Chateaubriand et la Guerre d’Espagne/01

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CHATEAUBRIAND
ET
LA GUERRE D’ESPAGNE

I
LES CONFÉRENCES DE VIENNE ET LE CONGRÈS DE VÉRONE

On s’accorde généralement à reconnaître aujourd’hui, même parmi les personnes hostiles au principe et au gouvernement de la Restauration, que sa politique extérieure fut bienfaisante pour la France. Dans la première partie de ces quinze années, les hommes qui la dirigèrent réussirent à libérer le territoire national deux ans plus tôt que les traités de 1815 ne l’avaient fixé, et à diminuer par des concessions successives le fardeau de l’occupation étrangère. Le nom du duc de Richelieu demeure attaché à la conservation de quelques-unes de nos provinces, que son aïeul, le grand cardinal, avait eu l’honneur d’annexer à la France. C’étaient les seules épaves que nous pouvions espérer de conserver après le naufrage du premier Empire. Mais, du moins, si nous devions renoncer aux rêves d’une gloire immense et trop rapide pour être durable, la Royauté restaurée avait le droit de dire qu’elle retrouvait sans amoindrissement le territoire légué au pays par ses ancêtres.

Cette grande œuvre accomplie, l’ère des difficultés les plus sérieuses commençait. Il s’agissait de gouverner avec et contre des passions intérieures et extérieures, qui désiraient se servir du pouvoir royal comme d’un instrument, pour satisfaire des rancunes et exercer des représailles, explicables au point de vue de l’esprit de parti, mais inadmissibles dans l’intérêt général de la nation. L’étranger, de son côté, ne voulait pas se dessaisir de la tutelle morale sous laquelle il prétendait maintenir la France. Si, après la première invasion, il s’était contenté de l’abdication de l’Empereur et de l’abandon de ses conquêtes, on ne pouvait attendre de sa part, après le retour de l’île d’Elbe et la bataille de Waterloo, le même désintéressement. Nous devions sentir peser sur nous, pendant plusieurs années, la pression de l’ancienne coalition qui nous avait vaincus et demeurait, par suite, odieuse au patriotisme national. C’était la seconde partie et la plus difficile de l’œuvre de la Restauration, parce qu’elle l’amenait, si elle voulait donner satisfaction au sentiment du pays, à s’affranchir le plus tôt possible de cette influence occulte du dehors et à se séparer, en même temps, dans les Chambres françaises, des hommes qui avaient été dans le pays, et dans l’exil, ses plus fidèles, sinon ses plus éclairés partisans. Il y avait là une double difficulté. Et cependant, sous le règne de Louis XVIII et pendant le ministère Villèle, elle était parvenue à résoudre ce problème par un concours de circonstances où son habileté fut égale à sa prévoyance. Les résultats en furent considérables, à l’intérieur comme à l’extérieur. En 1824, après l’expédition d’Espagne, nous voyons le gouvernement du roi à la tête d’une majorité considérable dans la Chambre des députés, la rente française au-dessus du pair, et notre indépendance reconquise au dehors s’affirmer, quelques années plus tard, par deux succès : l’affranchissement de la Grèce et la conquête d’Alger.

Ces résultats n’auraient pu se produire, si la diplomatie de la Restauration n’avait été à la fois prudente et capable d’initiative. Il lui était impossible, sans doute, d’entrer en lutte avec les puissances qui l’avaient restaurée. Elle n’était pas assez forte pour se poser en antagoniste des principes qui, d’ailleurs, étaient les siens comme ceux de tous les trônes. Mais ce qu’elle pouvait faire et ce qu’elle réussit à accomplir, c’était, — tout en s’associant à la pensée morale des Souverains, et à leur alliance contre les idées de la révolution, dont elle-même était l’antagoniste nécessaire, — de dégager nettement l’intérêt français et, retournant la position prise au début contre nous, de faire souhaiter à nos anciens ennemis le succès que nous tenions à assurer par nous-mêmes. Ce fut son œuvre et, à notre avis, elle ne pouvait rien faire qui fût mieux en rapport avec les nécessités de sa situation et celles de son origine.

Tout cela n’est plus guère contesté, du moins en principe, même par ceux dont les pères ont, autrefois combattu et renversé Charles X. Un seul point de cette période d’histoire diplomatique est encore sujet à discussion, parce que l’esprit de parti y a mêlé une question intérieure et a concentré tous ses efforts pour la dénaturer. C’est le rôle joué par la France au congrès de Vérone. La guerre d’Espagne, qui en a été la conséquence plus ou moins directe, ayant abouti au rétablissement sur le trône de ce pays d’un des plus tristes souverains dont l’histoire contemporaine fasse mention, et le gouvernement du roi Charles X ayant lui-même succombé sept ans plus tard dans un déplorable coup d’Etat, le parti victorieux en 1830 a eu toute latitude pour réunir les deux œuvres dans une réprobation commune. On ne voulut plus se souvenir que des anathèmes du général Foy et des discussions violentes qui amenèrent à la Chambre des députés l’expulsion de Manuel. On essaya même de faire de la Non-intervention une sorte de dogme politique absolu. Sous l’inspiration du prince de Talleyrand, allant à Londres, comme ambassadeur de la monarchie de Juillet, pour y combattre l’Europe moralement coalisée contre le gouvernement nouveau, cette théorie fut proclamée comme la base nécessaire des relations internationales. Il n’y avait rien sans doute de mieux à faire que de l’accepter à ce moment, où nous étions faibles vis-à-vis de l’étranger, et ce fut un véritable succès pour notre ambassadeur. Si la reconnaissance de ce principe nous interdisait, à la vérité, de nous annexer moralement la Belgique, en acceptant la couronne qu’elle offrait au duc de Nemours, il nous permettait au moins de faire décréter son indépendance. C’était bien quelque chose, et la principale pièce que fournissait à l’habile avocat du gouvernement de Juillet son nouveau portefeuille politique, composé, selon son habitude, en vue des besoins du jour : En venant à Londres, il avait fermé l’ancien où il aurait pu retrouver le principe de l’intervention, dont il s’était servi quinze ans plus tôt, au congrès de Vienne, comme ambassadeur du roi Louis XVIII, pour faire mettre au ban de l’Europe le revenant de l’île d’Elbe et détrôner Murat. Mais les temps avaient marché et la Non-intervention prévalut, avec la traduction, pour les profanes, de : Chacun chez soi, chacun pour soi, qu’en fit M. Dupin pour la Chambre des députés. Dès lors, le congrès de Vérone et l’expédition d’Espagne furent enveloppés dans la même réprobation. La légende était créée : on en a vécu depuis lors ; et il fallait être un peu téméraire pour justifier une entreprise frappée d’un tel discrédit.

Chateaubriand l’a essayé, pourtant, en 1838, dans son ouvrage sur le Congrès de Vérone : mais le succès n’a répondu qu’imparfaitement à son attente ; et on le comprend, quand on le lit. Il défendait son œuvre et, à ce moment, les passions étaient trop excitées contre la Restauration pour qu’on lui tînt compte de ses efforts. Et puis, il la défendait avec ses armes habituelles, une ironie hautaine, un parfait dédain de ses adversaires et cette magie de style qui, dans un ouvrage historique, met en garde contre l’authenticité parfaite des souvenirs. Sa personnalité, comme toujours un peu débordante, n’acceptait d’ailleurs la possibilité d’aucune faute. Ce n’était peut-être pas le meilleur moyen de convaincre des lecteurs, qui ont naturellement l’esprit doux, comme tous les gens désintéressés, et vous savent le meilleur gré de les persuader sans violence. Il avait, en outre, bien des ennemis, même parmi ses anciens amis. La Restauration pouvait penser de lui comme le poète :


Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal.
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.


Il ne réussit donc pas complètement dans sa tâche et la légende contraire a continué de prévaloir.

Et cependant, aujourd’hui, en relisant son ouvrage et ses Mémoires d’Outre-Tombe et les confrontant avec d’autres documens contemporains, même avec les Mémoires de M. de Villèle, on demeure convaincu que Chateaubriand a désiré le ministère pour réaliser ce qu’il n’a pas craint d’appeler sa grande idée et même la plus grande idée du siècle, formule présomptueuse sans doute, mais qu’un homme de sa valeur n’aurait pas osé soutenir, quinze ans après les événemens, avec pièces à l’appui, s’il n’avait pas cru pouvoir la justifier. Quelle était donc cette grande idée ? Voyons-en la genèse et le développement.

Ce qu’il voulait, lui et le gouvernement du roi Louis XVIII, mais lui d’abord, nous croyons pouvoir le démontrer dans le cours de ce récit, c’était précisément le contraire de ce que lui ont reproché ses adversaires. Non seulement, il ne désirait pas que la France se mît à la remorque de la Sainte-Alliance, comme on la dit injustement, mais il souhaitait de l’affranchir, par son intervention en Espagne, du joug qui pesait sur elle depuis 1815. Il voulait rendre au gouvernement des Bourbons une armée disciplinée et fidèle, nécessité de premier ordre après les cruels malentendus qui, depuis la chute de l’Empire, avaient séparé la France militaire en deux camps ennemis. Cette armée, une fois refaite et dans les mains du Roi, permettait à la Restauration de reprendre vis-à-vis de l’étranger une indépendance d’allures qu’elle avait perdue, et au gouvernement royal de se défendre à l’intérieur contre les sociétés secrètes françaises, qui donnaient la main aux Carbonari d’Italie, aux Illuminés d’Allemagne, et aux Communeros d’Espagne, pour combattre la légitimité. Le gouvernement du Roi devait sortir de cette lutte plus fort et plus uni, et les oppositions coalisées jusqu’alors contre lui dans le Parlement, perdre tout espoir de le renverser. — Voilà l’idée de Chateaubriand, qui fut un moment réalisée, et on ne peut méconnaître que son passage trop court au ministère n’y ait contribué pour une bonne part.

