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Chateaubriand et ses mémoires/2

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Chateaubriand et ses mémoires
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 674-707).
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CHATEAUBRIAND


ET SES


MEMOIRES.




DEUXIEME PARTIE.[1]




C’est en 1822, au milieu des splendeurs de son ambassade à Londres, que M. de Chateaubriand achevait le tableau des vicissitudes et des misères de sa vie de voyageur, de soldat et d’exilé ; c’est quatorze ans plus tard, en 1836, à la fin de sa carrière politique, après avoir raconté la dernière partie de cette carrière depuis 1828, qu’il commence le récit de son entrée dans la gloire et remonte au jour où, sortant de l’obscurité et de l’exil, portant avec lui, comme Bias, toute sa fortune, mais quelle fortune ! Atala, René, le Génie du Christianisme, il vint, pour parler son langage, « aborder la France avec le siècle. »

Cette partie des Mémoires, qui traite du consulat, de l’empire et des premières années de la restauration, est complètement inconnue du public. L’auteur avait commencé par édifier les deux ailes de son monument ; les constructions intermédiaires ont été le dernier travail de ce vigoureux génie.

On dit qu’il est dans la vie un moment, à l’entrée de la vieillesse, où les souvenirs du passé se réveillent en foule, et, plus vifs, plus brillans que jamais, viennent illuminer une dernière fois le déclin de nos jours. C’est à cette heure propice que M. de Chateaubriand reprend la plume. Nous sommes en 1836 ; l’illustre écrivain se retrouve à Dieppe, où, sous-lieutenant au régiment de Navarre, il exerçait autrefois des recrues sur les galets, à Dieppe, où plus tard il fut exilé par Napoléon, et où plus tard encore il fut surpris par la révolution de juillet ; il s’y retrouve chargé d’ans et de gloire, retiré des affaires, fatigué des hommes, éprouvé par les révolutions. L’aspect de ces vagues, «de ces gémissantes amies, » qu’il est venu si souvent visiter et qu’il revoit les mêmes, lui qui a tant changé, le ramène aux émotions d’autrefois. Il ouvre ce manuscrit aimé qui fut le confident de sa pensée, le délassement et la consolation de sa vie, ce manuscrit rédigé sur toutes les routes, en des lieux et des climats divers, sous les ombrages d’Aulnay, à Paris, à Berlin, à Londres, à Venise, à Prague. Les plus brillantes pages de sa vie, de 1800 à 1828, y sont restées en blanc : il va les remplir, et, les ornant de cette poésie mélancolique et grandiose qui émane naturellement de lui comme le parfum de la fleur, il les embellira encore de cette sérénité d’une existence qui se détache du monde, et de cette fraîcheur d’impressions, de cette variété de couleurs que le génie emploie avec amour à redonner la vie à ce qui n’est plus, quand le présent a perdu le pouvoir de le distraire du passé.

Nous avons laissé M. de Chateaubriand à Londres, cachant son obscure pauvreté au milieu de ce monde si bigarré de l’émigration, qui est peint dans les Mémoires avec un charme extrême. On y voit figurer les princes, les grands seigneurs, et les chevaliers d’industrie du trône et de l’autel qui se pressent autour d’eux, des paysans vendéens qui viennent chercher des soldats et ne trouvent que des courtisans, des gentilshommes devenus professeurs de latin ou fabricans de chapeaux de paille, et des aventuriers qui roulent carrosse, comme Peltier, par exemple, le fameux rédacteur du Courrier de l’Europe, qui eut un instant l’honneur d’irriter Napoléon ; la belle Mme Lindsay, la dernière des Ninon, au foyer de laquelle on vient causer de la patrie absente ; M. de Montlosier, le patricien auvergnat, dont le portrait est des plus piquans ; Cléry, nouvellement débarqué de France, et lisant dans les salons le manuscrit de ses mémoires sur le Temple ; le chevalier de Pannat, l’homme-nouvelle ; l’abbé Delille et sa ménagère ; Mme de Boigne, la plus jeune et la plus jolie des Françaises du West-End ; la duchesse de Châtillon, etc. « De temps en temps, dit l’auteur, la révolution nous envoyait des émigrés d’une espèce et d’une opinion nouvelles ; il se formait diverses couches d’exilés. Un de ces flots m’apporta un homme dont je déplore la perle, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et de qui l’amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma vie. » C’était M. de Fontanes, chassé de France par le coup d’état de fructidor. L’amitié de M. de Chateaubriand est précieuse pour ceux qui aiment à se survivre ; M. de Fontanes occupe une belle place dans les Mémoires. « Il comprenait, dit le grand écrivain, une langue qu’il ne parlait pas ; je reçus de lui d’excellens conseils, je lui dois ce qu’il y a de correct dans mon style ; il m’apprit à respecter l’oreille, il m’empêcha de tomber dans l’extravagance d’invention et le rocailleux d’exécution de mes disciples. »

M. de Chateaubriand, dont la tenue fière et la dignité un peu dédaigneuse ont fait quelquefois suspecter la sensibilité, avait le cœur le plus ouvert et le plus fidèle au culte de l’amitié. On en verra la preuve dans son dernier ouvrage, où tout ce qu’il a aimé revit et s’embellit sous sa plume : « Si je devais vivre, s’écrie-t-il quelque part avec un élan de cœur qui touche, si je devais vivre, et si je pouvais faire vivre dans mes ouvrages les personnes qui me sont chères, avec quel plaisir j’emmènerais avec moi tous mes amis ! » M. de Chateaubriand emmènera avec lui M. de Fontanes, et c’est justice, car l’élégant auteur du Jour des Morts est le premier qui ait deviné son génie ; rentré en France, il lui écrivait à la date de juillet 1798 : « Travaillez, travaillez, mon cher ami ; devenez illustre, vous le pouvez ; l’avenir est à vous. » Encouragé par cette voix prophétique, l’obscur exilé travaillait avec ardeur au Génie du Christianisme.. « S’il est, dit-il, des effets rétroactifs et symptomatiques des événemens futurs, j’aurais pu augurer le mouvement et le fracas de l’ouvrage qui devait me faire un nom aux bouillonnemens de mon esprit et aux palpitations de mon cœur. » Mais, pour fleurir, cette gloire a besoin du sol natal ; un désir invincible de revoir la France s’empare du proscrit. Au début du consulat, les lois rigoureuses contre l’émigration subsistaient encore, bien que Bonaparte en eût fort adouci l’application. Il fallut se procurer un passeport sous un nom étranger. Le ministre de Prusse en donna un sous le nom de Lassagne, habitant de Neufchâtel. « Je me glissai, dit M. de Chateaubriand, dans ma patrie à l’abri d’un nom étranger, caché doublement dans l’obscurité du Suisse Lassagne et dans la mienne. »

Ici reparaissent ces grandes peintures des choses et des hommes que nous avons déjà rencontrées dans la première partie des Mémoires. Voici, par exemple, quelques fragmens d’une vue de la France en 1800 :

« Depuis huit ans enfermé dans la Grande-Bretagne, je n’avais vu que le monde anglais, si différent, surtout alors, du reste du monde européen, A mesure que le paquebot de Douvres approchait de Calais, au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage. J’étais frappé de l’air pauvre du pays. A peine quelques mâts se montraient dans le port ; une population en carmagnole et en bonnet de coton s’avançait au-devant de nous le long de la jetée. Les vainqueurs du continent me furent annoncés par un bruit de sabots...... Le lendemain, nous partîmes pour Paris. Sur la route, on n’apercevait presque point d’hommes ; des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, le tête découverte ou entourée d’un mouchoir, labouraient les champs : on les eût prises pour des esclaves. J’aurais dû plutôt être frappé de la virilité de cette terre où les femmes maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On eût dit que le feu avait passé dans les villages ; ils étaient misérables et à moitié démolis ; partout de la boue, de la poussière, du fumier ou des décombres. A droite et à gauche du chemin se montraient des châteaux abattus ; de leurs futaies rasées il ne restait que quelques troncs équarris, sur lesquels jouaient des enfans. On voyait des murs d’enclos ébréchés, des églises abandonnées dont les morts avaient été chassés, des clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans têtes et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées ces inscriptions républicaines déjà vieillies : Liberté, égalité, fraternité ou la mort. Quelquefois on avait essayé d’effacer le mot mort ; mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction, au moyen-âge. »

Arrivé près de Paris, l’exilé s’arrête aux Thernes. Le lendemain, M. de Fontanes vient le prendre et l’introduit dans la cité qui sera bientôt remplie du bruit de son nom. En abordant Paris, qu’il a quitté au commencement de la terreur, tous les souvenirs de cette horrible époque se dressent devant lui. « Il me semblait, dit-il, que j’allais descendre aux enfers. » Il s’attendait à trouver une ville morne et désolée comme un spectre, et, dès son premier pas dans les Champs-Elysées (c’est un dimanche), il est accueilli par des sons de violon, de cor, de clarinette et de grosse caisse : on danse à côté de la place de la Révolution. Les lieux semblent avoir gardé seuls quelques souvenirs du passé. La place Louis XV était nue ; elle avait le délabrement, l’air mélancolique et abandonné d’un vieil amphithéâtre. On y passait vite. J’étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes ; je craignais de mettre le pied dans une mare de sang dont il ne restait aucune trace ; mes yeux ne se pouvaient détacher de l’endroit du ciel où s’était élevé l’instrument de mort... Malgré les joies de la rue, les tours des églises étaient muettes ; il me semblait être rentré le jour de l’immense douleur, le jour du vendredi saint. »

M. de Fontanes conduit son ami dans un entresol de la rue de Lille, à côté de la rue des Saints-Pères. « On m’adressa, dit l’illustre écrivain avec une modestie qui tranche singulièrement sur le ton du jour, on m’adressa à M. Migneret (le libraire), qui consentit à se charger de l’impression du Génie du Christianisme et à me donner quelque chose pour vivre. » Le lendemain, il fallut aller à la police, sous le nom de Lassagne, déposer le passeport étranger et recevoir en échange un permis de séjour à renouveler de mois en mois. Enfin, voilà le grand inconnu installé dans son entresol, se livrant tout entier à l’achèvement de son œuvre et ne sortant de sa retraite, dans les intervalles de repos, que pour aller dans les rues, sur les places, dans quelques salons ; étudier, sous tous ses aspects, cette société qui se reformait après une immense révolution. On ne saurait se faire une idée de l’animation, du coloris et de la verve que le grand artiste a mis dans les portraits, les tableaux de genre et d’histoire qui remplissent les deux ou trois chapitres consacrés à peindre Paris au commencement du consulat. Nous avons cité des fragmens du tableau de Paris en 1787, en 1789, en 1792. On trouvera ici quelque chose de Paris en 1800.

