Chasses et voyages au Congo/07

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Éditions de la “Revue mondiale” (p. 145-209).

VII

AU KIVU

Bukavu
16 janvier.

La route qui relie Uvira à Bukavu traverse une plaine ou la Ruzizi a formé un vaste marécage avant de déverser ses eaux dans le Tanganyka ; c’est la Ruzizi’qui en sortant du lac Kivu formait avant la guerre la frontière entre le Congo belge et l’ancien Est africain des Allemands et ceux-ci sûrs d’être un jour les maîtres de la colonie voisine, avaient pris d’avance leurs dispositions, et fait construire la route que nous parcourons aujourd’hui, et qui est ma foi très hardiment conçue.

À mesure que nous nous rapprochons des montagnes, et que nous commençons à monter, une vue superbe se déroule à nos yeux, et me rappelle celle du Bou-Regreg près d’Amizniz, que j’ai admirée au Maroc il y a un an. La rivière en descendant forme de nombreuses cascades, et je me demande pourquoi on n’emploierait pas cette force d’eau qui doit être considérable, pour construire un chemin de fer électrique dans cette région, où l’on discute, paraît-il depuis des années, le genre de traction que l’on va adopter : ce serait sans doute trop simple, ou peut-être a t-il des intérêts locaux qu’il faut ménager ? Mais dans un pays où la houille manque, il me semble tout indiqué d’avoir recours à la houille blanche, qui na fera sans doute jamais défaut ?

Bientôt nous atteignons le col de la Bersika (1.900 m.) ; puis après un déjeuner sommaire pris à la crête, nous recommençons à descendre de l’autre côté ; nous dépassons quelques plantations de café mal tenues, mais on nous dit que de l’autre côté de Bukavu, l’exploitation de M. Dirck est un modèle du genre, et à l’approche des bananeraies, nous savons que nous sommes près d’arriver.

Bukavu (aujourd’hui Costermansville) est située sur une jolie presqu’île à 1.450 mètres d’altitude et dominant le lac Kivu ; ses toits de tôles peints au minium, rappellent les tuiles rouges de nos maisons, et les coquettes villas des différents services de l’administration qui surgissent de la verdure qui les entoure, donnent l’impression d’un port de mer hollandais beaucoup plus qu’ils n’évoquent un paysage africain. Peut-être est-ce pour cela qu’on lui a enlevé son joli nom ancien de Bukavu pour le remplacer par celui à consonnance flamande qui fait le désespoir de tous les vrais colons épris de couleur locale, et qui de même que les indigènes ne pourront jamais s’habituer a l’appellation nouvelle.

Je ne parlerai pas de l’installation plus que rustique qui sert d’hôtel à Bukavu mais vu l’affluence qui y règne constamment, paraît-il et qui n’ira qu’en augmentant, il me semble qu’il serait indiqué de s’occuper sérieusement de la question hôtelière dans ce coin du pays, et je suis étonné que personne encore ne se soit mis en tête d’y pourvoir. Le Baron Empain, m’a-t-on dit, rêve de créer de l’autre côté du lac Kivu un grand hôtel dans le genre de celui que son père a fondé à Héliopolis, mais il me semble, qu’avant d’y ériger un Palace, ce qui serait plus urgent, serait d’avoir dans toute la région, une organisation semblable à celle que Dalpiaz a fondée dans l’Afrique du Nord, et qui y rend de si éminents services : la Cie Transatlantique qui par un service d’automobiles admirablement compris relie entre elles toutes les villes importantes, et tous les centres tourisme depuis Casablanca sur l’Atlantique, jusqu’à Tunis sur la Méditerranée en traversant tout le’Maroc, l’Algérie et la Tunisie a également installé à chaque étape un confortable hôtel où chaque soir après la randonnée du jour, on trouve un bain réparateur, une table bien servie et une chambre gaie, propre et installée d’après les principes de l’hygiène moderne.

Pourquoi ne pourrait-on instaurer au Congo une organisation semblable ? L’exemple est là’pour prouver que la chose est réalisable, et il ne faudrait que la personne entreprenante et la première mise de fonds assez importante pour la réaliser. Dans peu de mois, la route que nous rejoindrons d’ici quelques semaines sera ouverte à la circulation générale ; plus que cent kilomètres restent à achever pour que la jonction avec les routes du Nord qui sillonnent déjà l’Uelé et l’Ituri, soit complète, et quand elle sera terminée, ce sera le chemin le plus’court pour se rendre du Caire au Cap en automobile. Inutile d’insister : si l’on veut attirer l’étranger, et spécialement la clientèle américaine qui est celle qui paie le mieux, et qui d’ailleurs ne demanderait pas mieux que de compléter son tour du monde par une traversée de l’Afrique, il faut de toute nécessité, commencer par pouvoir la loger, et je n’en vois la possibilité que par la création d’un organisme assez puissant pour faire d’un coup, l’effort nécessaire la réalisation d’un plan d’aussi grande envergure.

Nous avons eu la bonne fortune de rencontrer à Bukavu le Commandant Piren qui commandait en avril 1916 une compagnie des troupes belges qui arrivaient de l’Ouest pour se joindre à celles venues du Nord, et qui peu à peu refoulaient les Boches devant eux : le Commandant a eu l’amabilité de retracer pour nous sur place le plan de la bataille qui s’est livrée en ces lieux, et qui avait Shangugu pour objectif, et c’était un plaisir d’entendre ce brave officier nous conter les prouesses que lui et ses camarades ont si simplement accomplies.

La Linéa, 17, 18, 19 janvier.

Une autre rencontre intéressante que nous fîmes rut celle du Prince E. de Ligne qui nous emmena à son exploitation de Linéa située à une vingtaine de kilomètres de Bukavu sur la rive gauche du lac. C’est une entreprise superbe et nous en sommes revenus émerveillés tant à cause du travail accompli en deux années à peine, que par les perspectives d’avenir qu’elle renferme.

En créant ses plantations, le Prince de Ligne n’a’pas eu seulement en vue la fondation d’une affaire lucrative, mais il y a ajouté une idée morale qui mérite d’être relevée.

Trop longtemps, on a considéré en Belgique que la Colonie était tout juste bonne pour y envoyer les mauvais sujets et les fruits secs que l’on ne pouvait employer dans la mère-patrie, ou qui y’étaient devenus des indésirables.

Peu à peu on a reconnu cette erreur, et l’on s’est rendu compte que pour réussir au Congo, il est’nécessaire au contraire d’y apporter des qualités d’intelligence et de caractère, sinon supérieures, du moins égales à celles qui assurent le succès en Europe ; et il faut en outre y ajouter une endurance physique et morale dont le colon aura plus besoin qu’un citoyen de Bruxelles par exemple. Malheureusement maintenant encore, quand les jeunes Belges partent pour l’Afrique, c’est avec l’idée d’y faire rapidement fortune, mais non avec celle de s’y créer un établissement durable, et cette mentalité a pour conséquence, qu’au lieu d’envisager les choses sous un angle d’avenir, on n’a que le présent en vue, et on bâcle des affaires qui sur le papier paraissent mirifiques, mais qui en réalité ne reposent sur aucun fondement sérieux. En outre, on n’a que peu de souci du matériel humain qu’on emploie, puisqu’on considère son rendement comme un besoin passager, et on le pressure à l’excès, au lieu de s’en servir en bon père de famille qui cherche à le ménager pour le faire durer le plus longtemps possible.

Le véritable esprit colonial fait défaut, et le grand mérite du Prince de Ligne est de s’être rendu compte de la lacune qui existe encore chez ses compatriotes sous ce apport, et d’avoir cherché à y porter remède.

Comme autrefois les Français au Canada ou à la Louisiane, comme de nos jours encore les Anglais et les Hollandais aux Indes, qui lorsqu’ils s’expatrient, partent pour la Colonie sans esprit de retour, et avec l’idée de s’y établir pour le restant de leurs jours, ainsi le Prince de Ligne a pensé qu’en faisant venir dans ses terres du Kivu des jeunes gens de bonne famille, non pour y vivre passagèrement quelques mois ou quelques années, mais pour y fonder un établissement durable, il arriverait à y créer un centre de colonisation de grande envergure dont le modèle servirait d’exemple par la suite. Poursuivant sa méthode, il a divisé la concession qu’il possède sur terre ferme en lots de 100 ha, et chacun de ces lots a été affermé à un employé différent, lequel est chargé de le mettre en valeur et devient responsable de sa bonne administration. Chaque détenteur d’un lot est d’ailleurs directement intéressé à la réussite de l’entreprise sous forme de participation aux bénéfices, par une ingénieuse organisation, il doit en dix années devenir propriétaire exclusif de cette partie du territoire qu’il exploite.

Je ne sais pas si le Prince de Ligne aboutira dans ses projets qui sont réellement grandioses, mais son œuvre mérite de réussir, surtout à cause de son but moral, civilisateur et belge, donc national. Et dût-elle même échouer, il n’en restera pas moins que le Prince’de Ligne est certainement « quelqu’un » et l’on verra plus tard que sa conception des choses était la vraie, et qu’un jour ou l’autre on devra y revenir. Mais les précurseurs ont toujours tort, et l’on ne suit généralement que longtemps après eux la voie qu’ils ont tracée…

Trois jours durant nous avons inspecté en tous sens le domaine de la Linéa qui s’étend le long du lac Kevu, devant le plus beau paysage du monde et le Prince de Ligne nous en a fait les honneurs avec la bonne grâce qui le caractérise. Nous avons vu successivement les différentes plantations de café et pu juger de leur belle ordonnance et du soin parfait avec lequel elles sont entretenues, et ceci est tout à l’honneur du personnel employé. Nous avons également constaté de visu l’entrain et la belle humeur qui animent tous ces jeunes gens dont quelques-uns sont mariés et ont amené avec eux leurs épouses, qui ne sont pas les moins enthousiastes à célébrer le charme de leur nouvelle existence. J’ai vu et admiré la demeure de l’un de ces jeunes ménages dont l’intérieur et les meubles étaient l’œuvre de leurs propres mains, et l’on ne saurait trop vanter la joie et l’orgueil tout légitime qui brillaient dans leurs yeux de propriétaires en nous faisant faire le tour de leur domaine. Ah ! que voilà donc la vraie vie pour la jeunesse, et le rêve réalisé d’un cœur et d’une chaumière, et je souhaite à tous ceux qui partiront pour la colonie, d’y apporter la mentalité de ce couple, qui a compris que si l’on veut accomplir de grandes choses, il faut retourner aux saines traditions de’la nature, loin des cinémas et des dancings délétères.

Après la visite des plantations, on nous a montré le terrain d’aviation, celui du port d’atterrissage du lac, celui qu’on destine à l’emplacement d’un sanatorium, et enfin près d’une source d’eau chaude, celui où l’on projette de construire un hôtel qui en même temps qu’il servira aux hôtes de passage, doit devenir le club et l’endroit de réunion pour la jeunesse, qui y trouvera outre les terrains de sport, une bibliothèque et des amusements variés. On voit que les projets ne manquent pas, et ce ne sera pas faute d’initiative de la part de leur auteur, s’il n’arrive pas à les réaliser.

Pour compléter notre tournée d’inspection et achever y nous remplir d’admiration, le Prince nous a emmenés faire un tour sur l’île Kidjwy qui est le fleuron de sa couronne. Ceci est réellement son royaume car l’île lui appartient tout entière. De dimensions énormes, l’île Kidjwy qui me sure environ trente kilomètres dans sa plus grande longueur, est un massif montagneux important dont le point culminant atteint 2.000 mètres à la crête, et ses côtes boisées surplombent le lac de telle sorte, qu’en approchant du rivage, on perd de vue sa forme insulaire et l’on a au contraire l’impression d’aborder sur terre ferme.

C’est à propos de Kidjwy, que les Allemands alors maîtres du Ruanda, voulaient avoir comme poste d’observation et fort avancé, que Léopold II au moment des discussions de l’acte de Berlin (1884-1885) prononça les paroles célèbres : « Si on lâche un pouce du terrain du Kivu, on verra mon squelette se dresser dans mon cercueil. » Le grand Roi avait vu juste et jugé toute l’importance comme point stratégique de ce piton qui se dresse au milieu des flots et domine tel un château fort les rives avoisinantes. Aussi lors de la campagne de 1916, fut-il l’un des objectifs dont les Allemands cherchèrent à s’assurer la possession, et vit-on plus d’une fois les espions boches cachés dans l’île se faufiler jusqu’aux rives congolaises. Le Prince, lui, ne veut faire de son île qu’un usage pacifique, et le site d’élection où il rêve d’édifier son castel futur. Déjà en quelques mois la brousse a fait place à des champs d’essais de tous genres et des parterres fleuris bordent des plantations de thé, de café, de quinquina qui ont surgi du sol comme par enchantement, tandis que des routes sont construites ou en construction pour permettre de circuler en auto d’un bout à l’autre de l’île. L’une d’elles nous mène au dispensaire situé sur la hauteur, et dont la direction est confiée à un médecin fixé à demeure, et assisté d’une infirmière ; cinquante noirs peuvent y être hospitalisés et un local séparé y est réservé pour une demi-douzaine’de blancs. On nous montre la salle d’opération et une jeune maman noire qui vient d’y donner le jour à un amour de petit négrillon. Jusqu’à présent les accouchements se faisaient dans l’île de la façon la plus primitive ; généralement on mettait la femme sur le point de devenir mère, hors de la hutte et on la laissait accoucher seule sur quelques feuilles de bananier. On aura évidemment de la peine à persuader les femmes indigènes que’le dispensaire vaut mieux que cette manière primitive mais ancestrale d’opérer, mais la nouvelle institution est destinée néanmoins à rendre de grands services pour tout ce qui concerne les maladies, les accidents et les opérations, et même durant mon séjour là-bas, j’ai connu des cas où des blancs de la’région étaient très heureux d’y trouver asile et secours.

Pour l’exploitation de son île, le Prince a aussi des idées à lui, et il veut instaurer avec les habitants un système de métayage, où les laissant propriétaires du sol, il les contraindrait à certaines redevances en produits de la terre qu’ils seraient ainsi obligés de cultiver. Cet essai est certes intéressant à tenter, et vu l’isolement de l’île, il ne peut en aucune façon être d’un précédent dangereux pour les voisins dans le régime auquel est généralement soumis l’indigène vis-à-vis du blanc.

Comme gibier l’île ne renferme que de rares exemplaires d’antilopes et quelques fauves, tels que l’hyène et le chacal, plus un certain nombre de cochons devenus sauvages, mais on y trouve une espèce de singe à poil roux qui n’existe nulle part ailleurs. Je n’eus malheureusement pas le loisir d’en tirer, notre visite n’ayant pu se prolonger au-delà de quelques heures et quand nous rembarquâmes et que nous revînmes vers la terre ferme, la lumière laiteuse qui s’étendait sur le lac, estompant dans le brouillard les contours de l’île Kidjwy, donnait au paysage un aspect irréel, et à nous la sensation d’un beau rêve qui n’est plus.


Le Gorille
20-26 janvier.

À regret nous disons adieu à la Linéa et à son aimable hôte, pour nous rendre à Tchibinda la ferme expérimentale du Gouvernement, où l’on a organisé pour moi une chasse au gorille, mais où avant celle-ci nous assistons à une fête indigène monstre où nous voyons défiler les différentes tribus des environs. Plus d’un milier d’individus sont ici réunis, et tour à tour l’on nous montre les danses où évoluent en poussant des cris sauvages des troupes d’hommes nus et de’femmes qui ne sont guère plus habillées, les colliers en verroterie et surtout ceux en fil de laiton qui leur recouvrent les bras jusqu’aux épaules et les jambes jusqu’à la cuisse, constituant le plus clair de leurs toilettes. Et plus nombreux sont les colliers, plus grand est le signe de richesse, car tout récemment encore ils servaient comme monnaie d’échange : un gros collier valait une vache ou une femme par exemple ! Après les danses viennent des jeux divers où le tir à l’arc, le lancement du javelot et les sauts en hauteur me font une fois de plus penser à tout le parti que l’on pourra par la suite tirer de ces populations au point de vue des réunions olympiques.