Mais, dira-t-on, en agissant ainsi, il suivait plus ou moins la politique des puissances alliées qui avait prévalu à Vérone par la signature du casus fœderis et le projet du rappel simultané des quatre légations de Madrid. Il se rendait donc, dans une certaine mesure, le complice de la Sainte-Alliance, en servant directement ses vues contre l’Espagne révolutionnaire. Il se laissait envelopper par ce souffle de réaction politique, primitivement dirigé contre la France, qui venait de se manifester récemment contre l’Italie, aux congrès de Troppau et de Laybach, et dont l’empereur Alexandre, sous l’influence plus ou moins directe du prince de Metternich, s’était constitué le représentant. — La réponse est aisée. Chateaubriand n’était pas alors l’ami d’Armand Carrel et de Béranger qu’il est devenu plus tard ; il était l’adversaire naturel de leurs idées. Il servait la Royauté, dont la France avait accepté le rétablissement. Ministre de Louis XVIII, il devait se préoccuper, avant tout, des moyens de défendre à l’intérieur et de fortifier au dehors le gouvernement qu’il avait acclamé dans des écrits inoubliables. Or, il est certain qu’après le succès de l’expédition du duc d’Angoulême, et même aussitôt qu’elle fut décidée, la Royauté trouva dans le pays pour la soutenir une force qui permit à M. de Villèle de gouverner pendant six ans sans difficultés sérieuses et aurait, même après la chute de cet habile ministre, assuré peut-être l’existence de la Restauration, si les idées de Chateaubriand, qui étaient celles de MM. de Martignac et de La Ferronnays, avaient définitivement prévalu dans ses conseils.

Quant à la prétendue intervention des puissances étrangères, la vérité est que l’expédition d’Espagne fut faite d’accord avec la Russie, mais malgré l’opposition très vive de l’Angleterre, qui ébauchait même, à ce moment, un traité de commerce avec le gouvernement révolutionnaire espagnol, et le mauvais vouloir non dissimulé de l’Autriche et de la Prusse, dont la politique était alors à peu près associée. M. de Metternich ne voulait assurément aucun bien aux révolutionnaires d’Espagne. Il les détestait même cordialement ; mais il craignait d’abord l’intervention armée de la France qui, victorieuse, aurait retrouvé son ascendant en Europe, comme le fait le démontra, et, vaincue, aurait été la victime de la révolution dont il redoutait, avant tout, la contagion. Son secret désir était que l’action des puissances en Espagne fût collective, purement morale, ou, si elle devenait effective, que la France n’y fût pour rien. Il aurait préféré dans ce cas l’intervention russe à toute autre ; mais, comme il en pressentait les difficultés, il ne souhaitait réellement qu’une action diplomatique de toutes les puissances. On ne s’expliquerait pas autrement l’accueil d’une bienveillance exceptionnelle qu’il fit, à la fin du congrès de Vérone, au banquier Ouvrard, uniquement parce que le célèbre financier lui avait proposé les moyens de venir efficacement en aide à la régence royaliste espagnole, qui s’était constituée à Urgel pour la délivrance du Roi et dont le succès, s’il s’était produit, aurait pu empêcher notre expédition.

La France n’eut donc dans cette campagne de quelques semaines qu’un seul appui au dehors, très décidé, très énergique même, mais dont le concours empressé respecta toujours son indépendance : ce fut l’empereur Alexandre. Les autres grandes puissances nous furent toutes moralement hostiles. J’ajouterai que, depuis cette époque, les relations de la France et de la Russie demeurèrent sur un pied d’intimité réelle jusqu’à la révolution de Juillet. Tout le monde sait aujourd’hui, — bien qu’on ait un peu exagéré les faits, dans ces derniers temps, — que l’empereur Nicolas Ier, successeur de l’empereur Alexandre Ier, étant en guerre avec la Turquie, et ne faisant d’ailleurs que confirmer d’autres ouvertures antérieures à son règne, chargea le duc de Mortemart, ambassadeur du roi Charles X, de proposer, en 1829, au prince de Polignac un projet de partage de l’empire ottoman. Ce projet n’était, à la vérité, qu’une ébauche, et nous n’aurions pas été seuls à bénéficier, en cas de décès, des dépouilles de « l’Homme malade », car toutes les puissances en auraient eu leur part ; mais si la paix n’avait pas été signée à Andrinople, il aurait pu nous procurer des compensations territoriales importantes, en retour des avantages que la Russie aurait obtenus en Orient.

C’est cette alliance avec ces conséquences que Chateaubriand avait en tête, quand il alla à Vérone, et dont il posa en partie les fondemens, pendant son ministère, par l’expédition d’Espagne. Il n’était pas le seul, du reste, à la vouloir. Les hommes politiques de la Restauration, sauf le prince de Talleyrand, furent tous à peu près fidèles à la même pensée. M. de Montmorency, prédécesseur de Chateaubriand aux affaires étrangères, et surtout M. de la Ferronnays, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, se constituèrent au congrès de Vérone, à quelques nuances près, les interprètes de la même politique. M. de Villèle, lui-même, d’abord hostile à une expédition qui dérangeait l’équilibre de son budget, une fois engagé, n’hésita pas plus tard à se féliciter des résultats obtenus, lorsque les élections nouvelles lui envoyèrent une énorme majorité ministérielle. Sa correspondance en fait foi ; mais il n’est que juste de reconnaître que Chateaubriand fut plus qu’un autre le partisan d’une idée qui procura à la Restauration d’importans avantages, au dedans et au dehors, et aurait pu, si ce gouvernement avait duré, lui en ménager d’autres plus grands dans l’avenir.

L’Histoire de la Restauration, de M. de Viel-Castel, fait connaître une grande partie des incidens diplomatiques auxquels je viens de faire allusion. Mais il n’avait pas assisté au congrès de Vérone ; la personnalité de Chateaubriand lui était fort peu sympathique, ainsi que j’ai pu m’en convaincre moi-même dans plusieurs entretiens confidentiels. Son livre laisse voir mieux encore la sévérité avec laquelle il jugeait les faiblesses du grand écrivain. D’ailleurs, le libéralisme d’esprit de M. de Viel-Castel, qui l’associa plus ou moins intimement à la pensée du gouvernement de Juillet et aux personnages marquans de ce régime, ne lui permettait pas de juger, au même point de vue que l’opinion royaliste de 1823, les mobiles qui avaient déterminé notre intervention en Espagne. Il faut donc, malgré ses efforts d’impartialité, ses hautes lumières et sa parfaite bonne foi, chercher ailleurs que dans son histoire si l’on veut comprendre la pensée de Chateaubriand et celle des hommes qui s’associèrent alors à sa politique.

Il était nécessaire d’avoir, pour contrepoids aux assertions des uns et des autres une sorte de journal intime, non destiné à la publicité, qui permît de savoir exactement ce qui s’était passé à Vérone et à Paris quand les ministres étaient revenus du Congrès, avant la discussion à laquelle donnèrent lieu, dans nos Chambres, les crédits demandés pour notre expédition. Le hasard m’a permis de trouver ce que je cherchais dans un ensemble de notes écrites au jour le jour par mon père, alors premier secrétaire de l’ambassade de M. de La Ferronnays, avec lequel il entretint toujours depuis des rapports d’intimité et qu’il avait accompagné à Vérone. J’ai également eu communication d’un travail analogue fait par le comte de Bois-le-Comte, second secrétaire de l’ambassade de M. de La Ferronnays et qui, chaque soir, ainsi qu’il me l’a dit lui-même, mettait par écrit, et quelquefois sous la dictée même de son ambassadeur, les incidens diplomatiques de la journée pendant le Congrès[1]. En retrouvant ces souvenirs, les coordonnant avec la correspondance de notre ambassade à Madrid, déposée aux archives des Affaires étrangères, et les minutes du département, je suis arrivé à des conclusions qui diffèrent quelquefois de celles de M. de Viel-Castel, notamment sur le rôle de Chateaubriand pendant cette période historique. Je crois aujourd’hui que notre illustre écrivain n’a pas été entraîné par son imagination à exagérer son rôle personnel dans l’expédition d’Espagne. La responsabilité lui en appartient pour la plus grande part et si, à certains momens, il en a décliné l’apparence, c’était pour pouvoir mieux assurer le succès de son entreprise.

Mais, avant d’arriver à sa personne et de déterminer la part exacte d’influence qu’il eut dans l’intervention de la France, il est nécessaire de résumer les événemens qui, tant à Madrid qu’à Vienne et à Vérone, modifièrent successivement l’attitude du gouvernement français vis-à-vis de la révolution espagnole et des puissances européennes, et amenèrent l’entrée de Chateaubriand dans le cabinet du roi Louis XVIII.


I. — POLITIQUE GÉNÉRALE DE LA FRANCE ET DES CABINETS ÉTRANGERS VIS-A-VIS DE L’ESPAGNE. — SITUATION INTÉRIEURE DE CE PAYS.

Lorsque le gouvernement français apprit la révolution accomplie à Madrid le 8 mars 1820, le duc de Laval, ambassadeur du roi Louis XVIII en Espagne, se trouvait en congé à Paris. M. Pasquier, ministre des Affaires étrangères dans le second cabinet formé par le duc de Richelieu, pensant que la présence d’un nouvel agent français, investi de pouvoirs étendus, pourrait être utile à ce moment, voulut alors envoyer à Madrid M. de La Tour du Pin, un des plénipotentiaires de la France au congrès de Vienne[2]. « Il aurait eu pour mission d’assister le roi d’Espagne dans la situation difficile où il se trouvait, de l’engager à s’unir franchement avec les hommes modérés du parti libéral, et d’opérer une transaction constitutionnelle monarchique entre le despotisme royal et le parti révolutionnaire. » Ce dessein, qui devait concilier les réformes nécessaires à l’Espagne avec le principe d’autorité qui émane du trône, était non seulement conçu dans l’intérêt de la péninsule, mais aussi dans celui du repos de la France et de l’Europe, que la révolution d’Espagne, livrée à elle-même, ne pouvait manquer de troubler. Une semblable tentative aurait dû surtout plaire à la puissance qui avait donné au monde l’exemple des institutions à la fois monarchiques et libérales et qui, par l’étendue de ses relations commerciales en Espagne, avait intérêt au maintien dans ce pays de l’ordre et de la sécurité. M. Pasquier ne manqua donc pas de faire part de ses intentions à l’ambassadeur d’Angleterre à Paris. Mais, par suite de l’antagonisme, qui a trop souvent et trop longtemps régné entre l’Espagne et la France, sur le terrain politique et commercial, aussitôt que sir Charles Stuart fut averti de l’envoi projeté de M. de La Tour du Pin et du but de sa mission, il ne songea qu’à la contrecarrer. Il n’attendit même pas le retour du courrier qu’il avait dépêché à lord Castlereagh pour l’informer de cette confidence. Sûr de l’approbation de son cabinet, il écrivit immédiatement au frère du duc de Wellington, sir Henry Wellesley, ambassadeur d’Angleterre à Madrid, pour l’engager à miner d’avance, par une prompte publicité et des avis donnés aux chefs révolutionnaires, l’effet que pouvait attendre la France de l’envoi des futurs négociateurs.