« Le pêle-mêle était bizarre ; par un travestissement convenu, une foule de gens devenaient des personnages qu’ils n’étaient pas. Chacun portait son nom de guerre ou d’emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens au carnaval portent à la main un petit masque pour avertir qu’ils sont masqués : l’un était Italien ou Espagnol, l’autre Prussien ou Hollandais ; j’étais Suisse. La mère passait pour être la tante de son fils, le père pour l’oncle de sa fille ; le propriétaire d’une terre n’en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens contraire, le mouvement de 1789 : lorsque l’ancienne société fut envahie par la nouvelle, celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à son tour. Cependant le monde ordonné commençait à renaître, on quittait les cafés et la rue pour rentrer dans sa maison ; on recueillait les restes de sa famille ; on recomposait son héritage en en rassemblant les débris, comme après une bataille on bat le rappel et on fait le compte de ce qu’on a perdu. Ce qui demeurait d’églises entières se rouvrait. J’eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du temple. On distinguait les vieilles générations républicaines qui se retiraient des générations impériales qui s’avançaient. Les généraux de la réquisition, pauvres, au langage rude, à la mine sévère, et qui, de toutes leurs campagnes, n’avaient rapporté que des blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers brillans de dorure de l’armée consulaire. L’émigré rentré causait tranquillement avec l’assassin de quelques-uns de ses proches. Tous les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient les spectacles de la place Louis XV, où l’on coupait la tête à des femmes qui, comme me disait mon propre concierge de la rue de Lille, avaient le cou blanc comme de la chair de poulet. Les septembriseurs, ayant changé de nom et de quartier, s’étaient faits marchands de pommes cuites au coin des bornes, mais ils étaient souvent obligés de déguerpir, parce que le peuple qui les reconnaissait renversait leur échoppe et les voulait assommer. Les révolutionnaires enrichis commençaient à s’emménager dans les hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et comtes, les jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la nécessité de châtier les prolétaires et de réprimer les excès de la populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les Scœvola à sa police, se préparait à les barioler de rubans, à les salir de titres, à les forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes. Entre tout cela poussait une génération vigoureuse, semée dans le sang et s’élevant pour ne plus répandre que celui de l’étranger. De jour en jour s’accomplissait la métamorphose des républicains en impérialistes et de la tyrannie de tous dans le despotisme d’un seul. »

Les premières pages publiées en France par M. de Chateaubriand furent, on le sait, insérées dans le Mercure ; c’était un article anonyme sur un ouvrage de Mme de Staël. Encouragé par ce premier acte de publicité, l’écrivain se décide enfin à détacher du Génie du Christianisme et à lancer d’abord sur cette mer orageuse, où s’engloutissent tant de gros livres, l’épisode d’Atala. On lira dans les Mémoires le récit charmant des angoisses de l’auteur, au moment de présenter sa Floridienne à cette société consulaire de soldats, de beaux esprits et d’esprits forts. Il porte le manuscrit à son ami M. de Fontanes. Le sévère Aristarque rature un peu ; mais, comme il comprenait une langue qu’il ne parlait pas, il approuve et admire jusqu’à la page où commence le discours du père Aubry. Arrivé à cette page, il s’écrie : « Ce n’est pas cela ! c’est mauvais ! refaites cela ! » L’auteur rentre dans son petit entresol de la rue de Lille, convaincu de la justesse des critiques de son ami ; mais, ne trouvant rien à mettre à la place de ce qui était mauvais, il s’accoude sur sa table, accablé, découragé, et prêt, comme tous les vrais génies depuis Virgile, à livrer aux flammes l’enfant de sa muse. Tout à coup la voix plaintive de deux tourterelles qu’il tenait enfermées dans sa malle de voyageur arrive à son oreille adoucie par l’éloignement. L’inspiration lui revient subitement, elle voilà qui écrit de suite, sans interlignes et sans ratures, ce fameux discours du père Aubry. Le lendemain, Fontanes arrive et s’écrie : « C’est cela ! c’est cela ! je vous avais bien dit que vous feriez mieux. » — « C’est de la publication d’Atala, dit M. de Chateaubriand, que date le bruit que j’ai fait dans ce monde : après tant de succès militaires, un succès littéraire paraissait un prodige ; on en était affamé. »

Ici commencent de charmantes pages, où l’illustre vieillard se complaît à peindre les premières caresses de la renommée qui faisaient dire à Vauvenargues : « Les premiers feux de l’aurore ne sont pas plus doux que les premiers rayons de la gloire. » — « Je devins à la mode, dit l’auteur des Mémoires, la tête me tourna ; j’ignorais les jouissances de l’amour-propre, et j’en fus enivré. » Cependant sa sauvagerie naturelle, le doute très sincère qu’il eut toujours de son génie, un sentiment grave et religieux de la vie qui ne l’abandonna jamais, tout cela aidait à le garantir du poison de la flatterie et des dangers plus attrayans encore qui se pressent toujours autour de toute gloire nouvelle, comme les papillons autour de la lumière. Du reste, même au milieu de ces souvenirs brillans et délicats auxquels nous osons à peine toucher de crainte de les ternir, vous retrouvez toujours René, l’homme des ombres, René avec cette tristesse endémique, «qu’il tenait de Dieu ou de sa mère. »

« Une admiration prétendue ne me dédommageait pas des dégoûts qui attendent un homme dont la foule a retenu le nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en introduisant le public dans votre intimité ? Joignez à cela l’inquiétude dont les muses se plaisent à affliger ceux qui s’attachent à leur culte, les embarras d’un caractère facile, l’inaptitude à la fortune, la perte des loisirs, une humeur inégale, des affections plus vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause : qui voudrait, s’il en était maître, acheter à de pareilles conditions les avantages incertains d’une réputation qu’on n’est pas sûr d’obtenir, qui vous sera contestée pendant votre vie, que la postérité ne confirmera pas, et à laquelle votre mort vous rendra à jamais étranger ? » Nous voilà presque retombés dans le triste adage de Voltaire :

Quand dans la tombe un pauvre homme est inclus,
Qu’importe un bruit, un nom qu’il n’entend plus ?


Que de fois, en écoutant la lecture des Mémoires, nous avons été tenté d’emprunter à l’auteur son beau langage, et de lui répéter, en le modifiant un peu, ce qu’il a dit lui-même un jour qu’il voyait la gloire sous un aspect plus encourageant et plus vrai : « Eh ! qu’importe la mort, si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie ? »

Ainsi l’auteur d’Atala franchit en un jour la distance souvent si longue qui sépare l’obscurité de la gloire. Tous les salons de cette société renaissante se disputent sa présence. M. de Fontanes le conduit chez Mme Bacciochi, la sœur de Bonaparte, et chez Lucien. « On travaillait, dit-il, à ma radiation ; on me nommait tout haut, et je me nommais moi-même Chateaubriand, oubliant qu’il me fallait appeler Lassagne. » Bientôt M. Joubert l’introduit chez Mme de Beaumont, la fille de M. de Montmorin, autour de laquelle se réunissait au commencement du siècle tout ce qui restait du monde d’autrefois. « Pour faire de ma vie, dit l’auteur des Mémoires, une longue chaîne de regrets, Dieu voulut que la première personne dont je fus accueilli avec bienveillance au début de ma carrière publique fût aussi la première à disparaître. Mme de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes qui ont passé devant moi. »

Bien des pages du beau livre que nous effleurons sont consacrées à peindre cette aimable, frêle et souffrante personne que M. Joubert comparait à « ces figures d’Herculanum qui coulent sans bruit dans les airs, à peine enveloppées d’un corps, » et l’entourage d’élite au sein duquel elle maintenait l’affection, la confiance et l’harmonie. Le lecteur verra passer devant lui tous les habitués de ce cercle choisi où revivaient la simplicité, l’atticisme, le bon goût, toutes les traditions perdues de l’antique sociabilité française : M. de Fontanes et M. Joubert, M. Molé et M. Pasquier, ces deux derniers, jeunes alors, non encore séparés de M. de Chateaubriand par la politique et destinés tous deux comme lui à voir la société se briser et se transformer plus d’une fois sous leurs yeux ; M. de Vintimille, M. Michaud, l’auteur du Printemps d’un Proscrit ; M. de Bonald, « novateur, dit M. de Chateaubriand, quoiqu’il eût été mousquetaire, regardant les anciens comme des enfans en politique et en littérature ; » le poète Chenedollé, si triste qu’il se nommait le corbeau. «Il allait, ajoute l’aimable écrivain, il allait à la maraude dans mes ouvrages ; nous avions fait un traité, je lui avais abandonné mes ciels, mes vapeurs, mes nuées ; il était convenu qu’il me laisserait mes brises, mes vagues et mes forêts. » Ces réunions intimes autour de Mme de Beaumont étaient embellies par la présence de Mmes de Vintimille, Hocquart, de Duras, de Lévis. «C’est peut-être, dit M. de Chateaubriand, la dernière société où l’esprit français de l’ancien temps ait paru. Faites donc des projets, rassemblez des amis, afin de vous préparer un deuil éternel ! »

Le succès d’Atala détermina l’auteur à recommencer le Génie du Christianisme, dont deux volumes étaient déjà imprimés et prêts à paraître. C’est dans une campagne de la Sologne, chez Mme de Beaumont, à Savigny près de Juvisy, au milieu de la poésie des champs, du silence des bois et des jouissances de l’amitié, que fut refait et achevé cet ouvrage inséparable de l’histoire du XIXe siècle, auquel M. de Chateaubriand devra l’immortalité. — Le souvenir de cette précieuse oasis, où le voyageur tant éprouvé par la destinée se reposa pour la première fois, était resté vivace au cœur du vieux poète. Citons une des pages que lui inspirait ce souvenir après trente-cinq ans écoulés. « Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de l’amitié : nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès d’un bassin d’eau vive placé au milieu d’un gazon dans le potager : Mme Joubert, Mme de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un banc ; le fils de Mme Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse. Cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l’écart dans une allée sablée ; deux chiens de garde et une chatte favorite se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur les bords du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l’exil, après avoir passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours promptement écoulés ! C’était ordinairement dans ces soirées que mes amis me faisaient parler de mes voyages ; je n’ai jamais si bien peint qu’alors les déserts du Nouveau-Monde. La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, Mme de Beaumont remarquait diverses constellations en me disant que je me rappellerais un jour qu’elle m’avait appris à les connaître. Depuis que je l’ai perdue, non loin de son tombeau, j’ai plusieurs fois, du milieu de la campagne romaine[2], cherché au firmament les étoiles qu’elle m’avait nommées ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre ; les lieux où je les ai vus sur les bois de Savigny et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinés, ce signe qu’une femme m’avait laissé dans le ciel pour me souvenir d’elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ? »

Au milieu de la solitude de Savigny, voici qu’apparaît, venant du fond de la Bretagne, attirée par le bruit qui se fait autour du nom d’un frère dont elle ignorait le sort, voici qu’apparaît Lucile, cette sœur dont la douce et mélancolique figure a charmé l’enfance du poète. Mariée et veuve, de plus en plus tourmentée par le malheur, Lucile, « que la nature semblait avoir créée uniquement pour souffrir,... » est maintenant une « femme grevée de la vie, qui a le génie, le caractère et la folie de J.-J. Rousseau. » Il y a quelque chose de saisissant, de fantastique et de funèbre dans ces apparitions de Lucile à travers les Mémoires : on éprouve un serrement de cœur en lisant ce livre III, qui contient à la fois le manuscrit si triste de Mme de Beaumont et les lettres douloureuses de Lucile, que rien ne peut consoler de vivre, et qui aspire au repos éternel ; nature angélique, inquiète et sombre, esprit troublé, cœur aimant, mélange inexplicable de folie, de grace, de mélancolie et de poésie. Parfois Lucile cherche à soulever, à analyser en quelque sorte les nuages qui obscurcissent son esprit, et elle écrit à son illustre frère les lignes suivantes : « J’ai dans la tête mille idées contradictoires de choses qui me semblent exister et qui n’existent pas, qui ont pour moi l’effet d’objets qui ne s’offriraient que dans une glace, dont on ne pourrait par conséquent s’assurer, quoiqu’on les vît distinctement. » Quand M. de Chateaubriand lui recommande de soigner sa santé, elle répond : « Pourquoi soigner ma santé ? je suis comme un insensé qui édifierait une forteresse au milieu d’un désert. »

La mort de Lucile fut aussi triste que sa vie. Durant un voyage de M. de Chateaubriand en 1804, quittant le cloître où elle vivait, elle s’en alla mourir dans une retraite inconnue ; un vieux serviteur auquel elle avait été confiée suivit seul son cercueil. Quand M. de Chateaubriand revint, le vieux serviteur était mort, et le frère ne put pas même retrouver les cendres de sa sœur. « Elle m’a quitté, s’écrie-t-il, cette sainte de génie ; je n’ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile aimait à se cacher ; je lui ai fait une solitude dans mon cœur : elle n’en sortira que quand je cesserai de vivre... La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme ; c’était mon enfance au milieu de ma famille, c’étaient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. »

En venant chercher son frère à Savigny, Lucile amenait avec elle une jeune et jolie personne qui venait aussi chercher un époux qu’elle connaissait à peine, l’ayant presque épousé enfant, et aussitôt séparée de lui, depuis huit ans, par le flot des révolutions : c’était Mme de Chateaubriand.