Mais ce qui nous intéresse le plus, c’est la connaissance que nous faisons des Batuas, qui ont mission, paraît-il de me conduire à la recherche des gorilles. Les Batuas ou Pygmées de la région, déjà connus des Anciens, sont la race autochtone de la contrée, contrairement aux Bantus qui sont des immigrés, et tels leurs frères du Kasai et de l’Uelé, ils se cachent dans les forêts qu’ils habitent et y vivent du produit de leurs chasses. Ils sont de petite taille, mais pas des nains à proprement parler et mesurent 1 m. 40 à 1 m. 50, les femmes n’atteignent guère qu’un mètre trente ; ils sont farouches à l’excès mais pas méchants, et je conserve le meilleur souvenir de l’équipe mise à ma disposition pour la chasse que je vais entreprendre. Située à 2.070 mètres d’altitude, la ferme de Tchibinda où nous sommes campés jouit d’un panorama merveilleux sur tout le pays qui s’étend jusqu’au bord du lac Kivu. Au premier plan et tout autour de nous s’étendent les champs d’essais, où les caféiers alternent avec les quinquinas, puis en dévalant vers la plaine, le regard se porte sur les nombreuses plantations que des colons de toute nationalité font ici pousser à l’envi. Au loin se profile le domaine de la Linéa que nous venons d’admirer et encore au-delà et dominant le lac, s’estompent les hauteurs de l’île Kidjwy, dont la masse ferme l’horizon de ce côté, tandis que plus au Sud, par temps clair on peut distinguer les maisons blanches et les toits rouges de Bukavu. Par un curieux effet d’optique, le lac semblait plus haut que la vallée, et selon les heures du jour il prenait tour à tour l’aspect d’un brasier incandescent ou d’une mer argentée. Le panorama la nuit devenait fantastique, et je n’oublierai de longtemps, la pleine lune qui continuant l’illusion du jour, éclairait d’une lumière blanchâtre mais intense, tous les détails du paysage soumis à nos regards.

La région me rappelle beaucoup celle de nos plantations d’Ethiopie et je constate une fois de plus qu’à la même altitude en Afrique, la faune et la flore sont identiques. La végétation de la montagne qui surplombe Tchibinda et où habitent les gorilles, est à peu de chose près, la même que celle des monts Gugu qui dominent nos plaines des Arrousis en Abyssinie. Sauf les bambous nombreux ici et que nous n’avons guère là-bas, mais que j’ai rencontrés entre 2.000 et 3.000 mètres dans la forêt d’Arena aux confins du Bahli (pays Galla, sud du Webbi), j’ai retrouvé le Cousso (arbre dont la fleur en infusion, sert couramment de remède en Abyssinie comme purgatif et surtout comme vermifuge contre le ver solitaire, mais dont on ignore l’emploi ici), les lichens aux arbres, les orchidées blanches, et j’ai rapporté au camp des brassées de plantes que j’ai étudiées, et qui sont les mêmes que celles que je connais de mes expéditions précédentes. Même constatation pour la faune qui est la même à la même latitude, à moins qu’elle n’ait été détruite : ainsi les éléphants, dont ici oh trouve des traces, dans cette même forêt d’Arena où il y a trente ans ils pullulaient, aujourd’hui on n’en rencontre plus un seul, et par contre les antilopes ont complètement disparu de la région où nous sommes, alors qu’à l’époque de Stanley on pouvait les compter par centaines. La similitude est donc absolue, et cette constatation est intéressante parce qu’au point de vue de la culture et spécialement de celle du café, on peut se communiquer l’expérience acquise de part et d’autre et s’entr’aider.

Personne, je pense, n’a fait le métier invraisemblable que j’ai fait trois jours durant, en rampant pendant des heures avec les Pygmées, dans des fourrés inextricables. Premier jour : les Pygmées pistent les gorilles et apportent sur des feuilles, — comme le ferait un domestique bien stylé d’une lettre sur un plateau d’argent — des fientes fraîches de l’animal qu’ils ont repéré. Nous nous mettons en chasse, et par trois fois à une demi-heure de distance, nous nous en approchons et nous le poursuivons par les fourrés : c’est un mâle qui aboie à quelques mètres de nous, mais invisible s’enfuit. Pas question de charge, ni de coups de poings sur la poitrine, mais comme il était seul et sans famille à défendre, peut être a-t-il jugé inutile d’attaquer.

Deuxième jour : La forêt est plus haute : il y a moins d’herbe et plus de sous-bois. Au bout d’une demi-heure, nous faisons une première rencontre analogue à celle d’hier, mais cette fois, il semble y avoir plusieurs individus. Suivant les traces et les fientes après la première alerte, j’arrive au lit d’un gros mâle. Au haut d’une éminence sous un arbre, l’endroit où doit reposer la tête, est marqué dans le sol plus haut que le reste du corps. La place des fesses est indiquée en creux, une crotte à la base du lit prouve sans aucun doute, que l’animal a reposé ici encore tout récemment. D’ailleurs les petites branches rongées et pillées par terre confirment la très certaine proximité des singes. Un peu plus loin, dans un inextricable fouillis de plantes impénétrables à la vue, nous tombons sur une troupe, que je taxe être composée d’une demi-douzaine d’individus, parmi lesquels on perçoit une très grosse voix. Nous sommes salués par des aboiements et des hurlements répétés, mais ne constatons ni attaque, ni battements de poitrine. Aucun individu ne se dresse sur les pattes de derrière, et toute la’bande disparaît telle des fantômes, comme elle est venue sans faire le moindre bruit, et sans faire bouger une feuille. Donc ici le gros mâle, certainement présent, n’a pas défendu sa famille et pas chargé, malgré des bâtons et des pierres lancées dans le fourré pour inciter les animaux à en sortir.

Troisième jour : Je suis décidé à avoir un gorille quel qu’il soit, et à tirer dès que « cela » bougera. Car jamais, en admettant même que je puisse continuer ce jeu, éreintant à la longue, je n’arriverai à distinguer le gros mâle, une fois qu’il ne se dresse pas devant moi, et ne m’attaque pas. Nous faisons une première rencontre d’une troupe nombreuse, au moins d’une quinzaine (les Pygmées prétendent trente). Les feuilles bougent tout autour de nous : j’entrevois deux petits, et à tout hasard, je lance au jugé une balle sur un être plus grand, mais sans résultat. Nous entamons la poursuite : je tire une balle à bout portant, vers une ombre qui fuit, en tout cas une très grosse bête, qui d’après mes hommes doit être le gros mâle. Je renonce à la carabine, et prends mon calibre 12 avec 12 ballettes. Dans un couloir de verdure, à quatre pattes moi-même, je tire dans la figure d’un gros individu, qui vient à ma rencontre dans la même position. Nous trouvons du sang que nous suivons, et qui nous mène littéralement au milieu d’une bande qui nous entoure en aboyant, y compris la voix du gros blessé, mais sans aucun danger réel. Je tue un jeune mâle (un mètre de taille et quarante centimèt. de diamètre d’épaule à épaule) qui faisait fuir l’un des noirs, après qu’il eût jeté sur lui mon second fusil, et nous essayons mais en vain de retrouver le blessé. Le lendemain j’envoie encore les Pygmées à la recherche de celui-ci, et à midi pendant que nous déjeunions, ils viennent me dire qu’ils ont cerné le gros gorille au milieu des siens, et qu’ils l’ont vu la figure en sang et gémissant, mais qu’ils n’ont pas voulu le tuer à la lance, pour que je puisse l’achever moi-même. Je me mets en route immédiatement, mais arrivé sur place après deux heures de marche, plus de gorille, les Pygmées qui auraient dû rester en observation pour l’empêcher de bouger, étant venus bêtement à ma rencontre. Nous reprenons la poursuite : outre sa figure blessée, le gorille doit avoir ma première balle, car nous trouvons du sang dans ses excréments, mais nous avons beau suivre sa trace, nous ne le retrouvons plus, et je rentre le soir au camp en loques et mort de fatigue mais sans résultat.

Les Pygmées doivent continuer les recherches le jour vivant, mais personnellement j’y renonce, car pour un blanc le terrain arrivé à ce degré n’est plus guère praticable, on avance trop lentement dans la poursuite, et la bête fuit toujours devant vous. Il y aurait un moyen d’arriver à l’atteindre et j’y ai bien songé, en organisant une battue, il est probable qu’on finirait par l’avoir, mais les Pygmées refusent obstinément de traquer, l’un d’eux il y a deux ans, ayant’été pris pour un gorille et tué par un chasseur poltron et maladroit. Malgré toutes mes objurgations, il n’y a pas eu moyen de convaincre les hommes Qu’ils ne couraient aucun danger avec moi, et il m’a fallu renoncer à la dépouille du gros gorille, pour me contenter de celle du petit exemplaire, que j’ai fait envoyer au musée de Tervueren’par les soins de la Ferme du Gouvernement.

Le métier que je viens de faire, et que sous aucun prétexte je ne recommencerai, est certes un des plus durs que j’ai jamais faits : mais s’il est sans plaisir, il est au moins très instructif. Car mon expérience personnelle me permet de détruire une légende : celle de la férocité du gorille. Les auteurs anglais et américains Barns et Burbridge ont raison sous ce rapport, tandis que les chasseurs d’avis opposé, semblent s’être laissé induire en erreur ou impressionner. Sauf preuve nouvelle du contraire, le gorille n’attaque pas ; sa menace qui peut être même n’est que de la’curiosité bruyante, s’arrête à quelques pas, deux ou trois mètres du chasseur : on dirait un chien de garde retenu par sa chaîne et qui aboie en vous voyant. Ce qui ne veut pas dire qu’un gorille blessé ne peut à l’occasion se dresser devant vous et devenir dangereux, mais il se trouve alors dans le même cas que n’importe quel animal blessé qui cherche à défendre son existence…


26 janvier.

En attendant le retour des Batuas, nous allons rendre visite à M. Leplae, réminent professeur à l’Université de Louvain, qui est en ce moment à la ferme en tournée d’inspection, et qui nous met aimablement au courant du but de l’entreprise qu’il dirige, ainsi que des résultats obtenus jusqu’ici. Grâce à lui nous faisons connaissance avec la culture du quinquina, que nous n’avions encore point eu l’occasion d’étudier ; nous apprenons ainsi qu’il y a deux espèces de quinquina : celui à grandes et à petites feuilles. Cette dernière espèce est plus riche en pourcentage de quinine, mais la culture en est plus délicate ; on le greffe généralement sur l’espèce’à grandes feuilles et plantés, serrés à un mètre vingt-cinq de distance les plants peuvent produire au bout de trois ou quatre ans. Les semis réclament des soins tout particuliers : de préférence il faut les faire dans des hangars fermés, et sur un sol entièrement pur et préparé minutieusement d’avance ; on sème alors à la surface, et pour entretenir l’humidité il faut recourir à un arrosoir spécial qui ne laisse filtrer qu’une buée d’eau, quelque chose comme un vaporisateur. Le premier élevage exige’également une surveillance constante, et c’est probablement là la raison pour laquelle la culture du quinquina est si peu répandue, car une fois bien partie, elle est d’un excellent rapport. L’espèce à grandes feuilles fournit un bon bois, et aux Indes on en plante beaucoup comme abri le long des routes, et les habitants des villages s’en servent pour’faire des décoctions antifébruges.

M. Leplae est comme moi-même grand partisan du reboisement et voudrait qu’à la colonie, chaque terrain détroussé corresponde à un terrain replanté ; comme essences Pour ce faire il songe en premier lieu à l’eucalyptus, dont les espèces sont nombreuses et qu’on pourra varier selon le soi qui lui sera destiné. Mais à côté de l’eucalyptus, il y a le mimosa argenté, il y a le Wellingtonia de la famille du tuya, il y a le Black-Wattle, et le quinquina qui tous peuvent être envisagés pour des plantations forestières. Et au point de vue qui m’intéresse particulièrement je fais connaissance du Lamtoro (Locucsiena glauca) qu’on plante à Java entre les caféiers et qui en même temps qu’ils servent à ceux-ci d’arbres d’ombrage, leur procurent une future naturelle, et entretiennent à leurs pieds l’humidité dont ils ont besoin. On les taille comme les caféiers et le bois qu’on en retire sert de combustible ce qui est fort intéressant à prévoir dans les régions où peu à peu les plantations ont remplacé les forêts naturelles où les indigènes étaient accoutumés à aller s’approvisionner de bois.

Nous clôturons notre séjour dans la région par une visite des plantations de café avoisinantes, celles des frères Costa qui furent les premiers à en introduire la culture dans cette partie-ci du Kiwu, puis celles de Pastori et celle que Dumont de Chassart vient tout récemment de commencer, et qui toutes promettent un bel avenir.


Chez les Pères Blancs.
28 janvier.

En quittant Tchibinda nous nous rendons à Katana la mission des Pères Blancs où le plus charmant accueil nous est réservé. La première mission des Pères Blancs dans cette région date de 1906 et se trouvait à Niangési au Sud de Bukavu, ensuite vint Katana en 1910, Lulenga en 1911, Bobandana en 1912 et enfin Kabare en 1922. Katana qui nous héberge présentement dépend de Baudouinville où siège comme archevêque Mgr Roulens ; c’est le Père Feys comme supérieur qui nous fait les honneurs de sa Mission, et qui d’ailleurs est le créateur du magnifique jardin botanique qu’il nous fait visiter en détail avec une légitime fierté. Nous retrouvons ici réunies sur un espace de terrain relativement restreint toutes les essences tropicales les plus variées ; nous commençons par admirer une magnifique tonnelle couverte de passiflores, dites aussi grenadilles, dont la fleur grande et brillante, de couleur rose, rouge ou pourpre a reçu le nom de fleur de la passion à cause de sa structure singulière ; la plus connue est la passiflore bleue, originaire du Brésil, dont le fruit, sorte de baie jaune orangée est comestible et a le goût du quetsch. De grandes solanées grimpantes à fleurs lilas, de même famille que la pomme de terre, alternent avec les passiflores. Puis des aloës monstes, des caladiums et des dracenas qui poussent ici à l’état sauvage dans les champs, complètent ce premier jardin, qui entoure la maison des pères et en font une pure merveille.

Nous continuons notre promenade et après avoir salue au passage des bruyères arborescentes et des champs de Sanséviera de même famille, mais plus fine que le sisal, et qui comme celui-ci produit des fibres, employés surtout à la confection des cordages de navires, nous arrivons à une espèce de petit bois planté d’eucalyptus et de ficus d’où l’on a une vue ravissante sur le lac et sur la Linéa. Les eucalyptus plantés ici il y a dix à douze ans, ont déjà une circonférence de 1 m. 80, mais plus beau encore est le grand ficus, âgé de dix-huit ans environ dont l’origine remonte au premier père arrivé dans la région, qui, ayant mis une croix de bois en terre, la vit peu de temps après, prendre racine et produire l’arbre merveilleux que nous admirons aujourd’hui : aussi les pères ont-ils vu dans cet essor miraculeux un avertissement du ciel, et ont-ils choisi cet endroit comme champ de repos, et dans ce cimetière poétique dorment déjà de leur éternel sommeil plusieurs de leurs frères en religion… Ceci me rappelle la « Croix de Waragou » dans nos Arrousis, où une grande croix tracée au flanc de la montagne, guida le choix d’emplacement de la Mission que les Capucins y fondèrent, et qui fut pour ainsi dire le point de départ de toutes nos plantations, car de même que là-bas ce sont les Capucins, qui ont guidé les premiers occupants des vallées propices à la culture du café, ici aussi c’est le Père Feys qui a indiqué à Dierck, puis à Ligne les terrains les plus favorables.

