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Chateaubriand et son ministre des finances/01

La bibliothèque libre.
Maurice Levaillant
Chateaubriand et son ministre des finances
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 603-638).
CHATEAUBRIAND
ET SON MINISTRE DES FINANCES
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

« Je sème l’or... »
Ancienne devise des Chateaubriand,
« La triste nécessité qui m’a toujours tenu le pied sur la gorge... »
Avant-propos des Mémoires d’Outre-Tombe.


Chateaubriand a dédaigné beaucoup de choses au monde ; on peut même dire qu’il a dédaigné toutes choses de ce monde, mais aucune d’un dédain plus entier, plus fondamental et plus net que cette forme de la fortune qu’on appelle communément la richesse ou l’argent. Ce sentiment, chez lui, n’a rien de théorique ni de convenu : c’est un dédain après misère faite, et professé en connaissance de cause. L’homme qui écrit les Mémoires d’Outre-Tombe a éprouvé les extrêmes de l’opulence et du dénuement : à Londres, en 1793, il a vécu cinq jours dans un grenier, avec les miettes d’un pain de deux sous, en mâchant de l’herbe et du papier ; à Londres, en 1822, comme ambassadeur du roi de France, il a jeté l’or aux yeux éblouis de la « gentry : » le jour qu’il meurt, après avoir achevé de vieillir dans une claustration à demi monacale, il ne possède guère, en plus de son tombeau, qu’un lit de fer et, dans une caisse en bois blanc à la serrure rouillée, le trésor déjà dilapidé de ses Mémoires. Un tel homme, quand il parle de la richesse, utilise une expérience qu’on ne saurait accuser d’être incomplète ; par une particulière complaisance du destin, c’est un homme informé.

Or, la plupart du temps, le dédain que Chateaubriand exprime à l’argent ressemble, à s’y méprendre, à celui d’un gentilhomme du dix-huitième siècle, inépuisablement rente. L’argent, cela compte peut-être ; mais est-ce que cela se compte ? Cela se gaspille plaisamment, aux jours d’abondance ; et cela peut procurer quelques embarras, en des périodes de disette. Mais fi des embarras ! Plaie d’argent n’est jamais mortelle. La sagesse des nations l’affirme ; et le sourire de M. de Chateaubriand le confirme. « Je suis, écrit-il, un vrai panier percé. » S’il parle de ses « vieilles dettes, » il ajoute : « vieilles, car j’en ai qui ont de la barbe, tellement elles sont âgées. » Use fait gentiment gloire de sa prodigalité ; il rapporte à ce sujet un bout de dialogue tout à fait caractéristique, entre lui et le roi Charles X exilé. Comme il accomplissait, à Prague, cette « dernière ambassade » qui intrigua si fort les contemporains, il s’entendit offrir par le vieux prince un « supplément » pour ses frais, et une pension. Il refusa :

« Je suis gueux comme un rat, dit-il... Quand je passe par une ville, je m’informe d’abord s’il y a un hôpital ; s’il y en a un, je dors sur les deux oreilles : le vivre et le couvert, en faut-il davantage ?

— Oh ! ça ne finira pas comme ça. Combien, Chateaubriand, vous faudrait-il pour être riche ?

— Sire, vous y perdriez votre temps ; vous me donneriez quatre millions ce matin, que je n’aurais pas un patard ce soir ! » [1].

Forfanterie ? Mais plusieurs actes de désintéressement dont il omit de se vanter prouvent que son esprit fut toujours dans une indépendance, presque dans une indifférence entière à l’égard de l’argent, quand cet argent ne lui était pas immédiatement nécessaire. En un instant, il s’engageait pour des années ; en un instant, il se dépouillait de ce que des années lui avaient apporté... Lui-même le conte en badinant.

On n’en saurait donc douter : il nous a voulu persuader que l’argent ne lui était pas grand chose : il s’est peint, dans la détresse comme dans le luxe, plein à la fois de superbe et de magnificence ; mieux que stoïcien : gentilhomme. Il s’est servi, quand et comme il l’a pu, du « vil instrument ; » il ne s’y est laissé jamais asservir. Voilà certes, une admirable attitude. Et combien simple en même temps !

Cette simplicité, précisément, incline l’esprit à la défiance. Rien, d’ordinaire, n’est aussi simple de ce qui concerne Chateaubriand. La seule lecture des Mémoires laisse entrevoir que ses intérêts matériels ont procuré au grand homme plus de soucis ou d’inquiétudes qu’il ne consentit à l’avouer.

Par endroits, une plainte émouvante lui échappe, ou un cri de rage ; il avoue, malgré soi, les chagrins qui le pressent dans les moments où il écrit. « Je suis harcelé, gémit-il, par une nuée de créanciers... » Et en 1831, dénué non seulement de toute charge, mais de toute possibilité d’ambition, et même de toute espérance, ramené par la rigueur du sort, lui l’écrivain le plus célèbre de l’Europe, au dénuement laborieux de sa jeunesse, c’est dans un véritable poème lyrique qu’il invective contre l’argent, en une longue page à laquelle il ne semble point que les critiques aient encore accordé l’attention qu’elle mérite :


« Oh ! argent que j’ai tant méprisé et que je ne puis aimer, quoi que je fasse, je suis forcé d’avouer pourtant ton mérite : source de la liberté, tu arranges mille choses dans notre existence où tout est difficile sans toi. Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer ? Avec toi on est beau, jeune, adoré ; on a considération, honneurs, qualités, vertus. Vous me direz qu’avec de l’argent on n’a que l’apparence de tout cela ; qu’importe, si je crois vrai ce qui est faux ? trompez-moi bien et je vous tiens quitte du reste ; la vie est-elle autre chose qu’un mensonge ? Quand on n’a point d’argent, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde. Deux créatures qui ne se conviennent pas pourraient aller chacune de son côté : eh bien ! faute de quelques pistoles, il faut qu’elles restent là en face l’une de l’autre à se bouder, à se maugréer, à s’aigrir l’humeur, à s’avaler la langue d’ennui, a se manger l’âme et le blanc des yeux, à se faire, en enrageant, le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs penchants, de leurs façons naturelles de vivre : la misère les serre l’une contre l’autre et, dans ces liens de gueux, au lieu de s’embrasser, elles se mordent, mais non pas comme Flora mordait Pompée. Sans argent, nul moyen de fuite ; on ne peut aller chercher un autre soleil et, avec une âme fière, on porte incessamment des chaînes [2]. »

Il n’est pas étonnant qu’exilé volontairement « aux Pâquis, près Genève, » poursuivi à la fois par les aboiements de ses créanciers et par la mauvaise humeur de sa femme, Chateaubriand, le 15 septembre 1831, ait, dans une exaspération de son désespoir, « exaré, » comme il dit quelque part, cette violente récrimination ; mais il est surprenant, quand on y songe, qu’il ne l’ait point extirpée, après coup, de ses Mémoires. Que d’aveux et que d’indications elle contient ! Sainte-Beuve venait-il de la lire le jour qu’il affirmait : « Les finances de Châteaubriand seraient un chapitre à écrire de son histoire ? »

Un chapitre, à la vérité, n’y suffirait pas ; c’est un volume qu’il faudrait pour conter par le menu comment, depuis sa rentrée d’exil jusqu’à son dernier soupir, le pauvre grand homme n’a cessé d’être un grand homme pauvre... Un pareil travail exigerait le patient assemblage de documents dont la plupart ont, vraisemblablement, disparu... Il permettrait de suivre Chateaubriand à travers les multiples ennuis qui accompagnèrent la conception de ses grandes œuvres littéraires ou politiques, et qui, parfois, même, l’inspirèrent. Une leçon d’énergie ressortirait de ce spectacle inattendu ; car les menaces, les malveillances ou les taquineries du destin ne servirent jamais que d’aiguillon à l’homme d’Etat, comme à l’écrivain : précipité, il rebondissait plus haut. On admirerait ; mais en même temps l’on éprouverait quelque tristesse ; et puis l’on sourirait souvent...

Il arrive, en effet, qu’aperçus de loin les ennuis pécuniaires d’un Chateaubriand se rapetissent sans le diminuer ; et ils sont pour lui l’occasion d’engager des parties inattendues où collaborent ceux qui l’entourent, — ceux qui l’entourent, et, particulièrement, sa femme.

Autant il est magnificent, autant Mme de Chateaubriand a le goût de l’ordre ménager et de la tranquillité domestique ; elle ne se leurre point de mirages ; elle hait les chimères ; une âme bourgeoise habite en cette légitimiste. Parce qu’elle connaît trop son fastueux mari, elle est agitée de mille craintes qu’il doit prévenir, assoupir, tromper ; d’où toute une diplomatie conjugale qui n’évite ni les éclats, ni les passagères ruptures...

Voici, justement, un paquet de lettres écrites par Chateaubriand et par sa femme : elles permettent d’entrevoir quelques scènes de cette comédie parfois dramatique, mais toujours extrêmement vivante [3]...


I. — LE SOUVENIR DE PAULINE DE BEAUMONT

Elles sont adressées au « ministre des Finances » du grand homme.

Il avait décerné ce titre, — lourd, hélas ! à porter, — à un honnête vieillard dont les traits ne se laissaient guère distinguer jusqu’alors dans la petite troupe de ses familiers. Celui-ci ne suivait pas M. de Chateaubriand dans ses ambassades comme le souriant, dévoué et un peu narquois Hyacinthe Pilorge ; mais il venait chez lui, à Paris, presque tous les soirs ; quand le « patron » était absent, il tenait une compagnie patiente à Mme de Chateaubriand qui, à son tour, l’avait nommé « premier gentilhomme de sa chambre. » Mais, hors de la présence de sa suzeraine, il avait avec M. de Chateaubriand des conversations plus austères où retentissaient des chiffres, et des noms de créanciers ; il visitait ceux-ci et vérifiait ceux-là ; il passait chez les banquiers pour encaisser des lettres de change ou renouveler des billets à ordre ; il écrivait des lettres soignées qui ressemblaient à des rapports ; il était ponctuel, discret, zélé, cérémonieux, plein de longues manières et de longues phrases, facilement ombrageux avec cela, et prompt aux susceptibilités des timides qui connaissent leur valeur, — le tout pendant quinze ans comptés... Ce secrétaire sans pareil ne méritait-il point que son nom émergeât un peu de la pénombre ?...

Il s’appelait M. Le Moine, Ce n’est point le hasard qui l’avait amené à Chateaubriand ; entre eux, une ombre chère s’était entremise, et il semble qu’elle ne cessa jamais de flotter, transparente, entre leurs regards. Avant de devenir l’homme de confiance de Chateaubriand, M. Le Moine avait été celui de Pauline de Beaumont, et, antérieurement, le secrétaire du père de celle-ci, M. de Montmorin, ministre de Louis XVI, jusqu’en 1792. Pendant que Pauline s’ensevelissait dans le Senonais et la Bourgogne pour laisser passer la Terreur, il paraît avoir veillé discrètement sur le peu de bien qui restait à la jeune femme ; c’est chez lui qu’en 1802 elle avait déposé son testament...