L’auteur d’Atala revint avec sa femme et sa sœur s’établir à Paris, à la fin de 1802. Bientôt parut le Génie du Christianisme. Nous ne saurions avoir la prétention de disserter de nouveau sur la valeur morale et littéraire d’un livre analysé tant de fois. L’éminent auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, M. Thiers, qui n’est point suspect de fanatisme à l’endroit de M. de Chateaubriand, reconnaît lui-même que, de tous les écrits de ce siècle, celui qui a le plus de chances de vivre est le Génie du Christianisme. Du reste, l’auteur des Mémoires a épargné la besogne aux commentateurs futurs en s’expliquant fort au long, avec la bonne foi du génie, sur les mérites et les lacunes de son œuvre. Après avoir établi que le heurt donné aux esprits par le Génie du Christianisme fit sortir le XVIIIe siècle de l’ornière et le jeta pour jamais hors de sa voie ; que cet ouvrage contient le germe de toutes les tendances nouvelles, non-seulement sous le rapport du sentiment religieux, mais en matière de critique et de goût littéraire ; qu’il a fait naître l’étude comparative des littératures étrangères et des monumens du moyen-âge, il le reconnaît défectueux sous le rapport de l’art. « Je n’avais pas encore vu, dit-il, l’Italie et la Grèce. » L’auteur ajoute que, s’il avait à écrire aujourd’hui le même ouvrage, il le composerait différemment, et il trace le plan d’un nouveau Génie du Christianisme au point de vue philosophique et démocratique : « Reste à savoir, dit-il ensuite avec raison, si, à l’époque de l’apparition de ce livre, un autre Génie du Christianisme, élevé sur le nouveau plan dont j’indique à peine le tracé, aurait obtenu le même succès. En 1803, lorsqu’on n’accordait rien à l’ancienne religion, qu’elle était l’objet du dédain, que l’on ne savait pas le premier mot de la question, aurait-on été bien venu à parler de la liberté future descendant du Calvaire, quand on était encore meurtri des excès de la liberté et des passions ? Bonaparte eût-il souffert un pareil ouvrage ? Il était peut-être utile d’exciter les regrets, d’intéresser l’imagination à une cause si méconnue, d’attirer les regards sur l’objet méprisé, de le rendre aimable, avant de montrer comment il était sérieux, puissant et salutaire……. Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je le devrai au Génie du Christianisme : sans illusion sur la valeur intrinsèque de l’ouvrage, je lui reconnais une valeur accidentelle : il est venu juste à son moment. Par cette raison, il m’a fait prendre place à l’une de ces époques historiques qui, mêlant un individu aux choses, contraignent à se souvenir de lui. Si l’influence de mon travail ne se borne pas au changement que, depuis quarante années, il a produit parmi les générations vivantes ; s’il servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités civilisatrices de la terre ; si le léger symptôme de vie que l’on croit apercevoir se soutenait dans les générations à venir, je m’en irais plein d’espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne m’oublie pas dans tes prières quand je serai parti ; mes fautes m’arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi : Ouvrez-vous, portes éternelles ! Elevamini, portœ œternales ! »

A la suite de ces graves dissertations reparaissent les tableaux de genre. Après avoir peint la vie des salons sous le consulat, M. de Chateaubriand peint la vie de château, au moment où les châteaux, dévastés par la tempête révolutionnaire, commencent à se repeupler. L’auteur du Génie du Christianisme se rencontre en voiture de louage avec Mmes de Vintimille et de Fezensac, allant soit au Marais, chez Mme de Labriche, «excellente femme, dont le bonheur n’a jamais pu se débarrasser, » soit à Champlâtreux, chez M. Molé, qui rajuste de son mieux le beau domaine de ses pères. Parmi les abeilles qui alors recomposent leur ruche figure Mme de Custines, la châtelaine de Fervaques, « héritière, dit M. de Chateaubriand, des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme de saint Louis, dont elle avait du sang….. J’ai vu celle qui affronta l’échafaud d’un si grand courage, je l’ai vue plus blanche qu’une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l’ai vue me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu’elle quittait Sécheron, près Genève, pour expirer à Bex, à l’entrée du Valais ; j’ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervaques. Elle se hâtait de se cacher dans une terre qu’elle n’avait possédée qu’un moment, comme sa vie... »

Un peu plus loin, nous retrouvons Mme la duchesse de Châtillon et Mme Lindsay. Voici la célèbre Julie Talma, Mme de Clermont-Tonnerre, depuis Mme de Talaru, celle qui, en prison, convertit La Harpe. Voici La Harpe lui-même avant et après sa conversion ; le grand peintre des Mémoires lui consacre un portrait charmant de verve, de finesse et d’éclat. « Il arrivait, dit M. de Chateaubriand, avec trois gros volumes de ses œuvres sous ses petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des cœurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il ne trouvait pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans les plats ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux plus grands seigneurs, qui raffolaient de ses insolences ; mais, somme toute, esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l’admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle action, et ayant un de ces fonds propres à porter le repentir. Il n’a pas manqué sa fin : je le vis mourir chrétien courageux, le goût agrandi par la religion, n’ayant conservé d’orgueil que contre l’impiété et de haine que contre la langue révolutionnaire. »

Dans cette même galerie se vient placer un portrait comique du philosophe Saint-Martin, avec lequel l’auteur du Génie du Christianisme fut convié une fois à dîner chez le peintre Neveu ; le tableau de ce dîner est une excellente caricature. M. de Chateaubriand, esprit net et clair, véritable Gaulois, et sous plus d’un rapport héritier de Montaigne en droite ligne, n’a jamais goûté beaucoup les Swedenborgs. Le portrait du digne mystique Saint-Martin se ressent de cette répugnance ; voilà pour- tant que le peintre est pris d’un remords, il vient de lire une brochure de Saint-Martin, où ce dernier, racontant lui-même ce fameux dîner, dit, en parlant de M. de Chateaubriand : « C’est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois trouvé en présence depuis que j’existe... Au reste, de qui ai-je besoin, excepté de Dieu ! » — « M. de Saint-Martin, ajoute gracieusement l’auteur des Mémoires, vaut mille fois mieux que moi ; la dignité de sa dernière phrase écrase du poids d’une nature humaine sérieuse ma raillerie inoffensive. » Mais l’illustre écrivain est en veine de raillerie : deux pages plus loin, il nous mène au Marais, et nous fait assister aux antiques amours de Saint-Lambert et de Mme d’Houdetot, « représentant, dit-il, l’un et l’autre les opinions et les libertés d’autrefois soigneusement empaillées et conservées : c’était le XVIIIe siècle expiré et marié à sa manière. » Tout cela est peut-être un peu rigoureux.

Tandis que l’auteur du Génie du Christianisme se livre à l’observation satirique des hommes et des choses, le glorieux soldat qui sera bientôt le maître du monde a jeté les yeux sur cette renommée, la seule en ce moment qui brille, même à côté de la sienne, et qui pourtant n’émane point de lui. Il veut se l’approprier et essayer d’en tirer parti. Le premier consul désire causer avec l’auteur du Génie du Christianisme. Un jour, dans une fête donnée chez Lucien après la publication du concordat, Bonaparte, écartant la foule, va droit à un homme au large front, qui se tenait debout, immobile, silencieux, le regardait fixement, et, de sa voix sonore, il appelle à lui M. de Chateaubriand, Cette entrevue fut, je crois, la première et la dernière. Le premier consul parla seul, et M. de Chateaubriand n’ouvrit pas la bouche. Le lendemain, Mme Bacciochi lui dit que son frère était enchanté de sa conversation, et, quelques jours après, il était nommé secrétaire d’ambassade à Rome, sous la direction du cardinal Fesch. L’auteur des Mémoires crayonne avec sa verve ordinaire le personnel de l’ambassade ; mais après le satirique vient le poète, quand il s’agit de raconter le voyage à Rome à travers les Alpes et de peindre l’Italie sortant de son sommeil à la voix de Napoléon. Toutefois, au milieu de ces grands effets de style, se glissent encore çà et là de petits croquis que, pour notre part, nous recherchons de préférence comme propres à donner une idée d’un côté moins connu, moins apprécié du génie de l’auteur. Quoi de mieux touché, par exemple, que ce portrait du soldat français chez l’étranger. « Nous sommes de singuliers ennemis ; on nous trouve d’abord un peu insolens, un peu trop gais, trop remuans ; nous n’avons pas plutôt tourné les talons, qu’on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le soldat français se mêle aux occupations de l’habitant chez lequel il est logé ; il tire de l’eau au puits, comme Moïse pour les filles de Madiau, chasse les pasteurs, mène les agneaux au lavoir, fend le bois, fait le feu, veille à la marmite, porte l’enfant dans ses bras ou l’endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activité communiquent la vie à tout ; on s’accoutume à le regarder comme un conscrit de la famille. Le tambour bat-il, le garnisaire court à son mousquet, laisse les filles de son hôte pleurant sur la porte, et quitte la chaumière, à laquelle il ne pensera plus avant qu’il soit entré aux Invalides. »

Arrivé à Rome, M. de Chateaubriand est présenté à Pie VII, figure pâle, souffrante et triste ; le pontife des tribulations le reçoit avec un volume du Génie du Christianisme ouvert sur sa table. Installé ensuite au plus haut étage du palais Lancelotti, le nouveau secrétaire d’ambassade se prépare à s’initier à tous les mystères de la diplomatie. On le charge de délivrer des passeports et de quelques autres fonctions analogues. « Ma mauvaise écriture, dit-il, était un obstacle à mes talens. » Aussi les heures de présence obligées lui étaient pénibles ; il les passait à contempler de son troisième étage le beau ciel romain, « heureux, dit-il, quand il passait quelque enterrement pour me désennuyer. Un jour, du haut de ma croisée, je vis dans l’abîme de la rue le convoi d’une jeune mère ; on la portait entre deux rangées de pèlerins blancs, le visage découvert ; son nouveau-né, mort aussi, et couronné de fleurs, était couché à ses pieds. »

Mais que lui fait une vie d’inaction et de petites tracasseries qui partout ailleurs lui serait insupportable ! N’est-il pas à Rome, dans la cité où chaque minute inspire une émotion nouvelle, éveille un nouveau souvenir ? Il serait curieux de comparer les premières impressions de Goethe sur Rome dans sa correspondance aux premières impressions de M. de Chateaubriand dans ses lettres à M. Joubert ou à M. de Fontanes : ce sont les mêmes sentimens, ce sont presque les mêmes mots. « M’y voilà enfin ! toute ma froideur s’est évanouie ; je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu ; j’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint. Les sots ! les âmes glacées ! les barbares !... La multitude des souvenirs, l’abondance des sentimens, vous oppressent ; votre âme est bouleversée !... » Les séductions de la ville éternelle n’ont jamais perdu de leur puissance sur M. de Chateaubriand ; on verra, en lisant dans les Mémoires les lettres écrites de Rome à Mme Récamier, comment, vingt-cinq ans après son premier voyage, le grand artiste trouve de nouvelles couleurs pour peindre encore une fois ce qui enchantait sa jeunesse.

