Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire/Avertissement

La bibliothèque libre.

En octobre 1847, j’occupais un logement l’Institut, comme étant l’un des Conservateurs de la Bibliothèque. Mazarine, et j’avais une cheminée qui fumait. Je me disposais à parer à cet inconvénient avant l’hiver, et, ayant mandé le fumiste, j’en venais avec lui au-détail, lorsqu’il me fit observer que le travail à exécuter (quelque tuyau avec-capote à établir sur le toit), dont le prix monterait bien à une centaine de francs, rentrait dans ce qu’on appelle les dépenses locatives, et qu’il y avait lieu de le mettre à la charge du propriétaire, c’est-à-dire, en ce cas, du Gouvernement. J’adressai, en conséquence, une demande au ministre de qui cela dépendait ; la réparation se fit, et je n’y pensai plus.

La Révolution du 24 février ayant éclaté quelques mois après, je sentis dès le premier jour toute son importance, mais aussi son immaturité sans être de ceux qui regrettaient un régime politique ni une famille, je regrettai du moins une civilisation qui me paraissait, pour le moment, fort compromise ; je n’avais pourtant pas l’imagination aussi noire que je la voyais à plusieurs des républicains de la veille, surpris et comme épouvantes de leur propre succès je pensais qu’on s’en tirerait, qu’on s’était tiré de bien d’autres mauvais pas, qu’il y a plus d’un chemin de traverse dans l’histoire, et j’attendis avec la curiosité de l’observateur, curiosité, je l’avoue, qui se mêlait de très-près en moi à l’anxiété du citoyen, le développement des faits.

Un mois après environ, vers la fin de mars, un de mes amis me dit que M. Jean Reynaud, qui remplissait au ministère de l’Instruction publique des fonctions officieuses, mais qui, de fait, répondaient à celles de sous secrétaire d’État, désirait me voir. Je connaissais beaucoup, depuis dix-sept ou dix-huit ans, M. Jean Reynaud, à tel point que j’avais dîné chez lui avec M. Charton le mercredi 23 février précédent, en pleine révolution. Profitant de la courte trêve qui parut tout d’un coup s’établir dans t’après-midi de cette journée du mercredi, j’avais pu traverser les Champs-Élysées, a l’extrémité desquels il habitait, et me rendre à une invitation qui datait de quelques jours. Je ne me doutais pas, et M. Jean Reynaud ne se doutait pas plus que moi, ce mercredi, à six heures du soir, qu’il serait le sur lendemain un quasi-ministre au département de l’Instruction publique. J’appris avec plaisir que lui, M. Carnot et M. Charton, y avaient été portés je savais toute leur droiture.

Appelé donc par M. Jean Reynaud, un mois environ après les événements, arrivé dans son cabinet et l’abordant avec mon air ordinaire, je lui vis un visage consterné il me dit qu’il se passait quelque chose de fort grave et que ce quelque chose me concernait, que des Listes contenant le chiffre des sommes distribuées par l’ancien Gouvernement, avec les noms de ceux qui les avaient reçues, Listes quelle ministère sortant (MM. Guizot, Duchâtel, etc.) avait déposées aux Tuileries pour y être revêtues de la signature du roi Louis-Philippe, y avaient été saisies, et que mon nom s’y trouvait… s’y trouvait plusieurs fois… et pour une somme… pour des sommes assez considérables. Je me mis à rire d’abord ; mais voyant que M. Reynaud ne riait pas et qu’il faisait des appels réitérés à ma mémoire, je le pressai de questions à mon tour ; je lui demandai s’il avait vu la Liste où j’étais nommé, – la somme précise, – enfin toutes les circonstances d’un fait qui m’était si parfaitement inexplicable. Il ne put entrer dans aucun détail bien net, mais il m’assura que la chose était certaine, qu’il l’avait vérifiée de ses yeux ; et comme c’était son amitié qui s’en alarmait avant tout pour moi, je ne pus douter de la réalité de ce qu’il me disait.