1802... Printemps tout bruissant de cantiques et de cloches ; Chateaubriand vient d’être projeté dans la gloire définitive ; il n’y a pas un mois que le Génie du Christianisme a commencé d’étinceler aux vitrines ; Pauline de Beaumont, la tendre femme qui, tout l’été précédent, dans la « solitude riante » de Savigny, a enveloppé d’un même amour le chef-d’œuvre et son auteur, la trop tendre femme qui a pris pour devise : Un souffle m’agite... défaillante en plein bonheur, se sent touchée d’un funèbre pressentiment ; le 5 mai, dans cet appartement de la rue Neuve-du-Luxembourg où vient chaque jour l’ensorceleur à qui elle craint d’être à charge désormais que le voilà célèbre, elle se représente sa mort ; elle fixe ses volontés et, sans en rien dire à personne de « la plus charmante société qui soit, » elle les porte à l’homme dévoué qu’elle commet au soin de les accomplir...

Puis, elle continue de vivre, en aimant tour à tour et en maudissant la vie, en montrant à la fois cette frayeur et cet appétit de mourir dont Joubert la réprimandait ; presque chaque jour, elle subit le prestige de « l’enchanteur » à cause de qui seulement elle désire encore ne point mourir trop vite, presque chaque soir, elle exerce, enchanteresse elle-même, un prestige d’amitié sur le cercle d’hommes distingués, tous un tantinet amoureux d’elle, qui se réunissent autour de son lent et mélancolique sourire...

Mais au printemps de 1803, qui devait être son dernier printemps, quelle lassitude, soudain, l’accable, ou quel pressentiment ?... Sa santé fléchit encore : a-t-elle appris que, depuis deux ou trois mois, celui de qui elle tire toute sa raison de vivre, a commencé, dans le secret, de dispenser ses sortilèges à une autre asservie ? qu’à Delphine de Custine il écrit : « L’idée de vous quitter me tue... » et : « Je ne vis plus que dans l’espérance de vous revoir ?... » Ou bien, son âme trop lourde, brusquement affaissée, opprime-t-elle la fragilité de son corps ?... Jusqu’ici dolente, la voilà malade, sérieusement malade, et elle écrit dans ses notes, dont Chateaubriand a disposé la funèbre guirlande au long d’une page de ses Mémoires : « Depuis plusieurs années, ma santé dépérit d’une manière sensible. Des symptômes que je croyais le signal du départ sont survenus sans que je sois encore prête à partir. Les illusions redoublent avec les progrès de la maladie... »

Les illusions ?... Oui ; car Chateaubriand va partir pour Rome où il a été nommé secrétaire d’ambassade : l’« hirondelle » doit voler à ses côtés jusque là-bas ; pour le voyage, pour le séjour sous le beau climat, il faut être forte... Pauline de Beaumont n’a pas le droit d’être malade : elle se résigne à se soigner : «... Déjà je me laisse. aller à faire des remèdes aussi ennuyeux qu’insignifiants... » Après quoi, elle ira faire ce que nous appelons « une saison » aux sources du Mont-Dore, pendant que Chateaubriand, à Rome, s’installera...

De sa chambre où elle est encore retenue par la toux, en ce début de floréal de l’an XI, — aux abords de mai, — l’impatiente hirondelle prépare son dernier vol vers le soleil, vers l’amour, vers la mort. Que de dispositions à prendre !... Elle appelle donc le dépositaire de son testament :


Ce samedi matin [4].

« Si M. Le Moine pouvait me faire le plaisir de passer chez moi demain dans la matinée, il me ferait grand plaisir ; s’il ne peut pas demain, qu’il soit assez bon pour me faire dire quel jour. Je lui fais mille compliments.

MONTMORIN-BEAUMONT [5]. »


Quelques jours plus tard, — contrevenant aux ordres du médecin et aux désirs de sa famille, — elle a risqué, l’imprudente, sa première sortie ; où elle s’est rendue, est-il téméraire de le conjecturer ? N’était-ce point alors les derniers jours que Chateaubriand passait à Paris ?... Or, juste pendant l’heure de cette absence, chargé d’une commission, M. Le Moine est venu chez elle :

« Je vous supplie, monsieur, s’il en est encore temps, de no pas dire à ma tante que j’étais sortie lorsque vous avez eu la bonté de passer chez moi ; mais de lui dire au contraire que j’ai un rhume affreux qui ne me permet pas de sortir : vous vous éloignerez peu de la vérité : aujourd’hui, pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai quitté ma chambre et je m’en trouve assez mal. Je dois même y être retenue par des drogues que je me suis enfin déterminée à prendre. Si vous aviez déjà rendu compte à ma tante de la commission dont elle vous avait chargé, soyez assez bon, monsieur, pour me le faire savoir ; alors je lui écrirai. J’ai bien du regret de n’avoir pas eu le plaisir de vous voir. Je vous prie, monsieur, de recevoir l’assurance de mon ancien attachement.

M. B. [6]. »


Ce même jour [7], 21 floréal, elle était particulièrement triste ; elle écrivait dans ses notes, au retour, sans doute, de sa périlleuse première sortie : «... Ma vie passée a été une suite de malheurs, ma vie actuelle est pleine d’agitations et de troubles ; le repos de l’âme m’a fuie pour jamais. Ma mort serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d’autres, et pour moi le plus grand des biens. Le 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de ma mère et de mon père :


Je péris la dernière et la plus misérable !... »


Avant de partir, elle songe au sort de ses amis, et particulièrement à celui de M. Le Moine : il n’était pas riche ; il désirait utiliser ses connaissances de comptable dans l’administration financière que le premier Consul achevait, cette année-là de réorganiser solidement... M. Mollien était l’un des réorganisateurs ; Mme de Beaumont connaissait un ami de M. Mollien, un homme qui avait fréquenté autrefois le salon du ministre Montmorin et qui, spécialiste lui-même des choses de la finance, était en train de se pousser dans l’administration nouvelle ; elle lui écrivit pour lui demander de faire nommer M. Le Moine comptable à la Caisse d’amortissement. Or cet homme s’appelait l’abbé Louis... Et il semble bien qu’en lui écrivant, c’est une grande marque d’attachement que Mme de Beaumont a donnée à M. Le Moine...

Car, en 1792, un bruit avait couru les salons parisiens, bruit vrai ou faux, potin pareil à mille potins qui éclosent tous les jours sur les lèvres des oisifs : la jeune Mme de Beaumont aurait eu des complaisances pour « l’aimable abbé Louis [8]... » Aimable en effet, il l’était alors ; abbé de ministère et de cour, petit abbé, pourvu seulement des petits ordres, et qui avait officié comme diacre aux côtés de Talleyrand, au fameux autel de la fête de la Fédération... Lui et Mme de Beaumont ? Qu’en sait-on ? Rien, si ce n’est qu’il y eut potin, que la Correspondance secrète l’enregistra, — et, au surplus, que Chateaubriand a toujours jugé l’abbé Louis, devenu baron, et grand financier de Louis XVIII, avec une dureté qu’expliquerait peut-être quelque motif d’animosité secrète, — bref, une jalousie rétrospective.

Le destin, au surplus, paraît s’être entremis pour empêcher que Pauline de Beaumont ait revu l’abbé Louis en ces derniers mois de son existence. Elle avait quitté Paris, lorsqu’il se présenta chez elle pour répondre à la demande qu’elle lui avait fait tenir ; il se contenta donc de déposer, rue Neuve-du-Luxembourg, cette lettre destinée à rejoindre la voyageuse. Que prouve-t-elle ? Les « amateurs d’âmes » décideront. Mais sans doute M. Le Moine, aux mains de qui elle vint, comme on va le voir, se donna-t-il toujours de garde de la communiquer a Chateaubriand :


20 thermidor an XI.

« Je regrette fort, madame, de n’avoir pas reçu votre lettre assez tôt pour aller vous assurer, avant votre départ, du plaisir que j’aurais à vous donner des preuves de mon zèle.

« Je ferai pour M. Le Moine tout ce que je saurai, vous en êtes bien sûre. J’en ai déjà parlé à M. Mollien. Quoiqu’il soit fort de mes amis, je ne puis vous répondre de lui inspirer tout l’intérêt que je prendrai toujours à ceux dont M. votre père et vous auront eu à se louer : mais je vous répond (sic) du moins de n’y rien négliger.

« En attendant l’époque d’un mouvement avantageux à la Caisse d’amortissement, je mènerai M. Le Moine à M. Mollien pour (le) lui recommander d’avance, et au moment opportun je renouvellerai avec instance mes sollicitations.

« Personne ne sera plus heureux que moi de vous voir rapporter de la santé de votre voyage au Mont-Dore. L’impression que vous faites ne s’efface plus. On est plus à vous, — alors même qu’on en est tenu éloigné par des circonstances bizarres ou impérieuses, — qu’on n’appartient aux gens à côté desquels on se trouve jeté. Mais quoique vous conserviez vos droits sur tous ceux qui vous ont connue, j’espère que vous voudrez bien distinguer mon dévouement. Pour moi, je regretterai toujours le temps où j’étais assez heureux pour vous voir plus souvent. Vous me puniriez trop si vous ne me laissiez pas espérer quelque part dans votre souvenir. Il me semble que je mériterai toujours d’y en conserver une. Agréez donc l’hommage respectueux de

LOUIS. »


Lettre charmante ; lettre ambiguë dont on ne peut tirer l’éclaircissement définitif d’un petit mystère sentimental. Elle n’arriva point, hélas ! sous les yeux qui l’auraient dû lire. En haut du premier feuillet, M. Le Moine inscrivit : « Cette lettre n’est pas parvenue à Mme de Beaumont. Elle a été renvoyée de Clermont-Ferrand après la fatale catastrophe. »

Clermont d’Auvergne fut, en effet, la dernière étape de la voyageuse en terre de France avant qu’elle franchit les Alpes. Fatiguée du Mont-Dore où elle n’avait trouvé que beaucoup de tristesse et peu de santé, elle s’y attardait pour préparer son passage en Italie ; et cette lettre à M. Le Moine la montre en train de prendre et de provoquer les dispositions nécessaires à ce long déplacement :


Ce 29 août [9].

« Vous m’avez tellement habituée à compter sur votre obligeance, monsieur, que je ne crains pas de vous rabâcher de ce qui m’intéresse. Si j’étais sûre que Saint-Germain [10] vous eût remis la lettre que je vous ai écrite, je me bornerais à un petit mot ; mais comme je n’ai pas entendu parler de lui depuis un mois, que j’ignore s’il est mort, malade ou endormi, je suis obligée de vous redire un mot du sujet de ma première lettre. Je me plaignais à vous du silence de M. Louis qui n’a pas daigné me répondre ; je vous demandais de me vendre mes obligations, et de me faire trouver à Lyon une lettre de change de cent louis, de confier le surplus des cent louis, s’il existe, à Cécile, en demandant cependant à son père de payer autant qu’il le pourra les frais de route de sa fille avec l’argent qu’a dû lui remettre M. Bourgeois, afin qu’il m’en reste le plus possible à moi. Je vous demandais encore que cette lettre de change fût payable du 10 au 15 septembre, le 15 au plus tard : j’y serai, morte ou vive, à cette époque ; et je vous prie, monsieur, de bien expliquer à Saint-Germain qu’il faut que très certainement ma malle et sa fille (s’il n’y a rien de changé à son projet de me l’envoyer) se trouvent à Lyon le 4 [11]. Il y a plusieurs diligences ; ainsi, en s’y prenant d’avance, il est possible de trouver le calcul juste.