Poursuivant notre tour d’inspection, nous voyons des palmiers élais qui donnent l’huile de palme ; ici ils sont importés, et quoique de culture tropicale, ils résistent à l’altitude de 1.500 mètres à cause de l’extraordinaire réverbération du lac qui répand sur ses bords une très grande chaleur. On me dit que sur l’île on trouve le dattier sauvage dont le fruit est la datte et non pas la noix de palmes. Nous arrivons à un petit jardin planté entièrement d’orangers et de citronniers, où les pommes d’or alternent avec les fruits de couleur plus claire que sont les citrons et dont les fleurs répandent dans l’air une odeur suave ; après avoir passé à côté d’une plantation de café de dimension exiguë, mais dont le rapport suffit à pourvoir aux besoins de la Mission, on nous montre une plante grimpante à nous inconnue, sorte de liane, qui s’agrippe aux arbres, et qui n’est autre que le vanillier. Celui-ci ne croît point ici à l’état naturel, et il a été importé du Mexique d’où il est originaire ; les fleurs mâles et femelles se trouvent sur la même tige, mais en raison de leur conformation spéciale, elles ont besoin d’être fécondées artificiellement une à une en saupoudrant la fleur mâle sur la fleur femelle ; au Mexique la fécondation se fait elle-même, paraît-il, par l’intermédiaire d’un insecte. La gousse de la fleur femelle se transforme en fruit, et met environ sept mois pour arriver à maturité, et après une préparation qui varie selon les pays, on envoie en Europe sous forme de bâtons, la vanille que vous connaissez. Plus loin le jaquier ou arbre à pain (artocarpus) de la famille des figuiers, et dont les fruits monstrueux plus gros qu’une tête humaine, contiennent au milieu d’une pulpe farineuse, une quinzaine de vrais fruits de la grosseur d’une châtaigne et qui se mangent. À côté viennent les manguiers, puis les papayers, les cerisiers de Madère dont le fruit ressemble à une tomate en miniature, et une espèce d’anone ou corossole, appelée vulgairement « cœur de bœuf » et qui produit la pomme canelle au goût délicieux. Nous goûtons aussi la « pomme rose » qui a l’arôme des feuilles de rose, et un noyau semblable à celui de la nèfle, puis les fruits d’un arbre nommé « avocat » qui ressemblent à des poires vertes, mais qui ont un gros noyau.

Continuant notre promenade, nous admirons un laurier-rose à fleurs doubles, boule lumineuse qui nous rappelle la Tunisie et notre Algérie, des lilas de Perse dont les touffes pour être sans odeur, n’en sont pas moins décoratives, et au milieu de tout cela des parterres de roses à rendre envieux M. Soupert lui-même. On nous montre encore une aristoloche, sorte de plante grimpante du genre clématite dont la fleur veinée de blanc et de lilas (le lilas des carreaux de Delft) a comme les feuilles du gobe-mouches, la faculté d’attraper et de retenir les insectes. Enfin nous retrouvons le quinquinier ou pour mieux dire le quinquina (conchona) dont la taille atteint ici celle d’un vrai arbre ; nous complétons les renseignements déjà obtenus à Tchibinda, et apprenons que le quinquina à grandes feuilles est le quinquina rouge, tandis que le quinquina jaune est l’espèce à petites feuilles, et celle qu’on emploie presque exclusivement pour la fabrication de la quinine et de ses sels. C’est l’écorce du quinquina, qui, desséchée, donne les différents produits employés en médecine, et la récolte se fait vers la septième année ; on peut ou bien abattre l’arbre, ou l’arracher selon la méthode javanaise car on tend à abandonner la méthode qui consistait à inciser en long l’écorce de l’arbre en place et à enlever chaque année trois bandes ou lanières alternes ; l’écorce ainsi enlevée repousse comme celle du chêne-liège.

La nuit qui vient arrête seule notre visite émerveillée dans cet Eden où la richesse extraordinaire des fruits alternant avec celle des fleurs prouve pour l’esprit pratique du P. Feys qui a su réunir ici l’utile et l’agréable, et à côté du savant et de l’artiste nous discernons tout son talent d’administrateur.

La journée si bien remplie se termina par un souper pris en commun avec les trois Pères de la Mission, auxquels on adjoignit en notre honneur, le Frère Basile dans lequel je retrouvais un compatriote, le nommé Hutting de Noerdange, ancien élève de Marienthal, qui est, comme tout le monde sait, la maison de recrutement où l’on forme les jeunes gens au rude métier de missionnaire, d’après les préceptes de Mgr Lavigerie, le grand apôtre de l’Afrique. Ensemble nous avons naturellement évoqué le souvenir de la mère-patrie et celui de la vallée d’Ansembourg où il passa sa jeunesse avant de partir pour ces lointaines contrées, d’où il ne reviendra sans doute plus jamais.

Notre conversation prit ensuite un tour plus général, et le P. Feys, répondant à nos questions, nous donna d’intéressants détails sur la région dont il est en quelque sorte le chef spirituel. Nous sommes ici dans le’pays Bushi, dont les gens parlent la langue Mashi, et le titre du chef est Nabushi ; de son nom de naissance le chef actuel s’appelle Rugema, mais depuis l’arrivée des blancs, on le domine Kabaré du nom de son ancêtre. C’est plutôt un Président de République, car choisi par le peuple et parmi le peuple, on a eu soin de prendre un « petit » pour pouvoir plus facilement le dominer et comme en Pologne le sceptre a été donné à l’un des plus jeunes fils du chef décédé. Dès que le nouvel élu est nommé, on apporte des boulettes qu’il doit manger en signe d’adhésion ; s’il refuse il s’en suit une guerre d’intronisation entre les notables et le peuple, et cela se passe de cette manière dans tout ce coin du Kivu, dont le groupe ethnique venu de l’Est sont des Bantus, à l’exception de’la race autochtone des Batuas.

Comme dans les autres régions que nous avons visitées, le P. Feys se plaint de la dépopulation, et attribue celle-ci à la polygamie ; ceci a l’air d’un paradoxe, mais s’explique parfaitement quand on songe par exemple qu’un chef a pour lui seul une centaine de femmes qu’il occupe à des travaux de champ ou d’intérieur et dont une seule souvent est l’élue ou la favorite. Si au lieu d’être’la propriété d’un seul, et de rester stériles, toutes ces femmes pouvaient s’unir à la mode de chez nous avec l’homme de leur choix, il est probable qu’on verrait s’accroître très rapidement le nombre des enfants. Une seconde raison pour laquelle la population diminue au lieu d’augmenter est le manque d’hygiène dont souffrent avant tout les enfants dans leur prime jeunesse.

Comme croyance, les chrétiens de la Mission admettent l’existence d’un Dieu créateur et celle d’une âme immortelle, mais cette dernière est flottante, et d’après eux, elle se trouve partout et aussi bien dans les bêtes, que dans les arbres, que dans les pierres. Leur religion d’ailleurs est toute de surface, et s’ils viennent à l’église, c’est qu’ils pensent en retirer un certain profit : ce sont les Pères qui les font travailler et qui les paient, ce sont encore eux qui les soignent quand ils sont malades ou qui leur viennent en aide quand ils sont dans le besoin. Et le Père Feys que son expérience a rendu un peu sceptique, conclut eh résumant d’un mot l’exposé qu’il nous a fait de l’état d’âme de ses ouailles et nous dit : « Il y a parmi eux peu de criminalité, mais également peu de vertu, et tout leur niveau moral réaliste provient surtout de leur système politique.

Nous étant ainsi documentés, l’heure du couvre-feu a sonné et nous nous retirons dans l’aile réservée aux étrangers, où dans une grande cellule nos boys ont dressé nos lits, et trouvé en outre pratique de déposer deux tambours, et la boite contenant les brosses pour’nettoyer les fusils : c’est assez riche comme invention, alors qu’ils ont reçu l’ordre de n’apporter que le bagage indispensable pour la nuit, tous les autres colis ayant été transportés directement au bateau où nous devons nous embarquer dès quatre heures du matin pour traverser le lac.


Au pays des volcans
29 janvier.

À 2 h. 1/2 du matin, on vient nous réveiller, et quoique habitués à être matinals, nous trouvons pourtant un peu pénible de devoir déjà nous lever ; c’est généralement quand on s’y trouve le mieux qu’il faut quitter son lit ! Après une toilette rapide et tandis que nos boys plient les lits de camp, nous faisons encore honneur à la collation que malgré l’heure indue les Pères ont eu l’amabilité de nous faire préparer, puis dans la clarté lunaire, accompagnés d’un de nos hôtes dont la robe blanche se détache sur le fond noir de l’allée de cyprès qui mène à l’embarcadère nous embarquons sur le « Kibati » infâme sabot qui pour 1.600 francs par jour (il compte trois jours, hier pour venir e Bukavu, aujourd’hui pour traverser le lac, et demain pour retourner à vide à son port d’attache) nous mènera en quelques heures à Kiseny et au pays des volcans au Nord du lac Kivu.

Notre bateau se homme « Kibati » d’après le mont du même nom, où il y eut en avril 1916 un combat entre Belges et Allemands dont l’issue favorable aux Belges, leur ouvrit la porte du Ruanda. Notre capitaine est le Commandant Duplan, et à nous s’est joint M. Dierk le colon, dont j’ai déjà mentionné la belle plantation. La conversation de M. Dierk est instructive et pleine d’intérêt ; l’un des premiers colons de la région, il nous parle de l’essor extraordinaire que le Kivu a pris depuis deux ans ; en 1927, il n’y avait pas dix blancs autour du lac, et aujourd’hui on enregistre sept cents demandes de concessions : on parle de l’arrivée de mille Européens pour le printemps prochain ! C’est trop, et cet engouement ne pourra pas manquer d’entraîner des catastrophes financières. Il y a d’abord l’éternelle question du premier occupant, et il n’est que juste que le Gouvernement de la Colonie protège en première ligne ceux qui ont eu la tâche ingrate du pionnier et tracé la voie que les autres n’ont qu’à suivre. Ensuite la ruée des nouveaux occupants va avoir une répercussion sur la main-d’œuvre qui est fort difficile à recruter, la population indigène n’étant pas habituée à travailler. M. Dierk nous dit que la Minière des Grands Lacs a des réserves d’or inestimables, que le Ruanda est riche en minerais de toute espèce et que, sur l’île Kidjwy elle-même, se trouvent des filons d’étain ; mais théoriquement il vaudrait mieux qu’il n’y eût pas de mines, car pour exploiter celles-ci on arrachera du travail de la terre le peu d’ouvriers que les colons sont parvenus à réunir autour de leurs plantations et, comme toujours, les riches sociétés en drainant la main-d’œuvre à leur profit, seront cause de la ruine de beaucoup de petites gens dont les intérêts sont fort respectables.

Tandis que nous causons, notre bateau s’est dirigé vers l’île Kidjwy, où nous arrivons vers sept heures, et faisons escale pour y compléter notre charge de bois ; une légère pluie s’est mise à tomber, et nous masque momentanément la vue qui est admirable. Le lac Kivu découpé en golfes et en promontoires innombrables, mesure une centaine de kilomètres de long sur cinquante dans sa plus grande largeur ; il se trouve à une altitude de 1.640 mètres et s’étend entre des montagnes hautes et escarpées qui le bordent presque à pic. Il est semé de milliers d’îles et d’îlots verdoyants dont les formes déchiquetées, tourmentées et cisaillées font penser aux conques et aux rocailles du plus pur style rococo ; le lac Kivu est merveilleux et me rappelle les lacs italiens avec cinquante « Isola Bella », sans palais, en attendant ceux que Ligne va y construire…

Pendant plusieurs heures nous naviguons ainsi entre les îles qui semblent flotter sur l’onde transparente et leur réseau telle une pieuvre monstre dont les tentacules cherchent à vous agripper, vous enserre de toutes parts, et vous empêche d’avancer, mais à dix heures, ayant atteint l’île Wahu, ancien fort allemand qui se trouve à la pointe de l’île Kidjwy, nous gagnons le large et prenons enfin notre érection vers le Nord. Le brouillard s’étant dissipé, nous, apercevons le fond du lac qui est dominé tout entier par la chaîne des volcans, extraordinaire amoncellement de pics qui chevauchent littéralement les uns sur les autres dans un désordre chaotique et montent à l’assaut du ciel. Ils sont sept, situés en hémicycle et la masse imposante des trois monstres du milieu, le Karisimbi à droite avec 4.510 mètres, le Mikeno au milieu avec 4.430 mètres et le Tchaïnagougou à gauche, avec 3.600 mètres vous écrasent littéralement de leur poids, et l’on songe malgré soi au travail de Titans qui s’est opéré ici au commencement des temps. Le premier jour Dieu sépara le ciel de la terre… C’est tout un monde en gestation que nous avons devant nous, et l’illusion du travail auquel se livre la nature, se complète aujourd’hui par le bruit d’un formidable orage qui vient d’éclater, qui sillonne les crêtes d’éclairs fulgurants en même temps que les coups de tonnerre produisent d’es grondements épouvantables qui vont en se répercutant d’un volcan à l’autre et rappellent le sourd roulement du canon.

À une heure nous arrivons en vue de Kiseny ; à gauche devant nous, s’étend la plaine de lave qui en un chaos fantastique descend des volcans jusqu’au bord même du lac, à l’Est, la montagne est coupée de tranchées boches qui la parcourent en zig-zag d’un bout à l’autre : en face se trouvaient les tranchées belges. En descendant du bateau, nous avons l’impression d’aborder dans un autre pays, tant la population est différente de celle que nous sommes habitués à voir. Les hommes sont, paraît-il, des Batutsi et sont des sujets du roi Musinga ; ils sont beaucoup plus grande que la race nègre des Bantu qui prédomine dans toute l’Afrique centrale, et par leur ressemblance avec les Denkalis et les Somalis de la côte d’Ethiopie ils confirment le dire des historiens, qui prétendent que les souverains abyssins ont un jour étendu leurs conquêtes jusqu’à ces pays lointains et y ont laissé la trace de leur domination. Ces Batutsi qui constituent l’aristocratie du pays ont une élégance de maintien et même une certaine morgue hautaine, contrastant drôlement avec leur coiffure et leur accoutrement qui ressemble singulièrement à celle des clowns de chez nous. Leurs cheveux sont séparés en trois toupets invraisemblables, et leurs vêtements dans lesquels ils se drapent d’un beau geste à l’antique, n’est autre qu’une vile cotonnade à pois rouges comme on en achète à la foire aux marchands ambulants. Tant que durera notre séjour à Kiseny nous verrons à toute heure du jour, déambuler par deux ou trois, cette jeunesse dorée qui ne semble guère avoir d’autre occupation que celle de se promener.

Nous avons fait dresser nos tentes sur le mail aux ficus touffus, seule place de Kiseny où il soit possible de camper, et qui se trouve non loin d’une petite plage, où le lac comme la mer déferle sur la grève ; on croirait de véritables vagues et l’orage d’hier, formidable, a déchaîné une tempête dont on sent encore le contrecoup dans les flots agités. De ma tente, je contemple un grèbe naviguant comme un sous-marin qui laisse émerger son périscope et plonge à la moindre alerte ; bientôt il disparaît, dérangé par une troupe de négrillons qui viennent prendre leurs ébats dans l’eau, car le Kivu contrairement aux autres lacs du Congo n’est pas dangereux pour s’y baigner, n’ayant pas de crocos. Puis à l’heure du whisky, on voit paraître un énorme troupeau de bœufs qui viennent se désaltérer à l’eau miroitante du lac ; ils ont des cornes d’une dimension extraordinaire qui au dire des gens du pays épuisent la croissance et poussent chez les vaches au détriment du lait : c’est pourquoi dans l’élevage qu’il a entrepris, Ligne par des croisements savants avec du bétail qu’il fait venir d’autres provinces, veut arriver à diminuer les cornes.

La plage se termine par un petit port et une jetée que les Boches avaient aménagés pour y abriter leurs bateaux, et qui se trouva achevée, comme par hasard, au moment où la guerre éclata.