Cependant le secrétaire d’ambassade était de plus en plus desservi par le poète. Le cardinal Fesch goûtait peu la diplomatie de M. de Chateaubriand. Fidèle à ses goûts pervers pour les puissances déchues, il avait eu l’audace d’aller faire une visite au roi de Sardaigne après son abdication. Il s’en était suivi un horrible cancan ; les diplomates se boutonnaient et disaient : Il est perdu ! — Le premier consul dédaigna d’abord ces vétilles ; mais l’irritation contre le secrétaire s’augmentant chaque jour, M. de Chateaubriand voulut donner sa démission. Napoléon refusa de se séparer de l’auteur du Génie du Christianisme. « Il n’y avait point de place vacante, dit l’auteur des Mémoires, il en créa une, et la choisissant conforme à mon existence de solitude et d’indépendance, il me plaça dans les Alpes et me donna une république catholique avec un monde de torrens. » Napoléon envoyait le poète dans le Valais. M. de Chateaubriand venait d’arriver joyeux à Paris et se préparait à partir, salué d’avance par une missive rustique, imposante et naïve, du conseil de la ville de Sion. Le 18 mars 1804, il vient prendre congé aux Tuileries. Bonaparte passe devant lui sans le voir et sans voir personne. « Je fus frappé, dit M. de Chateaubriand, de l’altération de son visage ; ses joues étaient dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, gon air sombre et terrible... » Rentré à son hôtel en sortant du château, il dit à ses amis : « Il se passe là-bas quelque chose d’étrange... » C’était en effet quelque chose d’étrange qui se préparait. « Une intelligence supérieure, dit admirablement l’auteur des Mémoires, n’enfante point le mal sans douleur, parce que ce n’est pas son fait naturel. » Le surlendemain, le 20 mars au matin, sortant du jardin des Tuileries par la porte qui donne sur la rue de Rivoli, M. de Chateaubriand entend un homme et une femme qui criaient : Voici la nouvelle officielle du jugement de la commission spéciale siégeant à Vincennes, qui condamne à la peine de mort le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d’Enghien. «Ce cri, ajoute-t-il, tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie. »

Ici l’auteur des Mémoires s’arrête, et, par une de ces surprises qu’il aime et qu’il nous fait aimer, il franchit trente-quatre ans entre deux chapitres. De 1804 il nous transporte tout à coup en i838, et nous conduit dans un palais désert, à travers des bois jaunis par l’automne : nous sommes à Chantilly, où l’illustre vieillard promène ses rêveries. « Surpris par la pluie, dit-il, je me suis réfugié sous un hêtre : ses dernières feuilles tombaient comme mes années ; sa cime se dépouillait comme ma tête. Il était marqué au tronc d’un cercle rouge, pour être abattu comme moi. Rentré à mon auberge avec une moisson de plantes d’automne, dans des dispositions peu propres à la joie, je vous raconterai la mort de M. le duc d’Enghien, à la vue des ruines de Chantilly... » C’est là en effet qu’il a écrit le chapitre où il fait comparaître à la barre de l’histoire tous les acteurs de ce drame ténébreux, à commencer par le nommé Napoléon Bonaparte, accusé d’avoir traîtreusement occis le nommé d’Enghien. Parmi les morts injustes qui ont souillé toutes les causes et tous les partis depuis soixante ans, il n’en est guère qui présente un caractère plus odieux que la mort du duc d’Enghien. Plusieurs ouvrages écrits dans ces derniers temps, quelques-uns dans l’intention d’atténuer l’horreur de cette tragique histoire et contenant des pièces que M. de Chateaubriand ne connaissait pas, n’ont pas peu contribué à confirmer en nous l’impression produite par la lecture des Mémoires.

Supprimons, en effet, ce respect des noms qui n’a plus de valeur aujourd’hui ; laissons de côté cette idée qu’il s’agit du descendant d’une race qui fut autrefois chère à la France ; ne voyons dans le dernier des Condé qu’un jeune homme obscur. Voici donc un jeune homme distingué par toutes les qualités de l’esprit et du cœur, bon, spirituel, beau, brave, généreux, chéri de tous ceux qui rapprochent : il vit paisiblement hors de France, au milieu des plaisirs de la chasse et des enivremens de l’amour, car il est marié secrètement à une femme qu’il aime avec passion. Tout à coup, pendant la nuit, une troupe armée investit sa maison. Au moment de tenter, pour le faire échapper, un effort suprême qui eût probablement réussi, un de ses officiers lui dit : « Monseigneur, y a-t-il quelque chose contre vous ? — Il n’y a rien, » répond le jeune homme, et il se laisse prendre. On l’enferme dans une chaise de poste ; en chemin, avec une candeur qui fait mal, il se console de sa mésaventure par la pensée que ce sera pour lui une occasion de voir enfin ce glorieux capitaine, dont les exploits ont fait plus d’une fois tressaillir son cœur de Français : il est persuadé que quelques minutes de conversation suffiront pour éclaircir un malentendu, et il n’a d’autre regret que celui de ne pouvoir, à cause de son nom, servir sous le premier général du siècle. Arrivé à Vincennes, il cause gaiement avec le commandant du château, partage son dîner avec un chien favori dont il n’a pas voulu se séparer, et il s’endort ensuite d’un profond sommeil. A onze heures du soir, on le réveille pour lui faire subir un interrogatoire auquel il ne comprend rien, et au bas duquel il écrit pour demander une audience au premier consul. Quelques heures plus tard, il comparaît devant des officiers rassemblés à la hâte, qui viennent seulement d’apprendre son nom et ne savent pas le premier mot des faits qui le concernent ; on l’interroge de nouveau, il nie loyalement toute pensée de complot et se retire, ne pouvant encore se persuader qu’il coure un danger sérieux. Quelques instans s’écoulent ; le commandant du château vient à lui, une lanterne à la main, et, d’une voix émue, il l’invite à le suivre. En voyant l’escalier étroit et tortueux par lequel on le fait descendre, le jeune homme s’écrie : « Où me conduisez-vous ? Si c’est dans un cachot, j’aime mieux mourir tout de suite. — Monsieur, répond le commandant, veuillez me suivre et rappeler tout votre courage. » On arrive au bas de l’escalier ; une porte s’ouvre sur un fossé : on entre, et on marche un instant dans le fossé, au milieu des ténèbres de la nuit, par une pluie fine et froide. Au détour du pavillon de la Reine, le jeune homme se trouve tout à coup en face d’un peloton de soldats ; à ses pieds, aux lueurs incertaines de trois ou quatre lanternes, il entrevoit une fosse creusée pendant qu’on le jugeait, et alors seulement il apprend que cette fosse est pour lui, et qu’il est condamné à mort. La surprise le rend un moment silencieux ; mais bientôt, d’une voix calme et ferme, aux lueurs de ces affreuses lanternes et par cette pluie fine et froide, il demande s’il n’y a pas là quelqu’un qui veuille lui rendre un dernier service, en lui prêtant une paire de ciseaux. On lui passe des ciseaux ; il coupe une mèche de ses cheveux, l’enveloppe dans du papier avec un anneau d’or et une lettre écrite après son arrivée, sans aucune prévision de ce qui allait suivre. Il confie ce paquet à un officier, en le priant de le faire parvenir à la femme dont la pensée l’occupe en ce terrible moment ; il demande ensuite si l’on ne pourrait pas lui faire venir un prêtre : on lui répond que cela est impossible. Sur cette réponse, il se recueille un instant, se préparant à mourir et recommandant son âme à Dieu. Quand il est prêt, il relève fièrement la tête et fait quelques pas pour venir se placer en face du peloton. On commande le feu, et il tombe sans mouvement, percé de plusieurs balles.

Quelques heures après, le chef de bataillon Harel, commandant du château de Vincennes, écrit au conseiller d’état Real, chargé d’instruire l’affaire, la lettre suivante, qui mérite de passer à la dernière postérité pour lui apprendre ce que devient la justice, quand la liberté n’est plus.


« Vincennes, 30 ventôse, an XII.

« CITOYEN CONSEILLER,

« J’ai l’honneur de vous instruire que l’individu arrivé le 29 du présent au château de Vincennes, à cinq heures et demie du soir, a été, dans le courant de la même nuit, jugé par une commission militaire et fusilé (sic) à trois heures du matin, et enteré dans la place que j’ai l’honneur de commander.

« J’ai l’honneur de vous saluer avec le plus profond respect,

«HAREL. »


On a écrit des volumes de mensonges pour répartir la responsabilité de ce meurtre, chacun des acteurs, directs ou indirects, cherchant à en faire peser la plus forte part sur son voisin. Napoléon, tout en revendiquant dans son testament, par une prétention qui serait un peu étrange si elle était mal fondée, tout en revendiquant pour lui cette responsabilité tout entière, a soin, dans ses entretiens de Sainte-Hélène, de se décharger le plus possible aux dépens de ses conseillers et de ses subordonnés, tant le poids d’un crime est lourd, même à qui se targue de ne le point sentir ! M. de Chateaubriand discute ces derniers témoignages. — Que Napoléon ait été trompé d’abord par de faux rapports qui le décidèrent à l’arrestation, cela paraît certain ; mais ce qui n’est pas moins certain, c’est que le jour où le prince arriva à Vincennes, Napoléon savait parfaitement à quoi s’en tenir sur la fausseté des rapports qui l’avaient décidé à le faire arrêter comme complice du complot de George. Il n’en ordonna pas moins de le mettre à mort, car à qui fera-t-on croire qu’un condamné de cette importance ait pu être exécuté sans un ordre formel du premier consul, que l’ordre soit antérieur ou postérieur à la condamnation ? Pourquoi donc ce meurtre ? Voici, d’après M. Thiers, les idées qui s’emparèrent malheureusement du premier consul et de ceux qui pensèrent comme lui en cette circonstance, c’est-à-dire au moment où l’on fut obligé de reconnaître qu’on s’était trompé sur la culpabilité du prince. « On tenait un de ces princes de Bourbon auxquels il en coûtait si peu d’ordonner des complots, et qui rencontraient des imprudens ou des fous toujours prompts à se compromettre à leur suite ; il en fallait faire un exemple terrible ou s’exposer à provoquer un rire de mépris de la part des royalistes, en relâchant le prince après l’avoir enlevé. Ils ne manqueraient pas de dire qu’après s’être rendu coupable d’une étourderie en l’envoyant prendre à Ettenheim, on avait eu peur de l’opinion publique, peur de l’Europe ; qu’en un mot on avait eu la volonté du crime, mais qu’on n’en avait pas eu le courage. Au lieu de les faire rire, il valait mieux les faire trembler[3]. » C’est par de tels sophismes que Napoléon cherchait à étourdir sa conscience au moment de répandre le sang de l’innocent, et c’est ce même Napoléon qui, quelques années plus tard, jugeant sans pitié un acte aussi injuste, mais moins inexplicable que le sien, disait au général Mathieu Dumas, à propos de Salicetti : « Qu’il reste à Naples ! Qu’il sache que je n’ai pas assez de puissance pour défendre du mépris et de l’indignation publique les misérables qui ont voté la mort de Louis XVI[4] ! » — « Combien de tels spectacles, dit avec raison l’éminent historien du consulat et de l’empire, sont propres à confondre l’orgueil de la raison humaine et à enseigner que le plus transcendant génie ne sauve pas des fautes les plus vulgaires, quand on abandonne aux passions, même pour un seul instant, le gouvernement de soi-même. »

Ce qui, à notre avis, confond encore plus l’orgueil de la raison humaine, c’est qu’au milieu de la consternation produite par la nouvelle inattendue du meurtre de Vincennes, au milieu de l’indignation que chacun témoigne à huis-clos et que beaucoup étaleront plus tard, pas une voix ne s’élève pour protester publiquement contre l’attentat ; c’est à qui composera son visage, de crainte que le regard inquiet du maître n’y découvre un blâme secret. Un seul homme, et nous aurions aimé à voir ce souvenir historique se retrouver sous la plume de M. Thiers, un seul homme, M. de Chateaubriand, s’élève au maximum de courage civil compatible avec le temps. Il s’assied à une table, écrit sa démission, et l’envoie. Pendant plusieurs jours, ses amis se succèdent chez lui d’heure en heure pour savoir s’il n’est pas en prison ou fusillé. Triste époque, après tout, malgré l’éclat de ses victoires, malgré ses bienfaits et ses grandeurs, que celle où une démission muette est un .acte d’intrépidité qu’un seul homme a le courage d’oser ! Malheur, trois fois malheur aux excès d’anarchie qui donnent aux hommes un tel besoin de servitude !