« Mille pardons, monsieur, de ces sots détails, et de toute la peine que je vous donne : si Saint-Germain n’eût pas gardé un silence si obstiné, je ne vous eusse importuné qu’une fois. — Recevez l’assurance de ma reconnaissance et de mon attachement.

« Le 15 septembre répond au 28 fructidor [12]. »


Un peu plus de deux mois encore ; et Pauline de Beaumont meurt à Rome, désespérée et ravie, entre les bras de Chateaubriand. Elle avait tellement prévu cette mort qu’en quittant Paris, elle avait emporté une copie olographe de son testament.- Cette copie, le samedi 5 novembre 1803, lendemain de sa mort, fut découverte et déchiffrée par les exécuteurs testamentaires qu’on avait provisoirement désignés...

Tous ces détails, Chateaubriand les avait donnés dans la simple et pathétique relation des derniers jours et des obsèques de son amie, qu’il écrivit au beau-frère de celle-ci, M. de La Luzerne, le mardi 8 novembre ; mais, par une discrétion naturelle, il les avait enlevés des copies diverses de cette relation qu’il fit adresser à presque tous les familiers de la défunte [13] ; l’exemplaire de M. Le Moine, calligraphié par la main d’un « écrivain » expert, et qui est peut-être celui même de M. de La Luzerne, les a seuls conservés :

«... J’aurais pu donner des ordres pour arranger ici les affaires de Mme de Beaumont. J’avais tous les pouvoirs civils nécessaires en l’absence de l’ambassadeur, mais n’ayant pas l’honneur d’être connu de votre famille, et ayant été l’ami de votre belle-sœur, je crus qu’il était plus convenable d’attendre l’arrivée du cardinal [14] Le cardinal Fesch, ambassadeur auprès du Saint-Siège, et chef hiérarchique de Chateaubriand. quelques heures avant la levée du corps. Il nomma sur-le-champ deux commissaires, MM. les abbés Lucotte et Bonnevie, pour prendre connaissance des affaires de Mme de Beaumont. Ils se transportèrent aussitôt à son domicile [15], et commencèrent leurs recherches. Ils trouvèrent, dans un secrétaire, une lettre de notre amie, cachetée et adressée à Mme Saint-Germain : ils l’ouvrirent, et lurent sur une seconde enveloppe que le paquet scellé de trois sceaux était un testament, et que le testament devait être ouvert par Mme Saint-Germain en présence de deux témoins. Mme Saint-Germain ouvrit en conséquence le paquet devant les deux commissaires : il se trouva que c’était une copie du testament original qui doit exister à Paris chez M. Lemoine. Cette copie est de la main même de Mme de Beaumont. Elle est datée du 5 mai 1802.

« Ce testament ne dispose que de quelques meubles et effets ; vous en êtes nommé exécuteur. Votre belle-sœur vous laisse 2 000 écus et presque tous les meubles. Mme Saint-Germain doit avoir : fr. 10 000, avec toute sa garde-robe, à l’exception d’un schall bleu de cachemire, et d’une montre d’argent qui doit être donnée à Mme Hocquart, née Bousso [16].

« M. Joubert aura le bois d’une bibliothèque en acajou, un secrétaire avec la porcelaine qui se trouvera dessus ; M. Julien une écuelle fond d’or en arabesques, et moi tous ses livres. Les deux malles, qui étaient chargées aux Messageries, et qui n’étaient pas encore à Rome quand je vous écrivis ma première lettre, sont arrivées trois heures après la mort de Mme de Beaumont ; elles ont été remises aux commissaires. L’inventaire général sera dressé, et Mme Saint-Germain qu’on fera partir samedi prochain vous rapportera le tout en France.

« Quant à l’argent, on n’a trouvé qu’environ 1 900 francs. Ces 1 900 fr. ne suffiront pas aux frais du médecin, des funérailles, du logement, du cuisinier, du retour de la femme de chambre, et surtout des meubles qu’il faudra brûler, [17], et dont je me suis rendu caution avec M. Bertin. Le préjugé est si fort que personne ne veut acheter mes deux voitures [18] parce qu’elles ont servi deux ou trois fois à votre malheureuse belle-sœur... Je vous prie de m’envoyer sur-le-champ l’extrait baptistaire de Mme de Beaumont, ceux de son frère, de sa mère, enfin la date précise de la mort de tous les membres de la famille de M. le comte de Montmorin... »


Argent ! fatal argent ! pourquoi mêle-t-il son vulgaire souci aux plus profondes douleurs ? Le même soir, 8 novembre, de la même plume dont il vient de tracer la relation touchante où Joubert admirera son cœur « de bon garçon, » Chateaubriand fait, entre deux soupirs, cette confidence au seul et discret Fontanes : « Mon amie... est morte avec le regret de ne m’avoir pas donné toute sa fortune, mais elle a été surprise par la mort ; et vous croyez bien que je n’étais pas homme à songer à la fortune et à troubler les derniers moments d’une amie expirante [19]... »

Il n’était point homme, certes, à provoquer un legs ; mais il était homme à se donner à lui-même (pour consoler sa peine ou pour la redoubler, qui sait ?) le spectacle de la magnificence de son deuil ; à élaborer aussitôt le plan d’un monument de marbre qui devait conserver, et qui conserve en effet, dans l’église Saint-Louis des Français, l’effigie de la défunte et celles de ses proches ; à admirer le faste de ce monument, et à gémir, presque, en même temps, de ce qu’il lui coûte « environ 9 000 francs ; » mais au reste à vendre « tout ce qu’il a pour en payer une partie... » Et homme aussi, à prendre la jaunisse, de chagrin, à vouloir planter là Rome, la diplomatie, la littérature, le présent et l’avenir, à se réfugier dans le passé en traçant les premières lignes des « Mémoires de sa vie, » puis, quelques jours plus tard, à intriguer un peu, sans en avoir l’air, pour obtenir une place plus fructueuse et plus considérée, à courir jusqu’à Naples pour secouer son deuil au soleil, et à écrire les pages superbes de la Lettre à Fontanes sur la Campagne romaine... Quel homme !

C’est en ces jours-là vers la mi-décembre, qu’il reçut à Rome la première lettre de M. Le Moine.. Le confident de Pauline de Beaumont ne détenait pas seulement le testament original de l’amie morte ; il gardait ses papiers intimes, et particulièrement les lettres de Chateaubriand, et celles de Lucile, malade déjà errante entre la Bretagne et Paris, « fleur flottant sur l’abîme [20] » qui, avant douze mois, l’allait engloutir à son tour : fragments de confession, pages d’ardeur et de songe, les suprêmes pudeurs, l’amour et l’amitié suprêmes de la disparue. Le détenteur de ce trésor demandait les instructions de celui que la mort en faisait le légitime possesseur. Chateaubriand lui répondit le 21 décembre, — 23 frimaire an XII, -- le même jour où il venait d’apprendre par Fontanes l’imminence de sa nomination comme « chargé d’affaires de la République française près la République du Valais. »

« Je suis très touché, monsieur, de la loyauté de votre procédé envers moi dans une circonstance si triste ; cela prouve combien la femme adorable que nous pleurons savait bien choisir ses amis. Je laisserai donc entre vos mains, monsieur, le dépôt qu’elle vous a confié, ou, si vous l’aimez mieux, vous pouvez le remettre à Mme Saint-Germain que je prends à mon service, et qui doit être maintenant à Paris.

« On dit que le gouvernement, pour me venger de tant de calomnies répandues sur moi depuis quatre à cinq mois, veut me donner une place plus agréable auprès de la France, et qu’on me permettra d’aller un moment à Paris ; si cela est ainsi, j’espère avoir le plaisir de vous y voir, et de vous remercier de votre noble fidélité à la mémoire de notre digne amie.

« J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments possibles d’estime et de reconnaissance, votre très humble et très obéissant serviteur,

CHATEAUBRIAND [21]. »


Les papiers de Mme de Beaumont, — ceux du moins qui devaient retourner à son ami [22], — passèrent-ils des mains de M. Le Moine dans les mains de la vieille femme dévouée qui ne venait de Rome que pour veiller sur une nouvelle agonie, celle de Lucile, auprès de qui Chateaubriand l’avait aussitôt envoyée ?... ou bien Chateaubriand les reçut-il directement lorsqu’il arriva dans les derniers jours de janvier à Paris ? On imagine ses réflexions, à les relire, à les manier, dans les semaines mêmes où, pour obéir au vœu de l’amie morte, il recommençait, après douze ans, de vivre avec sa femme.

Le 9 novembre précédent, parmi le premier abattement de la douleur, il avait écrit à Mme de Staël, en lui envoyant une copie de la « touchante relation » rédigée pour M. de La Luzerne : « ... S’il y est beaucoup question de prêtres et de religion, j’espère que vous n’aurez pas la cruauté de plaisanter dans de pareilles circonstances ; il vous faut songer que j’ai écrit à la hâte dans le trouble et dans les larmes, et que pour tout l’univers, je ne voudrais pas qu’on m’enlevât l’espoir de retrouver un jour mon amie [23] !... » Quatorze ans plus tard exactement, au mois de janvier 1818, Lamartine fit les mêmes réflexions, conçut les mêmes espérances, en pleurant sur les papiers de Mme Charles, qu’Aymon de Virieu venait de lui rapporter à Milly ; c’était déjà toute la philosophie, toute la poésie des Méditations que l’auteur du Génie du Christianisme, désespéré d’abord par la mort de la femme aimée, mais, lui aussi, vite repris à la vie, sentait fermenter dans son âme en janvier 1804 !...

Rentré à Paris, préparant son départ pour le Valais, toujours gémissant, d’ailleurs, sur mille difficultés pécuniaires [24], il voit, alors, pour la première fois, M. Le Moine ; et il revoit sa femme... C’est, ainsi, le souvenir agissant de Pauline de Beaumont qui introduit ou réinstalle dans sa vie les deux personnages marqués pour tenir, beaucoup plus tard, les principaux rôles dans la tragi-comédie de son intimité.