Kiseny comparé à Bukavu, laisse une impression d’abandon ; de belles allées rectilignes, plantées de palmiers, et tracées avec ampleur toujours par les Boches, conduisent de la place aux bâtiments de l’administration, et dominant ceux-ci, une espèce de villa qui a été transformée eu laboratoire depuis l’occupation belge, mais qui du temps des Allemands servait de résidence au Commandant de la place. On sent partout, que les Boches avaient prévu de faire de cet endroit la tête de ligne de toutes leurs entreprises, et il nous revient certains bruits, qui font croire qu’ils n’ont pas encore complètement abandonné leurs visées sur leurs anciennes provinces. Leur espionnage est toujours en éveil, et leur esprit d’intrigue entregent à la Cour même du roi Musinga tout un parti, qui sous des dehors de soumission serait prêt au moindre signe à se retourner du côté de l’ancien occupant qui lui laissait plus de liberté et tolérait certains abus que le Gouvernement belge a réformés. On me dit que pour entretenir leur popularité auprès de leurs anciens soldats noirs, les Allemands ont payé leur solde après la guerre, et toute une infiltration néo-boche s’opère ici lentement, à laquelle on fera bien de faire attention.

Nous avons attendu pendant deux jours à Kiseny que les camions-automobiles commandés à Rutschuru pour nous transporter avec nos bagages, viennent nous chercher. Pour charmer nos loisirs, nous allons rendre visite à l administrateur qui nous montre deux lionceaux qu’on lui a apportés de la forêt, la mère ayant sans doute été tuée, et qu’il élève au biberon. L’un d’eux a l’air malade et je pense qu’on ne pourra pas le garder, mais l’autre est magnifique et nous les avons longuement contemplés. Il est amusant de voir comme tout jeunes encore, ils ont déjà les manières des grands ; même port majestueux en se déplaçant, même mouvement de la queue, et un boy ayant fait mine de vouloir les prendre, même attaque en montrant leurs crocs, et miaulements qui annoncent le hurlement du vieux lion. Pour le moment ils n’ont que deux mois et demi et ne sont pas dangereux, et ils se contentent de leur biberon, auquel très ingénieusement on a attache un tube en bambou qui leur permet de boire, mais gare, dans quelques mois quand il faudra leur donner de la viande, et que la fantaisie leur viendra peut-être de se servir eux-mêmes ! Il est toujours triste alors de devoir par mesure de prudence, faire abattre les animaux qu’on a eu si grand plaisir et quelquefois tant de peine à élever : on finit par s’y attacher tellement que c’est un gros crève-cœur de devoir s’en séparer, mais c’est malheureusement le sort réservé à la plupart des fauves élevés en captivité.

Un roulement de tambour nous fait sortir de nos tentes tous les signaux se donnent ici de cette manière et non pas à la tromba (cor) comme chez nous en Abyssinie : on vient m’apporter la note de mon gîte d’étape ! Ô beauté de l’administration ! nous avons occupé dix mètres carrés sur la place en y dressant nos tentes, et on me réclame le prix de mon appartement : pourquoi ne me demande-t-on pas en même temps de remettre la clé de La chambre avec son numéro ? Il est vrai de dire que les autorités nous but fourni du bois et de l’eau, deux choses indispensables en campement, et que nous aurions eu beaucoup de peine à nous procurer tout seuls, l’un et l’autre devant aller se chercher dans la forêt, à une assez grande distance de l’endroit. Aussi n’est-ce pas la dépense qui nous étonne, mais la forme sous laquelle on nous l’a présentée, qui nous a fait sourire.

Régler ses comptes est toujours de bon augure et bientôt nous voyons paraître les bienheureux camions qui vont nous permettre de quitter ces lieux ; le temps est toujours assez maussade, brumeux et couvert comme chez nous et tandis qu’on charge la dernière tente que nous avions gardée jusqu’au dernier moment comme abri contre la pluie, je contemple quelques moineaux identiques aux nôtres et aussi impertinents qui, même avant notre départ, viennent picorer sur l’emplacement que nous allons abandonner.

En quittant Kiseny nous commençons par traverser la, plaine de lave, puis nous nous dirigeons vers les volcans : la route doit être fort belle, mais le brouillard malheureusement nous cache la vue : on se croirait à Londres out dans nos Ardennes. Premier incident dans la montée : le second camion, celui dans lequel je me trouve, refuse d’aller plus loin ; ma femme qui est dans le premier a pris les devants, et ce n’est qu’en arrivant à Kibati qu’elle s’aperçoit que nous sommes restés en arrière ; on nous envoie du secours et c’est à bras d’hommes, les noirs poussant le véhicule par derrière, que nous avons atteint la hauteur. À partir de ce moment, la route heureusement ne monte plus et nous avons pu continuer le voyage sans plus d’accrocs ; en sortant de Kibati, nous avons salué le cimetière où reposent les premiers officiers tombés pendant la campagne de 1916 à l’endroit même où fut le quartier-général du glorieux chef Tombeur. Puis nous engageant dans la forêt, par une route à nombreux détours, mais en somme très carrossable, nous avons atteint la plaine de la Rutschuru, et après avoir encore traversé différentes plantations en formation, vers les 6 heures du soir, nous avons fait notre entrée au poste de Rutschuru où nous étions attendus, et où en l’absence de l’administrateur, nous fûmes reçus par son adjoint et par le Comte de Briey, qui mirent à notre disposition des locaux tout à fait somptueux.


1er  février.

Je conserve le souvenir du Poste de Rutschuru comme de l’un des plus jolis que nous vîmes au Congo, et qui m’a vivement rappelé notre visite à la Légation d’Angleterre à Addis. Par une splendide allée de faux cotonniers, arbre qui produit le kapok, nous arrivons au rest-house bâti au milieu d’un parc et tout entouré de jardins où fleurs et fruits alternent à l’envi. Plus loin dans la verdure sont disséminées les villas qui servent d’habitations au personnel de l’administration, et l’on ne saurait assez féliciter l’administrateur, M. Van der Gint, de la belle ordonnance des lieux qui lui sont confiés.

Le soleil a reparu et à deux pas de la maison, dès qu’on sort de la verdure, on a devant soi le plus beau panorama du monde : les volcans sont enfin sortis de la brume qui les cachait à nos yeux et nous voyons toute la chaîne se dérouler devant nous avec une netteté extraordinaire qui même à l’œil nu permet d’en apercevoir tous les détails.

Nous nous arrachons à ce spectacle grandiose pour aller visiter la belle église, d’architecture récente, où des colonnes en briques ne manquent pas de goût dans leur simplicité ; on nous montre ensuite le tribunal indigène, sorte de prétoire où les chefs noirs rendent leurs jugements sous la surveillance de l’autorité blanche. Puis nous passons à côté des fours à tuiles et à briques et près d’anciennes forges indigènes, existant déjà avant l’arrivée des Belges et où les forgerons, mi-ouvriers, mi-sorciers accomplissaient toutes sortes de rites spéciaux pour fondre le fer ; le minerai qu’on amenait de la montagne voisine, était placé entre deux couches de charbon de bois, murées de terre glaise, auquel on mettait le feu, puis pendant six heures de suite, tandis que le forgeron soufflait avec son soufflet en peau, l’assistance à l’entour, entonnait des chants et se livrait à des simagrées destinées à conjurer les esprits, et à les rendre favorables, sorte d’incantation du feu qui fait penser à celle de la Walkyrie dans Wagner. Nous traversons le village indigène où des petites huttes montées sur pilotis comme celles que nous avons vues au Soudan et avant cela en pays Shankalla, servent de greniers à grains et abritent le sorgho contre l’humidité du sol, puis revenant vers le quartier européen nous passons devant la maison du Game-Warden sur le toit de laquelle une grue couronnée (crested crâne) presque apprivoisée se promène majestueusement, pendant’que devant nous l’hémicycle grandiose des volcans se teinte successivement de tous les eux du couchant, jusqu’au moment où le dernier rayon ayant disparu à leur crête, ils rentrent un à un dans la nuit.

La féerie est finie, et aussi l’enchantement dans lequel nous avons vécu pendant’24 heures trop courtes, hélas ! mais l’Administrateur s’étant conformé au désir que nous lui avions exprimé par écrit de trouver à Rutschuru une caravane de porteurs pour l’expédition de chasse que nous avions projetée de faire dans la Réserve de la Ruindi, nous vîmes arriver le soir même une horde sauvage et hurlante qu’on nous dit être les porteurs en question. Bon gré, mal gré il faudra se remettre en route, et le Conservateur de la Réserve, M. Hemeleers ayant lui-même paru pour nous accompagner, nous fixons le départ au lendemain.

Notre première impression sur la caravane qu’on mettait à notre disposition se trouva confirmée par la suite ; jamais je ne vis population indigène plus mauvaise, et nous eûmes à faire à un ramassis de paresseux, menteurs et voleurs peu ordinaires. Plus près encore de la bête que de l’homme, on a tort de croire qu’on peut appliquer à ces gens des méthodes d’éducation qu’ils ne sont pas aptes à comprendre : il ne faut pas leur apprendre à lire mais à travailler. Il faut bien les nourrir, il faut les soigner, quand ils sont malades, mais il faut les punir avec sévérité à la moindre faute, et ne pas hésiter à donner même de la chicote si c’est nécessaire, on ne saurait trop le répéter. Les Anglais et les Allemands savent comment il faut les traiter, et malgré leur sévérité, les noirs regrettent les Allemands qui étaient très durs pour eux, mais les payaient bien et assuraient leur existence matérielle. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille leur créer des besoins inutiles, comme par exemple celui du sweater et des capitula, que des philanthropes en chambre ont cru bon d’imposer comme règle générale à tous les chefs d’entreprise au Congo, et qui sous le climat de l’Equateur devient une pure absurdité.

Pour ces populations primitives, l’esclavage avait bon, et son abolition a peut-être été une erreur ? Pas la traite du nègre bien entendu, qui est autre chose, mais pourquoi avoir donné aux noirs une liberté dont ils ne savent que faire ?


2 février.

Nos porteurs au nombre de 80, partent à 10 h. 1/2 avec nos bagages et nous devons les rejoindre en auto après Je déjeuner, car la route étant carrossable jusqu’au pont la Rutschuru, il est bien inutile de faire 3 h. 1/2 en safari (caravane) quand on peut être rendu à destination en une demi-heure. Nous terminons donc nos apprêts et après avoir pris congé de nos hôtes et salué une dernière fois en passant le cirque des volcans, nous reprenons le car qui nous a amenés à Kiseny et qui longtemps avant l’arrivé des porteurs nous dépose à 25 kilomètres de Rutschuru au tournant de la route, où brusquement s’arrêtent les travaux : c’est ici que doit se faire la jonction avec la route venant du Nord, et c’est le tronçon qui manque encore, que nous allons parcourir selon l’ancien système de portage en usage ici. J’ai remarqué que les porteurs de la région avaient une manière toute spéciale de porter les charges ; cela doit tenir sans doute à leur état physique, car la race nous semble bien dégénérée, et l’on croirait voir une nouvelle Cour des Miracles quand on contemple les misères tintes ou réelles de la plupart des hommes qui nous accompagnent ; ils sont d’ailleurs à peu près nus : une ficelle autour des reins retient un bout de toile à sac qui cache le sexe et à part cela quelques haillons innommables ou une peau de chèvre ou d’antilope attachée au cou et flottant autour d’eux constitue tout leur habillement. Ils ne valent de loin pas les Ubembe qui composaient notre première caravane et par la suite nous constaterons plus d’une fois leur mauvais état de santé, mais bons ou mauvais, nous sommes néanmoins bien contents de les avoir car il paraît que les porteurs sont excessivement rares dans la région et qu’on a toutes les peines du monde à recruter le personnel nécessaire pour suffire aux demandes dont est assailli l’Administrateur. C’est donc fort aimable de sa part de bous avoir servis aussi rapidement, et nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre de la qualité du matériel mis à notre disposition et dont personne ne peut être rendu responsable.

Aussi pour ne pas retenir plus longtemps qu’il n’est nécessaire, les hommes’dont on a un si pressant besoin, avons-nous décidé de ne prendre avec nous comme charges que le strict nécessaire indispensable pendant que nous chasserons dans la réserve, et nous laissons derrière nous le gros de nos bagages que l’on fera suivre en temps utile et que nous devons retrouver à Kassanga à mi-chemin de Lubero, où j’envoie à l’administrateur un mot pour le prier de nous envoyer une auto au kilomètre 87, point terminus de la route de l’autre côté.

Pendant que nous attendons les hommes que nous avons dépassés en chemin, nous faisons connaissance avec les lieux où nous devons camper cette première nuit : un petit rest-house indique que c’est l’endroit classique où les caravanes s’arrêtent à l’aller et au retour ; un espace libre devant celui-ci, nous servira pour y dresser nos tentes ; le tournant auquel s’arrête l’amorce de la route, dissimule la descente qui dévale presque à pic vers la rivière et le pont de branchages qu’elle enjambe : c’est la Rutschuru De l’autre côté est la Réserve de chasse, le fameux parc Albert dont on nous a tant parlé, et où par faveur spéciale je suis autorisé à tirer quelques antilopes variées et des fauves si la chance veut que j’en rencontre… Vite jetons un regard curieux sur le terrain de nos futurs exploits de l’autre côté de l’eau ; la plaine qui plus loin ira en s’élargissant est assez resserrée à cet endroit, et nous nous trouvons presque au pied des montagnes de la Rutschuru, dont la chaîne faisant suite à celle des volcans va en s’affaiblissant progressivement vers le nord jusqu’au moment où elle rejoint l’autre chaîne, celle qui borde’le lac Edouard, et dont les ramifications s’étendent vers le sud jusque dans les plaines de la Ruindi ; en somme tout le massif montagneux, qui depuis la frontière du Soudan au nord jusque’au delà du Tanganyka au sud’élève comme une muraille dans la Province Orientale du Congo, dans le Kivu et jusqu’au Katanga, indique bien la démarcation des eaux et ce nom de Congo-Nil qu’on lui a donné, répond parfaitement au système des eaux qui selon le versant où elles coulent se dirigent vers la Méditerranée ou l’Atlantique. Le pays me rappelle le Soudan ou l’Aouache. Les herbes brûlées, les mimosas à épines et pour complémenter l’illusion, les termitières, les sympathiques termitières ont reparu. De grands lézards du genre caméléon courent devant nous, ils sont tour à tour bleus, à reflets d’acier, d’un bleu genre Loïe Fuller, puis verts, puis bruns avec une queue jaune serin, et changent de couleur selon l’heure et le milieu où ils se trouvent. À part cela pas de gibier ; quelques rares phacochères se risquent encore parfois la nuit au bord de la rivière, mais la proximité de la route et la présence des travailleurs, sans parler du’passage des autos ont fait rentrer vers l’intérieur la faune autrefois abondante dans la région, et c’est pour la préserver qu’avec raison on a créé la Réserve, pour conserver les espèces intéressantes qui auraient disparu de cette partie du Congo si l’on n’y avait pris garde à temps.


Le Parc Albert

Le lendemain 3 février à 9 heures nous traversons le pont et faisons notre entrée dans la Réserve et nous avons à peine marché pendant une heure que j’ai la chance de voir et de tuer un cynocéphale record ; à midi j’abats un gros hippo femelle et dans l’après-midi je fais encore un double de waterbucks. Cela promet ! Ma femme de son côté aperçoit un phacochère monstre, mais elle le manque malheureusement.

