Charlot s’amuse/Chapitre XI

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Bandeau de l'éditeur Henry Kistemaekers
Bandeau de l'éditeur Henry Kistemaekers

XI



Elles l’entouraient, se haussant sur la pointe des pieds, se bousculant pour le mieux voir, et le dévisageaient, curieuses, avec de longs éclats de rire.

— C’est y vrai, dis ? Tu l’as encore ?

Il ne répondait pas. Rouge et pâle à la fois, les yeux perdus, haletant d’angoisse, il demeurait stupide et une sueur au front, n’ayant plus qu’une pensée, ne formulant qu’un souhait : voir le parquet s’entr’ouvrir sous ses pieds et l’engloutir loin, bien loin, dans les caves, profondément. La sous-maîtresse avait tourné la clé du compteur à gaz ; maintenant, c’était dans le salon une illumination furieuse et crue sous laquelle son regard papillotait. Et le cercle se resserrait toujours autour de lui, avec l’envolée blanche des gestes câlins et la promenade devant sa figure des bras nus qui cherchaient à l’attirer. Il se débattait avec une résistance de son torse qu’il cambrait en arrière, mais les mains inertes et, pour se dégager, ne pouvant se décider à toucher, même du bout des doigts, les poitrines poudrerisées et les blancheurs troublantes qui s’étalaient autour de lui. On l’entraîna sur un canapé. Toutes les femmes voulaient l’avoir, et se le disputaient, disant que « ça portait bonheur » et que « ce devait être très drôle ».

Il avait envie de pleurer, mais ses deux compagnons ne pouvaient s’accommoder de cet attendrissement. Ayant fait choix de deux filles, ils s’approchèrent :

— Allez, hop ! Duclos ! faut déraper, mon vieux. T’avons pas amené ici pour rester à l’ancre sur des coussins. Tu vas donner six francs à Madame, pour nous trois, offrir ton aile à une de ces poulettes et monter avec nous…

Le malheureux ouvrit son porte-monnaie et paya, en sortant longuement les pièces une à une, avide de prolonger les quelques minutes qui le séparaient de sa condamnation, et livide comme un homme qu’on toilette pour l’échafaud. Puis, il lui fallut s’exécuter, choisir entre toutes ces ribaudes dont, hagard, il ne voyait que les gorges nues. Et, dans sa maladive exaspération contre la femme, il alla à la plus plate, une brune, coiffée à la Titus, habillée en Bébé et pareille à un garçon. Elle eut un cri de triomphe, mais les autres pensionnaires grognaient. Cette traînée de Camélia avec ses œufs sur le plat enjôlait tous les hommes ! Qu’est-ce qu’elle pouvait bien leur faire, cette vache ? Et l’autre, ce mufle de puceau, il allait joliment s’étrenner !…

Charlot n’entendit rien. Titubant comme un ivrogne, il montait l’escalier derrière ses camarades.

Dans la chambre, il respira, sans rien voir d’abord de l’ameublement qu’un sopha sur lequel il se laissa tomber. Camélia vaquait à ses préparatifs, en chantonnant une romance. Elle vint à lui.

— T’es gentil tout plein, mon petit homme !… Qu’est-ce que tu vas me donner !

Il comprit, et, pendant un moment, il eut un espoir. Une fois payée, elle le laisserait tranquille sans doute ; il pourrait s’en aller. Rouvrant son porte-monnaie, il lui tendit une pièce de cinq francs. Camélia tapa dans ses mains, toute joyeuse de cette largesse extraordinaire de la part d’un soldat, fourra la pièce dans un tiroir, et, les bras ouverts, courut au donateur.

— Comment t’appelles-tu ?

— Charles…

— Eh bien ! mon petit amour de Charles, il faudra que tu reviennes me voir. Tu sais, je suis gentille, moi ! Tu peux demander partout des renseignements sur Camélia…

Elle s’était assise près de lui et l’attirait. Il la repoussa, en entrebâillant davantage, sans le vouloir, le peignoir de la femme.

— Oh ! le petit cochon ! fit-elle en riant.

Et, croyant qu’il voulait la voir toute nue, elle se releva et se dévêtit, ne gardant que ses bas rouges, enrubannés d’une faveur noire aux genoux, puis elle revint au sopha.

