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Chateaubriand et son ministre des finances/02

La bibliothèque libre.
Maurice Levaillant
Chateaubriand et son ministre des finances
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 850-876).
CHATEAUBRIAND
ET SON MINISTRE DES FINANCES
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

II [1]


VII. — L’AMBASSADE DE BERLIN

A peine a-t-il touché Berlin, et contemplé « cette rivière d’encre, » la Sprée. Chateaubriand n’a plus qu’un désir : tourner bride et revoir Paris. Bien des raisons motivent cette impatience, outre son caractère, qui fut toujours de dépriser après quelques jours, ou quelques minutes de possession, ce qu’il a mis des ans à obtenir : une gloire, un poste, une femme...

Mais voici, entre toutes, la raison principale. On lui a promis plusieurs « réparations » personnelles, dont le retard lui est particulièrement cuisant... Il était entendu avec ses « nobles amis » qu’en arrivant à Berlin, il trouverait le décret le réintégrant dans la dignité, et aussi dans les appointements de ministre d’État dont la décision brutale de 1816 l’avait privé. Or, les jours passent sans rien apporter ; et voilà bouleversées ses combinaisons financières, en même temps que sa tranquillité conjugale est indirectement compromise !

Ses appointements de ministre d’État, il avait donné mission à M. Le Moine de les toucher, et de pourvoir sur eux aux dépenses et aux charités de Mme de Chateaubriand ; il se doutait bien que son traitement d’ambassadeur suffirait tout juste, à Berlin, aux nécessités et aux magnificences de la fonction. Or, l’événement a dépassé ses craintes : sur le quartier d’avance qu’il a touché avant son départ, — soit 22 000 francs, — il a dû, au déboîté, payer 9 000 francs de meubles qui appartenaient à son prédécesseur... Et il lui faut distraire du reliquat, si maigre, de quoi entretenir sa femme à Paris... Catastrophe ! D’autant qu’à cette femme, si prompte à l’inquiétude, il ne peut cacher la situation : une réintégration, cela serait public. Le voilà obligé d’emprunter quelques milliers de francs à M. de la Panouze ! A tout prix il doit assurer la tranquillité de Mme de Chateaubriand pour conserver la sienne ; il n’a point eu trop de mal à la persuader qu’elle serait malade à Berlin, et qu’elle ne pouvait pas s’éloigner de l’Infirmerie Marie-Thérèse, fondée par elle dix-huit mois plus tôt en faveur des vieux prêtres invalides ; mais si elle éprouvait le moindre ennui d’argent, elle accourrait. M. Le Moine a accepté de voilier religieusement sur elle. Seulement, Chateaubriand n’a point de chance : M. Le Moine est tombé malade dans les premiers jours de janvier ; et la correspondance est assez lente à s’établir entre eux :


Berlin, 23 janvier 1821.

« Ma femme m’a mandé, mon cher monsieur, que vous n’étiez pas encore complètement rétabli... Faites-moi donner de vos nouvelles par votre fils ou votre aimable fille ; et faites-moi dire aussi si vous éprouvez à cause de votre position quelque embarras pour toucher mon argent ou pour servir les rentes : cela me tourmente un peu. — Voilà encore une lettre que je vous prie de faire porter sur le champ à son adresse [2]. »

Une lettre importante, évidemment, et que Chateaubriand craindrait de confier par le Ministère, qui reçoit son courrier, à la « voie ordinaire » de la « petite poste » parisienne. Sa destinataire habitait à quelques mètres de chez M. Le Moine : elle s’appelait Juliette Récamier...

Survient un tourment soudain : Mme de Chateaubriand est alitée ; elle l’apprend à son mari « dans une lettre fort triste : »


Berlin, 10 février.

« ... J’ai été doublement inquiet. Ma pauvre femme a été très malade ; elle l’est encore : c’est un grand tourment que l’absence...

« Je compte sur un congé au mois d’avril : ainsi je ne tarderai pas à vous embrasser. Je me désole que mes affaires vous occupent pendant que vous êtes encore faible…

« P.-S. — Voilà une lettre pour votre voisine. Elle en renferme une autre pour M. de Montmorency. Veuillez, je vous en prie, faire porter cette lettre à Mme Récamier à l’instant même où vous l’aurez reçue. Il ne faut pas la laisser chez le suisse de l’Abbaye-aux-Bois, mais la remettre à l’appartement même de Mme Récamier[3]. »

Il continue, d’ailleurs, presque à chaque courrier de s’entretenir avec M. Le Moine de ses ennuis financiers :


Berlin, 13 février 1821.

« … Ne vous gênez pas pour toucher mes appointements de ministre. Ils ne tombent, je crois, que le 22 mai ; à cette époque, vous aurez à prélever, sur les 20 000 francs, 4 200 francs avec les intérêts que vous remettrez à M. de la Panouze qui, dans ce moment, vient de compter 3 000 francs à ma femme, et 1 200 francs à M. Benoit pour mon loyer à échoir le 1er avril. Mais j’espère avant cette époque avoir eu le plaisir de vous embrasser.

« Quant à ma pension de pair, pourvu que vous trouviez le moyen de ne pas laisser en arrière l’affaire substituée par Mme de …[4], cela suffit…[5]. »

La fille de l’infatigable secrétaire souffrant, après des couches pénibles, d’une fièvre violente qui faisait concevoir des inquiétudes, la lettre suivante se fait caressante et affectueuse.