Nous cheminons toute la journée sur un sentier assez large qui sera le tracé de la future route et qui longe à droite presque continuellement le cours de la Rutschuru ; celle-ci est dissimulée par un épais rideau de palmiers et de buissons, mais de place en place une brèche dans la verdure nous permet de nous en approcher, et de contempler les hippos qui foisonnent dans ces lieux. À notre gauche, et s’éloignant ou se rapprochant tour à tour, la ligne des montagnes nous accompagne en fuyant devant nous. Vers le soir, et avant d’arriver à l’étape que nous avons fixée un peu lointaine pour n’avoir pas besoin de décamper le jour suivant et pouvoir rester au même endroit aussi longtemps que la chasse nous y favorisera nous voyons horizon s’empourprer, et tel un torrent de lave incandescente, le feu avec une rapidité vertigieuse descend des hauteurs et poussé par la brise, court, vole pour ainsi dire d’un mamelon à l’autre en dévorant herbes et buissons qui se trouvent sur son passage, ne laissant derrière lui qu’un amas de cendres et un terrain entièrement calciné. Il faut s’être trouvé entouré de flammes qui viennent lécher les abords du chemin, mais s’arrêtent généralement devant celui-ci et avoir entendu de tout près le crépitement sinistre du feu qui a quelque analogie avec le craquement d’une mit railleuse, pour se rendre compte de la beauté ou de la sublime horreur d’un pareil spectacle. Malgré soi on pense au feu de la Géhenne et l’on se sent tout petit devant le pouvoir invincible de l’une des forces les plus puissantes de la nature. Les populations primitives y ont recours comme agent destructeur pour purger le terrain des herbes envahissantes et des myriades d’insectes qui’y pullulent, et cette opération qui se fait chaque année à la fin de la saison sèche, doit permettre dès les premières pluies, aux jeunes herbes de repousser avec une vigueur d’autant plus grande que les cendres leur ont servi d’engrais. En principe, cette façon un peu barbare de procéder, choque notre manière européenne de concevoir les choses, car on a beau dire que le feu s’arrête à la lisière des forêts, et que les grands arbres n’en sont point touchés, il y en a toujours l’un ou l’autre, qui à chaque saison tombe victime de l’incendie, et à la longue, petit à petit la limite de la forêt recule jusqu’au jour où elle aura complètement disparu et alors après quelques siècles, on voit des contrées qui autrefois étaient riches et florissantes, parce que couvertes de forêts, se convertir en déserts arides.

Je ne citerai à l’appui de mes dires qu’un exemple, celui de l’Algérie qui du temps des Romains e’appelait le grenier de l’Europe, et qui depuis le passage des Arabes a vu ses forêts dévastées et nombre de ses provinces transformées en terrains incultes, par suite du déboisement dont les conséquences sont toujours le bouleversement du régime des eaux et la’sécheresse de plus en plus grande qui en est la suite. Déjà dans un voyage précédent, au Walaga, j’ai été aux prises avec l’élément dévastateur quand pour l’arrêter je me suis vu contraint de faire creuser un vaste fossé, mais aujourd’hui il n’entrave pas notre voyage, et quand nous avons dépassé la ligne de feu, nous poursuivons notre route sans plus d’obstacles et après une montée prise dans l’obscurité, la nuit étant survenue entre temps, nous arrivons assez tard au poste de Bilamo, où nous nous hâtons de dresser les tentes.


3-6 février.

Constitué il y a deux ans, le Parc Albert qui forme la Réserve de chasse, a une longueur de 125 kilomètres sur une largeur de 80 kilomètres. Il est limité au nord par le lac Edouard, au sud par la région des volcans du Kivu, à l’est par le cours de la Rutschuru, à l’ouest par celui de la Ruindi. Une plaine immense s’étend entre les deux rivières ; elle a un aspect jaune et dénudé, une herbe courte, à peine haute jusqu’aux genoux, recouvre presque entièrement le terrain qui se déroule à nos yeux ; de petits vallonnements en rompent la monotonie, et de rares bouquets d’arbres, parsemés de ci, de là, servent d’abri et de refuge au gibier, qui vit ici par troupeaux dont le nombre est vraiment fantastique.

C’est par milliers que l’on peut compter les kobs ou les tiangs qui peuplent ces parages, et si de temps en temps on rencontre un vieux mâle isolé, les femelles et les jeunes se tiennent en masses compactes : quand ces masses se, déplacent, on croirait voir à l’horizon comme un long serpent qui se déroule. Le sport consiste à chercher à découvrir, soit dans le troupeau, soit à l’écart, la plus belle tête qui, comme si elle le savait, se dérobe toujours ; car il n’est pas facile de s’approcher à portée de fusil de ces antilopes, qui de loin n’ont pas l’air farouche, mais qui se jettent en mouvement dès que vous faites mine de vouloir tirer, et vous entraînent ainsi parfois à leur suite pendant des kilomètres. C’est alors qu’il faut ruser avec elles, et profiter de chaque mouvement de terrain et de chaque arbuste, pour se dissimuler et tâcher d’approcher aussi près que possible pour pouvoir voir, sans être vu, et choisir le sujet qui semble avoir les plus belles cornes. Il faut naturellement pratiquer ce petit jeu à bon vent, car si par malheur, la bête que vous convoitez a eu vent de vous, et en général le gibier a un odorat extraordinaire, quand vous arrivez à l’endroit où vous avez repéré le troupeau et où vous croyez l’atteindre, vous’ne trouvez plus personne, et loin à l’horizon, sur la crête, vous voyez se profiler les retardataires qui en se retournant pour vous regarder, ont l’air de vous narguer. De sorte que pour arriver à tuer quelques exemplaires de choix, le travail n’est pas aussi simple qu’il paraissait devoir l’être au premier abord.

À part les kobs et les tiangs, qui sont les plus nombreux dans la Réserve, on y trouve encore des Waterbuck, des Reedbuck et des phacochères ; on me dit, mais je n’en ai point vu, qu’il s’y rencontre aussi parfois des buffles ou des éléphants ; les grands fauves comme le lion, le léopard, l’hyène et le chacal y abondent ; il y aurait même des Yi-Yi (chiens sauvages). Comme oiseaux, pintades et perdreaux sont ici chez eux, de même que la petite et la grande outarde et la grue couronnée ; les oiseaux de proie ne manquent pas non plus, et au bord des rivières se tient l’aigle pêcheur. Mais ce qui est vraiment extraordinaire, et ne peut se voir nulle part ailleurs en pareilles quantités, ce sont les hippos dont la Rutschuru regorge véritablement.

Trois jours durant, nous avons parcouru — en tous sens le coin de la Réserve qui entoure Bilamo : en moins de 24 heures, et en choisissant les bêtes records, pour ma seule part, j’avais’abattu 1 hippo, 3 Waterbuck, 1 Reed-buck, 1 kob, 2 tiangs, 1 cynocéphale, 9 bêtes au tableau. Ma femme de son côté avait tué 1 Waterbuck, 3 tiangs, et ce qui est plus rare, un lion qu’elle avait dérangé au moment où il achevait de se repaître sur la carcasse d’un tiang blessé par moi la veille et que nous n’avions pas retrouvé. Atteint d’une balle au flanc, et perdant beaucoup de sang, l’animal avait été se réfugier dans les fourrés bordant la Ruindi, où il fut retrouvé et achevé par ma femme accompagnée du Jame-Warden.

Ce beau trophée nous remit naturellement en mémoire toutes les histoires de lions arrivées précédemment dans la région. D’abord celle des frères Foster chassant avec leurs chiens, qui avaient déjà tué 5 lions, lorsque l’un des jeunes gens ayant eu l’imprudence de suivre dans le fourré un sixième lion blessé, eut le malheur de voir rater son fusil, et fut mis en pièces par l’animal poursuivi.

Puis celle de M. de Watteville tué en présence de sa fille, par un lion blessé qu’il n’eut pas le temps d’achever, et qui sautant sur son agresseur, expira en le broyant sous lui.

Enfin, le récit tragique des exploits de Mme de Ridder qui ayant abattu deux lions, se vit attaquée et renversée par un troisième, sur lequel elle eut la présence d’esprit de décharger’à bout portant la dernière cartouche de, sa carabine. Ce sang-froid admirable lui sauva la vie.

Les lions qui étaient, comme on voit, fort nombreux de ces côtés, semblent avoir beaucoup diminué, car malgré toute la peine que je me donnais pour tâcher d’en rencontrer un, nous dûmes nous contenter de l’unique exemplaire qu’un hasard nous avait procuré. Et pourtant, tant que nous campâmes dans la région, presque chaque nuit nous fûmes éveillés par les hurlements plus ou moins éloignés du roi de la brousse, et plus d’une fois nous crûmes même l’entendre chasser tout près de nos tentes, mais à mon vif regret, il ne me fût jamais possible de me mesurer avec lui.


6 février.

Tandis qu’on rapporte au camp la dépouille du lion tué par ma femme, pour la photographier et la dépiauter, je fais encore un tour à la recherche des cynos ; je pénètre dans un bois d’acacias, et j’y rencontre un troupeau de sept à huit jeunes Waterbuck, tous mâles, mais dont pas un n’est assez beau’pour me tenter, puis un sanglier part dans le fourré mais je le manque ; à chaque moment se lève un couple de perdreaux, ou une petite outarde fuit à mon approche ; quel merveilleux pays de chasse, et comme on a raison d’en interdire la destruction systématique. Mais chose curieuse, le gibier est très localisé et tandis que dans es sous-bois de la forêt qui entoure le camp, où l’herbe nouvelle repoussée dans les brûlés devrait, semble-t-il, attirer les bêtes de tout poil, il est rare d’en rencontrer l’une ou l’autre, tandis que c’est par troupeaux de 80 ou 100 têtes qu’on les voit dévaler dans la plaine qui s’étend vers le lac Edouard.

La température est admirable, 26° à l’ombre à 8 h. 1/2 du matin et à Il heures elle ne dépasse pas les 30" ; nous sommes sur une colline à 1.150 mètres d’altitude, et l’air y est frais venant des montagnes dont les crêtes bleues et rouges nous encadrent de tous côtés. Après une promenade de quelques heures dans cette nature grandiose, où on se sent si seul et loin de tout (deux noirs ne comptent pas comme présence), c’est le tournoiement des grands oiseaux au-dessus du camp qui en me l’indiquant, guident mon retour, et en arrivant aux alentours, je vois l’ami de la maison, le héron, au long, bec, fidèle et curieux, qui à chaque nouveau campement nous suit et nous guette assis sur son arbre.

Vers le soir, nous allons nous promener, ma femme et moi, dans le but de tuer quelques perdreaux. À peine avons-nous quitté nos tentes que nous retrouvons la barde des huit waterbuck mâles que j’avais déjà vus le matin ; un à un ils nous apparaissent, les uns couchés, les autres broutant, et l’on dirait qu’ils se rendent compte qu’ils n’ont rien à craindre de nous, car sans se presser, ils se déplacent à peine à notre approche, et longtemps encore nous voyons le dernier se profiler sur la crête d’où il semble guetter nos mouvements pour donner l’alarme si le besoin s’en faisait sentir ; mais aujourd’hui nous ne troublerons pas plus longtemps leur paisible retraite, et nous enfonçant dans la brousse, nous errons longtemps sans rencontrer les perdreaux que nous sommes venus chercher et qu’on nous dit être assez nombreux dans ces parages. À la fin pourtant, nous en faisons lever une compagnie et j’ai la chance d’en abattre un d’une espèce encore inconnue pour moi : c’est un genre Francolin ayant les pattes plus roses que celui d’Abyssinie, et le cou nu et rose, alors que celui de l’Ougaden l’avait vert-jaune comme le col du vautour.


7 février.

Nous nous’mettons en route pour le lac Edouard : on nous y annonce deux gros troupeaux de buffles. À 8 h. 1/2, nous partons par le petit bois aux cynos et bientôt nous traversons une interminable plaine où continuellement nous croisons de formidables troupes de kobs ou de topis. Les kobs ont exactement la même allure que les gazelles Sommering dont nous avons vu les énormes bandes former comme des rubans mouvants dans les plaines du Soudan ; il n’y a entre elles qu’une différence, c’est que les femelles des kobs n’ont pas de cornes. — Vers 11 heures, nous nous approchons de la Rutschuru que nous apercevons bientôt à nos pieds, au fond d’une énorme faille. On se croirait au haut d’un vaste amphithéâtre, dont les parois toutes droites surplombent l’abîme et la rivière qui à cet endroit prend l’aspect d’un grand lac ; le terrain en amont s’abaisse jusqu’au bord de l’eau et par places se couvre de palmiers et de buissons. On nous a fait signe d’approcher sans bruit, et en nous penchant un peu, un spectacle inoubliable s’offre à nos yeux : 30 à 40 hippos sont ici dans ce trou en train de se baigner et de se chauffer’au soleil. Dans l’eau et sur la berge d’en face, il y en a de tout âge et de toute taille, et il est aussi amusant qu’intéressant de suivre leurs ébats. Nous sommes comme sur une tribune pour admirer le spectacle au milieu des éternuements des hippos. Les uns plongent et jouent comme des baigneuses, les autres lancent en l’air de la poussière d’eau ou mettent de temps en temps la tête de côté tel un nageur qui va partir entre deux camarades. Le plus gros marche dans l’eau où il a fond. Ces grosses bêtes qui sont des monstres informes quand elles se déplacent à terre, deviennent presque gracieuses quand elles se meuvent dans leur élément.

Ici telle femelle semble être une plantureuse matrone suivie de son nourrisson ; là deux hippos s’adonnent aux joies de l’amour…

Le cri de l’hippo tient le milieu entre le grognement du cochon et le beuglement du bœuf ; parfois on croirait aussi qu’il hennit comme un cheval ; il émet en somme tous les sons d’animaux domestiques.

Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés à contempler ce spectacle des âges préhistoriques et qu’il est donné à peu d’yeux de nos jours de pouvoir admirer, car pour ainsi dire personne ne vient ici, et même quand le tourisme aura envahi l’Afrique Orientale, ces coins perdus ne se trouvant pas sur la route des autos, on peut espérer que longtemps encore, les hippos de la Rutshuru pourront continuer à prendre en paix leurs ébats millénaires. Il fallut pourtant s’arracher à la vision grandiose, et poursuivant notre route à travers la brousse aride, nous arrivions une heure plus tard à l’endroit du campement peu séduisant par son aspect, où nous dressâmes nos tentes pour la nuit. Nous sommes arrivés à l’une des plus mauvaises régions d’Afrique : tout le monde y est mort : les indigènes l’ont peu à peu abandonnée, et les missionnaires qui avaient tenté de s’y installer, y construisant même une mission en briques, ont été obligés d’y renoncer.

Le soir pour essayer ma nouvelle lorgnette sur ma 9/5, je tue à grande distance un kob et deux topis mâles : Hemeleers auquel je prête ma carabine, abat à son tour une bête à 300 mètres et est converti ; d’où grande conversation sur les télescopes pendant la veillée. Et la’nuit nous sommes peu à peu réveillés par le rugissement du lion, le glapissement du chacal, le rire de la hyène et, les mugissements des hippos, toutes ces charmantes bêtes venant tour à tour plus ou moins près rôder autour du campement. Même le kimputu vient troubler notre sommeil, et au milieu de la nuit, il nous fallut porter secours à notre compagnon le garde général, qui se prétendait piqué par une de ces aimables bestioles.

Le kimputu est une espèce de punaise fort dangereuse que l’on rencontre fréquemment dans cette partie de l’Afrique Orientale et qui se tient de préférence dans les huttes indigènes et dans les gîtes d’étape mal entretenus. Le kimputu propage la fièvre récurrente qui rend temporairement aveugle et dont on peut mourir ; aussi est-il recommandé, si l’on peut l’éviter, de ne pas loger dans les gîtes d’étape (rest-house), la tente étant de beaucoup préférable ; mais si pour l’une ou l’autre raison, l’on était obligé de passer par le rest-house, il faudrait avant de s’y installer, l’arroser à grande eau, car le kimputu ayant horreur de l’humidité, se hâterait d’abandonner les lieux. Quoi qu’il en soit. M. Hemeleers en fut quitte pour la peur, ou bien s’était-il trompé, et avait-il été piqué par un simple moustique, ou bien les remèdes que nous lui appliquâmes firent-ils merveille, mais bref son aventure n’eût pas de mauvaise suite pour lui. Néanmoins nous vîmes sans regret poindre l’aurore qui nous permettait de plier bagage et de quitter au plus vite ces lieux peu hospitaliers, ce que nous fîmes vers 7 heures du matin, malgré une vue merveilleuse que nous eûmes un instant encore sur la ligne des volcans qui loin dans la clarté matinale se dessinèrent dans le ciel bleu pour disparaître complètement peu après.