Charlot la regardait sans un désir, silencieusement, et ayant à peine la vague curiosité de l’examiner de plus près. Il échappa encore à ses étreintes. C’était là la femme ? C’est ainsi que c’était fait ? Pouah ! Et il se redressa, raccrochant la boucle de son ceinturon pour cacher son dégoût.

— Bonsoir ! dit-il, et il se dirigea vers la porte.

Camélia le considéra d’abord comme stupéfaite, puis elle sauta sur lui, l’empoigna par les épaules et le ramena : Est-ce qu’il se foutait d’elle, par hasard ? Alors, il ne la connaissait pas ! Elle était Camélia !… On pouvait demander partout des renseignements !… S’imaginait-il qu’elle était malade ?… Non ! Non ! Ça n’allait pas se passer comme ça ; elle lui flanquerait plutôt ses cent sous sur la gueule ! C’était la plus sale chose qu’on pût faire à une femme : ne pas vouloir quand elle voulait. Puisqu’il avait payé pour monter chez elle, il ferait son affaire ! On était putain, mais bonne fille, et honnête en commerce… Qu’est-ce qu’elle lui avait donc fait ? Fallait qu’il le dise… Elle avait du cœur, elle n’était pas une mokotte, mais bien une Parisienne… Elle était née 286, faubourg du Temple… Connaissait-il ça ?…

Elle criait à présent, furieuse du mépris qu’elle lisait dans les yeux de l’homme. En passant, elle lui racontait sa vie, hachant ses phrases, la lèvre sifflante, mêlant les injures aux caresses. Il eut peur et revint s’asseoir, lui parlant de Paris, espérant qu’il en serait quitte avec une causerie de dix minutes. Mais, bientôt, la conversation tomba et il s’aperçut qu’elle était de Poitiers.

Elle ne l’en appelait pas moins toujours « pays », et se donnait un accent faubourien. Tout en parlant, elle l’avait pris à la taille et cherchait à réveiller ses désirs.

— Ce diable de Bébé qui la encore !

Des rires la rempoignaient. L’idée que ce grand garçon pâle, que ce troupier était vierge, l’amusait.

Charlot avait fermé les yeux, sentant monter à son cerveau l’ivresse alcoolique contenue jusque-là. Il ne voulait plus voir, d’ailleurs, cette chambre odieuse, ces banalités écœurantes, cette femme nue. Et, avec un sourire de pitié, il pensait aux folies que certains de ses camarades commettaient pour de pareilles créatures, au mal qu’ils se donnaient pour réunir quelques sous et venir se vautrer près d’elles, sur un sopha crasseux, dans un cabinet puant le renfermé et les eaux de toilette. Il se reportait alors aux douces heures qu’il passait la nuit, en faction : son plaisir solitaire avait un cadre sublime, au moins ! Et songeant à l’influence que la femme exerce sur tant de millions d’hommes, il s’étonnait, se sentant vaguement supérieur à l’humanité.

Tout à coup, le malheureux détraqué cessa de philosopher et rouvrit les paupières. La main de Camélia courait sur son corps. Brusquement, elle se fixa, et Charlot, stupéfait, sentit renaître les voluptés spéciales que Lucien lui avait jadis apprises. Il pouvait s’imaginer maintenant que son ami était revenu et recommençait ses anciennes caresses. Les lèvres de la fille vinrent alors se coller aux siennes, et l’illusion fut un instant complète. Mais au moment où il pâlissait de joie, la prostituée le lâcha, puis se coucha en l’attirant. Il se refusait, devinant soudain, mais elle l’étreignit plus fort, et, par peur d’une nouvelle scène, dans l’impérieux besoin, peut-être aussi, d’atteindre, coûte que coûte, le paroxysme voluptueux auquel il touchait tout à l’heure, il céda.

— Enfin ! cria la fille victorieuse.

Cinq minutes se passèrent, cinq minutes très longues. Camélia, surprise, soupirait. Charlot haletait, à bout d’efforts, voulait partir.

La courtisane, cependant, l’encourageait. Il avait peur sans doute, puisque c’était la première fois, ou bien, il avait bu trop de bière ? Il secouait la tête, ne sachant que répondre, furieux et honteux de son impuissance.

— Allons, ça va venir ! reprenait la femme.