II. — « MINISTRE DES FINANCES » ET « PREMIER GENTILHOMME DE LA CHAMBRE »

Dix années passent, pourtant, avant que cette tragi-comédie s’engage. Chateaubriand voit M. Le Moine en 1804 ; et puis il ne le revoit plus qu’aux derniers jours de 1814. Dix années, presque onze, qu’il emplit fiévreusement et de gloire, et d’amours : le souvenir de Pauline de Beaumont, comme il est lointain, discret, presque effacé ! D’autres enchanteresses, Delphine de Custine, Nathalie de Noailles, s’épuisent à conquérir, sans l’annexer, ce cœur toujours avide et si vite déçu ; enchanteresses de chair, « belles madames, » contre qui Mme de Chateaubriand affirme, au foyer, ses rancunes dédaigneuses, et qui ont pour rivales ces magiciennes de songe : Velléda, Blanca, Cymodocée : auprès d’elles, l’âme sûre aux bons conseils, la « sœur » de ce frère tourmenté, sœur de qui l’affection eut tant de peine à n’être que fraternelle, Mme de Duras... Que peut, alors, contre toutes ces vivantes le fantôme de l’ « hirondelle » enfuie vers des climats meilleurs ? Chateaubriand, plus tard, en gémit, lorsqu’il acheva, dans ses Mémoires, de conter la mort de Pauline : «... Que j’ai vite, non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher ! Ainsi va l’homme, de défaillance en défaillance !... » [25] Mais, alors, ces défaillances lui étaient chères ; et pas plus qu’à l’amie morte il ne pensait à l’homme sûr qu’elle lui avait légué...

Vint la Restauration. Malgré le pamphlet qui valait une armée [26], malgré les Réflexions politiques de décembre 1814, ou peut-être à cause d’elles, — qui divulguaient imprudemment ses « principes constitutionnels, » — Chateaubriand n’obtint d’abord de Louis XVIII que ce propos : « Donnez-vous de garde d’admettre jamais un poète dans vos affaires : il perdra tout. Ces gens-là ne sont bons à rien... [27] » Bon à rien, Chateaubriand T et il voyait un Blacas propre à tout ! Les émigrés ne reconnaîtraient-ils en lui qu’un barbouilleur de papier ?... Par la duchesse de Duras, il emporta cependant l’ambassade de Suède : « un os à ronger... » Et mélancoliquement, le 1er décembre, il envoyait à sa protectrice un nouvel état de ses dettes, après tant d’autres... Seule, la pairie d’abord, un ministère ensuite, le tireraient d’embarras. La gêne le condamnait donc à la politique.

Mais, placé trop bas à ses propres yeux, M. de Chateaubriand brillait encore assez haut aux yeux de la foule des légitimistes pour que sa bienveillance leur apparût précieuse. Et M. Le Moine résolut de se rappeler à son souvenir. Il avait dû frapper à certaines portes qui ne s’étaient point ouvertes ; il végétait dans sa situation modeste ; et il croyait avoir droit d’attendre du régime nouveau des réparations ou des compensations. Il écrivit à Chateaubriand, qui lui répondit aussitôt par ce billet : « Je connais, mon cher monsieur, tout ce que vous valez, tout ce que vous méritez ; je serais trop heureux de vous être utile. Venez me voir quand et comme vous voudrez : je serai toujours charmé quand vous viendrez [28]. » Chateaubriand pouvait-il moins bien accueillir le serviteur des Montmorin qui, soudain, au seuil de la vie politique, lui ramenait, comme un heureux présage, le fantôme effacé de Pauline de Beaumont ?

Ils se virent ; ils parlèrent moins du passé, sans doute, que du proche avenir ; mais le passé planait au-dessus de leurs têtes ; et Mme de Chateaubriand, aussi, comment, derrière le révérencieux vieillard, n’eût-elle pas aperçu l’image de la tendre femme qui, mourante, lui avait rendu, d’un mot, un mari trop aimé ? Il semble, en tout cas, qu’elle lui ait marqué très vite une confiante sympathie...

Chateaubriand mit son crédit au service de ce solliciteur introduit par une ombre ; M. Le Moine fut confirmé dans son emploi à la Caisse des dépôts et consignations. Il obtint en outre l’amitié du grand homme. Celui-ci comprit de quel secours lui pouvait être l’ancien serviteur du ministre Montmorin, par sa connaissance de la société politique de l’ancien régime. Ces émigrés qui faisaient sonner si haut leurs titres aux Tuileries et dans les antichambres des ministres, ces suffisants « chevaliers de l’Eteignoir, » dont le Nain Jaune entreprenait l’amusante caricature, M. Le Moine les avait vus, trente ou vingt-cinq ans plus tôt, tourbillonner autour de Necker et de Louis XVI ; il savait leurs filiations, leurs alliances, leurs prétentions, leurs manies ; il serait pour l’apprenti-ministre d’aujourd’hui, le plus clairvoyant des secrétaires ; et, de surcroît, le plus enthousiaste. Mais, par une chance, il se trouvait posséder le chapitre des finances autant que celui de la politique : s’il acceptait de surveiller, de débrouiller, d’améliorer « les chiennes d’affaires » du grand homme ?...

Il accepta ; et Chateaubriand ne tarda pas à le nommer dans les règles son « ministre des finances [29], » tandis que Mme de Chateaubriand lui conférait le titre, moins redoutable, de « premier gentilhomme ordinaire de sa chambre [30]. » A la fin de l’année 1817, il était installé dans l’intimité du ménage.


III. — LES DÉBUTS POLITIQUES DE CHATEAUBRIAND ET DE SON « SECRÉTAIRE VOLONTAIRE »

Auparavant, il avait dû faire ses preuves.

Le début de la seconde Restauration trouva Chateaubriand accru en considération, en faveur et en dignité. Il revenait de Gand où, pendant les Cent Jours, il avait exercé près du Roi l’intérim du ministère de l’Intérieur, sinécure dorée — de l’or de vingt-quatre mille francs ; on était sur le point de le nommer, en gratitude, ministre d’État ; et on lui attribuait une mission de confiance en le désignant pour présider le collège électoral du Loiret.

C’était dans les derniers jours de juillet 1815. Les élections allaient fixer l’opinion de l’Europe victorieuse sur la France vaincue ; il importait qu’elles fussent bonnes, c’est-à-dire ardemment royalistes et Orléans était l’une des villes sur lesquelles se tournaient les regards. Tous les éléments d’inquiétude qui se partageaient alors la France y paraissaient rassemblés : Orléans était occupé par les troupes bavaroises ; et si Orléans appartenait à l’obédience royaliste, sa banlieue immédiate était tenue par les bonapartistes : la Loire formait la ligne au delà de laquelle les troupes fidèles à l’Empereur et non désarmées encore, s’étaient retirées, avec le drapeau tricolore : le pays où elles campaient, on l’appelait « la Corse ; » « au milieu du pont » qui faisait la démarcation, « il y avait une cravate blanche, de soie, avec une frange d’or, attachée au bout d’un bâton de pavillon [31] ; » et les soldats bavarois narquois, mais tranquilles, regardaient tout cela... Pathétique image de la France écartelée d’alors, au milieu de laquelle Chateaubriand allait faire ses débuts d’orateur et de parlementaire. A sa réputation, à sa fortune, il importait que les élections d’Orléans fussent excellentes : ultra-royalistes ; et excellentes pour lui en même temps ; car, il comptait bien qu’elles l’investiraient du mandat, en tête de liste ; c’était le moindre privilège des présidents de collèges électoraux.

L’expédition est délicate, périlleuse peut-être ! Chateaubriand emmène M. Le Moine comme aide de camp ; et tandis qu’ils cheminent, l’épouse du néophyte, comme elle a coutume de faire dès qu’elle est séparée d’un mari qu’en silence elle adore, laisse sa tête s’emplir de terrifiantes chimères ; elle voit de véritables batailles, du sang versé, des morts...

Avant le départ, elle a envoyé à M. Le Moine ce billet affolé :


Ce lundy matin.

« Mme de Lévis a renouvelé hier mes inquiétudes sur le compte de M. de Chateaubriand. Dites-moi donc bien franchement, monsieur, s’il y a quelques dangers à craindre pour lui à Orléans ; j’aime mieux le savoir ; l’incertitude me rend tout à fait malade. Recevez, je vous prie, tous mes compliments [32]. »


Rien, cependant, ne la rassure ; d’Orléans, et du 13 août jusqu’aux environs du 27, elle reçoit chaque jour une lettre ou de M. Le Moine, ou de son mari ; celui-ci est bien forcé un jour de la morigéner ; une lettre pleine de terreurs lui était arrivée juste comme il venait d’apprendre qu’il était nommé pair de France : « ... Enfin, tu es contente ; ta lettre, apportée par M. de la Touanne, était de la folie de Charenton. Il est impossible d’être plus fêté, plus aimé ici que je ne le suis. Ils sont désolés que je sois pair, parce qu’ils ne peuvent plus m’élire... Envoie chercher le tailleur Le Bon, et fais faire mon habit de pair, pour que je l’aie en arrivant. Tâche que les fleurs de lys ne soient pas trop mesquines... »


Il est, lui, tout à la joie de l’activité ; il a fait, à Etampes, en venant, le grand discours qu’il doit prononcer le mardi 22 août à l’ouverture des élections ; M. Le Moine en a aussitôt approuvé les doctrines intransigeantes et le style passionné ; il en a recopié le texte de sa belle écriture pour que, de Paris, Mme de Duras l’approuve également ; mais Mme de Duras le trouve vraiment un peu monté de ton, et trop sobre sur la Charte ; parler de la « sainte et douloureuse mémoire » de Louis XVI, dire qu’il a été « assassiné, » est-ce bien opportun ? Chateaubriand discute avec elle : « ... Je changerai le mot assassiné et ne parlerai pas de la monarchie, mais je ne vous promets pas de retrancher la sainte et douloureuse mémoire. Sur la Charte il y a assez. Si vous étiez dans le pays, et même dans toutes les provinces, vous verriez comment on est royaliste, et à quel point il faut être modéré sur la libéralité... [33] »

M. Le Moine, qui n’est pas. modéré, applaudit ; et davantage encore au « petit discours au Roi, » que Chateaubriand compose à Orléans, en pleine chaleur électorale. Ce petit discours, il le prononcera le jour que, venant rendre compte de sa mission au Roi, il lui présentera, aux Tuileries, l’excellente députation du Loiret... Il ne doute de rien, en effet : et l’événement confirme sa superbe. Il a l’activité joyeuse d’un général à la veille d’une victoire : « ... Les dîneurs, les sollicitations, les invitations, les visites a recevoir et à rendre, les lettres ministérielles, les étrangers, les Français, j’ai tout cela sur le dos... » Fièrement, le 25 août, pour le Te Deum qu’on chante à la cathédrale en l’honneur de la fête du Roi, il dispute le pas au général bavarois commandant les troupes d’occupation ; et il se fait céder la préséance.

Parmi ce hourvari, il peut à peine griffonner quelques billets déjà triomphants... A M. Le Moine de rédiger chaque soir le résumé stratégique des opérations...

