d’affaires et de soucis, il était venu ce soir-là chez madame du Jonquier particulièrement énervé, tout à fait désintéressé de l’intrigue qui le passionnait naguère. Sa vie était extraordinairement surchargée, et il fallait son esprit souple, son énergie, son incroyable faculté de travail pour soutenir tout ce qu’il entreprenait. En ce moment, après une journée de tracas, lassé. par une série d’efforts intellectuels, il ne demeurait plus en lui que la force de faire face aux nécessités de sa position d’écrivain, que la volonté suffisante pour jouer le rôle complexe du joli garçon, de l’homme aimable et du potentat de la littérature dans lequel il excellait, et qui l’amusait, lorsque ses nerfs n’avaient pas été mis à contribution auparavant.

Malgré son irritation, son écœurement, il se dominait superbement, se faisant charmeur et despote, amant irrésistible et souverain autoritaire, à qui tous les caprices sont permis, conquérant sans difficultés ces deux Américaines pour qui il était invité chez Belle et pour qui il venait.

Par l’entremise de madame du Jonquier qui recevait beaucoup d’étrangères et qui se servait de l’appât de sa célébrité pour attirer de nouvelles recrues, il s’était créé par ses relations personnelles une situation littéraire tout à fait exceptionnelle aux États-Unis, où il était aussi goûté et peut-être plus célèbre qu’à Paris. Chacune de ses admiratrices devenait un précieux instrument de réclame, qu’il cultivait avec soin et dont il se servait avec une virtuosité sans égale. Il était le premier auteur qui eût inventé de publier ses romans en anglais aux États-Unis un peu avant qu’ils parussent en France, faveur adroite qui le faisait porter aux nues au-delà de l’Atlantique.

Cependant, ce soir-là, il eut un soupir de soulagement lorsque la fin du diner le séparant pour un instant de la belle Américaine, lui donna un répit. Comme, accompagnant les autres hommes, il gagnait le fumoir, il aperçut soudain, dans l’ombre d’une portière, la silhouette pâle de Charlette, dont les grands yeux fixés sur lui le suivaient, emplis d’une interrogation timide et douloureuse. Un frisson passa dans tout son être avec le brusque rappel de son désir de naguère pour cette petite âme neuve…

Il ne s’arrêta pourtant point, mais l’éclair de son regard enfin retrouvé, son sourire avaient inondé le cœur de Charlette d’une joie délicieuse. En une seconde, elle avait tout pardonné, tout oublié ; son horizon assombri s’était illuminé ; elle ne savait plus rien des tourments qu’elle venait d’endurer.

D’un pied léger, elle se glissa dans le salon, et s’intéressa tout à coup à ce qui l’entourait.

Au milieu du salon clair, richement tendu de vieilles soieries à bouquets, Belle et les deux Américaines causaient debout, toutes trois en blanc, hardiment décolletées, formant un admirable groupe sous la clarté laiteuse de l’électricité enfermée en des globes dépolis en forme de glands qui s’échappaient des torsades Louis XVI de cuivre ciselé.

Déjà près du piano à queue, madame Collard-Menier préparait sa musique et celle de son fils. Femme d’un riche industriel qui, après un krach, s’était fait sauter la cervelle, elle se trouva subitement sans ressources, avec un fils encore enfant. Utilisant avec adresse une belle voix, un réel talent de piano, elle s’était imposée hardiment comme musicienne salariée dans le monde où elle trônait naguère, voilant farouchement ses blessures, niant les humiliations qu’elle recevait à tout moment.

Encore belle, toujours correctement vêtue de velours noir, lorsqu’elle causait et riait dans un salon, personne n’eut pu supposer qu’elle déjeunait d’un croissant, vivait dans un taudis et se levait à cinq heures du matin pour lessiver son linge et celui de son fils.

Au repos, quand elle ne s’observait point, ses dé- boires et ses luttes apparaissaient cruellement dans sa physionomie haineuse, sauvage, son visage in- quiet, à l’œil noir creusé, au nez aquillin, mince et impérieux.