Mais l’outrage aux lois éternelles du juste ne reste jamais impuni. Après avoir énuméré toutes les conséquences, directes ou indirectes, de l’attentat de Vincennes qui concoururent à la ruine de Napoléon, l’auteur des Mémoires conclut par ces belles paroles : « Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte ; deux actions, toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute : la mort du duc d’Enghien et la guerre d’Espagne. Il a eu beau passer dessus avec sa gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté même où il s’était cru fort, profond, invincible, lorsqu’il violait les lois de la morale en négligeant sa vraie force, c’est-à-dire ses qualités supérieures dans l’ordre et l’équité. Tant qu’il ne fit qu’attaquer l’anarchie et les étrangers ennemis de la France, il fut victorieux ; il se trouva dépouillé de sa vigueur aussitôt qu’il entra dans les voies corrompues. Le cheveu coupé par Dalila n’est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en soi une incapacité radicale et un germe de malheur. Pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles...» Renonçant volontairement aux perspectives d’ambition et de fortune que lui assurait la faveur du premier consul, M. de Chateaubriand rentre dans la carrière littéraire, et mérite l’honneur de figurer en tête de cette petite phalange de caractères par qui, sous l’empire, pour employer l’expression d’un célèbre poète de nos jours, M. Victor Hugo, « la dignité royale de la pensée libre fut maintenue. »

L’indépendance de M. de Chateaubriand, sous l’empire, ne fut pas seulement honorable pour son nom, elle fut profitable à son génie. On sait le mot de Napoléon : « J’ai pour moi la petite littérature, la grande est contre moi. » — « À cette époque, dit l’auteur des Mémoires, deux choses arrêtaient la littérature à la date du XVIIIe siècle : l’impiété qu’elle tenait de Voltaire et de la révolution, le despotisme dont la frappait Bonaparte. Le chef de l’état trouvait du profit dans ces lettres subordonnées qu’il avait mises à la caserne, qui lui portaient les armes, qui sortaient lorsqu’on criait : Hors la garde ! qui marchaient en rang et qui manœuvraient comme des soldats. Toute indépendance semblait rébellion à son pouvoir ; il ne voulait pas plus d’émeute de mots et d’idées qu’il ne souffrait d’insurrection. Il suspendit l’habeas corpus pour la pensée comme pour la liberté individuelle…………. La littérature qui exprime l’ère nouvelle n’a régné que quarante ou cinquante ans après le temps dont elle était l’idiome. Pendant ce demi- siècle, elle n’était employée que par l’opposition……………. La mort du duc d’Enghien eut pour moi l’avantage, en me jetant à l’écart, de me laisser suivre dans la solitude mon inspiration particulière, de m’empêcher de m’enrégimenter dans l’infanterie régulière du vieux Pinde : je dus à ma liberté morale ma liberté intellectuelle. »

La vie de M. de Chateaubriand durant ces dix années de l’empire, ses liaisons d’amitié, ses rapports avec la société d’alors, ses études, l’histoire des publications qui mirent le sceau à sa gloire, et furent les grands événemens littéraires de l’époque, ses courses à travers la France, certains détails inconnus de son voyage en Orient, ses jours heureux dans la solitude de la Vallée-aux-Loups, les tracasseries que lui suscite la police, l’effet de son fameux article du Mercure et de son discours de réception à l’Académie, le mélange d’attraction et de répulsion qu’il éprouve et qu’il inspire dans ses rapports avec le César moderne, tout cela est peint dans les Mémoires avec cette variété de couleurs que nous avons déjà tant de fois signalée. À côté du portrait si plaisant de la marquise de Coislin, la dernière des marquises, étude charmante où l’ironie le dispute à la grâce, vous trouvez, à propos de Mme de Staël et de certaines souffrances morales que le public n’admet pas, ces lignes d’une philosophie profonde et d’une facture admirable : « Il est fâcheux d’être atteint d’un mal dont la foule n’a pas l’intelligence ; au reste, ce mal n’en est que plus vif ; on ne l’affaiblit point en le confrontant avec d’autres maux ; on n’est pas juge de la peine d’autrui ; ce qui afflige l’un fait la joie de l’autre ; les cœurs ont des secrets divers incompréhensibles à d’autres cœurs. Ne disputons à personne ses souffrances ; il en est des douleurs comme des patries, chacun la sienne. »

Non loin d’une peinture austère et grandiose de la Chartreuse, à la manière de Le Sueur, on rencontre quelques scènes joviales à la façon de Téniers, comme celle-ci, par exemple, destinée à peindre la vie de cocagne que l’auteur mène pendant quelques jours à Lyon, chez un certain épicurien nommé M. Saget :

« Ce M. Saget était la providence des chanoines ; il demeurait sur le coteau de Sainte-Foix, dans la région du bon vin…. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une casquette verte et un habit de Camelot gris, un pantalon de nankin, des bas bleus et des souliers de castor. Il avait beaucoup vécu à Paris, et s’était lié avec Mlle Devienne ; elle lui écrivait des lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons conseils ; il n’en tenait pas compte…. Certains jours, à Sainte-Foix, on étalait une certaine tête de veau marinée pendant cinq nuits, cuite dans du vin de Madère, et rembourrée de choses exquises. De jeunes paysannes très jolies servaient à table ; elles versaient l’excellent vin du cru renfermé dans des dame-jeannes de la grandeur de trois bouteilles. Nous nous abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget. Le coteau en était tout noir. Notre dapifer trouva vite la fin de ses provisions. Dans la ruine de ses derniers momens, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles maîtresses qui avaient pillé sa vie, « espèce de femmes, dit saint Cyprien, qui vivent comme si elles « pouvaient être aimées ; quæ sic vivis ut possis adamari. »

Après nous avoir promenés ainsi de surprise en surprise à travers les détails de sa vie, et conduit sa biographie jusqu’en 1804, M. de Chateaubriand s’arrête et entreprend la biographie de Napoléon, travail considérable qui, sans prétendre aux proportions d’une histoire complète, n’en forme pas moins une des parties les plus imposantes du monument que l’illustre écrivain laisse après lui. « Je trace, dit l’auteur, l’abrégé et le résumé des actions de Bonaparte ; je peins ses batailles, je ne les décris pas. » Cette phrase suffit pour indiquer comment M. de Chateaubriand a compris son travail sur Napoléon. C’est un résumé, mais un résumé dessiné largement et où la couleur abonde.

De même qu’il aimait à s’arrêter sur les détails de sa propre jeunesse, M. de Chateaubriand se complaît d’abord dans le récit des premières années de son héros, dans « l’histoire du Bonaparte inconnu qui précède l’immense Napoléon. » Ayant en main les cartons du cardinal Fesch qui contiennent les cahiers d’études du jeune officier d’artillerie, il y puise des détails curieux sur les idées, les goûts, les aptitudes du César futur, qu’il suit de Brienne à Valence, de Valence à Toulon, et de Toulon à Paris aux journées de vendémiaire. « Après vendémiaire, dit-il, Napoléon entre en plein dans ses destinées ; il avait eu besoin des hommes, les hommes vont avoir besoin de lui ; les événemens l’avaient fait, il va faire les événemens. Il a maintenant traversé ces malheurs auxquels sont condamnées les natures supérieures avant d’être reconnues, contraintes de s’humilier sous les médiocrités dont le patronage leur est nécessaire : le germe du plus haut palmier est d’abord abrité par l’Arabe sous un vase d’argile. »

Les campagnes d’Italie ne sont qu’esquissées, mais l’esquisse est d’un maître. Napoléon y apparaît dans la fleur de son génie, tour à tour général, administrateur, diplomate, philosophe, artiste, s’occupant du pape et du pacha de Scutari, des Maïnotes et du directoire, écrivant à Carnot d’admirables dépêches, et, entre deux batailles, préparant des plans de fête en l’honneur de Virgile et de l’Arioste, s’inquiétant des tableaux et des manuscrits de Venise, et veillant à la remonte de sa cavalerie ou aux fraudes de ses fournisseurs, «tout cela, dit M. de Chateaubriand, au milieu de l’Italie, devenue une fournaise où nos grenadiers vivent dans le feu comme des salamandres. »

Dans son récit de la campagne d’Egypte, M. de Chateaubriand, avec cette faculté d’association d’idées qui lui est propre, entremêle aux exploits de Bonaparte tous les grands souvenirs historiques ou épiques qui se rattachent à la terre des Pharaons. A chaque page, le héros moderne et ses lieutenans se croisent avec Sésostris, Alexandre, Ptolémée, Saladin, saint Louis, Renaud, Tancrède, et, au milieu de ce luxe d’évocations poétiques, l’historien n’oublie aucun de ces petits détails de mœurs qui aident à caractériser les hommes et les situations. « Dis à Ledoux, écrivait alors un maréchal-des-logis peu enthousiaste de l’Egypte, qu’il n’ait jamais la faiblesse de s’embarquer pour venir dans ce maudit pays ; » ce qui n’empêche pas nos soldats de battre des mains aux ruines de Thèbes. Plus loin, Bonaparte écrit au général Dugua : « Vous ferez, citoyen général, trancher la tête à Abdalla-Aga, ancien gouverneur de Jaffa. D’après ce que m’ont dit les habitans de Syrie, c’est un monstre dont il faut délivrer la terre... Vous ferez fusiller les nommés Hassan, Jousset, Ibrahim, Saleh, Mahomet, Moustapha, Mahamet, tous Mamelouks….. » Au sultan du Darfour, il écrit : « Je désire que vous me fassiez passer deux mille esclaves mâles, ayant plus de onze ans. » — Il aimait les esclaves, dit M. de Chateaubriand.

Cependant Napoléon voit barrer sa fortune à Saint-Jean-d’Acre. « Arrêté, dit son illustre biographe, aux frontières orientales de l’Asie, il va saisir d’abord le sceptre de l’Europe pour chercher ensuite au nord, par un autre chemin, les portes de l’Himalaya et les splendeurs de Cachemire. » Citant sa belle lettre à Kléber pour lui remettre le commandement de l’armée d’Egypte, M. de Chateaubriand ajoute : « Jamais le guerrier n’a retrouvé d’accens pareils ; c’est Napoléon qui finit. L’empereur, qui suivra, sera sans doute plus étonnant encore, mais combien aussi plus haïssable ! Sa voix n’aura plus le son des jeunes années ; le temps, le despotisme, l’ivresse de la prospérité, l’auront altérée... »

Nous ne pouvons entrer ici dans tous les détails de la grande esquisse que l’auteur des Mémoires consacre à l’empire ; « songe immense, dit-il quelque part, mais rapide comme la nuit désordonnée qui l’avait enfanté. » Le sentiment toujours présent de la catastrophe qui terminera si brusquement cette merveilleuse destinée donne au récit de l’écrivain le caractère d’un chant funèbre dont la ritournelle plaintive ramènerait sans cesse à l’idée de la fragilité de l’homme et de la grandeur de Dieu. Ainsi, le peintre n’a pas plutôt esquissé la victoire d’Austerlitz, qu’il ajoute immédiatement un dernier trait qui nous reporte à Waterloo : «Napoléon, dit-il, après sa victoire, ordonne de bâtir le pont d’Austerlitz, et le ciel ordonne à Alexandre d’y passer. » Plus loin, l’empereur est arrivé à l’apogée de sa fortune ; il a obtenu la seule chose qui lui manquait : il a épousé la fille des Césars. « Le passé, dit l’historien, se réunit à l’avenir ; en arrière comme en avant, Napoléon est désormais le maître des siècles, s’il se veut enfin fixer au sommet ; mais il a la puissance d’arrêter le monde et n’a pas celle de s’arrêter : il ira jusqu’à ce qu’il ait conquis la dernière couronne qui donne du prix à toutes les autres, la couronne du malheur….. » Un fils lui naît ; on le baptise roi de Rome, et «de ce fils, éclos, comme les oiseaux du pôle, au soleil de minuit, il ne restera qu’une valse triste, composée par lui-même à Schœnbrunn et jouée sur des orgues, dans les rues de Paris, autour du palais de son père. »