Le 23 août enfin, Chateaubriand prononce devant les électeurs le discours poli avec tant de soin depuis des semaines, — son premier discours politique, même « son premier discours tout court, » puisque jamais encore il n’a pris la parole en public ; et avec quel succès ! « Eh bien ! chère sœur, je sais ce que c’est qu’une assemblée : à peu près trois cents personnes m’ont entendu, et vous ne pouvez vous faire une idée de cet effet. On m’a forcé à relire ce matin à l’ouverture de la séance le discours que j’avais déjà lu hier : même enthousiasme, mêmes cris... Au reste, j’ai parlé deux ou trois fois d’abondance, avec assez de clarté et de succès... Enfin j’espère par cet apprentissage que je mènerai un peu Messieurs les Pairs [34]. »

Les élections répondent à ces merveilleux augures. Elles confient le mandat quatre « hommes sûrs, » « quatre députés prêts à donner leur vie pour la gloire et le service de sa Majesté », quatre purs, enfin, qui vont contribuer pour leur part à rendre la Chambre vraiment introuvable, et dont l’un est le propre neveu de Talleyrand. « Le Boiteux doit être content de moi !... » griffonne Chateaubriand sur son bureau même de Président... Deux heures plus tard, il expédie M. Le Moine en estafette : « Chère sœur, le bon M. Le Moine, mon secrétaire volontaire, vous dira tout. Mes succès sont tels que j’en ai honte. On criait autant : Vive le Président, dans les rues, que : Vive le Roi ! Le collège m’a accordé des honneurs extraordinaires [35]. »

Chateaubriand aspire avec avidité ces premiers souffles de la popularité politique ; il s’en grise comme, jadis, des premiers souffles de la gloire, avec la candeur d’un enfant. D’ailleurs, pas plus que de lui-même ou de son avenir, il ne doute des mirifiques conséquences de l’événement où il participa. Et le 4 septembre 1815, dans son habit de pair tout battant neuf, il harangue Sa Majesté, à la tête de sa petite escouade de députés. Il lui fait, à cette Majesté, inquiète déjà d’un trop complet triomphe, des déclarations qui ravissent certainement Mme de Chateaubriand et M. Le Moine, mais qui, non moins certainement, consternent maint et mainte, et tout d’abord la clairvoyante Mme de Duras.

« Sire, vous avez deux fois sauvé la France : vous allez achever votre ouvrage. Ce n’est pas sans une vive émotion que nous venons de voir le commencement de vos justices. Vous avez saisi ce glaive que le Souverain du ciel a confié aux princes de la terre pour assurer le repos des peuples... » Ces phrases sont dignes de Bossuet. Mais sur quelle triste réalité leur draperie est-elle déployée ? Trois semaines plus tôt la condamnation à mort et l’exécution de La Bédoyère ont officiellement ouvert ou consacré l’ère de la Terreur blanche ; et l’ordonnance vient de paraître, qui défère Ney à la Haute-Cour de la Chambre des Pairs... Chateaubriand conclut : « Sire, cette justice, malheureusement trop nécessaire, et que vos peuples réclamaient de toutes parts, ne fait qu’ajouter de l’éclat à votre bonté. Vos sujets se racontent avec des larmes de reconnaissance et d’admiration tout ce que vous avez fait pour la France, et votre sévérité paternelle est mise au premier rang de vos bienfaits. »

Magnifique et cruel « petit discours ! » Chateaubriand le publia en 1816 dans le premier tome de ses Mélanges de Politique [36] ; mais on ne le peut lire que là de sorte qu’il est aujourd’hui à peu près comme s’il était inédit. Son illustre auteur ne le recueillit point en 1826-1831 dans la collection de ses Œuvres complètes ; il sentait ce que dix ans de perspective lui eussent ajouté. Comme on préférerait qu’il n’eût point prononcé ce « petit discours ! » Mais quoi ! il venait de voir à Orléans des troupes bavaroises maintenir l’ordre pendant l’élection de députés français ; comme beaucoup d’honnêtes gens alors, il rendait responsables de la nouvelle invasion les « traîtres de mars... » Et il est trop certain qu’approuvé par sa femme et par beaucoup de ses amis, à commencer par M. Le Moine, il assit d’abord sa fortune politique sur les plus fougueuses, mais les plus sincères des opinions « ultras ».

En même temps, et non moins sincèrement, il était partisan des libertés constitutionnelles ; et voilà le paradoxe secret qui jusqu’en 1830 rongera toute sa politique. Homme d’avenir, il veut fonder la liberté ; homme de tradition, il la veut confier aux mains des plus dogmatiques tenants du passé. C’est pour eux qu’il la réclame, en septembre 1816, dans la Monarchie selon la Charte, et dans le fameux post-scriptum qu’il y ajouta, d’une plume irritée, au lendemain du décret qui dissolvait la Chambre introuvable.


IV. — L’ORAGE POLITIQUE ET FINANCIER DE 1817

Dans son effort pour concilier les contradictoires, il devait s’épuiser ; il faillit se briser d’abord, lui, et toutes ses fortunes, la politique aussi bien que la financière. Rayé de la liste des ministres d’Etat, accablé de la rancune personnelle du Roi, il ne pouvait plus, de longtemps, prétendre ni aux faveurs ni aux places ; on l’aurait dépouillé de la pairie, si on l’avait pu, et si, par bonheur, la pairie n’était un don à vie, insaisissable autant qu’incessible. Elle comportait pour lui un traitement annuel de douze mille francs : heureux traitement, qui au grand homme déchu assurait, du moins, l’essentielle subsistance. Mais en sus de ce traitement-là il ne possédait plus rien, — que des dettes. Sa propriété de la Vallée-aux-Loups était dévorée d’hypothèques. Pour faire face aux créances les plus pressées, il vendit tout ce qu’il put vendre et, déchirement cruel ! jusqu’aux livres qui lui venaient de Pauline de Beaumont : le 29 avril 1817, ils étaient jetés au vent de la criée publique « à la salle Sylvestre, rue des Bons-Enfants... »

Enfin, vers la fin de juin, Chateaubriand abandonna son appartement parisien, remisa ses meubles et accepta l’hospitalité que M. et Mme de Colbert-Montboissier, alliés à sa famille, et puis leurs parents M. et Mme de Pisieux lui offraient dans leurs châteaux du Perche. Paisible, en apparence, il emportait avec lui tout un orage intérieur ; une fois de plus, à la veille de ses cinquante ans, il se sentait rejeté à l’incertitude, écrasé par la détresse financière. Des « billets à ordre, » munis de sa glorieuse signature, circulaient ça et là qui n’allaient point tarder à lui revenir : l’un entre autres l’engageait pour la somme de vingt-cinq mille francs qu’on serait en droit de lui réclamer au mois d’octobre ; et de ces vingt-cinq mille francs il ne possédait pas le premier sou. Que faire ? Maudire bien haut« l’ingratitude dont il est la victime [37] ; » jeter l’anathème à ces Bourbons dont il a aidé à relever le trône, et qui le réduisent à une extrémité de misère qu’il n’a pas connue sous l’« usurpateur ?... » Certes, et puis s’en aller très loin, hors de France, en Suisse, ou en Italie, pour y écrire de nouveaux et derniers chefs-d’œuvre. Il aura peut-être le courage de s’y résoudre, encore que la santé de Mme de Chateaubriand soit bien chancelante, encore que, le 28 mai, il ait dîné chez Mme de Staël à côté de Mme Récamier et qu’il ait senti s’éveiller dans son cœur pour la divine Juliette toutes les ardeurs mal éteintes qui consumèrent jadis le cœur de René. Mais quoi ! avant d’exécuter ce plan à la fois séduisant et douloureux, il faut payer ses dettes, il faut « conjurer cette tempête d’automne qui menace d’achever le naufrage [38] ; » bref, tous comptes faits, y compris les sommes nécessaires à la purgation des hypothèques de la Vallée-aux-Loups, il faut trouver au moins cent mille francs [39]...

Comment s’y prendre ? Chateaubriand convoque M. Le Moine avec qui, pendant ces deux dernières années, ses relations d’amitié se sont resserrées. Il s’adresse à son dévouement, lui confie ses pleins pouvoirs, le nomme « son délégué aux finances. » Pour lui, il en a « par-dessus la tête ! » M. Le Moine tentera de trouver un acquéreur pour la Vallée ; il ira voir les créanciers trop exigeants ou trop récalcitrants ; surtout il remuera ciel et terre pour dénicher un prêteur. Sur quoi. Chateaubriand part vers ses villégiatures ; pour se consoler du présent, pour se rendre aussi, peut-être, plus aimable dans l’avenir aux yeux de Juliette Récamier, il écrit ce chef-d’œuvre de poésie, le livre III de ses Mémoires, c’est-à-dire l’histoire de son adolescence solitaire et passionnée au château de Combourg.

Pendant le même été de 1817, l’« excellent M. Le Moine » réussissait le miracle, — avec l’aide du non moins « excellent neveu » Christian de Chateaubriand, — de trouver un prêteur qui avança les vingt-cinq mille francs suffisants à détourner la « tempête d’équinoxe » où un peu de l’honneur même du grand écrivain menaçait de sombrer.

Et, mois par mois, il s’employait à remettre de l’ordre dans un budget terriblement obéré. Tâche ardue, que Chateaubriand compliquait encore par les exigences de son cœur. Gêné, il n’admettait point que les personnes auxquelles il avait accoutumé de faire quelque bien pâtissent de sa misère presque criante. Jusque dans sa pauvreté, il conservait le scrupule d’une sorte de magnificence.

Par exemple, il tenait à payer exactement la pension de son neveu Frédéric, le fils d’Armand de Chateaubriand que l’Empereur en 1809 avait fait fusiller comme conspirateur dans la plaine de Grenelle. De Montgraham, en août, au fort de ses tourments, il écrit à M. Le Moine : « A la fin du mois, je vous enverrai quelque chose pour mon neveu Frédéric [40]. » Ce « quelque chose, » c’était d’ordinaire 63 francs, — ou parfois 70 ou 80 ; et la maigre mensualité que l’Institut servait à l’académicien [41] était, aux jours les plus critiques, pieusement réservée pour couvrir cette petite « obligation. » « Les 80 francs de l’Institut ne sont utiles que parce qu’ils couvrent la pension de 63 francs de Frédéric. Est-il allé chez vous ? » (De Berlin, 19 février 1821) [42]. Grâce à Chateaubriand, le neveu Frédéric, alors étudiant à Paris, a donc tous les mois son argent de poche.