Et elle l’aidait, usant de tous ses artifices de gouge experte, changeant de position, s’échinant à amener le sacrifice. Mais ses efforts et ses soins restèrent inutiles. Charlot, qui, assis à côté d’elle, redevenait homme sous ses agiles caresses, s’épuisait à conserver cette ardeur, lorsqu’il était entre ses bras.

À la fin, elle eut un juron. Alors, il lui échappa, se précipita dans l’escalier et s’enfuit.

Il courut longtemps, et loin, aussi loin qu’il put, jusqu’à ce que ses jambes lassées refusassent de marcher. Enfin, anxieux, époumoné, il se laissa tomber sur le sol. Il avait dépassé les fortifications, il était sur la route des Maisons-Neuves, seul, dans le noir. Des fossés, une chanson de crapauds montait, mélancolique ; plus loin, un grillon monotone s’égosillait à geindre dans l’herbe des talus. C’était partout un parfum de lavande qui, avec une chaleur, rasait le sol. Le ciel était couvert de nuages, et Charlot, navré et perdu dans l’obscurité, ne découvrait que des formes vagues et sombres. Oh ! comme il aurait voulu se retrouver à Castigneau, au bord de la rade, par une nuit étoilée ! Son désespoir, croyait-il, aurait cessé là-bas, devant la laiteuse et consolante clarté réfléchie par la mer, tandis qu’ici, il le sentait s’accroître de toute la pesanteur banale du paysage familier, dont, dans l’ombre, il reconstituait de mémoire les terrains vagues, les remparts, la route poussiéreuse, le cimetière là-haut et, dans le bas, le champ de manœuvre pierreux et nu arpenté tant de fois. Ce cadre détesté faisait suite au Chapeau-Rouge d’où il venait de fuir. Il n’osait y évoquer les rêves dont, d’ordinaire, il charmait sa solitude, avec la terreur inavouée de constater encore son impuissance, malgré l’absence de Camélia. L’heure passant, il se décida enfin à tenter l’expérience, écoutant, tremblant en lui-même. Bientôt, il eut un soupir soulagé : dociles, les sensations ordinaires s’éveillaient à son appel. Qu’avait-il donc tout à l’heure, là-haut ? Était-ce le dégoût ? Mais il se rappelait fort bien que son dégoût avait disparu, lorsqu’il s’était abandonné entre les bras de la fille, pour retrouver coûte que coûte ses spasmes interrompus. Qu’était-ce donc ? Cet inconnu en venait peu à peu à l’effrayer, et, sous l’impression de la tristesse obscure du milieu, il se laissait aller à un attendrissement d’une désespérance infinie. Certes oui, il méprisait la femelle et ce n’était pas celle de ce soir qui le guérirait de sa misogynie ; certes oui, il ne reviendrait pas dans ce Ghetto ignoble et crapuleux s’accoupler à quelque gouge : il aimait trop pour cela sa chère solitude et ses solitaires plaisirs ; mais cependant, il regrettait le rôle ridicule qu’il avait tenu. Oui ou non, était-il un homme comme tous les autres ? L’idée qu’il se trouvait hors de cette humanité par lui méprisée, l’hébétait presque. Son orgueil se cabrait. Il voulait, le misérable, ne pas vivre comme ses camarades, mais non leur être inférieur. Et cependant, cela devait être ainsi : il ne valait pas les deux soiffards abrutis avec qui, toute la soirée, il avait roulé de caboulot en caboulot ! Sur cette constatation navrante, son cœur se creva, et, longtemps, il sanglota dans la nuit.

Le lendemain, à son réveil, les premiers camarades qu’il rencontra furent ses deux compagnons de débauche. Ils riaient. Camélia avait dû sans doute leur parler de sa déconvenue, et à cette idée, le rouge monta à la figure de Charlot.

— Eh bien, pierrot ! firent les deux troupiers, il paraît que nous avons déserté ?

Du geste, il leur demanda le silence.

Ensuite, à l’appel, ce fut le tour du lieutenant, qui, d’abord, éclata de rire, puis se fâcha. L’histoire, le jour même, s’ébruitait. Charlot résolut alors de faire, coûte que coûte, ses preuves, et, surmontant sa honte et son dégoût, il retourna au Chapeau-Rouge, le dimanche suivant. En chemin, il tremblait, pris d’une timidité de petite fille. Jamais il n’oserait pénétrer dans le bouge d’où il s’était si piteusement enfui. Devant sa répugnance à y entrer, un des troupiers s’offrit à aller chercher Camélia ; elle viendrait le rejoindre au café de Provence, à la limite du quartier.