Sir Henry Wellesley se rendit à l’arrivée de cette dépêche chez Evariste Perez de Castro, porté par le mouvement libéral au ministère des Affaires étrangères, pour l’informer de l’arrivée du plénipotentiaire français. Les hommes du 8 mars signalèrent aussitôt à l’animadversion publique les machinations diplomatiques de la France et la possibilité d’une trahison du parti constitutionnel. Dès lors, il devenait impossible de s’entendre avec les modérés. M. Pasquier fut informé que la mission de M. de La Tour du Pin n’aurait aucun succès et on dut renoncer à l’envoyer à Madrid.

Le duc de Richelieu et M. Pasquier, abandonnant alors la pensée de faire exercer à la France une influence personnelle sur les affaires d’Espagne, songèrent à tenter une action collective de concert avec les autres puissances. Ils s’adressèrent d’abord à la Russie dont la réponse fut entièrement conforme au désir de la France, mais avec une nuance plus accentuée. Le comte Capo d’Istria, ministre des Affaires étrangères, déplorait amèrement, et dans les termes les plus vifs, les mouvemens révolutionnaires de l’Europe et ceux de l’Espagne en particulier. Il partait du principe que les autres puissances devaient y attacher la plus sérieuse attention et que le droit d’intervention de leur part était un droit positif. La réponse du cabinet anglais fut tout autre. Lord Castlereagh se hâta de déclarer qu’il repoussait toute idée d’une action concertée entre les puissances, qu’il déclinait un droit d’intervention qu’on ne peut admettre chez les autres, sans l’admettre chez soi ; pratiquement, il ne voyait que deux cas qui pourraient justifier l’intervention de l’Angleterre, celui où l’Espagne attaquerait le Portugal, placé sous sa garantie, et celui où la vie du roi Ferdinand VII serait en danger.

En même temps qu’il faisait parvenir à Paris cette réponse officielle, le cabinet anglais adressait à ses agens une circulaire dans laquelle il laissait voir nettement la pensée d’hostilité morale qui animait toujours lord Castlereagh contre la France. On y trouvait entre autres choses cette phrase significative, qu’accepter l’intervention proposée parole cabinet français serait[3] « changer la nature de l’alliance contractée uniquement contre la France ; que vouloir étendre indéfiniment son action serait la détruire, et que le ministère anglais, en particulier, ne pourrait jamais diriger cette alliance vers un but si différent de celui en vue duquel elle avait été formée auparavant. »

Quant à l’Autriche, tout en ne suivant pas extérieurement la même politique, sa pensée secrète, dans la question espagnole, était la même que celle de l’Angleterre : l’opposition à toute intervention de la part de la France dans les affaires d’Espagne. Ministre d’un souverain absolu qui craignait avant tout l’extension des institutions représentatives, M. de Metternich ne pouvait pas donner les mêmes raisons que l’Angleterre pour ne pas intervenir en Espagne. Ses doctrines aux congrès de Troppau et de Laybach, la marche sur Naples et l’établissement des Autrichiens en Italie ne lui permettaient pas de défendre l’indépendance des peuples révoltés et de blâmer des interventions armées dont il avait lui-même donné l’exemple. Il devait donc en public, du moins, approuver la manière de voir de la France. Mais il partageait au fond les sentimens de lord Castlereagh, et si les Français intervenaient en Espagne, il craignait également leur triomphe et leurs revers : leur triomphe, parce qu’il sentait bien qu’alors la France reprendrait en Europe une influence que l’Autriche redoutait extrêmement, surtout en vue de ses possessions d’Italie ; leurs revers, parce que le flot révolutionnaire espagnol, vainqueur, menaçait de tout envahir.

Par suite des dispositions de l’Angleterre et de l’Autriche, dont la Prusse suivait la politique, le cabinet français, ne pouvant espérer exercer en Espagne une influence utile par une action collective, résolut de suivre exclusivement les inspirations de sa politique particulière. Sans rompre ouvertement avec le cabinet espagnol, il remplaça le duc de Laval, ambassadeur, par le comte de La Garde avec le simple grade de ministre plénipotentiaire ; et la fièvre jaune s’étant déclarée en Espagne, il établit sur la lisière des Pyrénées, sous le nom de cordon sanitaire, un corps d’armée d’observation, destiné en apparence à préserver notre territoire de la contagion, mais en réalité à surveiller les menées des révolutionnaires espagnols.

C’est à ces mesures expectantes et prudentes que le cabinet du duc de Richelieu crut devoir se borner vis-à-vis de l’Espagne. L’effet ne répondit pas à son attente. Les instructions données à M. de La Garde lui prescrivaient de s’entendre avec le parti modéré des Cortès, et d’éviter formellement toute déclaration qui aurait pu amener la guerre. Cette modération ne satisfaisait personne, ni en France, ni en Espagne. Les révolutionnaires de Madrid et le parti libéral en France se méfiaient de cette intervention déguisée qui pouvait s’affirmer davantage un jour ou l’autre, et les absolutistes de Madrid, comme les ultras de nos Chambres, trouvaient que le ministère n’agissait pas franchement contre la Révolution. Ce fut un des principaux griefs de la coalition qui se forma contre le ministère Richelieu et sous laquelle il succomba à la fin de décembre 1821.

Le cabinet qui le remplaça et dont MM. de Montmorency, Villèle et Corbière étaient les principaux membres, ne crut pas devoir, à ses débuts, modifier sensiblement la ligne de conduite tracée par ses prédécesseurs à l’égard de l’Espagne. Les instructions de M. de La Garde furent confirmées. Il devait continuer à s’entendre avec les hommes modérés du parti constitutionnel et monarchique, et particulièrement avec leur chef, M. Martinez de la Rosa, que le roi s’était, à regret, décidé à appeler aux affaires. Seulement, M. de Montmorency, qui avait remplacé M. Pasquier aux Affaires étrangères, aurait voulu obtenir quelque résultat plus décisif. M. de La Garde était donc invité à seconder les tentatives du roi Ferdinand, auquel on aimait toujours à prêter quelque sincérité et quelque bon sens, et il était autorisé même à lui faire des avances de fonds dont j’ai trouvé la trace mentionnée dans la correspondance d’Espagne[4]. M. de Montmorency ne s’en tint pas là. Il présenta au gouvernement espagnol tout un plan d’action qui, s’il avait été suivi, eût assurément donné satisfaction dans les deux pays aux amis de la monarchie et des institutions représentatives. Avec un autre souverain que Ferdinand VII, il aurait pu réussir, mais avec lui, tout devenait impossible, car il n’inspirait confiance à personne. Nous avions moins que d’autres peut-être le droit de nous en étonner, car il faut reconnaître qu’il avait été perverti de bonne heure par un système politique funeste, dont la responsabilité n’était pas purement imputable à l’Espagne et à son gouvernement.

En 1808, persécuté par son père, le roi Charles IV, mis en jugement par le prince de la Paix et devenu son vainqueur par la révolution d’Aranjuez, il avait été aimé de toute l’immense haine que la nation portait au favori vaincu. Les Espagnols avaient salué son court avènement au trône comme la plus heureuse délivrance d’un despotisme méprisé et abhorré. Comme sa captivité au château de Valençay n’avait pas permis de le juger à sa valeur véritable, il avait retrouvé en 1814 une faveur nationale qui s’augmentait de l’impatience d’une longue anarchie, de la captivité que l’empereur Napoléon lui avait fait subir, et de la satisfaction de l’orgueil espagnol, qui saluait en Ferdinand VII le souverain que le pays s’était donné librement et la preuve vivante de son courage, de sa supériorité sur l’étranger. Il fut alors réellement le maître et se hâta, comme on le sait, de ressaisir le pouvoir absolu, en rejetant bien loin la constitution que lui avaient imposée les Cortès.

Au lieu de s’appuyer sur la nation et d’aller loyalement à elle, comme elle était venue à lui, il avait cru qu’en Espagne tout réussissait avec de l’intrigue et des coups de main. Il ne s’agissait que de bien prendre son temps, de garder un secret inviolable, d’avoir autour de soi des hommes sûrs dont l’obscurité répondrait de la fidélité ; en un mot, le pouvoir, pour déjouer les conspirations, devait se faire lui-même conspirateur. Mais les circonstances étaient totalement changées. Le pays qui avait péniblement supporté pendant six ans l’arbitraire malhabile, les réactions cruelles, et le désordre funeste de l’administration, avait laissé faire la révolution du 8 mars 1820. Le roi n’avait pour partisans qu’une portion du clergé, la majorité d’un bas peuple inerte et un parti assez considérable dans les provinces du nord de l’Espagne ; mais ces adhérens étaient sans énergie, sans discipline, sans aucune des conditions qui font réussir les soulèvemens. Le reste de la nation, la presque totalité de l’armée, une partie de la grandesse, tout en n’adoptant pas les opinions révolutionnaires de la majorité des Cortès, préféraient encore cette situation, toute précaire qu’elle était, à l’odieux arbitraire du roi absolu. Ces dispositions étaient partagées par le ministère, dont Martinez de la Rosa, Moscoso et Garely étaient les principaux membres. Ces hommes d’Etat, qui joignaient au caractère le plus honorable une entente plus grande des besoins de l’époque que les autres ministres qui les avaient précédés aux affaires, unissaient à un ardent désir de conserver les institutions constitutionnelles, auxquelles ils devaient leur notoriété politique, un attachement très sincère pour le roi et la légitimité. Cette modération d’idées, au lieu de porter le roi à s’attacher aux seuls hommes qui pussent encore le sauver, lui avait inspiré pour eux une aversion d’autant plus grande que leur opinion avait plus de chance de succès que celle des révolutionnaires. Les ministres sentaient de leur côté ce manque de confiance de leur souverain. Il en résultait qu’au lieu de donner la main au roi pour le seconder dans les changemens qu’ils jugeaient eux-mêmes nécessaires, la crainte de l’arbitraire les rapprochait du parti opposé. La correspondance de M. de La Garde reflète invariablement cette impression, qui ne pouvait que s’accentuer davantage, par suite des tentatives absolutistes provoquées par la « camarilla » royale à Aranjuez et à Valence, et dont le contre-coup devait amener la journée du 7 juillet 1822 à Madrid, c’est-à-dire le commencement de la captivité effective du roi.