Berlin, 13 mars.

« Vous ne sauriez croire, mon bon M. Le Moine, combien votre lettre m’a fait de peine. Pourquoi vous occuper de mes comptes quand vous avez tant de chagrins ? Je voudrais être à Paris pour vous encourager et vous consoler.

« Pourvu que vous soyez au courant pour les comptes, je suis content. Quand il y aura du surplus, vous en disposerez pour Mme de Chateaubriand. Mais j’espère vous voir avant que vous soyez dans le cas d’avoir de l’excédent dons vos recettes… »

« Voilà une lettre. On est de retour à Patis[6]. »


Évidemment, l’humour de Chateaubriand a tourné : elle est presque au beau fixe. Il ne s’ennuie plus du tout à Berlin : c’est peut-être qu’il sent approcher l’instant d’en partir. Mais surtout sa vanité y trouve des hommages qu’il avait en vain guettés au début de son séjour. La vie mondaine s’est ranimée avec le carnaval ; il sort beaucoup, dans les plus nobles salons : « Il est impossible, écrit-il à Mme de Pisieux, le 10 mars, d’y être plus comblé de bontés que je ne le suis… » Il n’estime plus les Prussiens si froids… ni si laides les Prussiennes, qui ouvrent de grands yeux sur « l’auteur du Génie du Christianisme : » « Vous ai-je dit que les femmes sont charmantes ici ? Comment prendrez-vous cette nouvelle ? » Ainsi badine-t-il avec Mme de Duras. Et à elle, et à Mme Récamier il conte comment certain « prédicateur morave » a fait de lui, « en chaire, l’éloge le plus pompeux, » l’opposant à Voltaire… Les femmes, le roi, les princesses, et jusqu’aux prédicateurs ; bref, un de ces sourires inattendus et insistants de la gloire qui seuls, parfois, ont réussi à divertir René de son ennui. La conclusion, on la devine : « Encore une fois, écrit-il le 13 mars à Mme de Duras, — sans manquer d’ajouter : si vous étiez ici, — je ne demanderais qu’à passer ma vie à Berlin, tant je m’y trouve tranquille, et tant je suis reconnaissant des bontés qu’on a pour moi… »

Dix jours plus tard, cependant, il lance vers Paris sa demande de congé. C’est que le 23 mars il a appris la nouvelle du mouvement libéral éclaté en Piémont. Cette révolution va provoquer toute une activité diplomatique ; osera-t-on, pourra-t-on, cette fois, le laisser à l’écart des grandes choses ? Il bout d’impatience… Ambassadeur ? Le beau métier ! Chateaubriand l’a appris à fond en quelque huit jours : « … Je connais trente imbéciles qui seraient d’excellents ambassadeurs…[7] » Il suffit de jouer un peu la comédie : « Je vous assure que le métier peut être parfaitement fait par la première mâchoire de l’ancien régime. J’avais toujours soupçonné que les affaires dont on fait tant de bruit pouvaient être apprises par un sot, et maintenant, j’en ai la preuve… Je me suis rapetissé au point que je ferais très bien un ministre, si on en avait besoin. J’ai de plus sur les bras une assez grande maison, et elle ne manque ni d’ordre, ni d’économie. Je suis fort capable du commun, et voilà ce que ces messieurs no voulaient pas voir, de peur d’être obligés de faire de moi quelque chose... [8] » Afin d’achever la démonstration, il donne tout son soin à ses dépêches : «...Si mes dépêches sont un peu appréciées, si elles servent à faire évanouir les dernières préventions et montrent ce que je puis en affaires, il n’y aura que demi-mal... [9] » Seulement Chateaubriand n’est point sur que l’on prenne la peine de les lire.

Néanmoins, en cette fin de mars, il est allègre et plein d’espoir. Il a fait à Berlin son temps de « probation ; » à Paris qu’il va revoir, il obtiendra sans doute le haut poste digne de ses hautes facultés...


A Paris, cependant, son vieil ami Fontanes agonise ; et il l’apprend brusquement ; il jette aussitôt un cri de douteur dont M. Le Moine reçoit l’écho :


Berlin, 27 mars 1821.

« J’espère avoir un congé, et vous embrasser à la fin d’avril. Vous devez tous être bien effarouchés de cette affaire du Piémont. Cela passera comme tant d’autres choses.

« Encore un billet à envoyer minute pour minute.

« J’espère toujours que votre fille est hors d’affaire... Hélas ! je pleure presque cet excellent Fontanes ! Je vous embrasse. Ch. [10]. »

Le billet inclus dans cette enveloppe portait à Mme Récamier un pathétique gémissement :... « Je suis au désespoir de la maladie de Fontanes. Je tremble de l’arrivée du prochain courrier. J’aimais tendrement Fontanes. Il avait l’air de devoir me survivre de longues années. Que nous sommes peu de chose ! Et que cela va vite ! A bientôt ! [11] »

Fontanes ! c’est un peu toute sa propre jeunesse que Chateaubriand aime aussi tendrement en lui. Fontanes ! s’il meurt, avec qui René pourra-t-il encore évoquer ses beaux jours ? Parmi tant de regrets s’insinue la pointe d’un remords ; depuis la Restauration il a bien négligé le vieil ami de l’exil et de la gloire ; à cause de son royalisme fougueux un dissentiment même les a, un instant, séparés...