— Si vous voulez, Belle, déclara-t-elle avec une décision, je réserverai les fragments des « Élégies pour la fin, et nous vous donnerons tout de suite la troisième sonate de Schumann… Mon fils devra vous quitter de bonne heure, il est attendu à l’ambassade d’Italie.

— Comme il vous plaira, répondit madame du Jonquier avec indifférence.

Bien qu’elle ne rémunérât point son amie, celle-ci venait cependant volontiers rue Legendre, les diners y étant excellents et les invités toujours nouveaux. Il était rare qu’elle quittât la maison sans emporter un ou deux engagements.

Madame Lechäâtelier était venue s’asseoir auprès de Charlette.

— Eh bien, chère enfant, vous sentez-vous tout à fait redevenue Parisienne ?

La jeune fille sourit.

— Je ne crois pas le devenir jamais, madame.

Habituellement, madame Lechâtelier lui inspirait une répugnance insurmontable ; mais, dans l’allégresse de ce moment, elle lui répondait volontiers.

Veuve à vingt-huit ans d’un pharmacien de petite ville, cette dame était entrée, pour gagner sa vie, comme femme de charge chez M, Lechâtelier, sénateur de son département, qui avait eu quelques rapports électoraux avec le défunt pharmacien. Au bout de trois ans, l’insinuante et rigoureusement irréprochable gouvernante était épousée et l’année suivante donnait un fils au sexagénaire enchanté. C’était à présent une femme de soixante-deux ans, ronde et poupine, ne paraissant point son âge, conservant de jolis cheveux cendrés, si discrètement teints que l’on aurait juré leur couleur naturelle. Ses yeux bleus fuyaient constamment le regard, et une obséquiosité déplaisante s’échappait de sa voix, de son attitude, de toute sa personne.

Elle reprit :

— Il me semblait que, tout à l’heure, mon fils vous avait un peu convertie ?… Il adore Paris, lui…

Charlette la regarda avec surprise.

Je ne crois pas que nous ayons parlé de cela, fit-elle, essayant en vain de se rappeler les paroles de son voisin de table.

Madame Lechâtelier n’insista pas ; et, caressant les boucles frisées de la nuque de la jeune fille :

Quels adorables cheveux vous avez ?

Et d’un ton de confidence :

— Évidemment, vous n’aurez jamais la superbe prestance, la beauté de votre mère… Mais, j’en sais qui vous trouvent infiniment plus jolie. Charlette eut un rire joyeux.

— Oh ! madame, je vous en prie, ne me faites pas de compliments ! — Je suis comme mon chien Plick… Quand on l’admire, il devient stupide et ne songe qu’à se cacher sous les meubles…

Madame Lechâtelier sourit avec complaisance.

— Où est-il donc votre favori ?

Charlette désigna d’un geste Plock, le hargneux frère de son ami qui, couché dans son panier doublé de satin rose, montrait les dents à quiconque l’approchait.

— Voilà un seigneur qui ne lui permettrait pas de laisser voir son nez ici !…

Madame Lechâtelier avait pris la petite main de Charlette dont elle caressait les doigts entre ses paumes replètes.

— Quand vous vous marierez, je suppose que vous emmènerez Plick ?…

Charlette, attentive à la porte qui s’ouvrait, et désappointée à la vue du jeune Collard-Menier qui entrait avec sa boîte à violon, murmura, distraite :

— Oh bien, dans ce temps, Plick n’existera peut- être plus…

— À quoi songez-vous donc, chère petite ? protesta vivement madame Lechâtelier, mais, l’année prochaine ou même avant, vous pouvez être mariée ! Cette fois, Charlette la regarda avec une méfiance ; cependant, la physionomie innocente de la dame la rassura un peu.

— Je n’ai pas l’âge de me marier, dit-elle avec une sécheresse.

Sans qu’elle s’en aperçut, Eugène s’était approché.