C’est ainsi que M. de Chateaubriand raconte ou plutôt chante la vanité des grandeurs humaines dans la personne du plus grand des hommes. S’il esquisse une bataille, en même temps qu’il n’oublie rien de ce qui peut exprimer la séduction fiévreuse du combat, il n’oublie rien non plus de ce qui peut inspirer l’horreur philosophique de ces férocités guerrières. Voyez, par exemple, la fin de la bataille de Wagram. «Napoléon oppose sa volonté à la victoire hésitante ; il la ramène au feu comme César ramenait par la barbe au combat ses vétérans étonnés. Neuf cents bouches de bronze rugissent ; la plaine et les maisons sont en flammes ; de grands villages disparaissent : l’action dure deux heures. Dans une seule charge, Lauriston marche au trot à l’ennemi, à la tête de cent pièces de canon. Quatre jours après, on ramassait au milieu des blés des militaires qui achevaient de mourir aux rayons du soleil sur des épis piétines, couchés et collés par du sang. »

« Ces énormes batailles de Bonaparte, dit-il ailleurs, sont au-delà de la gloire ; l’œil ne peut embrasser ces champs de carnage, qui en défitive n’amènent aucun résultat proportionné à leurs calamités. L’Europe, à moins d’événemens imprévus, est pour long-temps dégoûtée de combats. Napoléon, en l’exagérant, a tué la guerre.... Si la vie militaire enseigne quelques vertus, elle en affaiblit plusieurs : le soldat trop humain ne pourrait accomplir son œuvre ; la vue du sang et des larmes, les souffrances, les cris de douleur, l’arrêtant à chaque pas, détruiraient en lui ce qui fait les Césars, race dont, après tout, on se passerait volontiers. »

Plus loin, à propos d’une ville prise d’assaut, inondée de sang, et rendue après la paix, il s’écrie : « Ridicules et inutiles meurtres de la guerre ! » Comparons cela aux réflexions inspirées à M. Thiers par la bataille d’Eylau. « Ainsi, dit l’historien, dans cette journée fatale, près de quarante mille hommes des deux côtés avaient été atteints par le feu et le fer. C’est la population d’une grande ville détruite en un jour ! Triste conséquence des passions des peuples ! passions terribles, qu’il faut s’appliquer à bien diriger, mais non pas chercher à éteindre ! » M. Thiers a raison aussi à son point de vue ; il y a certainement quelque chose de précieux dans ce qui apprend à mépriser la mort. Personne n’a mieux décrit que M. Thiers tout ce que le génie de la guerre enfante de combinaisons merveilleuses, tout ce qu’il remue dans les âmes de sentimens énergiques, et parfois de dévouemens sublimes. Nous nous rappelons une page de l’Histoire du Consulat et de l’Empire où, après avoir peint les réjouissances qui suivirent la bataille d’Austerlitz, l’auteur s’écrie : « Et de quoi serait-on joyeux, en effet, si on ne l’était de pareilles choses ! » C’est en effet une belle chose que la bataille d’Austerlitz, quoiqu’il y ait des choses plus belles encore ; mais n’est-il pas curieux de voir les idées guerrières qui firent la grandeur du passé s’incarner en quelque sorte dans un homme des races nouvelles, dans M. Thiers, tandis que c’est M. de Chateaubriand, le descendant des preux bardés de fer, qui, les yeux tournés vers l’avenir, s’écrie : « Ridicules et inutiles meurtres de la guerre ! »

Ce n’est pas le seul point par lequel il sera intéressant de comparer les puissantes et poétiques ébauches de M. de Chateaubriand sur l’empire à l’ouvrage dans lequel M. Thiers a déployé toutes les grandes qualités de son esprit : science, bon sens, vivacité, lucidité, simplicité, qualités d’autant plus admirables, qu’elles deviennent de plus en plus rares. Les deux écrivains se rencontreront parfois dans l’expression différente des mêmes idées. Ainsi, le beau portrait, le portrait définitif de Napoléon, celui que M. de Chateaubriand a tracé après Sainte-Hélène, dans un moment où le peintre, dégagé de tout esprit de parti, affranchi de toute animosité personnelle, réconcilié avec son glorieux modèle par l’attrait du malheur, qui fut toujours si grand sur lui, pensait avant tout à être juste, à être vrai, à écrire, non pour le jour, mais pour le temps ; ce portrait n’est guère que le développement ingénieux, brillant, grandiose, éloquent, de l’opinion que M. Thiers formule ainsi dans son histoire : « Chacun se demandera comment on pouvait déployer tant de prudence dans la guérite, si peu dans la politique ; et la réponse sera facile : c’est que Napoléon fit la guerre avec son génie, la politique avec ses passions. »

Cependant, si M. Thiers fait très bien sentir comment les passions de Napoléon compromettaient souvent sa politique, ce qui jusqu’ici du moins manque dans l’ouvrage de l’éminent historien, c’est le tableau du funeste effet moral et social produit par la passion qui, chez Napoléon, dominait toutes les autres : le goût de l’arbitraire, la passion du pouvoir absolu avec ses accompagnemens obligés, le dédain du droit, l’incrédulité pour toute idée généreuse, l’indifférence pour la dignité d’autrui, le mépris des hommes, et ce caractère qui pouvait s’élever et s’élevait souvent jusqu’à la clémence, jusqu’au pardon, mais qui n’admit jamais la sincérité d’une contradiction loyale, le respect d’une résistance consciencieuse. Il y a dans les Souvenirs du général Mathieu Dumas, que nous citions tout à l’heure, une page qui nous semble rendre parfaitement ce côté dur, aride et sceptique de la nature napoléonienne. Nous sommes dans l’île de Lobau, au début même de la bataille de Wagram. Napoléon vient de serrer dans ses bras le maréchal Lannes, brisé par un boulet, en s’écriant : « Voilà donc comme tout finit ! » et il est occupé à diriger sa bataille. Le général Dumas arrive pour lui rendre compte du passage de divers corps et de l’approche de l’armée d’Italie. « Fort bien, lui dit l’empereur, nous sommes en mesure ; » et il se mit, dit le général, à se promener sur le gazon, les mains derrière le dos, en me faisant diverses questions ; puis, changeant tout à coup de sujet, il me dit : «Général Dumas, vous étiez de ces imbéciles qui croyaient à la liberté ? — Oui, sire, j’étais et je suis encore de ceux-là. — Et vous avez travaillé à la révolution comme les autres, par ambition ? — Non, sire, et j’aurais bien mal calculé, car je suis précisément au même point où j’étais en 1790. — Vous ne vous êtes pas bien rendu compte de vos motifs ; vous ne pouvez pas être différent des autres : l’intérêt personnel est toujours là. Tenez, voyez Masséna : il a acquis assez de gloire et d’honneurs ; il n’est pas content : il veut être prince, comme Murat et Bernadotte. Il se fera tuer demain pour être prince ; c’est le mobile des Français : la nation est essentiellement ambitieuse et conquérante. »

Cette conversation au bruit du canon, au milieu des horreurs d’une bataille, a bien son prix, et l’on conçoit que les opinions philosophiques de Napoléon, réagissant d’abord autour de lui et se répandant ensuite dans tous les rangs de la hiérarchie politique et administrative, aient produit un régime social tellement contraire au fond, malgré son éclat extérieur, à l’indépendance et à la dignité de l’homme, que la ruine de ce système de gouvernement a été accueillie sans regret, il faut bien le dire, parce que cela est vrai, a été accueillie sans regret, non-seulement par les ennemis de la France, mais par tout ce que la France et l’Europe comptaient d’esprits élevés et de cœurs généreux. Béranger, Lafayette et Carnot pleuraient en voyant entrer les Russes à Paris, mais Béranger, Lafayette et Carnot se réjouissaient, ils le déclarent eux-mêmes, de la chute du régime impérial.

Nous, hommes de la génération nouvelle, qui n’avons point vu ces temps d’oppression, d’étouffement systématique de toute pensée courageuse et libre, nous n’avons gardé souvenir que des malheurs de la patrie, et, au lieu de demander compte à Napoléon des désastres de la France, au lieu de lui dire ce qu’il disait à la république en la brisant : « Qu’avez-vous fait de cette France que je vous ai laissée si brillante ? » nous sommes tentés de l’admirer d’autant plus qu’il est tombé de plus haut ; mais nous oublions qu’il avait entraîné avec lui la patrie au bord de l’abîme, nous oublions que les hommes et les gouvernemens ne tombent que par leur faute et sont responsables de leur chute ; que ni la trahison ni l’étranger n’auraient suffi à renverser Napoléon, s’il ne s’était renversé lui-même en détruisant peu à peu tout ce qui faisait sa force. L’invasion ne renverse jamais les gouvernemens qui ont leur racine dans les affections des peuples, et, si la France eût voulu obstinément garder Napoléon, elle l’eût gardé, malgré l’étranger ; mais la France l’abandonna, parce qu’il avait fait peser sur elle un joug devenu intolérable, car il se faisait sentir en tout et partout. «Lorsqu’on vante le despotisme, dit avec raison Benjamin Constant, l’on croit toujours n’avoir de rapports qu’avec le despote, mais on en a d’inévitables avec tous les agens subalternes. Il ne s’agit plus d’attribuer à un seul homme des facultés distinguées et une équité à toute épreuve, il faut supposer l’existence de cent ou deux cent mille créatures angéliques au-dessus de toutes les faiblesses et de tous les vices de l’humanité. »

Si, à travers toute cette poésie de victoires et de conquêtes qui nous masque la vie de chaque jour sous l’empire, on veut se faire une idée de la prose de ce temps-là, qu’on lise, par exemple, certaines parties des Mémoires de M. de Rovigo, le dernier ministre de la police impériale ; vrai soldat, brave comme tous les soldats, point méchant du reste, mais aveuglément dévoué à Napoléon, appliquant avec un sang-froid imperturbable et expliquant avec une parfaite candeur les principes de son maître en matière de gouvernement. En prenant la direction de la police, M. de Rovigo commence par diviser les hommes en deux classes, ceux que l’on séduit avec de l’argent et ceux que l’on gagne par les femmes. « J’ai connu, dit-il, des agens tellement adroits dans cette corruption (celle de l’argent), qu’ils rendaient joueur celui qui leur résistait, lui gagnaient tout son argent, lui en gagnaient même à crédit, et, lorsqu’ils l’avaient mis dans cet état, ils composaient avec lui, et il faut avouer, à la honte des hommes, qu’ils réussissaient presque toujours. » Sur ce principe fondamental, le ministre organise un vaste système d’espionnage qu’il nous expose avec beaucoup de détails ; et qui, embrassant toutes les classes de la société, lui permet d’avoir le taux de toutes les consciences et d’atteindre immédiatement tous les genres de délit contre la majesté impériale. Quand il a organisé ses espions, il s’occupe d’avoir ses littérateurs pour diriger l’esprit public, louer l’empereur, fabriquer de fausses nouvelles, démentir les vraies, etc. « M. Esménard, dit-il, était un homme d’un talent supérieur, qu’il me consacra tout entier, ainsi que son temps ; il m’a servi fidèlement. » Non content d’avoir ses littérateurs, le ministre de la police veut qu’ils soient de l’Académie. « Je me mis dans la tête, dit-il, de faire mettre quelques-uns des miens sur les rangs, non pas par amour-propre, mais pour avoir les moyens de repousser les attaques qui me seraient venues de ce côté... Je m’employai si bien pour M. Esménard, que je lui fis donner une majorité de suffrages, sans laquelle (le ministre veut parler de sa protection, car autrement il y aurait un non-sens), sans laquelle il aurait infailliblement été rejeté. » M. de Rovigo place aussi, non pas (Dieu nous en garde) parmi ses littérateurs à lui, mais parmi ses protégés à l’Académie, M. de Chateaubriand, qu’il prétend avoir fait nommer ; mais le général se flatte un peu dans cette circonstance : tout le monde sait que M. de Chateaubriand fut nommé sur un mot d’assentiment de la part de Napoléon.