Le 28 mars, le fatal courrier arrive : Fontanes est mort. Chateaubriand éclate en sanglots : il redevient le u bon garçon » que Joubert louait, avec un sourire, lors de la mort de Mme de Beaumont. M. Le Moine lui avait envoyé des condoléances qui l’ont touché :


Berlin, 31 mars.

« Je vous remercie de votre bon petit billet du 19, Je suis bien malheureux, et j’ai pleuré depuis deux jours plus que je n’ai fait de ma vie. Je vous reverrai à la fin d’avril. Je sens qu’il ne faut pas quitter ses amis. Tout à vous. Ch... [12]. »

Même note trois jours après, dans un court billet à Mme Récamier : « ... Je pleure encore tous les jours la mort de mon pauvre ami. C’est le dernier talent littéraire que la France possédait. A présent il n’y a plus personne !... »

Personnel et ce blasphème est proféré au début de l’âge romantique, — un an juste après que l’astre des Méditations Poétiques a blanchi l’empyrée !... Mais, parce qu’il s’est retiré du monde littéraire, le grand écrivain entend bien n’y avoir laissé que le désert après lui ; et il commence de jouer, à l’égard de la « tribu » qu’il n’osera point tout à fait renier, le rôle du « grand sachem » désabusé, morose, toujours prêt à faire retentir, au-dessus des têtes trop brunes ou trop blondes, l’écho fatidique des grandes lamentations !...

N’empêche qu’en la circonstance, l’intensité de sa douteur en peut faire excuser l’expression. Elle se traduisit, comme elle avait déjà fait une première fois, quatre ans plus tôt, par un retour désespéré vers ce passé dont Fontanes emportait une partie au tombeau. Depuis l’été de 1817, Chateaubriand n’avait plus rouvert les cahiers des Mémoires, que pour y tracer des lignes mélancoliques pendant les heures dernières qu’avant de la vendre il consacra aux rêves dans sa chère maison de la Vallée-aux-Loups... Or, ce matin du 31 mars 1821, après avoir usé une partie de la nuit à écrire, il cachette, vers l’aube, son courrier ; puis il part pour passer la journée à Potsdam ; car en ce 31 mars les Berlinois célèbrent, officiellement et lourdement, l’anniversaire de leur entrée à Paris en 1814 ; et il ne convient pas que le ministre de France assiste à leur joie.

Chateaubriand erre donc toute la journée aux châteaux de Potsdam, de Sans-Souci, à la Maison de Marbre ; il voit le cercueil de bronze de Frédéric, le fait retentir sous son doigt, comme le symbole du vide de la gloire ; « l’aiguille d’une pendule fixée sur la minute où Frédéric expira » lui rappelle que « l’homme se vante en vain d’arrêter le temps, alors que c’est le temps qui arrête l’homme... » Il songe aux splendeurs d’un autre palais, celui de Versailles, qu’il a contemplées jeune homme ; il songe à cette année 1788, où mourut Frédéric, et qui est, à peu près, celle où il arrêta, quatre ans plus tôt, la rédaction de ses Mémoires, surtout il songe à Fontanes disparu. Son esprit est plein de ces grandes images de la mort, et de la fuite implacable du temps qui, son égoïsme aidant, ont toujours ému violemment sa sensibilité...

Seul chez lui, le soir, il rouvre le manuscrit des Mémoires ; il en relit les derniers feuillets ; et, le lendemain, il remet sa plume au service de ses regrets et de ses rêves :

«... Les soirées sont longues à Berlin... Enfermé seul auprès d’un poêle à figure morne, je n’entends que le cri de la sentinelle de la porte de Brandebourg, et les pas sur la neige de l’homme qui siffle les heures. A quoi passerai-je mon temps ? Des livres ? Je n’en ai guère... Si je continuais mes Mémoires ?... »

En quelques jours, — dix ou quinze tout au plus, — il rédige le quatrième livre, vingt-cinq pages environ, où il ressuscite sa première arrivée à Paris, sa garnison de Cambrai, la mort de son père, et sa présentation à Versailles. Il dispute au néant, par la magie de sa plume, quelques morceaux de sa vie ; car il mourra, comme vient de mourir Fontanes, et il gémit, effaré :

«... Le pauvre Fontanes ! Déjà quel profond oubli ! Nous avons vu aussi Mme de Staël disparaître avec tout son bruit dans un moment. Qui s’en souvient aujourd’hui ? Travaillez donc pour la renommée !... »

Cependant, le congé qu’il a demandé est sur le point de lui parvenir ; le ministre, Pasquier, l’a accordé verbalement à Mme de Chateaubriand qui n’aime point que les affaires traînent et qui ne balance guère d’aller sur place secouer l’inertie des bureaux ; dès le milieu d’avril, l’heureux ambassadeur avertit M. Le Moine de son prochain retour.