Grâce à lui aussi, un jeune lycéen a sa pension, — ou sa demi-pension, — payée au lycée d’Amiens. Il s’appelle Fallon ; et il est le fils d’une Anglaise [43], qui vient parfois toucher de menus subsides à la caisse de M. Le Moine. Au mois de juillet 1817, parmi tous ses ennuis, Chateaubriand écrit à celui-ci ; « J’ai toujours oublié de vous demander si vous aviez reçu la quittance du proviseur du lycée d’Amiens. Si vous ne l’avez pas reçue, demandez-la ; et dites en même temps que je veux bien que le jeune homme aille passer les vacances chez un de ses camarades [44]. » On aimerait savoir quel lien précis attache Chateaubriand à ce lycéen, qui a dix-sept à dix-huit ans en 1811, juste dix-sept ans après que Chateaubriand est revenu d’Angleterre,— et quel souvenir l’unit à la « pauvre» Anglaise, sa mère... D’autres figures énigmatiques, — des figures féminines, — traversent encore l’horizon du grand homme. De Rome, le 27 décembre 1828, il écrit à son confident : « ... Une dame, Mme ... [45] a dû vous demander quelque argent, 500 ou 1 000 francs. Je vous ai prié de lui donner ce qu’elle vous demandera : elle sera sur ce point très discrète ; mais sa tête sur d’autres n’est pas bien solide. Elle voudra beaucoup vous voir : je vous invite à la voir très peu... [46] » Quelles confidences Chateaubriand pouvait-il bien craindre de cette quémandeuse à la tête si fragile ? Et quel droit lui pouvait-il reconnaître à quémander ainsi ?


V. — UNE INCONNUE DE CHATEAUBRIAND

... Mais voici une autre dame, beaucoup moins discrète sur le chapitre des subsides, — beaucoup plus réservée sur celui des confidences et des bavardages, — une dame jeune, assurément, de qui la tête, à défaut du cœur, est incontestablement fort solide : Mme Bail. Son nom, certains mois, revient à peu près dans chaque lettre que Chateaubriand envoie à son grand financier. Il n’est pas tout à fait inconnu. Chateaubriand, à dire vrai, ne l’a point écrit dans ses Mémoires ; mais il s’est arrangé pour évoquer discrètement, ou malicieusement, au détour d’une page, le fantôme de celle qui le portait.

Et c’est toute une petite histoire, — une histoire où se mêlent assez de certitude et assez de conjecture pour amuser, sans les décevoir trop, les curieux de psychologie rétrospective. Chateaubriand la conte ainsi.

Il se trouvait à Gand, ministre de l’Intérieur in partibus du roi Louis XVIII ; c’était environ le cinquantième des Cent Jours ; prêtant à son maître le vain appui d’une éloquence fastueuse, et d’ailleurs perspicace, il venait d’imprimer au Moniteur de l’exil, le Rapport sur l’état de la France fait an Roi dans son conseil... Une réfutation en parut, peu de jours après, à Paris : une réfutation écrite par ordre, assure Chateaubriand : un pamphlet dicté par la police, où des lambeaux du Rapport se trouvaient falsifiés : Chateaubriand y était représenté comme « proposant à Louis XVIII des stupidités pour le rétablissement des droits féodaux, pour les dîmes du clergé, pour la reprise des biens nationaux. » Bref, dans la circonstance, « Bonaparte agit ou laissa agir d’une manière peu digne de lui. » Et pourtant Chateaubriand avoue que le « pseudonyme » qui s’était « chargé de ce pamphlet sans sincérité était un militaire d’un grade assez élevé. »

Ce militaire en fut bien puni ; mais aussi dut-il se féliciter de s’être attaqué à un homme aussi peu vindicatif, aussi magnanime que le grand écrivain. En effet, explique celui-ci, « il fut destitué après les Cent-Jours : on motiva sa destitution sur la conduite qu’il avait tenue envers moi ; il m’envoya ses amis : ils me prièrent de m’interposer afin qu’un homme de mérite ne perdît pas ses seuls moyens d’existence : j’écrivis au ministre de la Guerre, et j’obtins une pension de retraite pour cet officier...» [47]

Au bas de cette page, M. Edmond Biré, scrupuleux annotateur, affirme que tout cela est « rigoureusement exact ; » et il cite ce fragment de la lettre que Chateaubriand écrivit au duc de Feltre, ministre de la Guerre, en faveur de l’officier libelliste, le 22 août 1816 : « Un monsieur Bail, inspecteur aux revues, a fait une brochure contre moi. Il a, pour ce fait, dit-il, perdu sa place. Oserai-je, monsieur le Duc, espérer de votre indulgence que vous voudrez bien lui rendre vos bontés ? La personne du Roi est respectée dans cette brochure. Veuillez, monsieur le maréchal, oublier ce qui ne regarde que moi... [48] » Le pamphlétaire s’appelait donc Bail ; il était inspecteur aux revues, c’est-à-dire, contrôleur des services de l’intendance. Et il avait une femme ; c’est un détail que Chateaubriand n’omet point. Il termine ainsi son édifiante narration : « La femme de cet officier est restée attachée... » A qui ? A son bienfaiteur ?... Au milieu de cette phrase, Chateaubriand sans doute s’est interrompu, le temps d’un sourire ; et puis, s’étant relu, il a continué, gravement : « La femme de cet officier est restée attachée à Madame de Chateaubriand avec une reconnaissance à laquelle j’étais loin d’avoir des droits. Certains procédés sont trop estimés ; les personnes les plus vulgaires sont susceptibles de ces générosités. On se donne un renom de vertu à peu de frais ; l’âme supérieure n’est pas celle qui pardonne ; c’est celle qui n’a pas besoin de pardon… »

Voilà bien de l’humilité, et de fort belles phrases ; mais ne sent-on point en ce paragraphe du contournement, de l’effort, un embarras même pour inscrire le témoignage d’une reconnaissance dont les motifs ne se peuvent préciser ?

C’est à Mme de Chateaubriand surtout que Mme Bail a marqué son attachement ?… Qui le croirait, après avoir lu ces lignes qu’en juillet 1836, une jeune fille, Mlle Trénery, dont la famille était liée avec le grand homme, confiait à son journal intime : « Mme Bail était une femme dont les allures sont équivoques, dont l’existence est problématique : ma mère l’avait connue chez M. de Chateaubriand, où on la rencontre à chaque instant ; elle paraissait y exercer une grande autorité. Mme de Chateaubriand semblait la craindre et ne la supportait qu’avec une impatience évidente. Il existait entre elle et M. de Chateaubriand une intimité inexplicable. Elle s’occupait à son égard de mille détails qui n’auraient dû être réservés qu’à sa femme. Elle entrait à toute heure dans son cabinet, alors même qu’il était fermé pour tout le monde, et pour Mme de Chateaubriand elle-même qui se serait bien gardée d’y pénétrer… Elle était implacable pour ceux qu’elle n’aimait pas, et la pauvre Mme de Chateaubriand était de ce nombre. Il paraissait régner entre ces deux femmes une sorte de rivalité et une grande mésintelligence…[49] » Évidemment, Chateaubriand se trompe, ou plutôt il nous trompe, lorsqu’il affirme dans ses Mémoires que Mme Bail aimait beaucoup Mme de Chateaubriand ; c’est à lui qu’elle marquait de l’attachement, sans grande gêne, semble-t-il, et même sans une suffisante discrétion.

En 1836, vingt ans avaient passé depuis que le ministre d’État était intervenu auprès du duc de Feltre. Mme Bail, affirme Mlle Trénery, « devait avoir alors une quarantaine d’années ; elle n’avait rien de séduisant au physique, bien au contraire, mais c’était une femme d’infiniment d’esprit... » On peut rêver là-dessus ; M. Ladreit de Lacharrière, en feuilletant le journal de Mlle Trénery, n’y a point manqué ; et il n’a pas craint d’écrire qu’on se trouve « peut-être » en présence d’une nouvelle intrigue de René... Peut-être en effet ; et peut-être que ce « peut-être » sera transformé en une quasi-certitude par l’examen des lettres de Chateaubriand à M. Le Moine ; et par deux ou trois éclaircissements accessoires.

Charles-Joseph Bail, né à Béthune en 1777, avait fait, très jeune, dans l’armée d’abord, puis dans l’administration militaire, une de ces carrières rapides et brillantes qui, sous la Révolution et l’Empire, menèrent jusqu’aux cimes quelques-uns de ses pareils. Parti, dès 1792, comme engagé volontaire dans les chasseurs francs du Hainaut, il devient vite officier d’artillerie ; en 1807, après la paix de Tilsitt, on le trouve adjoint à l’intendance d’Erfurt, et chargé par Beugnot d’organiser l’administration du nouveau royaume de Westphalie ; bientôt il est secrétaire-général du ministre des Finances du roi Jérôme : c’est en récompense de ces derniers services qu’on le nomme inspecteur aux revues. Les dernières années de l’Empire lui sont moins propices : fait prisonnier en 1813, il ne rentre en France que par la chute de son dieu : l’Empereur. Il n’a que trente-sept ans : servira-t-il le nouveau pouvoir ? Il semble qu’il y ait pensé ; car, dès 1814, il fait hommage au Roi d’un travail sur « l’importation et la liberté du commerce des grains. » Ouvrage technique, écrit d’un style facile, qui vise parfois à l’éloquence. Mais Napoléon rentre de l’île d’Elbe ; Bail aussitôt se rallie à lui avec enthousiasme : au mois de mai 1815, il publie une brochure à la fois ironique et ardente : Rêveries de M. de Chateaubriand, ou examen, critique d’un libelle intitulé : De Buonaparte et des Bourbons... [50]

Au mois de mai 1815... Chateaubriand était à Gand, et cette brochure est bien celle que désignent les Mémoires d’Outre-Tombe ; elle n’est point d’un pseudonyme : le nom de l’auteur et son titre s’étalent au contraire sur la première page ; et ce n’est point du Rapport de Gand qu’il y est question. Bail s’y attaque, avec justesse parfois, toujours avec violence, à l’immortel pamphlet qui avait « valu une armée à Louis XVIII, » et qui préludait, par la grandeur de ses images, à la poésie dont les romantiques devaient parer la légende napoléonienne…

Seulement, l’attaque venait un peu tard. Bail s’en explique dans un Avertissement. Il avait composé sa brochure « en juin 1814 ; » mais alors « aucun libraire n’osa se charger de l’imprimer. » Au reste. Chateaubriand n’a rien perdu pour attendre ; Bail n’aurait voulu pouvoir conserver toujours le ton de modération qui convient à la vérité outragée, à la justice, à la valeur méconnue, au patriotisme et a l’honneur français si indignement calomniés ; » mais « il n’a pas été toujours le maître de se contenir et souvent, malgré tous ses efforts, l’horreur qu’il éprouve a entraîné sa plume… »

Certes, il ne ménage à Chateaubriand ni l’ironie, ni le sarcasme, ni l’invective ; il le montre « donnant le coup de pied de l’âne à l’Empereur, arrivant comme le corbeau après la bataille pour dévorer les cadavres ; » il raille, en bon grognard, ses « capucinades ; » il écrit : « M. de Chateaubriand, emporté par la fougue d’une imagination déréglée et les écarts d’un rigorisme insensé, se rendit un beau matin de Paris à Jérusalem ; il fut attaché près d’une heure a la longue et formidable rapière de Godefroy de Bouillon ! » et c’est pour cela que « le mérite militaire de Napoléon serait traduit au tribunal de M. de Chateaubriand ! »

Au reste. Bail concède que l’auteur du trop fameux pamphlet n’est point sans mérites littéraires : il trouve en lui « les horribles beautés de Shakspeare, le trivial, le burlesque, mêlées aux noires fureurs du tragique le plus terrible… » Cet officier, décidément, n’était guère romantique ; mais il savait à peu près son auteur : aux sublimes injures de Buonaparte et les Bourbons, il opposait les phrases du Génie où l’Empereur était appelé le « nouveau Cyrus » et « l’homme tout-puissant envoyé par la Providence…. » Devant certains reproches lancés ingénument par le grand écrivain contre le « grand gagneur de batailles » et le grand administrateur de la France, l’ancien officier de l’Empereur, l’ancien intendant du roi Jérôme avait beau jeu, trop beau jeu ; et il en profitait.