8 février.

Nous avons descendu tout le cours de la Rutschuru en compagnie du Game-Warden ; peu de gens le font, et il nous a été donné de voir des spectacles fantastiques, particulièrement en ce qui concerne les hippos. Les bords de la Rutschuru me font penser à ceux de l’Aouache avec dans le fond les hauteurs du Gougou qui sont remplacées par la crête Congo-Nil. Nous voyons les premières herbes jaunes depuis Kigoma car la saison des pluies est ici en retard de 15 jours et n’a pas encore fait son apparition. La plaine est parsemée d’euphorbes en fleurs, et chaque chandelle porte à son bout une bougie rose ; au bord de la rivière, partout où les rives s’aplatissent, on voit surgir des bouquets de palmiers, et là aussi se rencontrent les hippos. A chaque boucle de la rivière se tient un nouveau groupe de ces bêtes intéressantes que nous contemplons de loin, circulant, se battant, ou meuglant béatement, mais disparaissant sous l’eau aussitôt qu’elles se croient observées ou en danger. — En même temps dans la plaine à notre gauche toujours encore, nous voyons des troupeaux de kobs ou de topis (tyangs). Dans l’un de ces troupeaux j’ai compté jusqu’à 76 têtes ; ils se tiennent à une distance qui vous paraît facile à franchir, mais sitôt que vous voulez approcher, ils se mettent en marche et continuent à maintenir entre eux et vous toujours la même distance, de sorte que parfois ils vous entraînent ainsi à des kilomètres à leur poursuite, poursuite qu’on finit, de guerre lasse, par abandonner. Le mâle isolé par contre, en vous voyant venir, se met toujours de face, pour rendre le tir presque impossible et reste debout sans bouger à regarder passer la caravane. Souvent on voit des troupeaux mélangés de kobs et de topis et ceux-ci qui se reconnaissent de loin à leur bosse, ont l’air de diables noirs, quand ils vous regardent du haut d’une crête, leurs cornes se dessinant sur le ciel gris plombé de chaleur. C’est surtout à leur démarche et à leur port de tête qu’on distingue les espèces : les kobs de couleur orange, ont le galop lent et relevé derrière ; par contraste les readbucks gris et plus légers, de nature inquiets et pressés, ont l’allure rapide et bondissante et ne se voient habituellement qu’au grand galop tendu. Mais tout à fait typique est le galop des tiangs (topis) ; ceux-ci, presque noirs et avec le garrot très prononcé, ont le galop comme celui du cheval, lent et régulier, toujours correct de droite ou de gauche, mais jamais à fond, ils ont l’aspect lourd et rassemblé et semblent être pendus dans la main tel un cheval de gendarme.

Au cours de notre promenade nous avons fait lever une Ou deux cailles et aperçu deux grues couronnées ; et pour la première fois nous voyons un vol d’hirondelles aux abords de la rivière.

Après deux heures de marche par une chaleur qui va toujours en augmentant, nous arrivons au gué que nous avons désigné pour notre prochain campement et y trouvons rassemblés une telle quantité d’hippos que nous ne résistons pas au plaisir de faire un coup de feu. Nous en avons tué quatre dont un mâle très beau tiré par ma femme. Entraîné par le courant, il alla échouer à une centaine de mètres plus loin, juste en face de l’endroit que nous avions choisi pour y dresser nos tentes et l’après-midi, nos porteurs entrant dans l’eau jusqu’à la taille, telles de noires statues d’ébène, le tirèrent sur la berge où ils passèrent le reste de la journée à le dépiauter et à le manger ; car l’indigène de ce pays n’hésite pas à manger de la viande crue.

Une des bizarreries de la Rutschuru c’est qu’il ne s’y trouve pas de crocos, pas plus d’ailleurs que dans le lac Edouard et l’on peut s’y baigner en toute sécurité ; dans le lac Albert par contre, et la Semliki qui s’y déverse, ils abondent, paraît-il.

La rivière très sinueuse forme de nombreux méandres et par place elle a l’air si paresseuse que l’on croirait presque qu’elle ne coule pas, puis à d’autres’endroits, elle précipite son cours et prend les allures d’un torrent. Notre campement d’aujourd’hui sur ses bords est’des plus pittoresques ; à notre droite, nous avons toute proche la rivière avec les hippos, à notre gauche une espèce de falaise que couvrent des buissons épineux, nos tentes sont dressées entre les deux dans une petite plaine herbeuse, et je me rappellerai longtemps le spectacle de ce soir, les hommes de la caravane ayant allumé des feux’en cercle sous les arbres tant pour y boucaner la viande qu’ils ont recueillie que pour tenir en respect les lions’si la fantaisie les prenait de s’approcher.

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Nous avons effectivement entendu rugir le lion cette nuit, et j’ai essayé mais sans succès de l’atteindre, en suivant sa trace ce matin ; par contre, j’ai tué un readbuck et retrouvé deux des hippos tués la veille et que le courant avait entraînés à une certaine distance. Pendant ma promenade matinale, ma femme a fait plier les tentes et la caravane se remet bientôt en marche en continuant à longer la rive gauche de la Rutschuru toujours dans la Réserve ; le ciel est de plomb, la’chaleur est suffocante, nous sommes partis trop tard, et c’est une véritable jouissance de pouvoir au passage du gué une heure plus tard, prendre un excellent bain dans la rivière : tous les porteurs en font autant et quand la caravane se trouve ainsi rafraîchie et transportée de l’autre côté, il ne lui reste plus qu’à franchir une petite étape et à midi 3/4 nous arrivons en vue du lac Edouard.

Le lac Edouard
9 février.

Le lac Edouard qui reçoit les eaux de la Rutshuru et de la Ruindi est une des nappes d’eau de l’Afrique Equatoriale, qui vont s’échelonnant depuis le lac Tanganyka au sud jusqu’au lac Albert Nyanza dans le nord. Ce dernier appartient au bassin du Nil, et tandis qu’il reçoit par la branche mère de ce fleuve, les eaux du lac Victoria, par la Semliki il reçoit celles du lac Edouard qui s’y déverse. C’est Stanley qui en 1876, a distingué le lac Edouard du lac Albert, lequel avait lui-même été découvert par Baker en 1864. Mais tandis qu’à l’époque du grand explorateur les bords du lac étaient très habités, et que nous lisons dans la relation qu’il nous laissa de son voyage (À travers le Continent mystérieux), qu’il eût plus d’une fois maille à partir avec les peuplades sauvages très nombreuses de la région, nous constatons à présent que le pays est à peu près vide d’habitants. C’est surtout la maladie du sommeil qui a causé de grands ravages dans la région, et la mouche tsé-tsé en s’attaquant d’abord au bétail, et puis ensuite à l’homme a peu à peu ruiné toute cette partie du Congo. La dysenterie a fait le reste, et l’on nous cite tel village, autrefois prospère, où aujourd’hui il n’existe plus qu’une dizaine de huttes misérables, et quand le vieux Sultan qui y vit encore avec les débris de sa famille, aura disparu à son tour, plus rien ne subsistera de son ancienne prospérité.

Le lac Édouard dont l’immensité ne se distingue pas tout de suite, car ses bords sont couverts de roseaux, est connu pour les quantités innombrables d’oiseaux aquatiques qui se tiennent sur ses flots. C’est par milliers que l’on pourrait compter les oies sauvages, les canards et les sarcelles, les grèbes et les courlis de tout genre que l’on voit ici tour à tour se poser sur l’eau, ou faire de grands vols dont le ciel est obscurci. Mais ce que l’on ne voit nulle part ailleurs, c’est la masse vraiment invraisemblable de pélicans roses qui se trouvent réunis ici ; à perte de vue, en les aperçoit qui nagent par troupes énormes, et ces grands oiseaux dont la taille égale celle du cygne, donnent par le reflet de leurs ailes une teinte irisée à l’eau qui les porte.

J’eus la chance en arrivant au bord du lac, d’abattre d’une seule balle de ma Mauser deux de ces pélicans roses : ce sont de magnifiques oiseaux mesurant 1 m. 82 de la pointe du bec à la queue et 2 m. 75 d’envergure ; leurs sont nuancées de rose clair, leur bec long, plat et large de 0 m. 44 est muni dans sa partie inférieure, d’un énorme goitre jaune serin, sorte de poche membraneuse qui peut servir de magasin pour des quantités considérables de poisson. Ils ont les pieds courts et palmés comme ceux des cygnes, et marchent gauchement, mais sont d’excellents nageurs. C’est par douzaines que nous aurions pu abatte de ces remarquables volatiles, qui vivent ici en si grand nombre, mais après les deux premiers exemplaires rapportés au rivage, nous nous contentâmes de les admirer, leur proie trop facile n’ayant plus rien de tentant, car leur dépouille encombrante était condamnée à rester pourrir derrière nous, et alors à quoi bon tuer, si ce n’est pas dans le but ou de rapporter un trophée intéressant, ou de nourrir son monde, ou même quelquefois de défendre sa peau ?

L’endroit au bord du lac où nous dressons nos tentes s’appelle Kabare, ce qui est au moins suggestif, quand on n’y trouve rien à boire, car l’eau saumâtre du lac n’est guère tentante à déguster, et même bouillie pour le thé, ou chauffée pour le bain, elle nous inspire une certain méfiance.

On nous a signalé un endroit, où soi-disant se tient un troupeau de buffles, et levé dès l’aube, je m’y rends dans l’espoir d’y trouver un beau coup de fusil à faire, mais j’ai beau arpenter la lande en tous sens pendant plusieurs heures, je n’aperçois que quelques topis et de rares antilopes. Le soir, le vieux Sultan étant venu nous rendra visite, nous assura encore de la présence des buffles, et s’offrit à nous y faire conduire le lendemain matin. Mais pas plus que la veille, notre promenade à la recherche des buffles n’eût de résultat, et nous décidons de ne pas prolonger notre séjour dans cette région, qui passait autrefois pour fort giboyeuse, et qui semble aujourd’hui à peu près vide de gibier. Aussi la protection de celui-ci s’impose-t-elle, nous avons pu constater sur place ici même, les bienfaisants effets de la Réserve où c’est par troupeaux de cent têtes chacun que nous avons compté les animaux protégés à droite de la rivière, tandis que dès qu’on a passé de l’autre côté, où la chasse est permise, les exemplaires de la même espèce, sont rares et disséminés.

Pourtant à notre sortie du soir, nous avons encore vu des traces fraîches de buffles et celle d’un gros lion, puis fait lever trois Pongos et rencontré une femelle de Water-buck et son jeune : cela prouve que si elles sont devenues rares, toutes ces espèces d’animaux existent encore de ce côté. Mais la chose caractéristique dans la plaine du lac Edouard, ce sont les sentiers battus par les hippos, que l’on coupe continuellement, et que l’on peut suivre parfois jusqu’à deux heures de marche de l’eau, ce qui fait 8 à 9 kilomètres ; j’ai entendu nier la chose, mais je puis l’affirmer, l’ayant vu et constaté moi-même, et j’en ai eu la preuve par un hippo blessé par moi quelques jours plus tard, dans un petit marais au milieu d’un bois loin de la rivière.

Au crépuscule en retournant au camp nous avons admiré dans le lointain, les feux de brousse qu’à cette époque de l’année les indigènes allument partout dans la montagne, ’et à distance ces incendies qui à l’Est et à l’Ouest sillonnent les versants surplombant le lac ont l’air d’énormes coulées de lave et illuminent tout l’horizon.


Le 12 février.

Nous disons adieu au lac Edouard, et refaisons en arrière, le chemin parcouru il y a quelques jours pour nous y rendre ; nous repassons la Rutshuru au même gué, et retrouvons la place de notre joli campement au bord de la rivière ; les hippos sont toujours là aussi, et y en a qui se promènent tout près du bord. Après avoir dressé nos tentes, nous cédons l’après-midi aux sollicitations d’un indigène, qui est venu raconter qu’on’a signalé un troupeau de buffles de l’autre côté de la rivière. Nous nous y rendons et à l’endroit indiqué, nous apercevons en effet sept ou huit buffles arrêtés au bord : d’un petit bois épineux ; nous tirons aussitôt, et tandis que la bête touchée par Hemeleers reste sur place, le buffle blessé par moi disparaît dans le fourré avec le’reste du troupeau. Nous ne pouvons songer à prendre la poursuite, car entre temps la nuit est arrivée et il faudra remettre à demain et de ramener la dépouille du mort et de rechercher le blessé. Le retour au camp fut des plus pittoresques ; nous avions dû allumer des torches pour nous guider, car l’obscurité était complète et cette retraite aux flambeaux au passage de la rivière fut réellement magnifique. Tel un souverain rentrant dans son palais un soir d’illumination, nous avons passé l’eau entre une double haie d’hippos rangés à droite et à gauche comme des laquais bien stylés, et la lumière de nos fanaux qui se reflétait mille fois dans l’eau, donnait à toute cette scène l’aspect d’un conte de fées.

Dès l’aube le lendemain nous repassons la rivière, ma femme et moi, pour aller retrouver nos buffles de la veille, le mort est toujours là, et l’hyène nocturne ne s’est attaquée qu’à ses entrailles laissant le reste de la bête intact. Après en avoir pris la photographie, et laissant derrière nous le nombre d’hommes nécessaires pour la dépiauter, nous nous sommes engagés dans le fourré pour tâcher de retrouver le blessé de la veille, mais les traces de sang nombreuses au début s’espaçaient peu à peu, pour finir bientôt par disparaître entièrement et il nous fallut renoncer à tout espoir de poursuite ; un moment nous eûmes une grosse émotion, les traces menaient vers une espèce de petit marais, et dans celui-ci une énorme masse grise était couchée ; le temps d’épauler ma carabine et de tirer et la masse grise se mettait en marche immédiatement, mais pas assez vite pourtant pour que nous n’ayons eu le temps de reconnaître, à notre grande stupéfaction, que nous venions de déranger un hippo de belle taille, que malgré tout le sang qu’il perdait, nous ne sommes pas arrivés à rejoindre et qui aura été crever quelque part dans la rivière. Après toutes ces poursuites manquées, il ne nous reste plus qu’à revenir au camp et à songer au retour, car le temps que nous voulions consacrer à cette partie de la Réserve touche à sa fin, et nos porteurs commencent à avoir besoin de repos. Le portage dans ce coin-ci du Congo est d’ailleurs misérable ; les hommes couverts de plaies et d’ulcères sont tous plus ou moins malades, et après quinze jours de route dans la mauvaise région que nous venons de parcourir, bon nombre d’entre eux sont restés en arrière, incapables de continuer à faire leur service et obligés de rentrer chez eux pour se faire soigner.

Même quand on ne l’aime pas, on doit reconnaître que l’auto sera un bienfait, le jour où La route sera achevée, et où l’on pourra circuler dans toute l’Afrique Orientale sans devoir recourir à la traction humaine ; malgré les inconvénients, dont les moindres seront la disparition de la couleur locale, et la destruction du gibier, un progrès sérieux sera réalisé dans un pays où il n’y a ni chevaux, ni ânes, ni mulets pour vous transporter, mais seulement quelques misérables noirs qui expirent sous le fardeau.


14 février.

Au matin nous quittons les bords de la Rutshuru et nous nous dirigeons en une petite étape de deux heures à peine vers Kashua, l’endroit à topis et à kimputu où nous arrivons à dix heures, alors qu’il fait déjà très chaud. Sur le ciel gris de chaleur, un troupeau de kobs se silhouette au haut d’une colline noire brûlée, comme les bêtes qu’on découpe pour les enfants dans du laiton ou des cartes de visite. Ils sont rangés comme des soldats déployés en ordre de bataille, et me rappellent un troupeau de buffle, vu jadis au Soudan. Pourtant nous ne les attaquerons pas aujourd’hui, car ayant atteint le chiffre des bêtes qu’il nous est permis de tirer dans la Réserve, nous nous contenterons de les observer ; d’ailleurs nous sommes gorgés de viande d’antilope et nous n’avons plus aucune envie d’en continuer le massacre.