— Mère, je crois que tu oublies ce que tu avais à demander à mademoiselle Charlette ?…

Madame Lechâtelier eut un geste de désolation

— Ah ! ma mémoire ! — Ma chère enfant, il faut que vous me rendiez un service signalé, que vous me tiriez d’un véritable embarras. J’ai accepté de tenir un comptoir d’objets japonais à la vente de charité qui a lieu chez la comtesse de Lesguyon, de mardi en huit… Je comptais sur une de mes nièces pour m’aider, et voici qu’elle est prise de la scarlatine…

Comme Charlette se levait, très contrariée par l’offre qu’elle prévoyait, l’autre se hâta de terminer.

— J’ai naturellement l’approbation de votre mère, et je ne doute pas que vous consentiez à remplacer ma nièce…

Une rougeur de mécontentement monta aux joues de la jeune fille.

— Mais, madame…

Madame Lechâtelier appela Belle à la rescousse.

— N’est-ce pas, vous me donnerez votre fille mardi ?… pour ma vente de charité ?…

Madame du Jonquier jeta un coup d’œil rapide sur Charlette, et déclara avec une autorité brève :

— Sans doute, c’est déjà convenu.

Charlette s’éloigna brusquement, incapable de cacher son mécontentement.

La voix de Hallis la fit tressaillir.

— Où courez-vous ainsi, avec cet air boudeur ?

Elle releva la tête, ses traits soudain éclairés.

— Ce sont ces gens ! murmura-t-elle.

Le romancier tourna son regard perçant vers le groupe que la jeune fille venait de quitter.

— Il vous plaît, ce monsieur ? fit-il brièvement.

Elle retint un cri avec peine.

— Ah Dieu ! lui et sa mère me sont odieux.

— Prenez garde, alors.

Elle le considéra.

— Pourquoi ?

Il eut une vivacité :

— Ne voyez-vous pas que c’est un fiancé ?

Charlette sourit, son cœur bondissant de joie, car elle avait cru percevoir une jalousie dans les paroles de Hallis.

— Quelle folie ? murmura-t-elle.

Du reste, ils furent aussitôt séparés par Mrs. Potter qui réclamait le romancier. Tous les hommes étaient revenus du fumoir, on s’asseyait pour écouter le duo de piano et violon. Pendant tout le temps que le morceau dura, les Américaines causèrent avec Hallis, modérant à peine les éclats de leurs voix chantantes, tenant l’écrivain entre elles, sur un étroit canapé, le couvrant presque de leurs jupes, l’enveloppant des gestes de leurs bras nus. Mais à présent, Charlette n’était plus jalouse. Très sage, assise dans une vaste bergère, un peu à l’écart, elle s’éventait avec dignité, et, deux fois, elle sourit malicieusement, ayant rencontré le regard de Jean qui la cherchait.

Lorsque, la sonate terminée, on recommença à circuler, Samela rejoignit sa petite amie. Les alternatives de tristesse et de bonne humeur par où la jeune fille avait passé pendant la soirée ne lui avaient pas échappé, mais les causes lui en demeuraient lointaines.

— De quelle couleur sont les pensées de mademoiselle à cette heure ? fit-il en s’asseyant près d’elle.

Elle se pencha vers lui avec vivacité.

— Oh ! Samela, il faut que tu me sauves.

Et, rapidement, elle lui raconta sa conversation avec madame Lechâtelier.

— Tu comprends, termina-t-elle, que ce sera affreux de passer toute une journée avec elle à cette vente… et avec son fils, car je suis sûre qu’il y viendra ! Et tu vois ses histoires, de mon chien et de mon mariage ?… elle y pense toujours ! — Et maman qui dit que c’était convenu que j’aille avec elle !… On ne m’en avait pas du tout parlé tu sais ? Habitué à la façon de s’exprimer fantaisiste de Charlette, Samela n’avait pas envie de rire, pénétrant sous l’enfantin récit le sens sérieux de ce qui venait de se passer.