Cette réfutation, dont le ton, au total, était plus modéré que celui de son pamphlet, et sur laquelle il n’avait que l’avantage du génie, dut être parfaitement désagréable à Chateaubriand. Sans doute n’intervint-il point lorsque, peu de mois après la seconde Restauration, dans l’hiver de 1815-1816, Charles-Joseph Bail fut par le ministre u rayé du corps des inspecteurs ; » quelle raison eut-il donc d’intervenir pour faire rapporter ou adoucir la mesure ?

Le destitué lui envoya « ses amis, » affirme-t-il dans les Mémoires ; est-ce trop conjecturer que d’affirmer que Mme Bail vint trouver, d’elle-même, Chateaubriand ? Elle avait alors vingt ans au plus. A quarante ans, elle devait apparaître presque laide ; mais c’est une femme qui l’affirme ; et cela empêche-t-il qu’à vingt ans elle put apparaître presque jolie ? Elle était, au surplus, intelligente, spirituelle, sensible ; l’une de ces jeunes femmes, contemporaines d’Elvire, dont la poésie des Martyrs et d’Atala avait envoûté le cœur ; sincèrement, sans doute, elle regrettait la trop rude attaque de son mari contre un écrivain qu’elle admirait... Elle le dit ; elle dit aussi que la décision du ministre de la guerre risquait de la réduire à la misère ; car, au service de l’Empereur, Bail n’avait point fait fortune ; il ne possédait que sa solde. Il comptait bien, à défaut de l’épée, manier la plume ; il avait du style et des lettres ; en ce moment même, il écrivait un ouvrage en faveur des Juifs contre qui plusieurs villes d’Allemagne ressuscitaient des règlements du moyen âge. Mais des livres, que rapporteraient-ils ?... Mme Bail fut touchante ; elle fut pressante ; et Chateaubriand écrivit au ministre de la guerre.

Dès l’année suivante, le nom de Mme Bail apparaît dans ses lettres à M. Le Moine. Chaque mois il fait passer un secours à « cette pauvre femme, » — généralement un secours de 100 francs. Et il en considère le paiement comme une sorte d’obligation sacrée à quoi, dans ses plus pressantes nécessités, il se reprocherait de manquer. En 1817, même au fort de sa misère, au château de Montboissier, où sa femme, par surcroit d’ennui, vient de tomber malade, et où il a dû mander le célèbre médecin Laennec, — il n’a garde d’oublier sa pensionnée ; et il écrit à M. Le Moine : «... J’ai remis à Laennec cent francs pour vous. Vous voudrez bien les donner à M. ou Mme Bail, qui se présenteront pour les recevoir. C’est une dette pour un travail littéraire fait par M. Bail[51]… » Car il faut bien, — pour une première fois surtout, — justifier le versement. Et pourquoi M. Bail n’aurait-il point, par exemple, effectué des recherches aux bibliothèques, pour l’Histoire de France dont Chateaubriand reprenait alors le projet ?

Le nom de l’officier polygraphe reparait encore deux fois : « 13 août. — Les 90 francs restants, vous voudrez bien les remettre avec 10 francs de plus (c’est-à-dire en tout 100 francs) à M. Bail lorsqu’il viendra vous les demander. » — « 24 septembre.— Donnez, si vous le pouvez, 150 francs à M. Bail[52]… » L’année suivante, la situation de l’ancien officier est enfin régularisée ; il est mis « en réforme, » avec une petite pension ; et il va habiter, dans la vallée de Montmorency, le village, autrefois délicieux, de Margency ; il y retrouve les souvenirs de Rousseau qu’il aime, et, penché des heures chaque jour sur sa table de travail, il accumule histoires sur dissertations : une Histoire politique et morale des Révolutions de France, de 1787 à 1820, où il déclare superbement : « La liberté est une plante qu’on ne saurait naturaliser chez nous ; le système représentatif est une ridicule fiction… ; » un Napoléon aux Champs-Elysées où, en 1821, il montre l’Empereur accueilli par les ombres des grands capitaines et aussi parcelles de Louis XIV et… du duc de Berry ; un État des Juifs en Europe au Moyen Age qu’il présente à l’Académie des Inscriptions en 1823, et que celle-ci ne couronne pas ; et puis, sans doute tombe-t-il malade, car brusquement, après 1823, il garde le silence…

Depuis 1818, sa femme, chaque mois, vient à Paris toucher la pension que continue de lui consentir la munificence du grand homme. Parmi le tumulte et le faste de ses ambassades, Chateaubriand n’a garde de l’oublier. Même, à mesure que s’accroissent les embarras du misérable ménage, il s’efforce d’accroître son aide ; il en vient à assumer le loyer de la petite maison de Margency.


Berlin, 20 mars (1821).

« La pauvre Mme Bail vient de m’écrire, mon bon M. Le Moine. Elle est bien malheureuse. Je lui réponds d’aller vous voir : il s’agit du loyer de sa petite maison, qu’elle ne peut payer. Voyez s’il serait possible d’arranger cela avec son hôte, en vous rendant caution de petites sommes qu’on paierait de mois en mois. Cela ne peut pas passer six cents francs. Si vous ne pouvez arranger cela, tâchez au moins de lui donner quelques louis, que vous prendrez sur l’excédent, quand vous en aurez. J’ai été bien malheureux : je le suis encore ; et c’est pour cela que je voudrais pouvoir obliger ceux qui le sont[53]… »

Et, quelques jours plus tard, M. Le Moine ayant prévenu ces instructions : « Vous avez bien fait d’arranger les affaires de cette pauvre femme. Je vous en remercie[54]. »

Même sollicitude, l’année suivante, pendant l’ambassade de Londres, au plein du tourbillon diplomatique qui précède le congrès de Vérone :


Londres, vendredi 16 août 1822.

« Vous croyez bien que, dans les embarras du moment, j’ai à peine le temps de répondre à vos lettres et de vous écrire deux mots. Vous trouverez ci-joint un billet de 1 300 francs que vous irez toucher chez M. Hérard. Vous donnerez sur ces 1 300 francs mille francs à ma femme, et 300 francs à Mme Bail. Il ne faut-pas oublier ceux qui souffrent. Dites a celle-ci que, comme une étourdie, elle me dit de lui écrire directement, et qu’elle ne m’a pas envoyé son adresse. Je soupçonne qu’elle a besoin de 200 francs de plus pour son loyer. Pouvez-vous les lui avancer ? Je vous les ferai remettre à la fin du mois[55]… »

Six ans plus tard, tandis que Chateaubriand est à Rome, « la pauvre Mme Bail » a pris décidément figure d’une familière de la rue d’Enfer ; et plus d’une lettre de l’ambassadeur à M. Le Moine se termine par cette formule amicale : « … Dites mille choses, je vous prie, à Mme Bail… »

Et Charles-Joseph Bail, — qui avait signé ses derniers ouvrages « le chevalier Bail, » sans doute parce qu’il était chevalier de la Légion d’honneur, mais aussi peut-être pour rehausser son prestige dans l’aristocratique société de la Restauration, — Charles-Joseph Bail, l’ancien officier de l’armée impériale, le défenseur de la gloire napoléonienne, l’écrivain libéral à sa façon, l’érudit toujours prêt à s’enflammer pour les nobles causes ?

Entre temps, en 1827, il avait pris le sage parti de mourir…


VI. — LE DÉPART POUR BERLIN

A la fin du mois d’octobre 1817, réinstallés à Paris, au numéro 42 de la rue du « Bacq, » dans l’appartement que la diligence de M. Le Moine leur a découvert, et où ils n’ont eu que la peine d’entrer, M. et Mme de Chateaubriand y admettent, sur le pied d’une intimité confiante et à peu près quotidienne, le vieil homme auquel ils doivent une part de leur tranquillité retrouvée. Comment ne serait-il pas confirmé de façon définitive dans sa charge de « ministre des finances ? » Chateaubriand, dès cette époque, semble-t-il, lui donne, pour toucher son traitement et administrer ses diverses ressources, une procuration en forme... Quant à Mme de Chateaubriand, elle fait éclater librement devant lui ses fureurs contre les ministres jacobins » et contre tous les impies qui, dans « la Babylone moderne, » n’admirent pas le génie politique de son mari...

Mais M. Le Moine est fier, un peu cérémonieux ; il craint d’abord d’importuner. Mme de Chateaubriand insiste pour obte- nir sa visite ; elle le prie, le reprie à diner, et s’ingénie à varier, pour lui, en trois lignes, toutes les formes de la politesse et de la familiarité ; elle le sait un tantinet gourmand, d’ailleurs, et elle tente de lui faire venir l’eau à la bouche :

« Je crois qu’hier la prière n’a pas été faite en forme. La voici, en belle écriture : viendrez-vous ?... »

« Pour troisième publication, venez aujourd’hui manger de la carpe à la graisse d’oie, et un plat de lard avec des choux !... »

« Malgré nos disputes, je suis toujours inquiète, quand je ne vous vois pas. Venez donc, car j’ai un service à vous demander : c’est dîner que j’entends. »

« Je dine chez moi, ce n’est pas une prière que je vous fais, car vous êtes né prié : mais un avertissement que je vous donne ; venez sans faute. »

Très souvent, cependant, Chateaubriand dine hors de chez lui ; les petits billets, ces jours-là se font plus pressants, et même ils se chargent de tristesse :

« Je crains que vous ne soyez enrhumatisé. Si vous ne criez pas vos reins et ne craignez pas la pluie, venez diner avec moi. M. de Chat, dîne au Rocher de Cancale. Je suis une pauvre veuve abandonnée. »

« Venez diner avec moi : je suis seule et triste : c’est aujourd’hui maigre... »

Même, certains soirs de solitude, des récriminations éclatent sur les menus carrés de papier aux tranches d’or. En voici deux qui sont bien éloquents : ils ont ému le destinataire, car il a pris soin de les dater. Le premier est de 1822 :

« Je dîne encore seule aujourd’hui ; mais je reste chez moi à manger une fraise de veau : venez m’aider à n’en pas laisser. M. de Chateaubriand va à Saint-Cloud : il ne déteste plus que sa maison et ne se conduit plus que par les conseils de Mme de Duras. »

En marge de cet autre, M. Le Moine a écrit : important ; et puis la date très précise : 28 Juin 1825.

« Venez diner, je vous en prie : je suis malade et noire à mourir. Je suis seule. M. de Chateaubriand dine chez une de ses amantes ! [56]»

La triste femme a elle-même souligné le mot !...