Le 26 avril, après n’avoir couru les routes que huit jours tout juste, il arrive enfin à Paris. Il est ravi des Berlinois, car il n’a guère connu que l’élite de Berlin, encore tout imprégnée de la politesse et de l’esprit français légués par le XVIIIe siècle ; il est ravi de lui-même, car il pense avoir donné, par ses dépêches et par toute son action, des preuves irréfutables de son aptitude pour les grandes affaires, et il a l’impression que « le vent souffle dans ses voiles ; » bientôt il n’est pas moins ravi des ministres, car le 1er mai, à l’occasion des fêtes du baptême de Mgr le Duc de Bordeaux auxquelles il assiste en bonne place, les ministres le réintègrent, enfin, dans son titre de ministre d’Etat. Avec le litre doit revenir la pension confortable des vingt-quatre mille francs ; et voilà surtout qui dut ravir le bon M. Le Moine...


VIII. — ENTRE DEUX AMBASSADES

Le beau fixe, au baromètre politique, n’est jamais qu’éphémère. Au mois de juillet, un vote de la droite contre le ministère met en posture délicate les deux hommes, Villèle et Corbière, qui la représentent dans la « combinaison ; » les « deux magots » démissionnent ; et, comme nous disons aujourd’hui dans notre jargon, « par esprit de discipline envers le parti, » ou, comme il disait simplement et un peu mieux « par point d’honneur, » Chateaubriand se démet, le 30 juillet, de son ambassade. Mais il se démet sans nulle inquiétude ; il sait que les élections partielles, vers la fin de septembre, renforceront son parti, que de gré ou de force, le duc de Richelieu, — « le sot Duc, » écrit-il, — devra, alors, reconstituer son ministère ; et de ce ministère, où ses amis entreront nombreux, comment, cette fois, l’éliminer, lui, l’un de leurs chefs, et leur voix la plus retentissante ?...

En attendant, il passe à Paris un été assez morose ; la goutte lui vaut un commencement bien désagréable de surdité ; sa femme a la fièvre, une bronchite, et ne se prive pas, pour cela, de lui corner aux oreilles de sombres vaticinations ; les bureaux du ministère montrent la pire volonté à liquider ses comptes d’ambassadeur, à ordonnancer son traitement de ministre d’Etat ; tous ses amis sont absents, Mme de Duras en son domaine d’Andilly, près Montmorency ; le dévoué Le Moine lui-même est en Champagne dans sa petite propriété :


Paris, 8 septembre 1821.

« Vous êtes trop bon, mon cher monsieur Le Moine. Ma femme n’est pas bien, mais pourtant elle va un peu mieux. Moi, je suis à moitié sourd, et encore pas assez pour tout ce que j’entends !... Nous avons grande envie de vous revoir ; vous nous manquez bien, et tous les soirs nous voyons venir votre heure sans vous voir paraître, ce qui nous fait grand chagrin.

« J’aurai, de compte fait, 12 ou 13 mille francs de reliquat ; mais on ne m’envoie point les ordonnances, et tout cela ne peut marcher que lorsque vous serez ici. Quant au ministère d’Etat, on a dit aussi qu’on s’exécuterait, mais, comme je ne veux rien demander, ils usent simplement de la bonne grâce qu’ils ont l’habitude de mettre en tout avec moi.

« Revenez donc, pour nous qui avons grande envie de vous voir ; mais pourtant, si la campagne vous fait du bien, restez-y pour votre santé qui vaut mieux que tout. Je vous embrasse tendrement, et ma femme vous dit mille choses [13]. »

En attendant les élections, et pour occuper son loisir, et pressé peut-être par la déesse de l’Abbaye-aux-Bois, à laquelle il fait à mesure l’hommage des feuillets remplis, Chateaubriand rédige ses Mémoires ; il les mènera, avant la fin de l’année, jusqu’au récit de son embarquement pour l’Amérique. « Rendu à mes loisirs, écrivons [14]. »

Les élections, cependant, confirment son attente. Il semble qu’elles doivent entraîner, avant l’ouverture de la session parlementaire, un remaniement ministériel assez important ; c’est l’intérêt du duc de Richelieu d’y procéder, s’il veut se maintenir à la présidence du Conseil ; par amour-propre blessé, sans doute, il s’obstine à le méconnaître. Sa sœur, Mme de Montcalm, s’en désole ; elle va trouver Chateaubriand ; ne peut-il prendre l’initiative d’une négociation entre le ministère et son parti ? Il ne perdrait point à jouer ce rôle d’arbitre... Chateaubriand hésite : il désirerait agréer au désir de sa noble amie ; mais, d’autre part, il a bien des préventions contre le duc de Richelieu ; il le sait mobile, fugace... Le 3 octobre, il écrit à la comtesse de Pisieux : « Le fait est qu’on parle d’arrangement, et qu’on n’en veut pas. La politique varie ici du matin au soir ; il faut s’abandonner à sa destinée, et faire ce que l’on croit le mieux ; advienne que pourra ! ... [15] » Le 16 octobre, il revoit Mme de Montcalm ; il va accepter la médiation qu’elle lui propose ; mais il la décline décidément le lendemain par cette lettre belle et grave :


Paris, le 17 octobre 1821.