Je n’ai pas à entrer ici dans le détail de ces tristes événemens. Il faudrait refaire toute cette histoire qui mit le comble à l’humiliation méritée du roi. Les seules figures qui s’en détachent avec honneur sont celles de Martinez de la Rosa et de ses collègues. Désapprouvant formellement la conduite de leur souverain, retenus captifs dans le palais, traités de la manière la plus indigne, il ne leur échappa ni un mot de reproche contre le roi, ni une injure contre l’entourage ignoble et subalterne qu’on leur préférait, ni une plainte au sujet des outrages dont on les avait abreuvés. Ce furent de grandes âmes qu’on est heureux de saluer en passant, quand on traverse cette lamentable histoire.

Après l’insuccès de la tentative absolutiste du 7 juillet, Martinez de la Rosa et ses collègues, voyant qu’ils avaient été trahis par le roi et qu’ils demeuraient sans force vis-à-vis de la révolution menaçante, reconnurent leur impuissance à seconder une politique de modération qui n’avait plus aucune chance de succès. Le roi tenta de les remplacer par un ministère de fusion où M. Calatrava et quelques autres députés de sa nuance seraient entrés ; mais ils n’acceptèrent pas, et après une crise de près d’un mois, le mouvement populaire devenant de jour en jour plus menaçant, Ferdinand VII fut obligé de s’entendre avec la fraction la plus révolutionnaire des Cortès. Les modérés furent partout destitués ou se retirèrent d’eux-mêmes. Les hommes de 1820 occupèrent tous les emplois de chefs politiques ou de commandans militaires, et les gardes du corps qui avaient essayé de défendre le roi furent sacrifiés. Parmi eux se trouvait un Français, le lieutenant-colonel Goiffieux, qui montra jusqu’au bout le courage qu’il avait déployé dès les premiers jours, lorsque, pouvant sauver sa vie par un mensonge, il avait répondu aux officiers qui lui demandaient son nom : « Goiffieux, premier lieutenant aux gardes ». Il fut fusillé.

Le mouvement révolutionnaire de Madrid fit éclater avec plus de force l’opposition royaliste des provinces et, par le succès de l’insurrection en Catalogne, amena la formation de cette sorte de gouvernement provisoire, connu dans l’histoire sous le nom de régence d’Urgel. Elle annonça sa constitution aux gouvernemens étrangers et à celui du roi Louis XVIII en particulier par une lettre qui commençait ainsi :

« Sire, une secte malheureusement célèbre en Europe par sa haine pour le trône et l’autel, et par sa passion d’innover, après avoir désolé principalement l’Angleterre et la France, a étendu ses fatales conquêtes en Espagne depuis 1812. Ces conquêtes, interrompues un moment en 1814 par le retour de Ferdinand VII, jusqu’alors captif, se sont renouvelées au commencement de mars 1820, à la faveur d’une partie de l’armée révoltée contre son autorité, son auguste personne et contre les droits de la royale famille de Bourbon dont Votre Majesté est le premier membre. La force décida du sort de l’Espagne à l’aide de la corruption, de l’intrigue et des menées séditieuses, et le roi fut forcé de jurer une constitution qui enlevait à Sa Majesté ses prérogatives et à notre pays sa tranquillité. Il s’en est suivi que le serment royal et les décrets signés par le roi ont été nuls, que l’anarchie a pris naissance, que des vengeances se sont exercées contre tous ceux qui voulurent rester fidèles à leur roi. Deux ans de lutte se sont écoulés ; nos maux augmentent de jour en jour. Notre roi est captif et sa vie précieuse court les plus grands dangers au milieu d’insultes, de menaces et de machinations dont le succès serait le complément des malheurs de l’Espagne.

« Votre Majesté a été autrefois le triste témoin d’un état de choses pareil, et elle a montré alors à l’Europe quel grand intérêt doit prendre au sort de son roi le sujet qui veut demeurer inébranlablement attaché au devoir et à l’honneur. Nous croyons remplir le nôtre en défendant notre souverain au milieu de la déplorable crise actuelle. Votre Majesté ne sera donc pas étonnée que, pendant la captivité de notre monarque, nous nous soyons constitués régens de ce royaume jusqu’à ce que le roi, rendu à une liberté véritable, puisse reprendre les rênes d’un gouvernement qu’on a arraché par la force à ses royales mains. »

La constitution de cette régence fut une force pour l’opinion royaliste espagnole, qui trouva en elle un point de ralliement et une protestation contre le gouvernement révolutionnaire des Cortès. Bien qu’à l’exception du baron d’Eroles, elle se composât d’hommes d’une capacité ordinaire, elle excita l’intérêt des royalistes étrangers et des puissances alliées. Elle prépara l’intervention étrangère en faisant voir, par suite des nombreuses adhésions qu’elle trouva en Espagne, surtout à ses débuts, qu’il y avait une force intérieure sur laquelle on pourrait s’appuyer au besoin, tandis qu’en 1808, l’armée française avait trouvé contre elle l’unanimité de l’opinion nationale. Ce fut le point de départ de notre intervention.

En recevant ces tristes nouvelles, le cabinet français se trouvait placé dans un grand embarras. La lettre suivante de M. de Montmorency à M. de La Garde le démontre assez clairement[5]. Elle était ainsi conçue :

« Monsieur le comte, vous ne pouvez pas douter que la situation pénible, dangereuse peut-être du roi Ferdinand et de sa famille ne soit l’objet de la vive et constante sollicitude du roi ; mais en même temps Sa Majesté ne perd pas de vue tout ce que les derniers événemens présentent d’alarmant pour la France, pour l’Europe entière. J’ai tout lieu de croire qu’à Saint-Pétersbourg comme à Vienne, on attend avec autant d’impatience qu’à Paris l’issue de la crise, et qu’on jugera ses conséquences d’après le parti et les hommes entre les mains desquels tombera le pouvoir. Jusqu’à ce que j’aie moi-même acquis cette connaissance, il m’est impossible de vous donner des instructions précises, mais je puis vous donner un aperçu de notre propre situation, sous le rapport des affaires d’Espagne.

« Celles de l’Orient sont décidées ; il n’y aura pas de guerre. L’empereur Alexandre atout sacrifié à l’idée de maintenir la légitimité et l’ordre social en Europe. Il croit être appelé par la Providence à l’accomplissement de cette grande œuvre. Les affaires d’Italie sont loin d’exiger un congrès de souverains, puisqu’il ne s’agira guère que de fixer la diminution du plus ou moins de troupes autrichiennes dont la présence écrase les finances de Naples et de Turin. L’objet principal du futur congrès sera donc l’Espagne et la recherche des moyens d’y éteindre l’incendie qui menace l’Europe entière. Membre de la grande alliance, la France ne peut rompre ce pacte uniquement pour défendre la révolution espagnole dans l’état où elle se trouve et avec les craintes qu’elle inspire. Quels que soient nos désirs, quelques efforts que nous puissions faire pour empêcher qu’une armée alliée ne traverse la France, ce dont nous sentons mieux que personne les inconvéniens, je dirai même les dangers, ce que nous sommes résolus d’éviter à tout prix, nous ne pouvons y réussir qu’en nous chargeant seuls d’une opération dont nous connaissons aussi toutes les difficultés. Elles seraient bien moindres, si le pouvoir restant entre les mains des constitutionnels sages, les chefs de ce parti voulaient s’entendre avec nous. L’intérêt de la patrie l’exige ; le leur propre le commande impérieusement ; car, sans un accord préalable, l’épée une fois tirée, nous ne serons plus les seuls maîtres des conditions, et le parti des royalistes espagnols, appuyé par toutes nos forces, pourrait se livrer à des rigueurs que nous ne serons plus à même de modérer… »

Dans une seconde dépêche, écrite le 14 août, M. de Montmorency insistait sur les mêmes considérations. Il enjoignait en outre à M. de La Garde de ne plus faire aucune avance au roi, qui avait reçu de notre ministre de deux à trois millions, « à moins, lui disait-il, que vous n’ayez la plus parfaite conviction qu’une pareille somme serait indispensable à la liberté du roi ou à celle de sa famille. » Enfin, le 5 septembre, deux jours avant le départ de M. de Montmorency pour Vienne, le ministre des Affaires étrangères examinait, dans une troisième dépêche qu’il comptait adresser à M. de La Garde, les différentes positions que pouvait prendre la France dans la question espagnole[6]. A propos de l’éventualité d’une guerre ouverte, on lisait ce qui suit :

« Je pense qu’une guerre entreprise pour des vues de conquête serait une véritable absurdité, et je reconnais comme vous toutes les difficultés que peut présenter la guerre contre l’Espagne, lors même que cette guerre serait dirigée par des principes fort différens. Mais une première question se présente : Pourrons-nous l’éviter ? Ne serons-nous pas condamnés à la faire plus tard et avec plus de désavantage ? Jamais nous n’aurons de tranquillité réelle tant que les révolutionnaires d’Espagne et les nôtres, unis de vues et d’intérêts, ne cesseront de guetter le moment le plus favorable pour engager les hostilités. Les difficultés, quelque grandes qu’elles paraissent, ne s’aplaniront-elles pas, lorsque nous appellerons à nous, pour me servir de vos propres expressions, tout ce qui existe entre l’écume et la lie, c’est-à-dire toute le partie agissante de la nation ; lorsque nous présenterons des garanties incontestables fondées sur la parole et le caractère de Louis XVIII et sur les assurances de ses alliés ? Cette question, au surplus, ne peut être vidée que par le congrès qui va s’ouvrir. »

Ce projet de dépêche, malgré sa réserve apparente, indiquait l’intention formelle de terminer la question espagnole par la guerre. M. de Montmorency, au moment de son départ pour se rendre au Congrès, ordonna que cette dépêche fût expédiée à notre ministre à Madrid. Quand on l’apporta pour la signature à M. de Villèle, chargé par intérim du portefeuille des Affaires étrangères, il fit mettre en tête de la lettre : Projet de dépêche non agréé. Elle fut remplacée le lendemain par une autre beaucoup moins significative, et qui est de M. de Villèle[7] :


« Paris, le 6 septembre 1822.