Quelle éphémère élue visaient ces dernières lignes tracées d’une écriture inégale, le 28 juin 1823 ?... Tant de petits billets, en tout cas, — M. Le Moine en a classé pieusement plus de cent soixante, — sont, dans leur monotonie, d’une éloquence rapidement pathétique. Nul doute que la femme, toujours maladive et sans cesse trahie, qui les griffonnait de son fauteuil ou de son lit, n’ait pris leur destinataire comme confident de bien des chagrins. A d’autres amis elle pouvait écrire avec un sourire un peu contraint : « Le Chat est allé courir de madame en madame jusqu’à cinq heures et ne s’est souvenu de ma commission qu’au moment où mes grandes fureurs ont éclaté contre lui !. [57] à

A M. Le Moine, elle ne dissimulait point sa colère et ses larmes, car Mme de Chateaubriand, — on l’a trop longtemps méconnu, — aimait son mari d’une véritable passion. Mais ses confidences mêmes et ses plaintes embarrassaient fort, sans nul doute, celui à qui elles s’adressaient. M. Le Moine était entièrement dévoué à son grand patron ; il lui devait et lui gardait le secret sur bien des points, et particulièrement sur toutes questions financières. Entre les deux époux dont l’un cherchait, en toutes matières, à esquiver un contrôle que l’autre eût voulu lui imposer, son rôle était, — on va le voir, — particulièrement épineux.

Il arrivait d’ordinaire, ses heures de bureau terminées, vers la fin de l’après-midi ; il attendait que Chateaubriand rentrât de ses visites politiques, mondaines, ou sentimentales, — à moins que ce ne fût d’une séance de la Chambre des Pairs. Il attendait en subissant les humeurs de Mme de Chateaubriand : « Mais enfin, m’expliquerez-vous ?... » Et il avait bien du mal à rendre à peu près admissible pour elle ce qui, pour tout autre, n’eût été que trop clairement explicable. Survenait enfin le patron ; il racontait les potins politiques, ses polémiques au Conservateur où sa plume de journaliste jetait foudres et éclairs, les allures de conspirateurs que Villèle et Corbière prenaient aux réunions Piet ; et son espoir enfin d’un prochain triomphe de l’opposition dont il se proclamait le chef...

Ce triomphe se produisit avec une rapidité relative : le 1er janvier 1821 ouvre la période brillante de la carrière politique de Chateaubriand : ce jour-là il roule, dans une confortable voiture, vers les routes du Rhin, pourvu du titre sonore, et des considérables appointements, « d’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Sa Majesté près la cour de Prusse ; » malgré la neige et le gel, il voit la vie en rose ; « pour la première fois de son existence, il court sur les chemins avec tous les conforts de l’argent... »


MAURICE LEVAILLANT.

  1. Mémoires d’Outre-Tombe, tome VI, p. 89 (édit. Biré.)
  2. Mémoires d’O. T., tome V, p. 443 et 444.
  3. Les lettres de M. et de Mme de Chateaubriand à M. Le Moine m’ont été communiquées, pendant l’été de 1913, par les arrière-petits enfants de celui-ci, M. et Mme Paul Petit, qui m’ont autorisé à en prendre une copie, et à la publier en tout ou en partie. M. et Mme Petit sont décédés pendant la guerre : leur fils, qui fut mon élève, est mort, jeune officier, pour la France. Les originaux des lettres appartiennent aujourd’hui à leurs deux filles, Mme la comtesse Urvoy de Portzamparc et Mme de Morin. Je les prie d’agréer ici, avec les remerciements que je leur dois, ceux que j’aurais été heureux d’exprimer à leurs parents... Une petite partie des lettres a déjà été utilisée dans une étude sur les Orageuses vacances de M. de Chateaubriand, parue en 1920 dans la Minerve Française.
  4. Le cachet postal donne la date : 10 floréal an XI.
  5. Inédit. Suscription : Au Citoyen Le Moine, rue Grenelle, faubourg Saint-Germain, n° 22, à Paris.
  6. Inédit.
  7. Indiqué par le cachet postal ; la lettre elle-même n’est point datée.
  8. Voir le livre de M. André Beaunier : Trois Amies de Chateaubriand, pp. 36-.37.
  9. Inédit.
  10. De son vrai nom Germain Couhaillon. Lui et sa femme étaient les domestiques de Mme de Beaumont. Il était depuis trente-huit ans dans la maison des Montmorin. Sa femme avait accompagné Mme de Beaumont, et il était question que leur fille Cécile les rejoignît à Lyon. — « Mme Saint-Germain, vieille femme de chambre espagnole, qui la servait avec une affection digne d’une aussi bonne maitresse. « Mémoires d’Outre-Tombe, t. II, p. 374.
  11. Le 4 septembre est le jour même où cette lettre parvint à M. Le Moine. Les bagages ne furent donc point au rendez-vous indiqué à Lyon. Deux malles confiées directement, de Paris, aux Messageries, arrivèrent à Rome seulement le Soir du 4 novembre, trois heures après la mort de Mme de Beaumont. Quant à la fille des Saint-Germain, elle renonça au projet de voyage d’abord formé pour elle.
  12. Inédit. Lettre non signée.
  13. C’est l’une de ces copies que M. l’abbé Pailhès a publiée, et qui se trouve reproduite dans la Correspondance générale de Chateaubriand, réunie par M. Louis Thomas (Ed. Champion éditeur) t. I, pp. 131-139.
  14. Ici commence le texte inédit.
  15. . Il arriva le samedi 5 du courant.
  16. Erreur évidente du copiste qui a transcrit la lettre : Mme Hocquart était née Pourrat ; elle était la sœur de Mme Lecoulteux, la Fanny d’André Chénier ; et elle avait été « fort aimée du frère de Mme de Beaumont, lequel s’occupa de la dame de ses pensées jusque sur l’échafaud, » en baisant un ruban bleu qui lui venait d’elle. — Mémoire d’Outre-Tombe, t. II, p. 264.
  17. Parce que Mme de Beaumont était morte d’ « étisie, » c’est-à-dire d’une maladie de poitrine, considérée comme contagieuse.
  18. Il réussit cependant à en rendre une. Voir sa lettre du 20 décembre à Guéneau de Mussy. Correspondance générale, I, p. 151.
  19. Correspondance générale, I, p. 141. — Cette nuance de sentiments n’a pas échappé à la malignité clairvoyante de Sainte-Beuve qui fut le premier à lire la lettre de Chateaubriand dans les papiers de Fontanes, et à en publier ce fragment. Voir Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II, note à la p. 214.
  20. Mémoires d’Outre-Tombe, tome II, p. 337.
  21. Inédit.
  22. M. Le Moine restitua leurs lettres aux divers correspondants de Mme de Beaumont. Il recourut aux lumières de Fontanes pour identifier certains d’entre eux. Ce fut en particulier le cas pour Chênedollé, dont l’adresse était chez son père, à Vire, dans l’Orne ; mais l’un et l’autre portaient le nom de Saint-Martin tiré de leur terre seigneuriale de « Saint-Martindon ; » d’où, sans doute, la perplexité de M. Le Moine e ce qui concerne « la personne de Vire. » Fontanes se mit très aimablement à sa disposition, ainsi qu’en témoigne ce billet inédit et sans date, qui ne peut être que de décembre 1803 ou janvier 1804 :
    « Embarras sur embarras, visites sur visites, voilà mon excuse. Si j’avais eu un moment à moi, il aurait été à M. Le Moine. Veut-il venir diner avec moi demain ? nous causerons. Je connais la personne de Vire. Je lui dirai à qui on doit rendre les lettres. Mille compliments. A demain.
    FONTANES.
    Mercredi.
    Je renvoye les lettres de Mme de Beaumont... »
  23. Correspondance générale, t. I, p. 142.
  24. Le Génie ne lui a point rapporté les droits d’auteur qu’il pouvait espérer : «...Comment se fait-il que je sois à la sixième édition de mon ouvrage... et que je n’aie pas encore de pain assuré ? » (24 nov. 1803, lettre à Mme de Staël.) « … Migneret a fort bien vendu ses éditions, mais il a confié ses marchandises à des fripons, et j’ai éprouvé cinq banqueroutes. » (20 décembre ; lettre à Guéneau de Mussy.) Il met son espoir dans l’édition abrégée que prépare son ami Clausel de Coussergues : «... Engagez M. Clausel à commencer le plus tôt possible son édition chrétienne. Si j’en crois ce qu’il m’a mandé, elle se vendra bien, et cela me rendra encore quelque argent... » (Même lettre.)
    Dès son arrivée à Paris, il touche du Ministère des Affaires étrangères, sur son nouveau poste, une avance de douze mille francs, qu’il remboursera deux jours après sa démission du 22 mars ; mais il ne la remboursera qu’en réalisant une partie des sommes placées en fonds d’État que sa femme vient de lui apporter.
  25. Mémoires d’Outre-Tombe, t. Il, p. 396.
  26. De Buonaparte et des Bourbons.
  27. Mémoires d’Outre-Tombe, t. III, p. 458. !
  28. 22 décembre 1814, inédit.
  29. Voir plus loin ses lettres inédites.
  30. Pailhès, Lettres de M"" de Chateaubriand à Clausel de Coussergues, p. 66.
  31. Correspondance générale de Chateaubriand, t. II, p. 380.
  32. Inédit.
  33. Correspondance générale, t. II, p. 381.
  34. Ibid., p. 390-91.
  35. Correspondance générale, p. 387. Lettre du 26 août (datée à tort du 19 par M. Louis Thomas).
  36. Mélanges de politique, par M. le Vicomte de Chateaubriand, pair de France. Le Normand, Paris, 1816 ; pages 397-399.
  37. Lettre à M. Le Moine.
  38. Idem.
  39. Idem.
  40. Inédit.
  41. La même qu’aujourd’hui : 83 francs 33 centimes.
  42. Inédit.
  43. « ... Il vous surviendra encore une pauvre Anglaise appelée Mme Fallon. Donnez-lui 100 francs, je vous prie... » Inédit (7 juin 1826).
  44. Inédit.
  45. Le nom est difficilement lisible. On croit déchiffrer : Pierreland.
  46. Inédit.
  47. Mémoires d’Outre-Tombe tome III, p. 508.
  48. Lettre recueillie dans la Correspondance générale, t. I, p. 301.
  49. Fragment des Mémoires inédits de Mlle Trénery, publiés par M. J. Ladreit de Lacharrière dans l’édition des Cahiers de Mme de Chateaubriand, p. 294 en note.
  50. Un vol. in-8 de 63 pages chez Alexis Eymery, libraire, rue Mazarine, n° 30, avec l’épigraphe : Honneur et Patrie.
  51. 19 juillet 1917. Inédit
  52. Inédit.
  53. Inédit.
  54. 24 mars, inédit.
  55. Inédit.
  56. Inédits parmi les deux derniers parus dans le Figaro Littéraire du 31 janvier 1914.
  57. Lettre à Joubert. —Voir Raynal, les Correspondants de Joubert, 1883.