Cinq minutes après, elle arrivait et, tout de suite, mettait à l’aise son amant malgré lui. Elle avait l’air d’un homme, déhanchée, avait des allures garçonnières, et portait un costume de matelot. Charlot avait dès les premiers mots recouvré sa bonne humeur ; à présent, il était même joyeux, comme il ne l’avait jamais encore été à Toulon. Cette fille l’amusait avec son bagout et ses souvenirs de voyage. À force de fréquenter des marins, elle s’était assimilé leur langage et s’imaginait, pour être allée en Algérie, les avoir suivis partout. C’était un bon camarade, une sorte de cantinière hommasse. On but plusieurs tournées, puis Charlot, ayant repris tout courage, la suivit dans sa chambre.

Il eut bien une palpitation quand elle se dévêtit, mais son angoisse s’envola vite. Ses désirs, que Camélia avait éveillés au café, persistèrent, lorsqu’elle vint se planter devant lui. Même, il n’avait plus aucun dégoût ; une confuse curiosité de la femme succédait à ses anciennes terreurs. Et il l’empoigna rageusement, roulant avec elle sur le lit.

Quand il se releva, il avait l’air triomphant. Cette virginité perdue lui mettait une flamme dans les yeux, une fanfare dans le cœur. Il était homme ! Ses habitudes solitaires ne l’avaient point complétement détraqué ! Il exultait radieusement.

Cependant à ce triomphe moral se mêlait un bonheur physique infiniment doux. Il sortait d’extases inouïes que, seul, il ne s’était jamais procurées encore, et un étonnement joyeux l’écrasait. C’était cela la femme ? Le fruit valait qu’on y goûtât, qu’on y revînt ; et s’expliquant pour la première fois les infidélités de Lucien, il eut le remords de s’être si longtemps trompé. L’amour dont lui parlaient les romans lui semblait à présent naturel. Si au lieu d’une prostituée, cette femme dont les baisers lui brûlaient encore les lèvres eût été une jeune fille qu’il pût aimer !

Comme il rêvait, l’air bête, elle se releva en chantant, se secouant sur la cuvette ainsi qu’un caniche. Et avec sa peau mouillée, ses cuisses blanches, elle lui parut si désirable qu’il la ressaisit. Elle se débattait un peu, disant qu’il n’avait payé que pour une fois, mais au fond toute heureuse de cette intensité de désirs et de cette candide admiration de sa chair. Ils se recouchèrent. Charlot ne pouvait se décider à la lâcher. La femme, remuée, éprouvait elle-même sa part de ce délire, mettant dans ses caresses et dans ses baisers une passion qui n’était plus feinte, et se livrant tout entière, dans une bestiale jouissance, ainsi qu’elle l’eût fait avec son amant de cœur.

Charlot sortit transfiguré.

Dès lors, il n’eut plus qu’une préoccupation, se procurer de l’argent, retourner, s’abreuver à cette source de plaisir qui venait de lui être révélée. Il vendit sa ration de pain, ne vivant plus que de soupe. Il bazarda de vieux effets et trafiqua des petits services que, comme comptable, il pouvait rendre à ses camarades. Il était devenu âpre au gain comme un juif, mettant de côté, sou à sou, et économisant soigneusement les vingt-cinq centimes de son prêt, tous les cinq jours. Il écrivit à l’abbé Choisel, inventant des histoires de vêtements perdus, d’équipements volés qu’il fallait remplacer sous peine de punitions, et de livres à acheter, d’études qu’il voulait faire. L’abbé, à deux ou trois reprises, lui envoya vingt francs, puis, bientôt, se lassa et s’informa auprès de son confrère, l’aumônier du régiment. Celui-ci éclaira le curé et Charlot ne reçut plus que de pieuses mercuriales. Où avoir de l’argent ? Le plaisir était tarifé à un ou deux francs la séance, suivant les maisons. Il y avait ensuite le pourboire de la prêtresse. Où trouver cette somme chaque soir ? Puis, quand bien même il l’eût trouvée, elle eût été insuffisante. Sa folie génésique grandissait et continuels étaient ses désirs. La suractivité de ses sens ne lui laissait que ce rêve : la femme, et la morbide hyperesthésie de ses organes ne le poussait incessamment qu’à un seul acte : la possession. Le désespoir de ne pouvoir satisfaire sa passion manqua le rendre fou. Il perdit tout sens moral. Il mendia de Camélia des caresses gratuites, mais elle refusa de le prendre pour amant de cœur. Elle craignit la colère du matelot auquel, pour l’instant, elle appartenait. Puis, elle était jalouse, et Charlot à ses heures de richesse lavait trompée, allant de femme en femme, fatigué de la maigreur déjà et recherchant les robustes commères aux chairs grasses.