« Dans une telle position et avec tous les intérêts, toutes les passions qui s’agitent à Madrid, comment le ministre de France n’y ressentirait-il pas les conséquences de la fausse position dans laquelle nous nous sommes nous-mêmes mis ? Pour en sortir, la meilleure des voies était sans doute l’accord avec le ministère de M. de Martinez de la Rosa ; nous l’avons vivement désiré ; vous y avez employé tous vos moyens. Nos espérances ont été trompées. Occupons-nous de traverser, avec le moins de dommages possible pour les deux pays respectifs et les deux monarques, les crises politiques auxquelles de si grands intérêts restent exposés.

« Nous ne retirerons point nos troupes de la frontière. Nous les renforcerons même, car dans la situation respective des deux pays, notre armée doit être toujours prête à agir. Mais nous ne nous porterons point à le faire hostilement vis-à-vis de l’Espagne, qu’autant que nous y serons contraints, ou par l’honneur de la couronne du roi de France, ou pour la sûreté de notre pays. Telles sont les intentions du gouvernement. Nous ne nous en écarterons pas et vous pouvez interpréter tous nos actes d’après ces principes ; ils serviront toujours de guide à notre conduite… »

Cette dépêche fut elle-même suivie d’une autre adressée encore par M. de Villèle, le 16 septembre, à notre ministre à Madrid. Elle achève de fixer le point de vue du Président du conseil, qui différait assez sensiblement de celui de M. de Montmorency :

« Monsieur le comte, j’ai reçu les quatre dépêches que vous m’avez adressées les 26 et 29 du mois dernier et les 2 et 5 de ce mois. Je vous remercie du zèle avec lequel vous avez rassemblé les traits épars qui caractérisent si bien le moment actuel. Le tableau que vous faites du présent nous met à même de juger l’avenir et, certes, s’il, n’est pas rassurant, au moins il ne nous décourage pas et, quoi qu’il puisse arriver, nous persistons dans le plan que nous nous sommes tracé.

« Ce qui, dans vos dépêches, a plus particulièrement fixé l’attention du gouvernement, c’est la situation dans laquelle se trouvent nos agens en Espagne, ainsi que les Français qui y vivent sous la protection et la foi des traités. Les rapports qui nous sont parvenus de Cadix, Santander, Bilbao et Barcelone s’accordent tous pour nous faire envisager cette situation comme fort critique. Je serais très affligé que le zèle et le courage de nos agens leur fît braver des dangers réels dont ils pourraient devenir victimes.

« Je ne puis pas cependant les rappeler simultanément, ce qui ressemblerait à une déclaration de guerre, qui n’est nullement dans nos intentions ; mais, dans l’état de la péninsule, il est de mon devoir de vous autoriser, monsieur le comte, à donner à nos agens la permission de revenir en France, dès que vous jugerez, d’après les rapports, que cette mesure est nécessaire à leur sûreté. »

Ces mots, déclaration de guerre qui n’est nullement dans nos intentions, avaient été ajoutés en surcharge sur la minute, de la grosse écriture de M. de Villèle. Je les ai vus moi-même, en analysant la correspondance de Madrid. Ce fait s’ajoute à tous ceux qui sont déjà connus pour indiquer que M. de Montmorency, ayant épuisé toutes les voies de la conciliation en Espagne, regardait, dès le 6 septembre 1822, et le jour même de son départ pour le Congrès, la guerre comme le seul moyen d’en finir avec les révolutionnaires. Il montre, au contraire, M. de Villèle travaillant à la même époque dans l’intérêt de la paix, faisant tous ses efforts pour la conserver. La politique de l’intervention armée ayant fini par prévaloir, la logique eût voulu que M. de Villèle se retirât et que M. de Montmorency, revenant de Vérone avec l’assentiment moral des cours alliées, restât dans le ministère qui devait commencer les hostilités. Mais les événemens de ce monde infligent souvent à la logique des démentis imprévus. Chateaubriand devait accomplir l’œuvre du ministre démissionnaire, tout en paraissant suivre la pensée de M. de Villèle, jusqu’au jour où les circonstances, plus fortes que la volonté des hommes, les auraient tous ralliés à la politique de l’intervention armée qui s’imposait à la monarchie comme une nécessité d’origine et de situation. Nous le suivrons bientôt sur ce terrain, où il fut plus fidèle à ses sentimens intimes qu’à ses amis politiques, mais où les services qu’il rendit au gouvernement de la Restauration auraient pu lui mériter peut-être l’oubli de ses défaillances passagères.


II. — CONFÉRENCES DE VIENNE (SEPTEMBRE 1822)

Avant de clore le congrès de Laybach (1821), les souverains, qui avaient assumé sur eux la responsabilité de l’intervention autrichienne à Naples et en Piémont, résolurent de se retrouver l’année suivante en Italie, pour en apprécier les résultats et décider s’il y avait lieu d’en modifier les conditions. Pendant ce temps, nous venons de voir que la révolution espagnole avait acquis une gravité menaçante. Le déchaînement de l’esprit révolutionnaire en Espagne ; en France, comme par opposition, le progrès de l’autorité monarchique et l’avènement d’un ministère royaliste, avaient amené entre les deux pays une hostilité morale qui faisait présager une rupture ouverte. Il était, dès lors, impossible que le Congrès se réunît à nouveau, sans que la question espagnole ne devînt immédiatement l’objet principal de ses délibérations. Mais aborder le Congrès, sans que l’accord fût complet entre les anciens alliés de la coalition, était s’exposer à ce qui arriva, c’est-à-dire à ce que la France prît en mains le rôle principal, en raison de son voisinage avec l’Espagne et des liens de famille qui unissaient les deux branches de la maison de Bourbon. Aller à Vérone, sans s’être assuré de l’empereur Alexandre et des dispositions du cabinet anglais, c’était, aux yeux du prince de Metternich, courir le risque du plus grave des échecs. Il fallait donc s’entendre entre soi dans des conférences intimes, calmer l’esprit de l’empereur, qui ne désirait que l’intervention, en lui inspirant une vive défiance de la France, et lui faire craindre pour la cause de l’ordre européen les résultats mêmes de cette intervention. D’autre part, l’Angleterre s’étant engagée, comme nous l’avons vu, par des notes diplomatiques, à empêcher toute action isolée de la France en Espagne, il fallait expliquer à l’empereur Alexandre les motifs pour lesquels l’abstention des puissances semblait avant tout préférable, jusqu’au jour où l’on déciderait d’avoir recours à une intervention qui devrait alors être collective. Mais ce que M. de Metternich savait des dispositions de l’empereur Alexandre ne lui laissait pas d’espoir de réussir à lui tout seul. Il lui paraissait nécessaire d’appeler à son aide un homme que l’empereur de Russie estimait et craignait, lord Castlereagh, marquis de Londonderry, premier ministre du roi d’Angleterre.

« Singulièrement grave, nous le représente Chateaubriand dans une de ses dépêches, le marquis de Londonderry imposait à l’opposition qui n’osait pas trop l’insulter à la tribune et dans les journaux. Son imperturbable sang-froid, son indifférence profonde pour les hommes et pour les choses, son instinct de despotisme et son mépris secret, pour les libertés constitutionnelles, en faisaient un ministre propre à lutter avec succès contre les penchans du siècle, à une époque où l’exagération de la démocratie menaçait le monde. »

Quant à sa politique extérieure, lord Castlereagh se vantait, peut-être à bon droit, d’avoir décidé la chute de Napoléon par la formation de la dernière et puissante coalition qui l’avait renversé. « J’avais trouvé, disait-il, la clef des coalitions ; elles ne réussissent que par la camaraderie des souverains. » L’importance d’un pareil auxiliaire était parfaitement comprise par M. de Metternich pour son œuvre antifrançaise. Le chancelier autrichien avait donc eu l’idée de conférences préparatoires, qui se seraient tenues à Vienne entre les chefs des cinq cabinets. Lord Castlereagh devant s’y trouver, M. de Montmorency fut également invité à s’y rendre. Dans ce cénacle intime, que M. de Metternich se flattait de dominer, devaient être débattues et résolues les grandes questions du jour, surtout celle d’Espagne. Après un accord préalable, le ministre anglais serait retourné à Londres, M. de Montmorency à Paris, et le reste du Congrès se serait transporté à Vérone pour paraître s’occuper des affaires d’Italie, en réalité pour faire connaître aux souverains de ce pays les résolutions qui auraient déjà été concertées à Vienne. Deux incidens imprévus, la fin tragique de lord Castlereagh et un subit accès d’indignation de l’empereur Alexandre contre l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, déjouèrent ce plan du chancelier autrichien.

Lord Castlereagh s’étant suicidé dans un accès de folie, le roi d’Angleterre dut lui choisir un successeur au Congrès. Le duc de Wellington, qui fut désigné par George IV pour se rendre à Vienne à sa place, ne le remplaçait point pour M. de Metternich. Le duc, bien que remarquable par la droiture de son sens politique, ne possédait pas comme homme d’affaires l’éminente supériorité qu’il avait comme homme de guerre. « C’est dommage, disait le comte Capo d’Istria, que le duc de Wellington croie de sa dignité de venir s’amoindrir autour d’une table de conférences. Franchement, est-ce bien sa place ? » D’ailleurs, son patriotisme !, tout aussi vif que celui de lord Castlereagh, n’envisageait cependant pas les questions politiques exactement au même point de vue que ce dernier. Le duc de Wellington n’était pas pénétré, à l’égard de la France qu’il avait vaincue et dont il avait rétabli l’ancien gouvernement, de ces craintes, de ces haines diplomatiques que l’habitude des luttes journalières nourrissait dans l’esprit de lord Castlereagh et du prince de Metternich et que nous avons retrouvées de nos jours chez le prince de Bismarck. Il n’avait ni leurs défiances, ni leur talent d’intrigues, et tout en s’opposant énergiquement au principe d’une intervention française, comme ambassadeur d’Angleterre, comme chef d’aristocratie, il souhaitait vivement la destruction du pouvoir usurpé par les révolutionnaires espagnols, qu’en Espagne même, il avait appris de bonne heure à connaître et à détester.