Les personnes et les choses apparaissent parfois à M. de Rovigo sous le jour le plus singulier. Ainsi, par exemple, Mme de Chevreuse, invitée au nom de l’empereur à entrer au service de la reine détrônée de l’Espagne, répond qu’elle n’est pas faite pour être geôlière. « Tout le monde blâma, dit M. de Rovigo, cette manière de refuser. » Sous ce rapport, l’ex-ministre peut avoir raison ; « mais, ajoute-t-il, cette désapprobation ne suffisait pas, on fut obligé de rendre compte du fait à l’empereur, et Mme de Chevreuse fut exilée. » Ceci devient un peu plus fort ; voici qui est mieux. « J’ai été, dit le ministre, sollicité pendant trois ans pour demander son rappel, et j’avoue que je ne concevais pas que l’on mît tant de bassesse à le demander après s’être conduit avec tant d’insolence. » Ainsi, pour M. de Rovigo, la bassesse consiste à réclamer pendant trois ans contre la violation de sa liberté au mépris de toute espèce de justice, car quel est celui des décrets impériaux ou des sénatus-consultes, si nombreux qu’ils soient, qui autorise à exiler pendant trois ans les gens coupables d’avoir refusé même impoliment une fonction qui ne leur convenait pas ?

Avec de telles notions du droit, comment s’étonner que M. de Rovigo voie dans la guerre d’Espagne, non-seulement un acte de baute politique, mais une grande et bonne action ? « Tout le mal, dit-il, a été dans la forme. » Qu’un général enlève à la baïonnette un vieux pontife, qui n’a d’autre défense que la majesté de ses années et de sa tiare, qu’on le mette dans une malle-poste fermée à clé, et qu’on l’amène à Fontainebleau, où on le met également sous clé comme un conscrit réfractaire, et tout cela parce que ce vieillard refuse de consentir à ce qu’on lui prenne ses états et qu’on dirige sa foi, — notre ministre de la police trouve que c’est la chose la plus naturelle du monde ; le pape n’est pour lui qu’un vieux rebelle entêté et imbécile. « Le conclave le canonisera peut-être, dit-il agréablement, mais l’histoire le jugera. » A côté de cette politique d’estafier, plaçons ces terribles paroles de M. de Chateaubriand : « Le pape entra dans le château (Fontainebleau), il y fit entrer avec lui la justice céleste ; sur la même table où Pie VII, appuyait sa main défaillante, Napoléon signa son abdication. »

M. de Rovigo est curieux à étudier dans ses idées sur la liberté religieuse. Ainsi un cardinal, un grand-vicaire et quelques prêtres s’avisent d’avoir dans leur poche la bulle d’excommunication lancée par Pie VII contre les violateurs de son droit et de sa personne. « Dans tout autre pays qu’en France, dit le ministre avec un aplomb merveilleux, le gouvernement eût puni ces prêtres comme des ennemis du repos public, mais on se contenta de les enfermer comme des fous dangereux. » Plus loin, Napoléon assemble un concile, mais le concile ne marchait point au pas. « C’est alors seulement, dit M. de Rovigo, que l’empereur m’ordonna de tourner les regards de mon administration vers le concile qu’il m’avait expressément recommandé de laisser à lui-même.... » Le ministre se mit sur-le-champ à chercher pourquoi le concile va mal. « J’en trouvai bientôt le motif, dit-il, dans l’influence funeste qu’avaient prise sur leurs collègues trois ou quatre évêques... Je reçus ordre de les mettre à Vincennes, et cela fut fait le même jour. » M. de Rovigo oublie de nous dire qu’après cet acte de vigueur le concile ne marcha pas davantage.

On conçoit sans peine tout ce qu’un gouvernement, dirigé par de tels principes, dut commettre de vexations, tout ce qu’il dut exciter, accumuler de répulsions chez tous ceux que la vie militaire n’absorbait pas ; or, il est bon que ce mauvais côté de l’empire soit aussi mis au grand jour, cela est bon de tout temps, et particulièrement dans un temps où l’anarchie, constamment suspendue sur nos têtes, menace encore une fois de dégoûter les hommes de la liberté, le plus précieux des biens, de la liberté, principal ressort de la vie sociale, sans lequel l’ordre n’est qu’une mécanique grossière qui s’use bientôt par le frottement.

Les Mémoires de M. de Chateaubriand nous montreront souvent le revers de cette brillante médaille de l’empire. On désirera peut-être quelquefois plus d’impartialité dans certains détails, une distribution plus équitable de la louange et du blâme, mais on sera forcé de reconnaître que tous les sentimens exprimés par l’illustre écrivain sont nobles et généreux. On aimera à le voir admirateur des grandes choses, ne laisser passer aucune iniquité, si petite qu’elle soit, sans la flétrir, dût-il exagérer un peu la part de responsabilité de Napoléon. Nul n’est despote sans encourir une immense responsabilité. Ainsi, dans un des plus beaux livres des Mémoires, dans le livre X, consacré à Mme Récamier, vous trouverez l’histoire d’un pauvre pêcheur d’Albano, injustement fusillé par ordre des autorités impériales, et dont la mort inspire à M. de Chateaubriand quelques lignes admirables : « Pour dégoûter des conquérans, dit-il, il faudrait savoir tous les maux qu’ils causent ; il faudrait être témoin de l’indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n’ont jamais mis le pied. Qu’importaient aux succès de Bonaparte les jours d’un pauvre faiseur de filets des états romains ? Sans doute il n’a jamais su que ce chétif avait existé ; il a ignoré, dans le fracas de sa lutte avec les rois, jusqu’au nom de sa victime plébéienne. Le monde n’aperçoit en Napoléon que des victoires ; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées ne tombent point de ses yeux. Et moi je pense que, de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment, dans les conseils de la Providence, les causes secrètes qui précipitent du faîte le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l’emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie : le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre ; le sang pacifique répandu jaillit en gémissant vers le ciel : Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d’Albano ; quelques mois après, il était banni chez les pêcheurs de l’île d’Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène. »

Ce n’est pas que M. de Chateaubriand méconnaisse les grandeurs de l’empire, il est trop Français et trop poète pour rester insensible au magnifique spectacle qu’offrit un instant la patrie, lorsque, après la submersion du vieux monde, les flots de l’anarchie s’étant retirés, « Napoléon parut à l’entrée d’un nouvel univers, comme ces géans que l’histoire profane et sacrée nous peint au berceau de la société, et qui se montrèrent à la terre après le déluge. » La France devenue la reine des nations, Napoléon lui donnant en échange de sa liberté, non-seulement l’empire du monde, mais des institutions, un code, une administration, des monumens, des routes, des améliorations de toutes sortes qui ont survécu aux jours des revers ; Napoléon constitué malgré lui le missionnaire armé de la révolution qu’il reniait, répandant la France nouvelle à travers la vieille Europe, comme autrefois Alexandre répandait la Grèce à travers l’Asie, et, après cette course de comète, « de même qu’Alexandre disparut dans les lointains pompeux de Babylone, de même Napoléon, se perdant dans les fastueux horizons de la zone torride ; l’homme d’une réalité si puissante s’évaporant à la manière d’un songe, et la poésie de sa vie égalée seulement par la poésie de sa mort : » tout cela est vivement senti et merveilleusement exprimé dans les Mémoires de M. de Chateaubriand.

Mais ce qui manquait à ces grandeurs, mais la plaie secrète qui corrodait ces félicités passagères, mais le côté immoral de cette brillante histoire de quinze ans, l’absence de principes, le culte de la force trop souvent substitué à l’amour de l’humanité et à la religion du droit, la foi des traités devenue une dérision, la gloire militaire envisagée comme but, et menaçant de faire reculer l’Europe de quatre siècles ; à l’intérieur, la servitude avec tous les vices qu’elle engendre ; à l’extérieur, les peuples foulés aux pieds, conquis, rendus, reconquis, échangés, partagés au gré des caprices de la guerre, les souverains s’humiliant sous le glaive et se confondant, la haine au cœur, en adulations lâches, en protestations menteuses, jusqu’au jour où la fortune leur permettra d’insulter ce qu’ils avaient adoré ; le sentiment du juste et de l’injuste s’altérant parmi les masses au contact des perfidies les plus scandaleuses et des reviremens les plus inattendus ; l’Europe entière marchant au nom du droit, sous le drapeau de la France, à l’assaut de la Russie, et, quelques mois après, l’Europe entière virant de bord et marchant avec la Russie au nom du droit contre la France ; en fin de compte, la patrie, dépouillée de toutes ses conquêtes, épuisée de combats, saignée aux quatre membres et condamnée à subir en frémissant les douleurs et l’affront du joug étranger : voilà des faits inséparables de l’histoire de l’empire et qui atténueront aux yeux de la postérité ce qu’il y eut d’injuste dans la fameuse brochure de 1814, par laquelle M. de Chateaubriand inaugura son avènement à la vie politique. Nous avons nous-même, du vivant de l’auteur, parlé ailleurs avec assez de liberté de ce qui nous choquait dans cette brochure pour que ce nous soit un devoir de rappeler ici les circonstances qui en expliquent l’emportement et la violence. « Ces circonstances, dit lui-même M. de Chateaubriand, ne laissaient à personne le sang-froid nécessaire pour prononcer un jugement impartial ; on ne voyait que la moitié du tableau, les défauts étaient en saillie dans la lumière, le reste était plongé dans l’ombre. » Nous ajouterons que, s’il était permis à quelqu’un d’attaquer avec colère Napoléon vaincu, mais redoutable encore, c’était certainement à l’homme qui, presque seul, avait refusé de s’atteler au char du triomphateur.

Nous glisserons rapidement sur la partie des Mémoires qui traite de la restauration et du gouvernement de juillet. Cette période de la vie de M. de Chateaubriand est la plus connue. Personne n’ignore le rôle politique de l’illustre écrivain de 1814 à 1830. M. de Chateaubriand, on le sait, se mit d’abord à la tête du parti du passé, à la tête de ce parti qui a perdu la restauration ; mais il se mit à sa tête dans l’espoir de lui faire accepter les nécessités du présent et admettre dans une certaine mesure les tendances de l’avenir. On sait aussi, — et un publiciste distingué, M. Duvergier de Hauranne, le rappelait encore il y a quelques mois en combattant les erreurs qui ont perdu à leur tour la monarchie de juillet[5], — on sait que le premier homme qui, en France, après l’empire, a posé et développé avec autant d’éclat que de vigueur les principes qui seuls auraient pu faire vivre encore la monarchie représentative, c’est l’auteur de la Monarchie selon la charte, livre peu homogène, mais dont la première partie, dit très bien M. Duvergier de Hauranne, doit obtenir grâce pour la seconde. C’est dans cette première partie que M. de Chateaubriand, au grand scandale des libéraux de la restauration, tous occupés alors de renforcer le pouvoir royal, déclare, « qu’il n’y a point de gouvernement représentatif sans la liberté de la presse ; qu’il n’y a point de gouvernement représentatif, si l’opinion publique n’est la source et le principe du ministère, principium et fons ; qu’il n’y a point de gouvernement représentatif, si la royauté irresponsable ne se résigne à abandonner la direction du pouvoir aux ministres ; sur qui seuls pèse la responsabilité. » L’auteur de la Monarchie selon la charte professait encore que « l’initiative est une attribution parlementaire, et que la loi ne doit être proposée au nom du roi que dans des cas extraordinaires. » Ainsi pensait et parlait en 1816 M. de Chateaubriand, posant au début même du gouvernement constitutionnel tous les principes dont l’abandon devait faire tomber successivement deux monarchies. Qu’après cela il y eût dans le catéchisme politique de l’illustre publiciste des erreurs, des contradictions, de fâcheuses concessions aux idées contre-révolutionnaires, nous ne le contestons point ; mais ce qui est également incontestable, c’est que la donnée fondamentale du livre était d’une intelligence supérieure, qui ne se trompe point sur l’esprit de son siècle, et comprend que ni les baïonnettes, ni le droit divin, ni la corruption, ne suffisent aujourd’hui pour servir de base à un gouvernement.