Le malheureux endura le plus épouvantable des supplices. Chaque soir, le gousset vide, il allait rôder au Chapeau-Rouge, dans l’espoir qu’un ami l’inviterait, ou qu’enfin, une fille s’éprendrait de lui. Être aimé ! être l’heureux favori que les règlements intérieurs des maisons publiques autorisent les pensionnaires à recevoir « à l’œil » : tel était le rêve infâme et continu dont la fixité abrutissait son existence.

Il souffrit comme un damné et se replongea dans ses habitudes anciennes, mais les extases passées ne revinrent plus. Ce bonheur incomplet l’écœurait à présent et il avait conscience du mal que ce simulacre de plaisir lui faisait. Cependant il n’y renonça pas, le voulant au contraire plus fréquent chaque jour, et impuissant, dans le détraquement de son innervation génitale, à lutter contre les tendances satyriasiques que l’hérédité avait mises en lui. Il inventa de nouveaux procédés de plaisir.

Un jour, il se rappela les légendes idiotes qu’il avait vues, jadis, au bas de caricatures représentant des troupiers et des bonnes d’enfant. Pendant une semaine, il alla tous les jours, aux heures de musique, rôder dans les allées du jardin de ville ou de la place d’Armes. Il s’asseyait auprès des nourrices et engageait avec elles des conversations banales. À peine lui répondait-on. Il se lassa vite et renonça à chercher une maîtresse, sentant toute la profondeur du mépris des Toulonnaises pour l’uniforme.

Maintenant, il ne bougeait plus de la caserne, et s’éreintait davantage chaque jour. Bientôt il tomba malade, mais il n’osait se présenter à la visite quotidienne du médecin major. Sans doute, il serait moins aveugle que le docteur Jolly, ce médecin de la marine à l’œil sévère et aux favoris rouges. Charlot avait une peur atroce de lui et se cachait, quand il le rencontrait dans la cour. Il ne pouvait cependant plus se traîner. Un spasme cardio-pulmonaire le jetait continuellement dans des crises de palpitations et sa respiration haletante et précipitée l’angoissait au moindre mouvement. Les phénomènes névropathiques qu’il avait déjà constatés à Saint-Dié se reproduisaient, mais moins diffus et se localisant sur son cerveau. Ils s’accélérèrent tant, qu’un matin, il ne put se lever. Sa faiblesse ne lui arracha qu’un pâle sourire. S’il pouvait enfin crever ! pensait-il. Et pour rendre plus prompte cette fin ardemment souhaitée, il se jeta plus violemment dans son vice, n’ayant plus qu’un désir ; celui d’expirer au cours d’un de ses accès et de ne pas savoir en mourant si les râles qui déchiraient sa gorge étaient des râles de volupté ou d’agonie. Épuisé, il s’évanouit, et on le fit transporter à l’infirmerie, d’urgence.

Il ne s’était pas trompé. Le docteur, en l’examinant, le lendemain matin, n’hésita pas à diagnostiquer son mal exact. Une heure après, Charlot était emporté sur un brancard jusqu’au Carré du port et, là, s’embarquait sur la canonnière de Saint-Mandrier. Un sommeil de plomb l’empoignait et c’est dans une salle d’hôpital qu’il se réveillait au bout de quelques heures.

Il se dressa sur son séant, regardant autour de lui et pris d’une vague inquiétude. La tranquillité froide et correcte de la grande salle le rassura bientôt. Même, ses trente-deux lits blancs, très séparés, lui semblèrent gais. Cela le reposait de la chambrée étroite et malpropre. Le soleil entrait par les croisées entrouvertes, avec un vivifiant parfum de pins maritimes. De sa place, il découvrait un lambeau bleu qui marquait l’entrée de la rade, entre les collines et les panaches roides des palmiers du jardin botanique.

— La visite ! cria un infirmier.