« J’ai réfléchi, madame, à notre conversation d’hier. Je n’irai point importuner le premier ministre, car je hais mortellement tout ce qui pourrait me donner l’air d’un intrigant et d’un tripotier. M. de Richelieu aurait raison de trouver que je me mêle de ce qui ne me regarde pas ; Villèle aussi m’a quelquefois reproché de l’avoir mis là [16] : tout cela me décourage. — Je crains une session orageuse, et je vous ai avertie loyalement ; je vois des mouvements ; je remarque de la chaleur. Le retour de MM. de Villèle et Corbière au ministère, avec portefeuilles, et l’adjonction de M. de Montmorency, me paraîtrait, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, un moyen de tout arranger ; il serait de bonne politique d’admettre dans le ministère des représentants d’une opinion si prépondérante dans la Chambre des Députés. Je crois que la position de M. le duc de Richelieu est excellente pour cette mesure ; il n’a point cédé, à la fin de la dernière session, lorsqu’on lui a proposé un arrangement comme une espèce de marché ou de condition ; aujourd’hui, après les élections, lorsqu’on ne lui demande rien, il appellerait de son propre mouvement au pouvoir des hommes qui lui sembleraient utiles : rien ne serait plus noble que cet acte libre d’une volonté qui agit seule, quand le temps d’agir est venu.

« Telles sont mes idées, madame ; je me fais peut-être illusion ; je ne le crois pas pourtant, car je n’ai aucun intérêt personnel à ce que je propose, si ce n’est celui du repos que je désire sincèrement.

« Agréez, madame, je vous prie, mes adieux pour un moment, et mes respectueux hommages pour toujours.

CHATEAUBRIAND [17]. »

Évidemment, ce morceau de haut style était destiné, dans la pensée de son auteur, à passer sous les yeux du duc de Richelieu ; la politique aussi connaît le fugit ad salices… La lettre ne produisit point, en tout cas, d’effet immédiat ; c’est seulement le 15 décembre, après l’expérience de débats parlementaires assez pénibles, que Richelieu constitua un ministère centre-droit tout nouveau ; comme l’avait conseillé Chateaubriand, il y faisait rentrer « les deux magots, » l’un, Villèle, aux Finances, l’autre, Corbière, à l’Intérieur et il appelait aux Affaires étrangères, Mathieu de Montmorency, l’ami de Mme Récamier, l’acquéreur de la Vallée-aux-Loups. Quant à Chateaubriand, une ordonnance du 9 janvier 1822 le nommait ambassadeur de France à Londres ; car « Louis XVIII consentait toujours à l’éloigner... »


IX. — L’AMBASSADE DE LONDRES

Ce n’était point une ambassade que Chateaubriand avait visée ; mais, en attendant la présidence du Conseil, c’était bel et bien le ministère des Affaires étrangères. Néanmoins, la perspective de partir pour Londres comme ambassadeur lui avait tout de suite agréé. Il explique fort bien pourquoi dans ses Mémoires : « ... Ma nomination réveilla mes souvenirs : Charlotte revint à ma pensée ; ma jeunesse, mon émigration m’apparurent avec leurs peines et leurs joies. La faiblesse humaine me faisait aussi un plaisir de reparaître connu et puissant là où j’avais été ignoré et faible... » Tellement cet homme, si avidement penché vers l’immédiat avenir, s’obstine à joindre le présent au passé : comme s’il pouvait, par un privilège nominatif, tromper le temps et sans cesse recommencer de vivre. Le plaisir de décrire les cruautés et les ivresses de son exil dans les lieux mêmes où il les avait éprouvées, ne pesa pas médiocrement sur son acceptation. A Londres, il écrivit de ses Mémoires la partie la plus longue qu’il eût encore rédigée d’une haleine, les livres VI, VII, VIII, IX, toute la matière d’un volume, qui, sur le récit de son débarquement en France en 1800, achèvent la première partie de son œuvre.

S’il comptait cependant demander des joies au passé, c’était pour mieux goûter celles du présent : Londres, en 1822 (l’on sait avec quelle fureur l’anglomanie sévissait alors sur l’Europe), concentrait toutes les élégances et les splendeurs de la vie mondaine. En évoquant dans ses Mémoires les ardeurs de René, Chateaubriand les a ranimées dans son cœur ; il n’a que cinquante-trois ans ; maintenant que le premier feu de son adoration pour Juliette Récamier est décidément tombé, ne peut-il espérer encore des sourires de femmes, et ce trouble des passions qui l’enchante ?

C’est donc tout seul et « en garçon » qu’il tient à partir pour Londres. Il ne donne là-dessus qu’une brève explication : « Mme de Chateaubriand, craignant la mer, n’osa passer le détroit... » Il l’entretint dans cette crainte, et dans la persuasion que l’infirmerie Marie-Thérèse ne pouvait vivre sans elle ; mais il ne la convainquit qu’à moitié. L’adorante, jalouse et « acariâtre » épouse ne le laissa partir qu’en menaçant de le rejoindre au premier ennui, au premier incident... Heureusement, il a pris ses dispositions pour la maintenir dans une confiance sereine ; M. Le Moine est là ; M. Le Moine la verra chaque jour ; M. Le Moine lui versera tous les mois, bien régulièrement, la somme de mille francs, qui représente exactement l’indemnité de pair de France... Sans doute Chateaubriand a engagé d’avance, et pour quelques mois, cette indemnité ; mais M. Le Moine fera un pieux mensonge pour tranquilliser la soupçonneuse dame. « Surtout, lui a dit l’ambassadeur en le quittant, surtout et à tout prix, arrangez-vous pour qu’elle n’ait pas l’idée de venir là-bas !... » Délicate et rude mission !... M. Le Moine aura, au surplus, la charge de porter, à chaque courrier, les « petites lettres » que Mme Récamier attend à l’Abbaye-aux-Bois. Chateaubriand, avant de monter en voiture, n’a-t-il pas dépêché ce serment à la belle recluse : « ... Ne vous désolez pas, mon bel ange. Je vous aime et vous aimerai toujours. Je ne changerai jamais. Je vous écrirai ; je reviendrai vite, et quand vous l’ordonnerez. Tout cela sera de courte durée. Et puis, je serai à vous à jamais !... [18]»