En attendant l’arrivée du duc de Wellington, le ministre d’Angleterre régulièrement accrédité à Vienne, M. Gordon, tenait contre nous le langage le plus hostile[8] : « Aucune intervention armée, disait-il, n’est praticable envers l’Espagne, et elle le serait, qu’il faudrait la confiera n’importe qui, pourvu que ce ne fût pas à des Français. En agir autrement, serait rendre à la France un rôle supérieur. La prospérité d’un pays qui professe hautement toutes les doctrines révolutionnaires est un scandale pour le monde ; et, pour éteindre l’incendie qui nous menace en Espagne, on ne peut se servir de ceux qui l’ont allumé. »

D’autre part, le prince de Metternich, dont la politique était des plus équivoques, — puisque, partisan décidé de toutes les interventions, comme il l’avait montré à Naples l’année précédente, il ne cherchait à empêcher la nôtre en Espagne que par esprit d’opposition à la France, — variait habilement son langage, suivant qu’il s’adressait à l’empereur Alexandre ou à la légation française[9]. « Nul doute, disait-il à l’empereur, qu’une intervention en Espagne ne soit nécessaire ; il faudrait être téméraire pour s’y opposer ; mais toute la question est de savoir qui la fera. Or, il semble de la dernière évidence que cette intervention ne peut avoir lieu par les troupes françaises. La guerre n’est point populaire en France ; toutes les idées de la partie sérieuse de la nation sont à la paix. Leurs finances sont à peine rétablies de toutes les contributions ruineuses qu’ils ont été forcés de payer… Voyez, d’ailleurs, l’opinion du véritable chef du cabinet français, M. de Villèle ; elle est toute à la paix. Ici, les plénipotentiaires français s’étudient en vain à découvrir la pensée de leur cabinet : à Paris, du moins, on sait ce que l’on veut. Et puis, quels engagemens sérieux, ajoutait-il, la France pourrait-elle prendre vis-à-vis des puissances ? Comment parlerait-elle de guerre, quand son armée est infectée par l’esprit révolutionnaire et que le signal du combat serait peut-être pour ses troupes le signal de la désertion ? Comment pourrait-elle s’engager dans une expédition aussi coûteuse, en face de la volonté toujours incertaine et malhabile des Chambres et en particulier de la seconde, dont un renouvellement partiel peut changer la majorité ? Mais supposons toutes ces difficultés écartées, l’armée marchant avec obéissance et ensemble, la révolution espagnole vaincue, Ferdinand rétabli sur son trône, ne pourrait-il pas se faire alors que la France, enivrée par ses récentes victoires, sentît réveiller en elle ses anciennes idées de conquêtes et, après avoir combattu pour la bonne cause, n’entreprît des guerres injustes ? »

Après avoir ainsi tenu en éveil l’esprit toujours un peu ombrageux d’Alexandre, M. de Metternich se tournait vers la légation française : « Défiez-vous de l’empereur, nous disait-il, car il se défie de vous. Il croit qu’en présence de vos Chambres, il est impossible de suivre avec vous aucune relation d’affaires. Il tenait beaucoup au duc de Richelieu. Il avait manifesté, dans plusieurs occasions solennelles, combien il désirait lui voir conserver le pouvoir. Le roi Louis XVIII le lui avait promis ; mais il n’a pu le maintenir. Il vous considère comme les premiers révolutionnaires de l’Europe. S’il désire se charger lui-même de l’expédition d’Espagne, c’est dans un intérêt autre que celui dont il se prévaut vis-à-vis de vous. Il veut sans doute frapper les révolutionnaires de la péninsule et restaurer la monarchie espagnole ; mais il veut surtout traverser la France pour emporter à son retour votre charte et confisquer vos libertés[10]. »

M. de Montmorency était, il est vrai, prémuni par M. de La Ferronnays, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, qui avait accompagné à Vienne l’empereur Alexandre, contre les artifices de M. de Metternich ; mais il était trop nouveau-venu dans les affaires diplomatiques pour n’être pas impressionné par les discours d’un politique aussi adroit et qui lui témoignait personnellement de la déférence. Malgré tout, épié par toute la diplomatie étrangère, il laissait entrevoir des dispositions belliqueuses. Le comte de Bernstorff, ministre des Affaires étrangères de Prusse, disait : « D’après le langage de M. de Montmorency, il est évident que la France veut la guerre. »

On voit que la diplomatie ne restait pas inactive à Vienne. M. de Metternich n’attendait que l’arrivée du duc de Wellington pour commencer les conférences a cinq et donner une sanction à tout ce travail préparatoire qui, dans sa pensée, devait empêcher notre intervention en Espagne, qu’il voulait prévenir à tout prix. Le duc de Wellington avait traversé Paris, dîné chez Louis XVIII, et conféré longuement avec M. de Villèle. La lettre de M. de Villèle du 22 septembre[11], où il rend compte à M. de Montmorency de son entretien avec le duc de Wellington, contient un passage intéressant, celui où le Président du cabinet dit au duc : 1° que la France ne consentirait point à donner passage à des troupes étrangères sur son territoire pour combattre la révolution espagnole ; 2° que nous ne porterions point la guerre en Espagne sur l’invitation et encore moins sur l’injonction des autres, mais seulement si nous y étions contraints par une des causes indiquées plus haut, c’est-à-dire une atteinte portée aux droits ou à la sûreté du roi d’Espagne, ou une insulte faite à notre roi, à nos compatriotes ou à notre territoire.

Le duc de Wellington venait à peine de quitter Paris et d’arriver à Vienne, que brusquement M. de Metternich renonça à son idée des conférences préparatoires dans cette ville et, sous prétexte que la saison s’était avancée à la suite des retards dans l’arrivée du plénipotentiaire, décida les souverains alliés et leur suite à partir immédiatement pour Vérone. Au fond, le vrai motif était de laisser l’empereur Alexandre se remettre de l’émotion que lui avait causée la conduite maladroite de l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople ; pendant l’absence de son propre ambassadeur, le baron de Strogonoff, le tsar l’avait, sur l’avis de M. de Metternich, chargé momentanément de la défense des intérêts russes dans cette ville. Lord Strangford avait mal répondu à la confiance de l’empereur, en laissant accuser par les ministres turcs, et consigner dans un mémorandum, que la politique russe avait ourdi la conspiration, dont l’insurrection grecque était sortie. Or, l’empereur, après bien des hésitations que la politique traditionnelle de la Russie vis-à-vis de l’empire ottoman expliquait, était, sous l’influence de M. de Metternich, revenu à ses méfiances contre la révolution grecque, avait éloigné le comte Capo d’Istria qui soutenait la politique des insurgés, dont il devait être plus tard le premier chef et la première victime, et donné la direction des affaires au comte de Nesselrode. L’arrivée à Vienne du mémorandum de lord Strangford, appuyant auprès du reis-effendi la cause de la Grèce insurgée, mécontenta donc au plus haut degré l’empereur. M. de Metternich comprit qu’il ne pouvait, dans ce moment, agir sur son esprit par l’intermédiaire de l’Angleterre, vu la maladresse de son ambassadeur, et qu’il fallait mettre l’intervalle et la distraction d’un voyage entre l’émotion de l’empereur et la reprise des affaires. Alexandre Ier y consentit, et les souverains d’Autriche et de Prusse également. Le départ pour Vérone fut donc immédiatement décidé, malgré les instances du duc de Wellington, arrivé l’avant-veille à Vienne, et qui n’eut que quarante-huit heures pour rédiger et expédier une note tendant à justifier lord Strangford. Après l’avoir remise, il pensa qu’il ne pouvait abandonner la partie et il se résolut à suivre les souverains alliés. Sa détermination décida également M. de Montmorency, qui comptait d’abord revenir à Paris, à représenter la France au Congrès, comme chef de nos légations réunies. Tout le monde partit donc de Vienne pour Vérone. L’empereur d’Autriche et le roi de Prusse, voyageant à petites journées, y arrivèrent le 15, et l’empereur de Russie le 16 octobre 1822.


III. — CONGRES DE VERONE. — ARRIVEE DE CHATEAUBRIAND (OCTOBRE A DECEMBRE 1822)

Je n’ai pas à refaire ici l’historique du congrès de Vérone ; M. de Viel-Castel en a retracé toutes les phases avec une grande exactitude dans son Histoire de la Restauration, et je ne pourrais que confirmer de tous points son propre témoignage avec les mêmes documens qui lui ont servi pour l’établir. Aussi bien j’ai hâte d’arriver à la personnalité que j’ai tenu surtout à envisager dans cette étude, celle de Chateaubriand. C’est à ce moment qu’il entre véritablement en scène comme homme d’Etat et nous ne le quitterons plus désormais, parce qu’il demeure, depuis le jour de son arrivée à Vérone jusqu’au mois de juin 1824, date de son renvoi du ministère, d’abord l’associé et ensuite l’inspirateur même de la politique extérieure suivie par le gouvernement de la Restauration.

Ambassadeur à Londres, où il avait remplacé le duc Decazes, Chateaubriand n’avait, comme on le sait, qu’un désir : c’était d’aller au Congrès. Ce désir, chez lui, était une passion qui l’obsédait. On connaît son mot à M. de Villèle : « Si vous voulez, mon cher ami, un jour vous servir de moi, il faut que vous me placiez sur un grand théâtre, afin qu’ayant négocié avec les rois, il ne reste plus aucune objection, ni aucun rival à m’opposer. » C’était bien là sa pensée de chaque jour, dite avec une franchise entière et ne manquant pas d’une certaine habileté qui devait lui servir plus tard, lorsque M. de Montmorency, ayant manifesté ses tendances guerrières, Chateaubriand réussit à persuader au Président du conseil, qu’il pourrait servir de contrepoids à l’indu en ce de notre ministre des Affaires étrangères. Ce fut le vrai motif de son envoi à Vérone. Ce n’était pas le seul. MM. de La Ferronnays et de Caraman, ambassadeurs à Saint-Pétersbourg et à Vienne, devant s’y rendre, comme plénipotentiaires de France, il était moralement impossible que notre ambassadeur à Londres n’y fût pas présent de son côté, bien que le roi George IV ne se rendît pas au Congrès ; mais il avait quitté Londres, et Chateaubriand n’aurait même pas eu, pour y rester, la fiction de la représentation diplomatique. C’était presque l’obliger à donner sa démission.