Tous les malades retirèrent leur bonnet et le chef de service entra, suivi d’autres docteurs, de ses élèves et de la sœur. Il s’arrêta pour serrer son grand tablier et Charlot se mit à trembler. En attendant que son tour vînt d’être examiné, il lisait de loin son bulletin d’hôpital rédigé par le médecin-major de son régiment et qui, épinglé sur une feuille de clinique, venait d’être déposé au pied de son lit. Un flot de sang lui empourpra les joues. Sa maladie y était décrite tout au long, avec des mots spéciaux scientifiques dont, avec sa connaissance des langues mortes, il ne devinait que trop la redoutable étymologie. Une honte l’empoignant, il cacha sa tête dans les draps.

Le médecin en chef, les aides-majors et les étudiants étaient à présent au pied de son lit, dans un grand silence. Ils se passaient le bulletin. La religieuse, l’air placide, regardait son nouveau pensionnaire. Tout à coup, le chef assujettit son lorgnon sur sonnez et se retourna vers elle :

— Ma sœur !… dit-il simplement.

Elle comprit, pinça les lèvres et fit demi-tour sur elle-même, semblant n’avoir plus que la préoccupation de chasser avec un pan de son tablier quelques grains de poussière restés sur le couvercle du poêle.

L’infirmier-major avait, cependant, rejeté le drap qui couvrait Charlot, et la nudité maigre du malheureux s’étalait, effrayante, sur la blancheur du lit. Alors, longuement, les médecins l’examinèrent, l’un après l’autre, puis on le palpa et on l’ausculta. La peau livide de son thorax se rosait sous la percussion répétée des doigts secs, et, sur la région du cœur, il avait des petits cercles blancs qui marquaient les places où s’était posé le stéthoscope. Quand ce fut fini, on le recouvrit et le médecin en chef, se penchant, lui cria, l’air colère :

— Bougre de saligaud ! vous voilà dans un fichu état ! vous êtes content, maintenant ?…

Charlot, écrasé de honte et devinant que les autres malades entendaient, ferma les yeux. Et le bourdonnement de son sang l’empêcha d’entendre la dictée lente des prescriptions.

Le reste du jour, il feignit de dormir, mais à la contre-visite son supplice recommença. Un aide-major vint s’asseoir à son chevet et l’interrogea longuement, tout en remplissant d’une écriture fine et serrée la colonne Observations de sa feuille de clinique. Dès qu’il se fut éloigné, Charlot, les dents claquant de terreur, et pris d’une soudaine crainte de cette mort par lui souhaitée la veille, se mit à dévorer la feuille, que le docteur avait déposée au pied du lit ; mais l’émotion obscurcissait sa vue et il ne découvrait que des lambeaux de phrases ; « inflammation du rectum…, affection catarrhale complexe de la portion prostato-uréthrale du canal… irritation propagée de proche en proche jusqu’au méat… »

Il se rassura. Tout cela se guérissait ; il n’aurait plus recours à l’introduction de corps étrangers, et, dans quelques jours, il n’y paraîtrait plus ; mais que lui avait-on trouvé à l’intérieur ? Pourquoi lui avait-on prescrit de la digitaline en même temps que de l’acétate d’ammoniaque, du bromure de camphre et du bromure de potassium ? Il n’osait poursuivre sa lecture, tremblant d’être surpris par l’infirmier-major, qui causait avec le médecin quelques lits plus loin, et voulant cependant se renseigner tout de suite, avant qu’on ramassât les feuilles. Alors, du coin de l’œil, avec des sursauts de la tête, il parcourut le papier, tout en le laissant sur ses draps, à la hauteur de ses genoux légèrement relevés.

Aux premiers mots, il eut un soupir de soulagement : « Pas de lésion cardiaque, avait écrit l’aide-major… Grande impressionnabilité du cœur et spasme cardio-pulmonaire presque continuel… Respiration haletante comme dans les névropathies hystériques à détermination thoracique. L’air pénètre librement dans les vésicules pulmonaires. Circulation régulière… Perturbation directe de l’innervation cardio-pulmonaire et perturbation consécutive résultant de l’aglobulie qu’ont entraînée chez ce jeune homme les excès commis pendant la phase ascendante de l’évolution… »

Le malheureux ne put pas, ce soir-là, pousser plus loin sa lecture ; mais ces quelques lignes lui suffisaient, l’allégeant de toute funèbre appréhension. Au lieu de la condamnation qu’il craignait d’y découvrir, il y puisait un rassurant espoir. Son visage blême s’éclaira, et il avala ses drogues amères sans grimace, avide à présent de guérir. Le lendemain matin, il eut un autre bonheur. Parmi les aides-médecins de service dans la salle, il retrouva un ancien condisciple, le fils du docteur Jolly. Celui-ci n’avait point de sotte fierté. Il serra la main du soldat, son ancien camarade de collége, et le recommanda à son chef de service. Charlot dès lors fut gâté, même de la sœur.