Je crois que je convainquis d’abord, par la manière dont je lui répondis à l’instant, qu’il y avait là-dessous erreur ou fraude ; mais j’entrevis que d’autres auprès de lui, derrière lui, et qu’il ne me nommait pas, seraient moins aisément convaincus ; et, rentré chez moi, j’adressai au rédacteur du Journal des Débats, qui voulut bien l’insérer, une lettre de dénégation, un défi à la calomnie, sur un ton qui n’est naturel qu’aux honnêtes gens et à ceux qui se sentent sûrs d’eux-mêmes. Cette lettre, je le sus depuis, soulagea le cœur de M. Reynaud il eut la bonté de m’en remercier comme d’un service ; pour preuve qu’il en acceptait le sentiment et les termes, il la fit même insérer dans le Moniteur du 31 mars 1848. Je compris que c’était une arme que je lui avais fournie contre des dénonciateurs du dedans.

Cependant je n’étais point satisfait ; je voulus tirer au clair cette affaire ; je fis des démarches pour me procurer la Liste en question et pour m’assurer par mes yeux du corps du délit. Cela me fut impossible : j’allai chez M. Taschereau, mon ami de vingt ans, et qui publiait ces fameuses Listes dans sa Revue rétrospective ; il m’assura n’avoir point vu la pièce où mon nom était porté ; je vis M. Landrin, procureur de la République ; je vis M. Carnot ; je fis même questionner à Londres les anciens ministres, dont j’avais l’honneur d’être particulièrement connu. Rien ; je ne pus obtenir aucun éclaircissement ; personne ne savait de quoi on voulait parier. Je me lassai, et, tout en y songeant toujours, je ne m’en occupai plus.

J’oubliais de dire qu’en même temps que j’écrivais à la date du 30 mars 1848, jour de mon entretien avec M. Reynaud, et au sortir de son cabinet, la lettre insérée d’abord au Journal des Débats, puis au Moniteur, j’adressais à MM. Reynaud et Carnot ma démission de la place de Conservateur à la Mazarine. Je ne voulais pas m’exposer, avec d’autres qui eussent été moins bienveillants et dont j’eusse été moins sûr, à de pareils interrogatoires, à des explications semblables.

J’irai au fond. Il y avait là, au ministère de t’Instruction publique, un homme tout nouvellement produit au pouvoir, et qui m’honorait d’une inimitié déjà ancienne. Je n’ai jamais rencontré une seule fois dans ma vie M. Génin, et je n’ai pas vu son visage ; mais le fait est qu’il m’a toujours détesté, souvent raillé de sa plume, et ridiculisé dans ses articles de critique tant qu’il a pu. Je n’agréais point à cet écrivain, que tous ses amis ont appelé un homme de tant d’esprit ; je lui paraissais précieux et maniéré, et à moi, il ne me paraissait peut-être ni aussi fin, ni aussi léger, ni aussi neuf qu’il le semblait à d’autres. Esprit discuteur et proprement acerbe, il avait besoin de thèmes arides et secs pour paraître avoir son agrément ; il n’a commencé à briller que quand il s’est fixé à des sujets de grammaire. C’est quand il est en pleines broussailles ou broutilles philologiques qu’il se met le plus a scintiller. Mais il ne s’agit point de cela en ce moment. Un jour qu’un des articles de M. Génin avait été refusé par le directeur de la Revue des Deux Mondes, j’avais été fort étonne de recevoir de lui, au timbre de Strasbourg. où il était alors, une lettre injurieuse dans laquelle il imputait à mon influence occulte le rejet de son travail : je ne répondis point à cette lettre et me contentai de la faire voir à celui de ses amis qui s’était entremis dans cette affaire auprès de la Revue (M. L.), qui me dit : Il est ainsi ! M. Génin, chargé de la division des Lettres au ministère de l’Instruction publique après le 24 février 1848, était certainement l’homme qui s’était prévalu contre moi de cette Liste où, disait-on, figurait mon nom, et qui s’en faisait une arme d’accusation contre ma délicatesse. C’était lui-même un homme probe, mais qui, dans ses préventions et son âcreté d’humeur, aurait eu peu à faire pour être méchant.