A défaut d’autres, il y avait donc là une raison très suffisante pour justifier cette nomination. Aussi, dans un conseil des ministres, il fut décidé « que M. de Montmorency serait envoyé à Vienne pour arrêter, comme nous l’avons déjà vu plus haut, les préliminaires du Congrès, et Chateaubriand, désigné pour assister à Vérone, de concert avec MM. de La Ferronnays et de Caraman, à la conclusion des affaires et à la rédaction des actes qui auraient été préparés à Vienne. » (Mémoires de M. de Villèle, tome III.)

Chateaubriand arriva le 16 octobre à Vérone, porteur des instructions de M. de Villèle pour M. de Montmorency, qui demeurait son chef officiel, puisqu’il restait titulaire du ministère des Affaires étrangères, dont M. de Villèle n’avait que l’intérim avec la Présidence du conseil, que le roi venait de lui donner. Mais il était clair que les dissidences d’opinions, qui existaient sur la question de la guerre, entre le chef du cabinet français et M. de Montmorency, amèneraient tôt ou tard entre eux un conflit. Chateaubriand le comprit, et, sans pouvoir dire qu’il eût dès lors un plan arrêté, il se mit tout de suite sur la réserve vis-à-vis de tout le monde, attendant les événemens. Il avait affecté une grande indépendance envers tous ses collègues. Tandis que MM. de Montmorency, de Caraman et de La Ferronnays dînaient tous ensemble, eux et leurs légations, Chateaubriand vivait à part ; il avait envoyé devant lui, pour lui préparer sa maison, le marquis de Boissy, qui devait se rendre plus tard célèbre à la Chambre des pairs par ses démêlés avec le chancelier Pasquier. Il était également accompagné du duc de Rauzan, qu’il s’attacha plus tard, pendant son ministère, comme directeur politique et qui fut nommé ministre à Lisbonne après M. Hyde de Neuville.

Les souvenirs de mon père, auquel il témoigna beaucoup de bienveillance et qui venait d’accompagner M. de La Ferronnays, son chef, à Vérone, nous représentent Chateaubriand sous le jour que je viens d’indiquer. D’une première lettre du 16 octobre 1822, que j’ai sous les yeux, j’extrais le passage suivant : « Nous avons ici depuis hier M. de Chateaubriand. Je me suis fait présenter à lui. Il a une grande simplicité de manières, mais qui, je crois, n’est pas tout à fait simple ; du calme, de l’attente dans la conversation, mais tout cela un peu compliqué. Il se fait, il me semble, naturel plus qu’il ne l’est réellement. » Dans une autre du 27 octobre, je trouve ces lignes : « Je cause quelquefois avec l’illustre auteur d’Atala. Il a beaucoup moins d’idées romanesques qu’on ne le suppose et je suis frappé de la justesse pratique et de la clarté de ses idées. Il s’écoute volontiers parler. Il détourne les yeux pour n’être pas distrait, se recueille, parle bas, avec ordre et avec enchaînement. Par suite, il ne faut pas l’interrompre, vu qu’il ramène toujours à la question et que, dérouté, il plante tout là. C’est le genre d’un homme qui a plus de méditation que d’improvisation. Aussi m’avait-il paru, en lisant ses ouvrages, que son enthousiasme était souvent factice. Mais c’est, sans contredit, un homme d’un génie absolument supérieur. »

Cette disposition d’esprit devait avoir son contre-coup sur l’accueil que ferait à Chateaubriand la société étrangère présente au Congrès. Il y avait toujours en lui, malgré tout, une grande séparation entre les idées du jeune isolé de Combourg, du voyageur sur les rives du Jourdain ou dans les forêts vierges de l’Amérique, et celles de ce monde brillant et cosmopolite dont il devait rechercher les suffrages, mais qui lui inspirait un certain dédain qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Le grand écrivain s’était imposé à l’attention de l’Europe ; il s’agissait de faire accepter l’homme d’Etat, et naturellement il sentait et trouvait autour de lui la route barrée par toutes les ambitions classées et enrubannées pour leurs services officiels. M. de Metternich, comprenant toute l’influence que Chateaubriand pouvait exercer au Congrès, ne manqua pas, dès le début, de chercher à le discréditer. « Il arrivait, disait-on, la poche pleine de constitutions ; c’était la lumière de l’Europe ; il venait montrer ce que c’était qu’un homme. » Le comte Pozzo, avec lequel il fut assez étroitement lié dans la suite, disait que « c’était une fusée à la Congrève jetée au milieu du Congrès. » On riait beaucoup de l’accueil de la reine de Sardaigne, qui, ne trouvant rien d’autre à lui dire, avait demandé, quand il lui fut présenté, s’il n’était pas le parent de « M. de Chateaubriand qui faisait des brochures. » Tous ces propos blessaient vivement Chateaubriand et le disposaient assez mal pour M. de Metternich, qu’il considérait comme leur inspirateur et auquel il se borna à aller remettre sa carte à son arrivée, sans demander à le voir, politesse qui lui fut rendue dans la même forme.

M. de Metternich profita, d’ailleurs, de cet isolement relatif de Chateaubriand, au début du Congrès, pour donner suite à l’idée qu’il avait déjà eue à Vienne de traiter les affaires les plus importantes dans des conférences intimes où il se flattait d’exercer une influence prépondérante[12]. « La politique de nos temps, disait-il, est toute d’intimité et de bienveillance. Il faut laisser aux temps anciens le fatras des écritures et des formes officielles. Je ne fais aucun cas en politique de ce qu’on écrit et je n’ai absolument d’estime que pour ce qui se fait. » Ce qu’il ne disait pas, c’était que le ministre des Affaires étrangères de Prusse et le duc de Wellington suivaient une politique conforme à la sienne ; que le comte de Nesselrode lui était personnellement aussi favorable que les volontés de l’empereur le lui permettaient. Enfin, il se flattait, à tort ou à raison, d’avoir acquis sur M. de Montmorency une certaine influence. Ainsi cette petite conférence composée des chefs des diverses missions lui offrait une sympathie de vues favorable à ses desseins. Mais, dans les réunions générales du Congrès, se seraient trouvés, parmi les Russes, le comte Pozzo, parmi les Français M. de La Ferronnays et Chateaubriand dont il redoutait l’opposition. Quant au comte Pozzo et à M. de La Ferronnays, il avait eu déjà l’occasion à Troppau et à Laybach de constater l’indépendance de leurs opinions. Il ne connaissait Chateaubriand que de réputation ; mais il entrevoyait vaguement en lui un adversaire déterminé, avec lequel il aurait à compter dans le présent et dans l’avenir. C’était une raison pour les écarter tous les trois autant que possible des délibérations du Congrès ; et, comme aucun d’eux n’était ministre des Affaires étrangères, ce fut uniquement avec ses collègues, MM. de Montmorency, de Nesselrode, de Bernstorff, et le duc de Wellington qu’il ouvrit, le 20 octobre, la première conférence. Les trois suivantes, celles du 28, du 30 octobre et du 6 novembre virent se continuer les mêmes délibérations et la personnalité de M. de Montmorency fut officiellement seule en jeu. M. de Metternich n’avait pas perdu son temps et il avait fort habilement substitué et fait admettre par le Congrès le principe de l’intervention collective des puissances à Madrid, au lieu de l’intervention isolée de la France avec l’appui des autres puissances, que M. de Montmorency avait d’abord demandée, conformément aux instructions de M. de Villèle, dans la conférence du 20 octobre. Notre ministre des A flaires étrangères avait donc été amené graduellement, par les artifices de M. de Metternich, à recevoir le mot d’ordre éventuel des puissances, au lieu de le leur donner. C’était une différence capitale et qui devait amener sa démission, comme nous le verrons plus loin.

MM. de La Ferronnays et de Chateaubriand ne lui dissimulèrent pas leur impression, qui était tout autre. Ils le lui témoignèrent dans une conférence qui eut lieu le 8 novembre entre les quatre plénipotentiaires de France, M. de Caraman y compris. Elle aurait eu lieu plus tôt, si M. de Metternich, se défiant au même degré de MM. de La Ferronnays et de Chateaubriand, n’avait pas réussi à inspirer quelque prévention contre eux à M. de Montmorency. « Vous comprenez bien, disait le ministre autrichien, il y a des têtes chaudes, des esprits vifs, des cœurs généreux, auxquels il ne faut pas se confier entièrement. Ils gâteraient tout. » Sans se l’avouer peut-être, M. de Montmorency avait un peu cédé à ces inspirations, et, se renfermant dans son droit de chef de la mission française, il avait toujours différé de rechercher les conseils de sa légation. Mais, obligé de prendre parti sur le principe d’une note collective que lui demandait M. de Metternich et de modifier ainsi le sens des instructions de M. de Villèle, il consentit, le 8 novembre, à cette discussion entre les plénipotentiaires français, dont le journal de M. de Bois-le-Comte et les notes de mon père nous donnent le curieux résumé.

On insista en premier lieu, nous disent-ils, dans cette conférence sur les dangers et la presque impossibilité d’une expédition entreprise contre un pays, où l’orgueil national se soulèverait énergiquement contre l’agression étrangère, où l’empereur Napoléon avait consumé sans fruit plus d’un milliard et sacrifié ses meilleures troupes. On répondait que les sentimens de la grande majorité de la nation étaient favorables au roi, que tout le clergé, très puissant en Espagne, nous seconderait et que nous serions assistés par cette même énergie des basses classes qui nous avait été si opposée et si funeste sous Napoléon.

À l’objection tirée des dépenses énormes que cette guerre occasionnerait à des finances encore délabrées, comme celles de la France à ce moment, on opposait les dépenses continuelles que l’état d’hostilité pacifique où l’on vivait occasionnait chaque jour : la paralysie du commerce, le défaut de production et par suite de revenus qu’entraînerait la situation douteuse et menaçante du statu quo actuel.

On disait que notre armée était peu sûre, que les sous-officiers étaient plus ou moins gagnés par les doctrines révolutionnaires, qu’ils ne marcheraient pas au secours de l’absolutisme menacé. — On répondait que, quels que fussent les sentimens de quelques individus, l’armée réunie et marchant sur un champ de bataille, obéirait toujours aux ordres de ses chefs ; qu’il n’y avait plus alors pour le soldat que son drapeau, qui semblait toujours lui redire ce vieux mot de Henri IV : « Qui m’aime me suive. » D’ailleurs, quelle gloire immense ne serait-ce pas pour la France, pour la légitimité restaurée, si un vieux roi et une jeune armée pouvaient dompter un pays et des habitans devant lesquels les vieilles bandes de Napoléon avaient reculé toutes frémissantes !