Il allait mieux et, depuis cinq jours déjà, il était à l’hôpital, quand, l’oisiveté aidant, ses rêves le reprirent. Il ne voulait pas céder, laissant seulement vagabonder son imagination et rêvassant continuellement les yeux ouverts.

C’étaient des femmes extraordinaires, des orgies surhumaines, toute une débauche artificiellement vécue durant des journées entières. Peu à peu, il en venait, dans ses malsaines songeries, à trouver banale et froide la possession qui en formait le dénouement. Il voulait mieux, il raffinait son plaisir imaginaire et cherchait sans cesse un perfectionnement qui pût satisfaire son esprit, car, ainsi que tous les hommes de son tempérament condamnés au célibat, Charlot, qui connaissait à peine la femme, s’était blasé par l’imagination et tombait aux rêves sadiques.

L’implacable hérédité rendait d’ailleurs incoercitive la fougue de ses désirs. Il rechuta fatalement. Rien n’y fit, ni les punitions, ni les conseils et les prières du jeune docteur Jolly, ni les menaces des autres médecins. Les moyens mécaniques restèrent même inutiles, ainsi que les cruelles scarifications qu’on opéra sur ses organes, dans le but d’entraver ses mouvements par la douleur. Vainement les anti-aphrodisiaques s’accumulaient sur la planchette de son lit : les troubles sensoriaux s’accroissaient et le misérable s’hébétait à vue d’œil. Il appétait sans cesse les mortelles jouissances, cherchant des sensations nouvelles, inouïes, impossibles, rêvant parfois d’étranges mutilations. L’acte accompli, il éprouvait un resserrement douloureux au renflement de la moelle à la région lombaire, et il pleurait, ne sachant si ses larmes lui venaient de cette souffrance ou de la honte d’avoir encore une fois cédé. Puis, après quelques heures ou quelques minutes, il se laissait aller de nouveau.

Sa démarche, son aspect, son habitus commençaient cependant à déceler le fou génésiaque. Ayant entendu, un soir, un infirmier annoncer qu’il était de garde à l’amphithéâtre, et se réjouir « parce que les macchabées, n’ayant point besoin de tisane comme ces sacrés malades, le laisseraient dormir », Charlot conçut le rêve ignoble d’aller la nuit au milieu des morts polluer leur chair froide. Ce rêve l’obséda jusqu’à l’aube. Quand le jour parut, il se secoua, navré de son érotique délire, et se refusant à croire ses souvenirs.

Enfin, un matin, les médecins de Saint-Mandrier tinrent conseil autour de son lit, et tombèrent d’accord sur la nécessité de réformer le misérable, pour qu’il pût assouvir ses sens égarés par l’accomplissement des besoins légitimes.

Huit jours après, le jeune soldat avait en poche son congé de réforme, et, grâce à la générosité de son ami Jolly, pouvait passer chez Camélia une nuit bienheureuse.

Quand il rentra à la caserne, on l’appela chez son sergent-major pour lui remettre sa feuille de route :

— Où vous retirez-vous ? lui demanda le fourrier en achevant de remplir l’imprimé.

Il rougit et balbutia. Son abrutissement était tel qu’il n’avait point encore réfléchi à ce qu’il ferait une fois sorti du régiment. Retourner à Saint-Dié ? mieux valait la mort. Il songea alors à Paris, aux ressources que la grande ville offrirait à ses instincts irréfrénés, et, prenant un parti :

— À Paris, répondit-il, 108, quai de Jemmapes !

Un sourire lui venait à l’idée d’habiter la vieille maison où il était venu au monde et de promener son indépendance là où s’était écoulée son enfance malheureuse et battue.


Vignette de l’éditeur Henry Kistemaekers
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