Si M. Génin avait vécu dans le monde, dans la société, pendant les quinze années que j’y ai passées avant 1848, il aurait compris comment un homme de Lettres sans fortune, sans ambition, de mœurs modestes et se tenant à sa place, peut cependant, par son esprit peut-être, par son caractère, par son tact et toute sa conduite, obtenir une position honorable, agréable, et vivre avec des personnages de tout rang et les plus distingués à divers titres, qui ne sont pas précisément ses pareils, sur ce pied d’égalité insensible qui est – ou qui était le charme et l’honneur de la vie sociale en France. Pour moi, pendant ces années, que je puis dire heureuses, j’avais cherché et j’avais même assez réussi à arranger mon existence avec douceur et dignité écrire de temps en temps des choses agréables, en lire et d’agréables et de sérieuses, mais surtout ne pas trop écrire, cultiver ses amis, garder de son esprit pour les rotations, de chaque jour et savoir en dépenser sans y regarder, donner plus à l’intimité qu’au public, réserver la part la plus fine et la plus tendre, la fleur de soi-même, pour le dedans, jouir avec modération, dans un doux commerce d’intelligence et de sentiment, des saisons dernières de la jeunesse ainsi se dessinait pour moi le rêve du galant homme littéraire qui sait le prix des choses vraies, et qui ne laisse pas trop le métier et la besogne empiéter sur l’essentiel de son âme et de ses pensées. La nécessité depuis m’a saisi et m’a contraint de renoncer à ce que je considérais comme le seul bonheur ou la consolation exquise du mélancolique et du sage.

Qu’il est loin, qu’il est à jamais évanoui ce temps meilleur, orné d’étude et de loisir, où, dans un monde d’élite, une amie irréparable me disait, glissant sous l’éloge un conseil charmant : « Si vous tenez à l’approbation de certaines gens, je vous réponds que l’on tient à la vôtre. Mais voilà ce qui est bon, ce qui est doux entre gens qui s’estiment, tenir à l’approbation morale jusqu’à concurrence de son indépendance, vouloir plaire et rester libre ; c’est le moyen de bien faire. » J’avais accepté la devise, et je me promettais d’y être fidèle dans tout ce que j’écrirais ; mes productions de ces années s’en ressentirent peut-être mais je m’aperçois que je m’oublie, et je reviens.

Quoi qu’il en soit, du moment que j’étais décidé, à renoncer à ma place de Conservateur à la Bibliothèque Mazarine (et ma détermination fut prise dès lors, bien que, par égard pour MM. Carnot et Reynaud, je consentisse à remettre l’instant de m’en aller jusqu’à ce qu’ils n’y fussent plus eux-mêmes), je n’avais guère à choisir il me fallait vivre de ma plume, et la littérature telle que je l’entendais, et même toute littérature, était, pendant l’année 1848, une de ces industries de luxe qui furent frappées, à l’instant, d’interdit et de mort provisoire.

Ce ne fut que sous le ministère de M. de Vaulabelle que j’envoyai cette démission jusque-là différée, en marquant bien à ce ministre, homme de Lettres estimable, qu’elle tenait à une détermination plus ancienne et dont les motifs ne le concernaient pas il me répondit par une lettre très-obligeante. Dans l’intervalle, j’avais trouvé mon emploi, mon moyen de subsister. Un ancien auteur dramatique, qui était un perpétuel candidat à l’Académie, et qui, à ce titre, me visitait quelquefois, M. Casimir Bonjour, ami particulier de M. Firmin Rogier, le ministre de Belgique à Paris, m’ayant demandé en conversation si je ne connaîtrais point par hasard quelque homme de Lettres qui voulût accepter en Belgique une place de professeur de littérature française, et m’ayant appris qu’on en cherchait un pour l’Université de Liége, je m’étais offert moi-même j’avais vu M. Firmin Rogier, j’étais allé à Bruxelles conférer de ce projet avec M. Charles Rogier, ministre de l’Intérieur, que je connaissais de longue date, et j’avais accepté avec gratitude les conditions qui m’étaient faites.