À notre arrivée dans le parc Albert, de même qu’au Soudan il y a quelques années, nous avions l’impatience de tirer, ne croyant pas possible que nous continuions à voir du gibier en si grandes quantités, mais ensuite la satiété vous prend, et au lieu de tuer l’on s’amuse au contraire à regarder les bêtes et à les observer dans tous leurs déplacements. On ne songe plus à tirer, si ce n’est pour régler une lorgnette sur une cible vivante, et étudier en même temps l’effet et les qualités des différents calibres employés, ainsi que l’expansion des balles, et si celles-ci sont arrêtées il leur sortie par la’peau extérieure en opposition à leur entrée. Par exemple, j’ai maintes fois constaté la cabrade de l’animal blessé d’un « Blattschuss » suivi d’une charge affolée en plein train, et ne s’abattant que 200 à 300 mètres plus loin. Ainsi, l’ai-je vu faire par les totpis, les hippos et mon buffle No 2 au Soudan.


15 février, 6 heures matin.

Cette nuit à 12 h. 1/2 le lion a passé en rugissant tout près de nos tentes, mais il ne nous a pas laissé le temps d’en sortir et déjà sa chasse l’avait entraîné au loin. Nous aurions eu de la peine à le voir dans l’obscurité, et je suis de plus en plus convaincu, que la capture d’un lion est une affaire de pure chance et de hasard, car ces bêtes, comme tous les fauves d’ailleurs, ne circulant généralement que la nuit, il faut un concours extraordinaire de circonstances pour y réussir.

Le vent qui soufflait en rafales hier soir s’est apaisé et ce matin au lever nous jouissons d’une délicieuse fraîcheur ; espérons qu’elle se prolongera, car nous avons eu perspective la longue étape à travers la plaine qui doit nous mener aujourd’hui aux bords de la Ruindi ; mais déjà le soleil se lève radieux à travers une espèce de buée diaphane qui rappelle celles d’Europe en automne au départ pour la chasse. À l’ouest les montagnes que nous devrons gravir dans deux jours, se couvrent de reflets bleus et roses ; sur le sol, l’herbe rase semblable à des chaumes pelés d’un champ pauvre, prend la teinte et le brillant d’une pièce d’or, et l’astre du jour sortant peu à peu de ses voiles, ne met pas longtemps à reconquérir la nature endormie, et à tout embraser de ses feux. On comprend les peuples qui l’adoraient, car dans la nature primitive, on sent plus fort sa toute puissance et sa beauté, et chaque matin quand il paraît, et chaque soir quand il s’en va, c’est un culte qu’on lui rend en s’inclinant devant sa Majesté…

Mes contemplations sont interrompues par le remue-ménage du départ et dans une petite heure tout aura changé d’aspect : il n’y aura plus de brise rafraîchissante, plus de lumière tamisée, mais un soleil torride sous lequel nous aurons entrepris notre marche haletante vers la prochaine étape.

Mon tippoye marche en tête de la caravane, et nous piquons droit vers l’Ouest à travers la brousse ; nous croisons de nombreux troupeaux de kobs et de topis toujours pareils, tellement que cela en devient monotone. Topis et kobs se rencontrent partout, mais les grands troupeaux sont massés par régions, et alternativement nous passons par des régions de topis pour entrer dans celle des kobs et inversement ; les troupeaux moyens comptent de quarante à cinquante têtes chacun. Souvent mâles et femelles se tiennent en groupes distincts ; les mâles restent beaucoup plus couchés que les femelles, je vois deux kobs mâles qui s’attaquent ; ils ont le port du cerf en miniature, et avancent au trot, La tête haute en fonçant l’un sur l’autre, puis partent en gambadant comme un cheval lâché en prairie, qui pétarade chaque fois qu’on l’approcha et ne veut pas se laisser attraper.

De temps en temps le reste d’un crâne blanchi est le muet témoin d’un drame nocturne qui s’est joué ici ; ce sont surtout les topis moins rapides qui deviennent la proie du lion, et c’est une de leur dépouille que nous rencontrons ainsi, au cours de notre promenade matinale. Une fois aussi nous dérangeons un sanglier attardé dans un buisson, et qui à notre approche se défile dans le lointain en trottinant, mais sinon nous ne voyons que kobs et topis inlassablement. C’est par milliers que la Réserve en fourmille, mais la variété dans les espèces m’a paru moins grande qu’au Soudan, où dans la vallée du Dinder, à côté des gazelles Somering aussi nombreuses que les antilopes d’ici, toutes sortes d’autres animaux se rencontraient fréquemment. Par contre le terrain du parc Albert est beaucoup plus joli, car rien n’arrête la vue dans l’immense plaine qui s’étend entre la Rutshuru et la Ruindi, on voit partout autour de soi, tandis que le Dinder ensablé, est bordé de joncs et de hautes herbes qui coupent l’horizon, et c’est seulement dans les mares isolées qu’on a chance de trouver le gibier rassemblé. À dix heures nous faisons une petite halte à Utëko en vue de la Ruindi ; cinq ou six huttes seulement entourées d’une petite culture donnent asile à quelques indigènes d’aspect misérable ; quand nos hommes sont un peu reposés et rafraîchis, nous reprenons la route et vers onze heures en approchant de la rivière j’aperçois de nombreux cynos qui gambadent dans les arbres de la berge ; j’essaye de les poursuivre mais impossible de les rejoindre, car tandis que le gros de la troupe prend la fuite, des sentinelles postées de loin en loin sur les termitières observent tous mes mouvements et donnent l’alarme dès que je fais mine d’avancer ; je suis obligé d’y renoncer et tandis que je me dirige vers les tentes qui entre temps ont été dressées, j’aperçois encore couché à l’ombre d’un mimosa quelques antilopes qui s’y sont mises à l’abri des ardeurs du soleil de midi et j’entends les femelles de readbuck qui en me voyant sifflent éperdument.

Ceci sera notre dernier camp dans la Réserve, après l’avoir parcourue en tous sens pendant quinze jours, il est temps que nous rendions la liberté au Game Warden qui nous accompagnait, et aussi que nous libérions nos porteurs, que plusieurs caravanes attendent avec anxiété de l’autre côté de l’escarpement. Vers le soir nous recevons avec joie des nouvelles du gros de nos bagages, que nous avions laissés derrière nous à Rutshuru et qui devaient nous rejoindre au moment où nous arriverions à l’escarpement ; le téléphone indigène nous avertit qu’une caravane est campée à peu de distance de la nôtre ; ce sont en effet les précieuses charges que nous avions confiées à l’Administrateur et que nous sommes tout heureux de retrouver.


Ruindi, 16 février.

Ce matin dès six heures nous les voyons défiler en bon ordre, tandis que nous-mêmes préparons le départ : cette fois nous allons dire adieu à la Réserve de chasse et à son aimable gardien, M. Hemeleers qui a tenu à nous accompagner jusqu’à la frontière de son domaine, et que nous ne quittons pas sans un petit serrement de cœur et quelques regrets : sait-on jamais si l’on se retrouvera un jour sur cette terre ? Aussi nos adieux tels ceux de Fontainebleau, furent-ils empreints d’une certaine émotion, joints à la plus franche cordialité. À 8 h. 1/2, ayant ainsi pris congé les uns des autres, chacun tirant de son côté, nous nous mîmes en marche pour aller camper au pied de l’escarpement que nous devons gravir demain seulement. Nous suivons une belle piste dont le tracé ne nécessitera pas de grands travaux pour devenir une route praticable aux autos ; elle est bordée des deux côtés de petits buissons à fruits ronds couleur citron qui forment comme des boules jaunes et me rappellent l’Abyssinie. À onze heures, juste avant d’arriver à Kabasha, l’endroit où nous devons camper, la brousse se fait moins dense et nous traversons une espèce de savane plantée de mimosas, assez clairsemés pour voir le gibier qui s’y tient ; nous apercevons à une certaine distance un bon Waterbuck qui nous regarde et se croit caché par le mimosa derrière lequel il s’est réfugié. Laissant les tippoyes nous attendre sur la piste, nous nous approchons dei notre proie comme des Sioux en rampant et nous dissimulant de notre mieux et tandis que je tue l’animal qui nous a tentés, ma femme tire coup sur coup un kob et un tiang dérangés à leur tour par notre manœuvre et que nous n’avions pas d’abord aperçus.

Ce coin pullule d’ailleurs de gibier et ce même jour à notre promenade du soir alors que je tue encore deux sangliers, ma femme rapporte au camp un superbe Waterbuck, le plus beau de tous ceux que nous ayons tirés. Car comme on sait, les Waterbuck se rencontrent un peu partout en Afrique, se partageant en plusieurs classes selon les régions, et se distinguant par de légères différences dans leur pelage et leur ramure, mais c’est l’espèce typique ici et qui porte le nom savant de Kobus defassa Ugande » qui a incontestablement les pointes les plus effilées.


17 février.

Nous sommes arrivés au pied de l’escarpement qu’il s’agit aujourd’hui de gravir ; nous partons d’assez bonne heure pour éviter la trop forte chaleur dans la montée qui s’annonce assez raide. Dès les premiers pas dans la côte, nous renonçons à nos tippoyes, et préférons la gravir à pied plutôt que d’être balancés dans le vide au gré de nos porteurs. Nous montons rapidement, et à chaque tournant du sentier que nous suivons, la vue se découvre plus étendue ; à nos pieds nous voyons le « Barabara » le chemin que nous avons suivi hier, et qui serpente dans la plaine aussi loin que nos yeux peuvent le suivre ; la savane où nous avons trouvé les Waterbuck s’étend jusqu’à la Ruindi, et me semble devoir être un terrain à buffles tout à fait propice ; puis au delà de la rivière nous jetons un coup d’œil en arrière sur le terrain de la Réserve dont les contours s’estompent et vont se perdre dans les brumes qui couvrent le lac Edouard. La vue est merveilleuse, et nous paye largement de l’effort qu’il nous faut faire pour arriver au haut de la montée. Le sentier est tracé à même le roc, et pareil en maints endroits à un escalier des plus raides, dont les marches seraient taillées dans le granit ; parfois il faut escalader de gros blocs ou se glisser le long d’une paroi, où le pied trouve à peine la place de se poser ; il ne s’agit pas à ce moment de faire un faux-pas ou d’avoir le vertige. Des traces de mica que nous voyons par terre nous révèlent la nature du sol (schiste). Après une heure et demie d’ascension assez pénible, nous sommes à 1.700 mètres et nous quittons enfin la région désertique, et le chaos des rochers que nous laissons en dessous de nous et nous arrivons à une espèce de plateau où nous retrouvons la végétation des montagnes : arbres et fougères alternent ici, et nous sommes tout heureux après ces semaines passées dans la fournaise, de retrouver la bonne odeur des fougères et un vent frais qui nous caresse le visage. La végétation se compose de tuyas et de bruyères arborescentes et me rappelle celle du Gugu et de nos montagnes des Arrousis ; je trouve une érythrée en fleurs (de la famille des gentianes) à 1.825 mètres à côté du rest-house perché sur la colline, d’où la vue a beaucoup d’analogie avec celle que nous avions de nos tentes dressées sur les hauteurs de Tchollé au Cramseri. L’endroit où nous campons s’appelle Kabasha de même que celui d’où nous venons, ce qui fait supposer que tous deux appartiennent au même chef de ce nom, et tandis que nous nous installons, le Capita auprès duquel je me suis fait informer vient nous dire qu’il y a des buffles dans la région et que la veille même on en a vu un troupeau de cinquante. Rendu méfiant par mes expériences précédentes, je l’ai envoyé en tournée de reconnaissance et quand à 2 h. 1/2 il est revenu en me disant qu’il avait posté une sentinelle devant les buffles, malgré la fatigue, suite de notre ascension du matin, je me suis laissé tenter par l’aspect du pays, montagnes récemment incendiées avec des marais verts à hauts roseaux non brûlés dans les vallons, et je me suis décidé à suivre le guide du capita. Me traînant derrière lui, nous avons d’abord pris un sentier dans la brousse qui dévalant de la colline nous a menés à un fond couvert d’herbes et de roseaux, puis nous avons successivement passé par trois marais. Arrivé là, le noir posté en sentinelle m’a signalé quatre éléphants qui circulaient dans la brousse à quelques centaines de mètres et j’ai heureusement deviné que le troupeau de buffles n’avait été qu’un leurre et qu’un appât pour m’amener à tirer de la viande pour le village. Aussi ne me suis-je approché des éléphants que comme question de les regarder, car quand ils sont en bande et que leur nombre dépasse deux ou trois, il n’y en a généralement jamais de très beaux parmi eux. Au bord d’un quatrième marais que je n’avais pas vu d’abord, mais que je soupçonnais, j’arrivais enfin à voir distinctement les éléphants, que les noirs m’avaient signalés ; mais tandis que je les regardais et me convainquais que leurs défenses ne valaient pas le coup de fusil, tout à coup à ma gauche, à environ quatre-vingts mètres j’ai vu émerger des roseaux, un énorme buffle solitaire, qui me regardait de trois quarts de face. Il était couvert y compris les cornes, de plaques de vase brillante et avait l’air féroce à souhait. J’avais heureusement mis dans ma 416 des balles pleines pour l’éléphant, et quand je tirai, sur ma première balle entrée dans la poitrine de face, il a fait demi-tour et est parti au galop ; l’entrevoyant passer a cent vingt mètres, dans un clair de roseaux, j’ai encore en la veine de lui flanquer une deuxième balle en plein corps, sur, quoi il a entièrement disparu de mon horizon visuel. En même temps mes regards étaient attirés par un spectacle inattendu. À trente mètres de moi, ont surgi un à un les quatre éléphants, me contemplant, allant et venant dans le petit marais avant de se décider à partir. Lorsque le dernier eut disparu, je me suis mis à la recherche de mon buffle blessé et je le trouvai raide mort à la place même où je l’avais perdu de vue. Toute la masse de la bête était monstrueuse : on aurait dit un hippopotame mort et la houe grisâtre dont il était couvert complétait cette illusion Je retournai au camp par mes trois marais, pour prendre ma femme, la bête étant digne d’être vue et photographiée, ainsi que le monde nécessaire pour la dépiauter. À la nuit tombante, nous étions revenus à la place du drame, et pendant qu’on dépeçait l’animal, il a fallu allumer des feux pour écarter les éléphants qui étaient revenus entre temps et voulaient absolument assister au spectacle, ce qui inquiétait fort les hommes et surtout les jeunes personnes qui les avaient suivis avec des paniers pour emporter la viande. Entre temps j’avais été voir après le soi disant troupeau de buffles ; les traces étaient anciennes, et malgré cela, me montrant au loin une colline, le Capita a voulu me faire croire que les buffles avaient fui dans cette direction après mes coups de feu. Et voilà comment j’ai tué mon meilleur buffle, par le plus grand des hasards pour avoir voulu me convaincre que les éléphants ne valaient pas la peine d’être tués. Et mon buffle est un « record » non seulement parce qu’il est le meilleur de mes dix buffles, Soudan compris, mais parce qu’il se classe parmi les records, nombreux d’ailleurs de buffles, la classe dépendant d’une série de facteurs, qui ne se trouvent jamais réunis en un seul exemplaire. La largeur des pallettes (dessus des cornes) en est l’un des essentiels ; le mien à 28 cms = 10 4 y 5 inches, 11 1/4 étant ce qui existe de plus large.