— Ce n’est pas bien de la part de ta mère, murmura-t-il. Elle m’avait dit formellement qu’elle renonçait à ce projet de mariage…

Charlette ! appela soudain Belle d’un ton impératif.

Elle n’était pas fort éloignée ; peut-être ses oreilles déliés avaient-elles saisi quelques mots. La jeune fille rougit et la rejoignit immédiatement.

À présent, madame Collard-Menier placée de biais auprès du piano, commençait un prélude brillant, se préparant à chanter. Hallis, au milieu du salon, installé dans un fauteuil profond, sa jolie tête fine appuyée au dossier du meuble, une lassitude ombrant ses yeux, commandait d’un geste le silence, déclarant qu’il adorait écouter la voix humaine en tout recueillement.

— Quelle délicieuse main a monsieur Hallis ! fit Mrs. Warnet à l’oreille de Belle, en un chuchotement que tout le monde entendit.

Assise sur un pouf bas, tout près du maître, le contemplant avec une adoration, mistress Potter se penchait, presque nue, étincelante de paillettes d’argent dessinant de capricieux méandres sur le tulle transparent de sa robe : semblant un merveilleux lis blanc et rose qui s’offrait.

Samela chercha des yeux le mari de cette belle créature, et l’aperçut, tout près de lui, nullement préoccupé de l’attitude languissante et provocante de sa femme auprès du romancier. Rencontrant les regards du peintre, l’Américain s’approcha, et, sortant avec difficulté tout ce qu’il possédait de français :

— Jolie musique, jolies femmes, jolie soirée, monsieur ! fit-il bref et solennel.

Samela s’inclina, dissimulant une envie de rire.

— En effet, monsieur.

L’étranger désigna du doigt Hallis, et proféra une série de mots incompréhensibles au-dessus desquels surnagea « Académie ».

— Oh ! certainement, répondit le peintre, il en sera bientôt.

— Combien de temps ? formula péniblement M. Potter.

Samela eut un geste évasif.

— Ah ! dame !…

Mais comme M. Potter répétait sa question plus impérativement, il répondit au hasard, sans hésiter.

— Sept mois.

L’autre compta sur ses doitgs, jetant un regard interrogateur à Samela.

— Parfaitement, c’est cela, fit celui-ci gravement.

William H. K. Potter lui serra la main avec gratitude.

— Merci, dit-il en s’éloignant.

Un peu plus tard, M. du Jonquier qui se retirait passa dans le petit salon devant Charlette qui grignotait un gâteau et buvait une tasse de thé en riant au récit que lui faisait Samela de sa conversation avec l’Américain. Il s’arrêta, et la contempla longuement.

— Tu es très jolie ce soir, Charlette, fit-il avec un léger sourire.

Elle rougit, toute confuse et heureuse. Depuis si longtemps son père paraissait l’oublier !

— Vous aimez ma robe ? dit-elle timidement.

Le sourire du marin s’accentua ; et s’adressant à Samela avec bonhomie :

— Est-elle femme déjà !… Leurs chiffons, elles sont toutes convaincues que c’est là l’important. Et, s’asseyant, il questionna Charlette, considérant sa séduisante jeunesse avec une bienveillance.

— Ça t’a amusée cette musique ?

Elle fit une moue.

— Et vous, père ?

— La voix de Mme Collard-Menier est belle, mais elle manque de fraîcheur.

Et aussitôt :

— Tu ne chantes pas, Charlette ?

Elle secoua la tête.

— Pourquoi n’as-tu pas joué de piano, ce soir ?

Charlette le regarda avec surprise.

— Mais, papa, je ne sais pas jouer.

Il parut mécontent.

— Comment, n’avais-tu pas commencé autrefois ?

Elle rappela ses souvenirs.

— Oui, un peu… mais je n’ai pas continué au Mesnil.