Je quittai donc la France en octobre 1848 la presse de Paris ne s’occupa de ce départ que pour le railler quand un homme de Lettres n’a pas de parti ni d’armée à lui, et qu’il marche seul avec indépendance (Ibo singulariter donec transeam), c’est bien le moins qu’on se donne le plaisir de l’insulter un peu au passage. Je rencontrai en Belgique des difficultés de plus d’un genre, et quelques-unes, très-imprévues, qui m’étaient suscitées par des compatriotes ennemis que j’ai retrouvés depuis en d’autres occasions encore. On publia à Bruxelles et à Liège d’incroyables brochures contre moi. J’eus fort à me louer de la jeunesse belge qui, me connaissant peu, prit le parti d’attendre et de me juger seulement par mes paroles, par mes actes. Je réussis malgré les obstacles ; le livre suivant qui représente l’un des deux. Cours que je professais, le Cours libre et publie, était achevé, entièrement rédigé, et devait paraître à la fin de l’année 1849, lorsque mes Causeries du Lundi, commencées à Paris en octobre, me détournèrent et m’accaparèrent tout entier.

Ce Cours, au reste, avait été comme la préface naturelle des Causeries ; je faisais une leçon régulièrement chaque lundi dans la salle académique de Liège, tout comme depuis, à pareil jour, je publiais mon article au Constitutionnel.

Je donne aujourd’hui ce Cours exactement tel qu’il était préparé en 1849, sauf les notes que j’y ai ajoutées en le revoyant ; je le donne avec la Dédicace d’alors, avec la Préface d’alors. Bien des parties n’en sont plus nouvelles j’y ai puisé amplement à diverses reprises pour les articles que j’ai publiés sur Chateaubriand. Il m’a semblé cependant qu’il ne serait pas sans utilité d’offrir aux jeunes esprits que la littérature n’ennuie pas ces analyses étendues, sous leur première forme, dans toute leur clarté et avec tout leur développement.

L’ouvrage eût été neuf, je le crois, s’il eût paru a sa date, il y a dix ans. Qu’on veuille le prendre aujourd’hui comme une seconde édition, du moins, de tout ce que j’ai écrit sur M. de Chateaubriand et ses amis, mais une seconde édition très-augmentée. — On y trouvera d’ailleurs dans l’Étude sur Chênedollé quantité de lettres originales qui ne sont que là, et qui éclairent de près l’intérieur de ces hommes distingués, leur physionomie et leur caractère aux meilleures années de leur vie.

P. S. J’allais oublier de reparler des fameuses Listes. Celle où figurait mon nom parut enfin dans le numéro 31 de la Revue rétrospective : « M. Sainte-Beuve, 100 francs ; » c’est ce qu’on y lit. Les chiffres fabuleux s’évanouissent. La note obligeante que M. Taschereau a cru devoir y joindre, et qui suppose une fraude commise en mon nom par un officieux, n’a plus même d’objet. Je n’en étais pas à demander 100 francs à M. Duchâtel, pas plus, j’ose le dire, que lui à me les demander : l’impossibilité morale était la même. Et personne n’eût osé se permettre une telle demande auprès de lui en mon nom il n’y aurait pas cru. En voyant ce chiffre de 100 francs, un éclair a traversé ma mémoire ; j’ai pensé à ma cheminée et au tuyau d’octobre 1847, qui avait dû coûter, somme ronde, à peu près cela. La dépense, ordonnancée par le ministère, s’était faite trop tard pour être portée au Budget de 1847. Telle est mon explication. Qu’en disent mes anciens amis du ministère Carnot ? — Mais, sans cet incident, je n’aurais pas été amené à professer le Cours que l’on va lire, et c’est ainsi que l’un m’a induit à parler de l’autre.