Je suis donc justement fier et heureux de mon coup de fusil et de ma réussite d’aujourd’hui, car sortant de la Réserve de la Ruindi où j’avais en vain cherché les buffles énormes dont parlent les auteurs d’il y a dix ans, je désespérais de rencontrer encore l’exemplaire unique qui devait mettre le sceau à ma collection, et c’est par le plus grand des hasards que je le trouvai sur mon chemin dans les montagnes qui dominent la plaine de 1.000 m. ; et c’est ainsi qu’il y a un Dieu pour les chasseurs, et que la vertu finit toujours par être récompensée.


18 février.

Cette nuit, pluie et vent terrible : nos tentes ont bien failli être emportées par la tempête, et ce matin le temps est frais, même froid sur les hauteurs où nous sommes parvenus, 1.850 mètres d’altitude, car nous avons enfin atteint la fameuse crête Congo Nil. À 9 h. 1/2, le soleil ayant reparu, nous plions bagages et chargeons la tête du buffle ce qui donne lieu à une petite lutte avec les porteurs qui ne veulent pas s’en charger, et il faut recourir finalement à deux femmes du village, qui consentent à la porter, tous les hommes ayant pris la fuite par paresse.

Nous traversons un pays de Matétés et de brûlés coupés de marais entre les vallonnements ; ces brûlés sont en partie ceux dont nous voyions de loin les incendies il y a huit jours de Kabaré, au bord du lac Edouard ; là où le feu à épargné la végétation, des euphorbes en fleurs font comme des taches de sang et de rubis et toute la contrée a le même aspect que le Walaga que j’ai jadis visité. Au col nous jouissons d’une vue splendide : à gauche à nos pieds se déroule un immense pays de montagnes encore inexplorées et comme personne n’y a pénétré jusqu’à présent on le dit peuplé de cannibales ?


19 février.

Nos hommes s’étant déclarés fatigués, et l’étape étant encore trop longue pour arriver en une fois à l’embranchement de la route où nous devons retrouver l’auto, nous avons dressé nos tentes en pleine montagne et campons sur un éperon d’où la vue est merveilleuse. De nouveau un violent orage a éclaté cette nuit, mais ce matin le spectacle est féerique ; en dessous de nous, au Sud, une mer de nuages nous cache la vue des montagnes mais un ciel bleu turquoise nous environne de toutes parts, et le soleil levant nous baigne de ses premiers rayons ; on a l’impression de nager dans l’espace, impression qu’on n’a qu’en Suisse au haut des montagnes ou en aéroplane quand on vole au-dessus des nuages. De temps en temps un nuage se détache et passe le long de nous et nous nous trouvons environnés de brouillard, mais le soleil a vite fait de transformer celui-ci en buée transparente et dorée. Peu à peu à l’horizon les sommets des montagnes émergent tour à tour de l’océan floconneux et forment bientôt une ligne noire ininterrompue, tandis que plus près de nous pointent deux îles, hérissées chacune d’un arbre solitaire, qui par leur forme et leur descente abrupte dans l’ondoiement des nuages, rappellent le groupe des îles Stromboli qui piquent leurs têtes hors de la Méditerranée et qu’on salue au passage à chaque nouveau voyage.

Sur notre presqu’île en éperon qui a la forme d’une proue de navire, nous pourrions nous croire nous-mêmes, à l’avant d’un super-transatlantique mastodonte fendant les vagues vers des rivages inconnus, tellement notre terrassa improvisée me rappelle un pont de navire. Juste au centre de l’avant, un arbre décharné joue au mât de misaine, et jusqu’aux deck-chairs qui nous servent de sièges complètent l’illusion.

Le soleil monte plus haut, il va être 7 heures et il faut s’arracher au spectacle, et songer au départ : adieu aux rêves dans l’espace, la vie matérielle reprend ses droits, et il faut accomplir tous les rites qui chaque matin sont le complément inévitable de la levée du camp : d’abord déjeuner, puis rabattre les tentes, fermer les caisses récalcitrantes sur lesquelles nos porteurs, j’allais dire nos matelots, s’élancent pour nous les arracher sans attendre qu’elles. soient prêtes. Tous les matins ainsi chacun d’eux se précipite jalousement sur sa proie de la veille, craignant que son, voisin ne lui enlève une charge à laquelle il est habitué depuis trois semaines, et qu’il croit plus légère.

Depuis huit heures le brouillard tout à coup est monté et nous entoure d’un manteau ouateux et humide, tandis que le beau soleil de tantôt ne forme plus, pareil à son frère d’Europe, qu’un halo jaunâtre au-dessus de nous. Mais ce e sera pas long et bientôt il va taper drû. C’est tellement vrai que pendant que j’écris cette phrase, déjà la coupole du ciel se dégageant des nuages, bleuit à vue d’œil, et les rayons du soleil viennent me caresser le visage. Vite, remettons notre casque, oublié un instant, car être sans casque serait dès ce moment déjà dangereux et peut-être mortel, en exposant son crâne nu aux rayons redoutables qui vous broient.

Nous nous remettons en route, et quand nous arrivons au col, de nouveau la mer de nuages de ce matin s’est reformée sous nous et nous cache les pays inconnus vers lesquels nous dévalons et dont seulement quelques vagues contours se dévoilent ; nous-mêmes cheminons en plein soleil parmi les hautes herbes humides de rosée et les fougères trempées et ornées comme chez nous de fils de la Vierge dans lesquelles le tippoye promène et baigne mon assise ; et nous assistons au spectacle inoubliable et rare d’un brouillard dans les montagnes des tropiques.

Le tracé de la future route contourne le flanc de la montagne de serpentins inattendus et ci et là forme des arabesques déroutantes. Levant le nez de dessus mon bloc-notes, je vois le tippoye de ma femme avec son parasol aux larges couleurs italiennes, à la même hauteur vis-à-vis de moi, de l’autre côté du ravin et toujours dans les fonds, coupant la verdure d’une blessure saignante, les euphorbes aux coraux flamboyants y font une merveilleuse tache de couleur. Nous jouissons de l’enchantement d’un matin radieux de toute la beauté de la lumière des tropiques sans ses ardeurs et ses souffrances, et ce sont de ces moments qui paient largement toutes les peines endurées, tout cornue la mort du buffle ou de l’éléphant après la dure traversée des marais, vous récompense de l’effort accompli.

De bonne humeur, j’achète à Mapuli (surnommé Mirabeau à cause de sa faconde inépuisable) sa boîte en bois qui lui sert de nécessaire de voyage, et que je paye sans discuter les 20 francs qu’il a demandés, n’ayant jamais cru à pareille aubaine.

Devant moi en file indienne, la caravane fend les hautes herbes d’une allure inconnue jusqu’aujourd’hui, sentant qu’après ce dernier safari s’approche le repos et la paye. Il est incroyable de constater ce qu’ils savent encore marcher, les bougres, et ils nous l’avaient soigneusement cachée jouant au malade pour raccourcir les étapes et faire alléger les charges. Tous les jours depuis trois semaines ils nous ont joué la même comédie, mimée avec les mêmes gestes apitoyants, puis à force de prières et de menaces, ils se remettaient en route pour recommencer le même petit jeu un peu plus loin. En ce moment ils ne savent pas, les pauses porteurs, qu’au bout de la route deux blancs les attendent, et que l’homme de police qui m’accompagne, est chargé du message de les reconduire à Rutschuru, tout fatigués qu’ils sont, avec de nouvelles charges et de nouveaux maîtres à servir. Ce sont le Prince et la Princesse Sapieha, des Polonais, qui, faisant le voyage en sens inverse du nôtre, vont prendre pour descendre vers le lac Kivu la caravane qui nous a amenés. À cause d’eux, et pour ne pas faire trop piètre impression, je me suis rasé et brossé et vêtu de kaki frais, lavé au ruisseau dès le matin. Vis-à-vis de la concurrence, il faut se donner les gants d’avoir conquis tous ces beaux trophées qui ornent les têtes de nos porteurs, en se jouant, sans bosses ni déchirures. D’ailleurs on oublie très vite soi-même, après la réussite, toutes les fatigues et les mécomptes par lesquels on a passé.

Partis à 8 heures nous arrivons à 10 heures au rest-house de Kagena où le Sultan Shabane nous dit qu’il y a encore trois heures de marche jusqu’à Kassanga. Nous laissons reposer les hommes et déjeunons nous-mêmes pendant les heures torrides de la journée et vers 2 heures nous nous remettons en route pour franchir cette dernière étape. Le pays a encore changé d’aspect et me rappelle les montagnes italiennes par leurs croupes arrondies et leurs vallonnements moutonneux ; involontairement je pense à Pérouse, à Assise ou à Gubbio et je me crois transporté loin d’Afrique, au centre des montagnes d’Ombrie ou de Toscane. À gauche des collines vertes couronnées d’eucalyptus sont coupées de plaques foncées et chaudes qui ne sont autres que des brûlés mais qui de loin ont l’aspect de terres labourées. De nouveau le manque complet de bétail surprend ici dans ce paysage quasi-européen où des fougères énormes en quantités invraisemblables mais juste les mêmes que celles de nos pays, complètent l’illusion.

Vers 5 heures nous avons aperçu quelques huttes et quelques tentes se profiler au loin sur la côte opposée à celle sur laquelle nous-mêmes venions de déboucher, et abandonnant nos tippoyes et la route en lacets qui devait nous y mener, nous avons piqué droit à travers la vallée pour remonter à pied de l’autre côté et arriver à Kassanga avant la nuit.


Kassanga (1.800 mètres), 20 février.

Nous voici parvenus à l’amorce de la route, le fameux kilomètre 87 où s’arrêtent les travaux qui doivent être terminés d’ici deux ans, et relier Beni à Rutschuru. Ce sera fini alors dans, cette région, du portage à dos d’home et des longues randonnées en tippoye que nous venons encore de pratiquer pendant vingt jours, et le pays silloné par des automobiles, de toutes marques sera devenu la proie du grand tourisme international : il y perdra certainement de son charme de sauvagerie, mais pour les blancs, pressés de se rendre d’un point à un autre, et surtout pour les pauvres noirs, délivrés d’une horrible corvée, ce sera certainement un très grand progrès réalisé.

Pour le moment notre tente est piquée sur la route même qui demain ou après-demain au) plus tard, sera livrée au trafic journalier de l’auto, qui gagne ainsi peu à peu sur la brousse. J’écris, appuyé sur l’Equateur, qui sépare exactement deux hémisphères et deux mondes différents : d’un côté celui de la brousse, des porteurs et des tippoyes, de l’autre celui des routes, des autos et du smoking.

Nous venons d’entrer dans l’Ituri : de la plateforme de la nouvelle route qui va nous conduire à la civilisation, nous voyons encore le vallon qui forme la limite du Kiwu si varié que nous quittons, et je rêve aux lacs, aux volcans, aux mines d’or, au café que nous laissons derrière nous. Pays de contrastes violents, où dans le Sud on jouit du meilleur climat d’Afrique, alors que dans le Nord, dans les plaines du lac Edouard, il passe pour être le plus malsain ; pays peuplé d’un côté par des travailleurs et des pygmées, eu grand nombre, abandonné de l’autre, et où de rares huttes clairsemées donnent abri à une population misérable et rachitique. Pays témoin des héroïques combats de 1917, pays plein d’enthousiasme et de promesses : les tiendra-t-il ? Mais la réussite minière trop rapide serait un mal pour le pays, car elle y tuerait un essor agronomique très certain et nécessaire à un Congo déjà trop industrialisé, et où la prépondérance des grosses entreprises est un danger par la hausse des salaires. Si toute la main-d’œuvre est drainée vers les exploitations aurifères et d’autres analogues, le banque de bras se fera sentir fatalement dans l’agriculture et menacera de ruiner cette branche de l’économie coloniale. Et pourtant la situation des premiers colons mérite d’être prise en considération, et parmi eux les missionnaires qui depuis le début ont présidé aux destinées de la colonie, et tant contribué à son développement, devraient être protégés contre le flot envahissant des nouveaux chercheurs d’or. Pour quelques-uns, habiles à profiter de la conjoncture, il aura évidemment des compensations ; la valeur des terrains près des centres surtout, sera décuplée, et celle des plantations augmentera forcément aussi ; de même pour ceux qui sont sur place, l’argent réalisé permettra d’entrer, connaissance de cause, dans les affaires nouvelles et d’être les premiers à pouvoir acquérir des concessions. Mais la plupart des anciens colons verront certainement leur situation diminuée par suite de l’immigration exagérée des dernières années, et il n’est pas étonnant qu’ils s’y montrent franchement hostiles. D’ailleurs comme en Europe, la spéculation n’est pas restée étrangère à ce mouvement, et déjà on signale plus d’un krach parmi les nouveaux acquéreurs. Car il y a, et il y aura toujours, deux types de planteurs bien distincts : ceux qui comme le Prince de Ligne ont comme idéal de créer une œuvre de longue durée, et ne craignant pas d’y engager pour réussir même une partie de leur fortune ; et les aventuriers, dont le type devient malheureusement chaque jour plus fréquent, qui plantent dans le seul but de jeter de la poudre aux yeux, et n’ont qu’un objectif, revendre au plus vite avec bénéfice, les terrains défrichés pour aller tenter leur chance ailleurs et s’enrichir au plus vite par des spéculations heureuses. C’est tout un monde qui s’agite ici et il est difficile de prévoir ce qu’il en sortira. Et involontairement je pense à un livre que j’ai étudié dans le temps où je m’occupais à la Chambre de questions sociales, et qui s’intitulait Belgique, terre d’expérience, et je suis tenté à mon tour de dire : « Kiwu, terre d’expérience », en présence de tout le mystère que recèle cette province du Congo, la plus belle et la plus fertile de l’immense Empire, et dont l’avenir seulement nous dévoilera ce qui s’y cache.

Nous avons organisé un déjeuner sous la tente, auquel nous avions convié nos voisins les Polonais dont j’ai déjà parlé : le Prince et la Princesse Léon Sapieha, qui ont leur propriété à Krasiczyu près de Premyshl en Galicie, connaissances utiles et agréables à connaître et à cultiver, et qui nous ont renseigné de bons cerfs à tuer au brâmage pour le jour où, trop vieux pour l’Afrique, nous nous rabattrons sur les chasses d’Europe. Après un repas pris fraternellement avec nous, ils viennent de repartir pour le Sud, emmenant nos porteurs avec eux, pendant que nous attendons le retour de l’auto, qui arrivée hier à point nommé pour nous emmener vers le Nord, est repartie ce matin avec la moitié de nos charges, et doit revenir nous prendre nous-mêmes pour nous mener à Lubero. Et pendant que je me livre aux réflexions que j’ai développées plus haut, tout à coup, sans que rien ne nous y ait préparés, un orage d’une violence inouïe vient m’en arracher ; en un clin d’œil nous nous trouvons pris au centre de la tornade, tandis que les éclairs suivis de coups de tonnerre retentissants sillonnent le ciel sans discontinuer ; une pluie torrentielle mêlée de grêlons comme j’en ai rarement vus, alternant avec des rafales de vent, secoue impitoyablement nos tentes qui à chaque instant menacent d’être arrachées avec les piquets qui les retiennent. C’est miracle qu’elles résistent, et heureusement l’ouragan n’est pas de longue durée et s’en va presque aussi vite qu’il était arrivé. Le calme renaît, le ciel se dégage des lourds nuages qui, il y a un moment seulement, l’obscurcissaient tout entier, et des lueurs roses au couchant nous annoncent que pour aujourd’hui la nature s’est apaisée : une femme passe devant nos tentes portant son gosse assis à califourchon sur sa hanche, et une cruche sur sa tête ; elle va chercher de l’eau au ruisseau pour préparer la soupe du soir, et nous allons rendre visite aux contremaîtres chargés des travaux de la route, MM. Corin et Rossignon qui nous offrent le whisky traditionnel et nous apprennent les dernières nouvelles de la brousse : il paraît que l’auto chargée de nos bagages a versé dans un fossé, et que le chauffeur, assez mal arrangé, a dû être hospitalisé en cours de route : j’avais bien dit que le seul animal vraiment dangereux dans ces parages était l’automobile !