Et, s’excusant :

— Ce n’était pas la peine, je vous assure, je ne suis pas musicienne du tout…

Le marin flatta la joue de la jeune fille de la main.

— Allons, je crois que tu es un peu paresseuse ?…

Elle se récria.

— Oh ! père, ne croyez pas cela ! — La musique m’ennuie c’est vrai, mais je dessinerais ou je peindrais toute la journée !…

La figure du mari de Belle s’altéra.

— Tu peins ? fit-il frappé.

— Mais oui… et Samela est enchanté de mes progrès.

Le coude sur la table proche, du Jonquier appuya son front dans sa main, voilant son visage.

— Ah ! fit-il d’une voix étrange.

Charlette, qui ne s’apercevait pas de son émotion, allait continuer à parler de son occupation favorite ; Samela très troublé l’arrêta d’un signe.

— Chut !…

Son regard alla aux deux hommes ; et ne pouvant pénétrer ce qui se passait au fond de leurs âmes, elle crut que le peintre lui reprochait de fatiguer le malade par son verbiage, et se tut.

Au bout d’un instant, du Jonquier découvrit son visage pâle et creusé ; puis, il se leva.

— Vous êtes fatigué, père ? fit Charlette tendrement.

Il laissa tomber sur elle un regard glacé.

— Oui, en effet.

Et il sortit, sombre, traînant la jambe, sans qu’elle osât lui demander un baiser.

À peine eut-il disparu, qu’elle gagna la porte.

— Où vas-tu ? demanda Samela vivement.

Elle tourna vers lui ses yeux pleins de larmes.

— Si tu savais comme j’ai du chagrin !…

Comme elle soulevait la portière du vestibule qu’elle devait traverser pour regagner sa chambre, elle s’arrêta net : Hallis s’y trouvait, s’apprêtant à partir. Il eut un coup d’œil rapide de son côté et s’adressant immédiatement au domestique qui lui tendait son pardessus.

— Tenez, Ludovic, allez me chercher un paquet de cigarettes… des vizirs… vous les mettrez dans la voiture…

Et, dès que l’autre eut disparu, il vint à Charlette, baissant la voix, car dans le salon, on le croyait déjà parti.

— Eh bien, fit-il avec une ironie gaie, il n’est vraiment pas malheureux que vous veniez me dire adieu !

Elle essuya furtivement ses yeux.

— Vous partez déjà ?

Il saisit ses mains.

— Pourquoi pleurez-vous ?

Elle essaya de dérober son visage.

— Je ne pleure pas.

Il l’attira plus près de lui ; ses lèvres, son souffle presque contre la joue de la jeune fille, prononçant à voix basse, très douce.

— Petite créature méchante, capricieuse… qui paraît si gentille, si affectueuse… puis qui s’en- vole… qui se refuse…

Une émotion envahit Charlette.

— Oh ! fit-elle, la voix soudain changée, que vou- êtes injuste !…

Il tressaillit, la sentant très vibrante, très femme en cet instant.

— Alors, à votre avis, c’est à moi de vous demander pardon ?

Elle devint pourpre, essayant de dégager ses poignets qu’Hallis tenait toujours.

— Oui, certes, prononça-t-elle presque inintelligiblement.

Il la lâcha.

— Eh bien, je m’humilie, fit-il en souriant, la gardant sous son regard fixe.

Ensuite, après un prompt coup d’œil autour d’eux, il l’enlaça subitement, et, se penchant, appuya ses lèvres sur celles de la jeune fille éperdue, paralysée, la maintenant contre lui en un long et passionné embrassement.

Lorsqu’il l’abandonna, elle recula avec un léger gémissement ; puis, jetant un regard effrayé à l’écrivain, elle étendit les bras comme pour chercher un appui dans le vide, et s’enfuit précipitamment.

Pendant quelques secondes, Hallis resta immobile, savourant la fraîcheur d’émotion que cette scène venait de mettre en lui.

— Rare petite fille ! répéta-t-il ainsi que le premier jour où il avait aperçu Charlette.