On sait avec quelle ardeur les royalistes, tant qu’ils furent dans l’opposition, adoptèrent et proclamèrent les doctrines de leur chef ; on sait aussi avec quel empressement, une fois au pouvoir, ils déposèrent le masque libéral dont ils avaient paré leur polémique. Quant à M. de Chateaubriand, partout et toujours il maintint les maximes qui ont fait l’honneur de sa vie politique, partout et toujours il fut l’homme de la libre discussion, animé d’une confiance généreuse dans la puissance de la vérité par elle-même, dans la compétence de la raison publique et le progrès de l’esprit humain. Tout le monde a gardé souvenir de ses beaux combats, de ses magnifiques discours en faveur de la liberté de la presse. C’est cette constance dans la défense du droit de discussion qui inspirait à Carrel tant de sympathie et de respect pour M. de Chateaubriand, et lui faisait adresser, en 1834, à ce vétéran glorieux de la liberté, des paroles qui aujourd’hui encore, hélas ! n’ont rien perdu de leur actualité. « Ce que vous avez voulu depuis trente ans, monsieur, ce que je voudrais, s’il m’est permis de me nommer après vous, c’est assurer aux intérêts qui se partagent notre belle France une loi de combat plus humaine, plus civilisée, plus fraternelle, plus concluante que la guerre civile, et il n’y a que la discussion qui puisse détrôner la guerre civile. Quand donc réussirons-nous à mettre en présence les idées à la place des partis, et les intérêts légitimes et avouables à la place des déguisemens de l’égoïsme et de la cupidité ? Quand verrons-nous s’opérer par la-persuasion et par la parole ces inévitables transactions que le duel des partis et l’effusion du sang amènent aussi par épuisement, mais trop tard pour les morts des deux camps, et trop souvent pour les blessés et les survivans. »

On a vu dans le Congrès de Vérone, qui est un extrait des Mémoires, une portion de l’histoire de la restauration ; le reste est écrit dans la même forme, tour à tour familière et grave, mélangée de correspondances, de tableaux, de portraits et de récits. L’auteur nous fait souvent pénétrer dans les coulisses de ce grand théâtre du monde, et il nous montre en déshabillé tous les personnages plus ou moins célèbres qu’il a rencontrés sur son chemin à Paris, à Berlin, à Londres, à Rome, dans sa carrière de journaliste, de ministre et d’ambassadeur. C’est là que se déploie cette verve satirique, impitoyable pour tout ce qui est vil, et si prompte à saisir le côté ridicule des hommes et des choses. Il y a dans les Mémoires un portrait charmant de l’auteur peint par lui-même, dans lequel nous trouvons ce passage peu rassurant pour nous tous (et le nombre en est grand) qui avons reçu de M. de Chateaubriand des brevets d’immortalité. « Poli, laudatif, admiratif pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d’encens des masques de Callot. » On trouvera beaucoup de ces masques dans la dernière partie des Mémoires à partir de 1830, ce qui n’empêche pas M. de Chateaubriand de rester jusqu’au dernier moment l’homme du rêve, l’artiste épris des beautés de la nature, le chantre inspiré des destinées humaines, des splendeurs éteintes du passé, des agitations du présent et des espérances de l’avenir.

S’il est un parti politique qui espère accaparer M. de Chateaubriand et trouver dans les Mémoires un plaidoyer en sa faveur, ce parti sera singulièrement détrompé ; l’auteur des Mémoires ne relève que de lui. « Respectant le malheur, dit-il, et me respectant moi-même, respectant ce que j’ai servi et ce que je continuerai de servir au prix du repos de mes vieux jours, je craindrais de prononcer vivant un mot qui pût blesser des infortunes ou même détruire des chimères ; mais, quand je ne serai plus, mes sacrifices donneront à ma tombe le droit de dire la vérité. Mes devoirs seront changés ; l’intérêt de ma patrie l’emportera sur les engagemens de l’honneur dont je serai délié. Aux Bourbons appartient ma vie, à mon pays appartient ma mort. »

Les dernières pages des Mémoires sont imposantes, mais tristes. Après avoir énuméré tous les signes de décomposition sociale, tous les symptômes de la grande et universelle maladie d’un monde qui se dissout, M. de Chateaubriand s’écrie : «D’autres hommes ne sont pas cachés derrière les hommes actuels ; si tout changeait demain avec la proclamation d’autres principes, nous ne verrions que ce que nous voyons : rêveries dans les uns, fureurs dans les autres, également impuissantes, également infécondes. » Cependant l’illustre écrivain ne désespère pas de l’avenir. «Un avenir sera, dit-il, un avenir puissant, libre, dans toute la plénitude de l’égalité évangélique ; mais il est loin encore, loin au-delà de tout horizon visible... Avant de toucher au but, avant d’atteindre l’unité des peuples, la démocratie naturelle, il faudra traverser la décomposition sociale : temps d’anarchie, de sang peut-être, d’infirmité certainement. Cette décomposition est commencée ; elle n’est pas prête à reproduire de ses germes non encore assez fermentes le monde nouveau. »

Cette conclusion funèbre nous condamnerait, nous, générations de passage, déshéritées à la fois de ce qui n’est plus et de ce qui n’est pas encore, à consumer inutilement nos jours dans des agitations stériles. Nous ne pouvons nous résigner à de telles destinées ; nous croyons au progrès continu, au mouvement perpétuel des hommes et des sociétés vers le mieux, et c’est à M. de Chateaubriand lui-même que nous emprunterons de plus consolantes pensées sur les destinées humaines, car c’est lui aussi qui a dit ailleurs : « Sur des sociétés qui meurent sans cesse, une société vit sans cesse ; les hommes tombent, l’homme reste debout, enrichi de tout ce que ses devanciers lui ont transmis, couronné de toutes les lumières, orné de tous les présens des âges ; géant qui croît toujours, toujours, et dont le front, montant dans les cieux, ne s’arrêtera qu’à la hauteur du trône de l’Éternel. »

Que si maintenant nous essayons d’embrasser une dernière fois du regard l’ensemble du monument laissé par M. de Chateaubriand, nous y reconnaissons tout d’abord une certaine ressemblance avec le Louvre, en ce sens que le travail de l’illustre écrivain, composé de 1811 à 1845, est, comme le Louvre, le produit d’âges divers. Il y a plusieurs styles ; on y retrouve les différentes manières de l’auteur. Il est probable que la première partie, écrite aux temps des Martyrs et de l’Itinéraire, est celle qui paraîtra la plus belle, la plus achevée, sous le rapport de la forme. La dernière portion de l’édifice, celle dont la date se rapproche de la Vie de Rancé, est plus inégale ; le poids des années s’y fait peut-être sentir quelquefois, non pas qu’il y ait sécheresse ou impuissance, le génie de M. de Chateaubriand était de ceux chez lesquels l’imagination rajeunit en vieillissant : le style de ses dernières années péchait plutôt par l’excès, par un certain défaut de mesure, une certaine exagération de couleur, qui caractérisent d’ordinaire les productions de la première jeunesse. Quant au fond des idées, nous laissons aux critiques plus dégagés que nous du côté du cœur le soin de discerner et de mettre en lumière ce qu’il peut y avoir de défectueux dans les Mémoires de M. de Chateaubriand ; nous n’affirmerons point que la postérité adoptera tous les jugemens de l’auteur, mais nous sommes fermement convaincu qu’à travers quelques erreurs, quelques contradictions, quelques disparates dans le récit d’une vie remplie de toutes les agitations d’un des siècles les plus orageux de l’histoire humaine, la postérité saura reconnaître, aimer, admirer l’unité persistante d’un caractère foncièrement, invariablement ennemi de tous les genres d’oppression, de bassesse, d’improbité et de fourberie, quel que soit le nom dont ces procédés se décorent, quel que soit le pouvoir qui les emploie. En définitive, jamais peut-être il ne se retrouvera un pareil biographe pour une pareille existence. Jamais homme aussi, il faut le dire, ne fut plus soigneux de sa gloire, plus attentif au respect de lui-même, et ne vécut davantage sous le regard de la postérité. La solitude majestueuse dont il aimait à rehausser sa vieillesse fut le digne couronnement de sa vie. Ne voulant point que le monde le vît faiblir sous le poids des années, il se retirait du monde. Il n’était pas jusqu’au laconisme qu’il s’imposait avec ses amis qui ne fût voulu et n’eût sa cause dans la crainte de paraître inférieur à lui-même. Comme les gladiateurs de l’antiquité, il tenait à bien mourir. Aussi rien n’a manqué à la poésie de sa dernière heure. Cette heure dernière ne s’est point écoulée seulement, ainsi qu’on l’a dit, entre un prêtre et une sœur de charité. Tous les sentimens qui avaient rempli son existence étaient représentés autour de son lit de mort : la famille, par le fils de ce frère immolé en 93, dont le souvenir reparaît si souvent dans les Mémoires, par M. Louis de Chateaubriand ; l’amitié, dans ce qu’elle a de plus délicat, de plus dévoué, de plus constant, par Mme Récamier ; la religion, par M. l’abbé de Guerry ; la charité enfin, par la supérieure du couvent de Marie-Thérèse, fondé par lui et Mme de Chateaubriand. Rien n’a manqué non plus à la poésie de ces glorieuses funérailles. Le jour où on porta provisoirement les restes de M. de Chateaubriand dans l’église des Missions étrangères, nous nous attristions de ne pas voir le clergé de Paris tout entier réuni autour du cercueil de l’auteur du Génie du Christianisme, de celui qui le premier ramena la foule dans les temples déserts ; mais nous avions oublié que c’était sa chère Bretagne, à laquelle il a légué son tombeau, qui se réservait l’honneur de le recevoir avec une pompe digne de lui. Cette pompe a été admirable. Tout le monde a lu le beau récit qu’en a fait M. Ampère dans son rapport à l’Académie française, au nom de laquelle il avait adressé à l’illustre mort des adieux empreints d’une éloquence inspirée par le cœur. Cette mer qui se retire un instant pour livrer passage au cercueil du poète s’acheminant, escorté par une foule immense, vers son dernier asile, vers ce rocher de granit qui doit le garder à jamais ; ces longues files de prêtres en surplis serpentant sur la grève ; ces bannières et ces casques resplendissant au soleil ; le bruit du canon se mêlant au murmure des flots ; ces récifs, ces écueils, ces bateaux encombrés de spectateurs, et, enfin, cette tombe isolée creusée dans un roc qu’entoure et protège la vague, et du haut duquel on n’aperçoit plus que l’océan et le ciel, quelle cérémonie funèbre se présenta jamais sous un aspect plus grandiose et plus magnifique ? Et n’est-il pas vrai, comme le dit si bien M. Ampère, «que le génie du peintre incomparable y est empreint, que sa puissante imagination a inspiré la sublimité de ses funérailles, et qu’à lui seul peut-être, parmi les hommes, il a été donné d’ajouter après sa mort une page splendide au poème immortel de sa vie ? »


LOUIS DE LOMÉNIE.

  1. Voyez la livraison du 15 juillet.
  2. Mme de Beaumont mourut à la fin de 1806, à Rome, où se trouve son tombeau.
  3. Histoire du Consulat et de l’Empire, t. IV, p. 598.
  4. Souvenirs du général Mathieu Dumas, t. III, p. 317.
  5. De la Réforme parlementaire, p. 35.