Il arrive à Londres le 5 avril, et d’abord se trouve écrasé de tristesse. Pour la dissiper, il écrit à peu près la même chose, dans les mêmes termes, à Mme Récamier et à Mme de Duras ; à celle-ci : « Je ne vous connaissais pas alors ; » alors, c’est-à-dire pendant son exil anglais ; « et voilà un bien qu’on ne peut du moins m’ôter ; » à celle-là : « Une chose me reste, et tant que je la conserverai, je me consolerai de mes cheveux blancs… » Ah ! si ces deux femmes qui, à travers lui, s’aimaient et se détestaient à la fois, avaient pu lire par-dessus l’épaule l’une de l’autre !

Voici pourtant plus sérieux : une caisse de porcelaine, qui contenait la vaisselle de l’ambassadeur, s’est rompue dans le voyage : que M. Le Moine répare vite « ce désastre, » mais habilement et « à l’insu » de Mme de Chateaubriand ; elle pourrait en déduire qu’une maîtresse de maison ne serait point inutile dans l’hôtel de l’ambassade ; et puis cette recommandation essentielle : « … Je suis bien triste ici. Que ma pauvre femme n’y vienne pas elle y mourrait !… » (9 avril)[19].

Aussi fournit-il à M. Le Moine les moyens d’empêcher son voyage à Londres.


Londres, 19 avril.

« Je vais vous faire passer mille francs, mon cher monsieur, pour les remettre à ma femme à la fin du mois comme venant de la Chambre des Pairs… Je commence à avoir un grand succès ici[20]. »

Le même jour, à Mme Récamier, il annonce avec plus de prudence : « … Je commence à réussir, politiquement parlant, dans ce pays… Maintenant la société va s’ouvrir pour moi. Mais c’est là que je vais sentir ce que j’ai perdu en vous quittant… »

Peut-il lui dire, en effet, que des regards féminins ont commencé de l’effleurer, que la belle Mlle Elliott a murmuré en l’apercevant : « He looks pretty well for a genius ! Il a fort bel air pour un génie ! » et, quelques jours plus tard, qu’il a fait une cour fort bien reçue à Mrs Arbuthnot, femme du secrétaire du Trésor, soupçonnée d’ailleurs d’une liaison avec le fameux Wellington… ? Dans ces mêmes salons où « le vainqueur de Waterloo promène sa gloire comme un piège à femmes tendu à travers les quadrilles[21], » René ressuscité s’efforce de trouver des illusions nouvelles... Y réussit-il ?... Les confidences qu’il fait à ses secrétaires, et que son troisième secrétaire d’ambassade, M. de Bourqueney, transcrit presque sous sa dictée, prouvent que son cœur n’a pas changé depuis les jours lointains où une jeune Anglaise lui déclarait qu’il se plaisait « à le porter en écharpe. »

« Quand il jette les yeux sur une carte géographique, il place le doigt sur le point le plus au Nord ou le plus au Sud, et s’écrie : — Je voudrais être là !... Je n’ai jamais voyagé que pour me distraire. On me croit curieux, empressé de connaître des objets nouveaux : on se trompe. Je me suis ennuyé dès mon enfance, et toute mon existence a été une suite d’ennuis. Je n’ai jamais aimé la même chose un quart d’heure de suite. Je n’ai jamais fait le bien par plaisir : la vertu n’est chez moi qu’un raisonnement. D’autres ont connu le bonheur d’écrire une belle page : c’est un plaisir que je n’ai jamais goûté... [22] » Un désir qui, de minute en minute, se dépasse lui-même, et qui méprise, dès qu’elle est atteinte, sa propre satisfaction, voilà le fond de cet homme terrible : et voilà l’âme, et la séduction de tout le romantisme ! On dirait qu’à Londres, en ces jours-là Chateaubriand ait voulu s’enivrer du redoutable philtre qu’il portait en lui-même...

Il n’oublie point pour cela les tristes réalités financières, ni les carnets de comptes de « ce bon M. Le Moine. » Deux soucis l’occupent : trouver 10 000 francs pour le service de ses emprunts antérieurs, et assurer la pension mensuelle de sa femme :


Londres, 23 avril.

« J’ai toujours des remerciements à vous faire. Il me serait impossible de grapiller (sic) cette année 10 000 francs sur mon ambassade. Les frais d’établissement me tuent. Tâchez d’arranger cela...