On parlait de l’intervention anglaise. On disait que l’Angleterre s’était trop avancée par ses notes, qu’elle avait, du reste, trop d’intérêts commerciaux engagés dans la question pour permettre notre expédition et qu’elle nous ferait la guerre plutôt que de reculer. — On répondait que l’Angleterre n’oserait jamais nous attaquer tant que la Russie se montrerait aussi franchement en notre faveur qu’elle le faisait en ce moment ; que, du reste, il ne fallait pas juger l’Angleterre d’après lord Castlereagh, qu’il y avait chez elle un parti considérable qui ferait des vœux pour le succès de nos armes et que, si nous combattions franchement la révolution, le gouvernement anglais n’oserait jamais se mettre en travers.

Enfin, les partisans de la guerre et l’un d’eux notamment (Chateaubriand), examinant la question au point de vue de l’influence nationale et de la stabilité du trône, disaient que la France, depuis 1815, semblait obéir sans examen à tous les ordres de l’alliance et qu’il était bon de montrer une fois pour toutes aux yeux de l’Europe qu’elle voulait aussi peser de tout son poids dans les affaires du monde. Il y avait pour la légitimité un intérêt capital à reprendre à l’extérieur une influence qui atténuât le reproche d’avoir été imposée à la France par les baïonnettes étrangères. Il fallait, chez une nation aussi jalouse de sa gloire et de son indépendance que la nation française, consolider, par l’éclat extérieur du trône, sa force à l’intérieur ; et, après ces coups de canon de l’Empire qu’entendrait la dernière postérité, si le drapeau blanc paraissait devant l’ennemi avec éclat, le pays tout entier serait fier et heureux de retrouver une gloire semblable, sans la payer aussi cher.

M. de La Ferronnays, complétant la pensée de Chateaubriand, ajoutait que, militairement parlant et par suite de la désorganisation successive de ses cadres, la France n’avait plus d’armée et que, sans une expédition au dehors qui reformât des soldats aguerris, elle ne pourrait plus soutenir sa vieille réputation au jour du combat. Une expédition étrangère, faite en vue de frapper les agitateurs du dedans, leur montrerait qu’on ne les craignait plus. D’ailleurs, on ne pouvait plus reculer ; et, après l’éclat d’un congrès, ne pas traverser la Bidassoa, attesterait une faiblesse du pouvoir et une défiance de l’armée, mille fois plus dangereuses dans un pays comme la France, qu’une invasion en Espagne, franche et hardie. Ainsi, sans s’occuper même de la situation déplorable où était placé un prince de la maison de Bourbon, la France trouvait dans son intérêt personnel bien entendu un motif déterminant pour faire la guerre.

Par toutes ces considérations, Chateaubriand et M. de La Ferronnays avaient opiné nettement pour la guerre, et M. de Caraman pour les négociations pacifiques. Quant à M. de Montmorency, soit calcul, soit indécision sur la forme à donner à notre intervention, il ne se prononça pas ouvertement ce jour-là.

J’ai tenu à citer intégralement ce procès-verbal de la conférence du 8 novembre, car il n’était pas destiné à la publicité, et il fut écrit sous l’inspiration directe de M. de La Ferronnays par ses deux secrétaires. L’on y retrouve tout ce que l’on connaissait déjà de sa pensée intime, et quant à Chateaubriand, il suffit de lire ses discours et d’ouvrir son Congrès de Vérone pour y trouver les mêmes idées et presque les mêmes phrases. L’authenticité, par suite, n’en est pas douteuse. Seulement, le 8 novembre, il ne parlait pas pour la galerie, comme il le fit plus tard à la tribune des Chambres ou dans ses ouvrages. C’était bien l’expression même de sa pensée intime, de sa grande pensée, de celle à laquelle il allait désormais consacrer la fin de son séjour au Congrès et les dix-huit mois de son ministère. Si nous le voyons, néanmoins, plus tard et notamment dans ses lettres des 20 et 28 novembre, écrites de Vienne à M. de Villèle, être moins affirmatif dans son opinion, c’était pour ménager le Président du conseil et l’amener graduellement à la résolution qu’il hésitait encore à prendre. Par trop de zèle, il aurait pu compromettre la cause qu’il voulait servir ; mais je ne crois pas possible de dire que Chateaubriand eût, un moment, changé d’opinion sur le fond de la question. Il a toujours voulu la guerre d’Espagne et, ce qui est assez rare en ce monde, il a pu réaliser l’œuvre à laquelle il s’intéressait, parce qu’à ses yeux, — et ce sera son mérite pour les uns, comme son excuse vis-à-vis des autres, — il voyait, dans l’accomplissement de cette tâche, une grande pensée à la fois monarchique et nationale.

Quant à M. de Montmorency, sans avoir modifié ses impressions premières qui lui faisaient également désirer la guerre, il s’était assez sensiblement écarté, dans l’espoir d’amener toutes les puissances à une action commune, des instructions que lui avait adressées M. de Villèle. Les instructions portaient en toutes lettres les paragraphes suivans :

« Les plénipotentiaires de Sa Majesté doivent surtout éviter de se présenter au Congrès comme rapporteurs des affaires d’Espagne. Les autres puissances peuvent les connaître aussi bien que nous, puisque, comme nous, elles ont conservé leurs ministres et leurs agens consulaires en Espagne. Mais la situation de notre pays ne nous met dans la nécessité, ni de demander, comme l’Autriche à Laybach, l’appui pour envahir, puisque nous ne sommes pas dans la nécessité de déclarer la guerre, ni des secours pour la faire, puisque, si l’Espagne nous la déclare, nous n’avons pas besoin de secours et nous ne pourrions même en admettre, s’il devait en résulter le passage de troupes étrangères sur notre territoire. L’opinion de nos plénipotentiaires, sur la question de savoir ce qu’il convient de faire au Congrès relativement à l’Espagne, sera que la France étant la seule puissance qui doive agir au besoin par ses troupes, elle sera seule juge de cette nécessité. Les plénipotentiaires français ne devront donc pas consentir à ce que le Congrès prescrive la conduite de la France à l’égard de l’Espagne. »

C’était le contraire de ce que voulait M. de Metternich, qui désirait avant tout que la France n’agît pas par elle-même et qu’elle liât son action à celle des autres puissances. Aussi tout son travail avait-il consisté, vis-à-vis de l’empereur Alexandre et de M. de Montmorency, à leur démontrer la nécessité d’une action collective. Il y parvint, en convainquant notre plénipotentiaire que l’empereur Alexandre considérerait une action isolée de la France comme une rupture de l’alliance, et le fait est qu’à ce moment, l’empereur était dans un tel état d’excitation, par suite des mauvaises nouvelles qu’il recevait d’Espagne, que l’on pouvait s’attendre à quelque éclat de sa part, si la France avait voulu agir séparément.

Mais M. de Montmorency n’entendait pas du tout nous lier les mains en réunissant son action à celle des puissances. Sa pensée était plus patriotique et plus haute. Il voulait, au contraire, les obliger à marcher avec nous. S’il avait dépassé ses instructions, en acceptant en principe le retrait simultané de Madrid des quatre légations et préparé un projet d’instructions pour M. de La Garde, tout en réservant l’approbation du roi, il n’en avait pas moins fait insérer dans le traité secret, signé le 18 novembre à Vérone, des clauses qui obligeaient les puissances à nous prêter leur appui dans certains cas déterminés et qui nous donnaient un blanc-seing éventuel. M. de Metternich espérait, sans doute, que ces cas ne se présenteraient pas. Mais la France était autorisée à s’en prévaloir, pour réclamer, au besoin, l’assistance morale ou même matérielle des cabinets alliés, au lieu de la subir, comme on l’a fort injustement prétendu.

Il n’y en avait pas moins là un malentendu qui pouvait avoir d’assez graves conséquences. M. de Villèle en fut très mécontent et, sans attendre le retour de M. de Montmorency, parti pour Paris le 22 novembre, il écrivit à M. de Caraman, chargé de la correspondance officielle avec le ministère, comme le plus ancien des ambassadeurs demeurés à Vérone, pour lui ordonner de dire aux puissances alliées que la France se réservait d’agir séparément dans la question de l’envoi des notes à Madrid et qu’elle voulait rappeler son ministre, ou l’y maintenir, suivant les circonstances. M. de Metternich affecta de prendre en douceur cette communication, mais il agit immédiatement sur l’empereur Alexandre par un billet qu’il lui écrivit, où il l’engageait de nouveau à se défier de la France. L’empereur montra le billet à M. de La Ferronnays, qui eut assez de peine à le calmer. Il fut répondu à la note de M. de Villèle que si, dans un délai de huit jours, la France n’avait point rédigé sa dépêche collective, l’alliance agirait de son côté et enverrait séparément ses notes à Madrid. Cette résolution adoptée, les souverains quittèrent Vérone le 13 décembre 1822 et le Congrès fut dissous.

Cet incident devait amener la démission de M. de Montmorency et l’arrivée de Chateaubriand au ministère. C’est là que nous le suivrons, après avoir donné quelques détails encore inédits sur la crise qui l’amena au pouvoir.


GABRIAC.

  1. Mon père et M. de Bois-le-Comte terminèrent tous les deux leur carrière diplomatique comme ambassadeurs de France en Suisse, le premier à la révolution de Juillet, le second à la révolution de Février.
  2. Notice sur le congrès de Vérone, par M. de Bois-le-Comte.
  3. Notice sur le congrès de Vérone, par M. de Bois-le-Comte.
  4. Archives des Affaires étrangères, Correspondance d’Espagne, t. 716, 717.
  5. Le vicomte de Montmorency au comte de La Garde ; Paris, 29 juillet 1822. Correspondance d’Espagne.
  6. Correspondance d’Espagne (Archives des Affaires étrangères). Ces trois dépêches sont inédites.
  7. Cette dépêche de M. de Villèle est également inédite. Je l’extrais, comme la précédente, du volume de la Correspondance d’Espagne déposé dans nos Archives.
  8. Journal de M. de Bois-le-Comte.
  9. Journal de M. de Bois-le-Comte sur le Congrès de Vérone.
  10. Notes de mon père et journal de M. de Bois-le-Comte.
  11. Publiée dans sa Correspondance, t. III.
  12. Notes de mon père.