« Voici une lettre de change pour toucher 1 000 francs chez Laffitte. Vous donnerez les 1 000 francs à ma femme comme provenant des Pairs [23]. »


Mais justement, dans une de ses dernières lettres, Mme de Chateaubriand fait des mots contre M. Le Moine : voilà aussitôt l’ambassadeur inquiet ; sa tranquillité repose sur l’harmonie de ces deux êtres :


Londres, 26 avril.

« Qu’est-ce qu’il y a donc entre vous et ma femme, mon

cher M. Le Moine ? Si j’étais là je vous aurais bientôt raccommodés comme de coutume. Finissez donc toutes ces querelles, qui me font rire d’ici. Je ne puis vous écrire qu’un mot ; les affaires m’écrasent [24]. »

Les affaires, et aussi les fêtes ! Il a sur son carnet « des invitations de diners, de bals et de « routs » jusqu’au 3 juin, » si bien qu’il se demande quels jours il pourra placer les diners et les concerts, qu’il compte offrira l’ambassade...

Brusquement, le voilà précipité en pleine inquiétude : le malentendu entre M. Le Moine et Mme de Chateaubriand vient de s’aggraver ; et toujours à cause de cette maudite question financière :


Londres, 3 mai 1822.

« Votre lettre du 28 avril, mon cher M, Le Moine, m’a fait trembler parce que j’ai peur que, faute de m’avoir bien compris, il ne soit résulté quelque galimatias fâcheux. Voici le fait ; et lisez bien, je vous prie.

« J’ai dit, en effet, à Mme de Chateaubriand que je lui laisserais les 12 000 francs de la Chambre des Pairs. Vous comprenez bien qu’en lui disant cela, je savais bien que les 12 000 fr.. n’étaient pas à prendre ; mais j’avais le dessein de vous envoyer à vous tous les mois une somme de 1 000 francs, laquelle somme vous remettriez exactement à ma femme comme provenant de la pension des Pairs.

« Vous comprenez que les 1 000 francs que je vous ai envoyés étaient censés être le mois des Pairs, le mois d’avril, que vous aviez touché, et que, selon mon intention, vous remettiez à ma femme. Vous avez fait un million de fois bien de n’entrer dans aucun détail sur la pension des Pairs ; il ne faut pas que Mme de Chateaubriand sache un mot de tout cela. Sa tête se monterait, et elle se croirait perdue. Maintenant, vous n’avez plus qu’un petit mal à réparer, et cela est facile.

« Il faut vous présenter de nouveau à ma femme avec les 1 000 francs et lui dire que ceux-là sont le fruit de mon mois d’avril échu à la Chambre des Pairs ; et qu’en effet, je viens de vous donner l’ordre de compter ainsi tous les mois ma pension des Pairs à Mme de Chateaubriand, et qu’ainsi vous aurez mille francs à lui donner à chaque fin de mois.

« Vous pouvez compter sur mon exactitude à vous faire passer les mille francs tous les mois. J’y trouve cet immense avantage que Mme de Chateaubriand, tranquille sur son année, se voyant de quoi vivre sans entamer la somme que je lui ai laissée, pense beaucoup moins à venir me retrouver et à faire un voyage qui nous ruinerait. Tâchez de vous procurer les 435 francs que vous avez employés, afin de compléter la somme des 1 000 francs, et de la remettre à ma femme comme venant des Pairs : je vais m’occuper de vous faire passer les 435 francs pour couvrir votre avance. A la fin du mois, vous aurez mille autres francs à donner : je vous les enverrai.

« Voilà de bien longues explications ; mais je suis inquiet, et j’ai envie que vous m’expliquiez que tout cela est réparé et fini.

« Votre lettre est bien triste. Je ne suis pas gai non plus, mais le temps est un grand remède. Je fais ce que je puis, pour le dedans et le dehors [25]. Après cela, comme il plaira à Dieu.

« Voilà la petite lettre [26]. »

On ne saurait être plus clair. Mais convenait-il au grand homme de morigéner sur ce ton ? Le coupable, c’était lui : il établissait de beaux budgets sur le papier ; mais il oubliait d’y inscrire des dépenses courantes qu’entre temps il priait M. Le Moine de régler ; et il ne se souvenait plus d’avoir lui-même Ainsi fait crouler ses fragiles édifices. Les mille francs qu’il croyait aux mains de sa femme avaient servi à remplacer, par un envoi nouveau, sa caisse de vaisselles cassées, et à payer quelques autres achats ménagers.


7 mai.

« Je vois que les 1 000 francs que je vous avais envoyés pour ma femme sont absorbés. Je vous en enverrai 1 000 autres que vous recevrez lundi 13 ou mardi 14. Je vous prie de les porter sur le champ à ma femme comme provenant de la Chambre des Pairs. Je vous ai mandé toute cette histoire de la Chambre des Pairs dans ma longue lettre du 30 avril [27].

« Vos comptes sont clairs et excellents. Je vois avec plaisir qu’il restera dans quelques mois une assez bonne somme de la Chambre des Pairs pour Mme de Chateaubriand, et que j’aurai moins à donner sur mon traitement d’ambassadeur. J’espère que dans six mois j’aurai de l’argent en avance. Je ne mangerai certainement pas tous mes appointements, même en étant très noble ici ; prévenez Christian de cela. Ce n’est que mon premier semestre qui est difficile à passer à cause des frais d’établissement. Vous n’aurez aucun embarras pour toucher mon traitement d’ambassadeur. J’en ai chargé M. Erard. Cela m’est plus commode parce qu’il peut m’avancer des fonds.

« Mon cher M. Le Moine, allez voir ma femme. Raccommodez-vous avec elle. Vous savez comme sa santé influe sur son humeur. Pardonnez-lui ses vivacités ; elle vous est attachée autant que moi. Dites-lui même que vous aviez tort et qu’elle a raison, eût-elle tous les torts du monde. Qu’est-ce que cela vous fait ? Cédez à une pauvre femme malade et qui ne m’a plus auprès d’elle. De vieux amis ne doivent pas se brouiller pour des misères. Je vous demande cela au nom de notre amitié. Je vous embrasse. — Ch.

« Voilà la petite lettre [28]. »

Le courrier suivant porte, — en même temps qu’un bon de mille francs, — de nouvelles et pressantes objurgations au susceptible vieillard.

Tant d’insistance est récompensée : après plus de quinze jours de bouderie, M. Le Moine a été voir son aigre suzeraine ;


il mai.

« Allons ! vous me faites plaisir de m’apprendre que vous êtes allé chez ma femme. Croyez-moi : les vieux amis ne doivent jamais se quitter. Je vous ai expliqué tout mon plan pour l’argent... Les élections en tout sont bonnes : nous voilà encore debout, malgré nos sottises. Ch... Petite lettre [29]. »

Ce n’était cependant qu’une fausse rentrée : à peine Chateaubriand avait-il eu le temps de pousser un gros : Ouf ! de satisfaction qu’une péripétie le rejette en des perplexités. M. Le Moine a bien revu Mme de Chateaubriand ; mais il insiste pour être déchargé du soin de lui remettre mensuellement une pension sur l’origine de laquelle il a mission de l’abuser ; il connaît trop l’inconstance de son patron : jamais celui-ci ne s’astreindra à envoyer les fonds à des dates régulières ; et Mme de Chateaubriand est une bien fine mouche, — et bien piquante ; il vient d’en faire l’épreuve. Qu’on lui délivre à elle-même une procuration en règle... Sur quoi Chateaubriand bondit :


Mardi, 21 mai.

« Votre dernière lettre du 14 m’a donné la fièvre. Comment ! vous n’avez pas encore remis les 1 000 francs à Mme de Chateaubriand ? Malgré tout ce que je vous avais dit, malgré toutes les explications que je vous avais données ? Non, absolument, je ne veux rien changer à vos anciens plans ; je ne veux point donner à Mme de Chateaubriand une procuration pour toucher la pension des Pairs : c’est vous qui lui remettrez de mois en mois 1 000 francs que je vous ferai passer exactement, et qui seront censés venir des Pairs. Qu’y a-t-il de plus clair et de plus simple que cela ? Vous dites que vous serez embarrassé comment expliquer à Mme de Chateaubriand que la pension de pair que vous lui aviez dit être engagée ne l’est plus ? Voilà un bel embarras ! Comment ce qui pouvait être vrai pour un mois l’est-il pour tous les autres ? et quant au mois engagé que vous n’aviez pas pu lui remettre d’abord, et que vous allez lui remettre actuellement, la chose n’est pas plus difficile à expliquer : ce mois, d’abord employé ailleurs, a été rendu, et vous le portez à ma femme selon mon ordre. D’ailleurs, elle ne vous demandera aucune explication ; elle prendra les 1 000 francs ; elle les attend. Cela est convenu entre elle et moi. Au nom du ciel, portez-les-lui sur le champ au reçu de cette lettre. Mais j’espère que, comme toutes mes lettres vous ont dit la même chose, vous les aurez déjà remis quand vous recevrez cette dernière.

« Je vous en prie, tirez-moi vite d’inquiétude. Ne me dites plus que vous attendez ma réponse. Mes lettres sont si claires qu’un enfant les comprendrait. Vous vous êtes embarrassé pour rien. Je ne reconnais pas là votre jugement accoutumé. Pardonnez-moi ma gronderie. Cette affaire m’a tourmenté. Apprenez-moi qu’elle est finie. — Ch.

« Je viens de relire votre lettre, et je me calme. Je vois, d’après ce que vous me dites, que vous avez très vraisemblablement remis les 1 000 francs sans attendre ma réponse d’aujourd’hui.

« Mille pardons ! Je vous ai grondé comme je vous aime.

« Voilà une petite lettre ! [30] »

Comment ne point aimer un homme aussi docile et surtout aussi ingénieux que M. Le Moine ? Il n’a point seulement capitulé, à l’entière discrétion de Mme de Chateaubriand ; il a, dans les mêmes jours, réussi à conclure pour l’ambassadeur l’emprunt de 10 000 francs dont celui-ci avait besoin ; il lui a établi un budget admirable, un budget qui lui laissera de l’excédent, non point dans un semestre, comme l’écrivain trop magnifique se le figurait tout à l’heure, mais au moins dans le plus court délai possible : dans un an... [31].

Le mois de mai s’achève dans un épanouissement d’orgueil et de joie :


31 mai.

« J’ai reçu votre lettre du 26, et je vous en remercie.

« Voilà toutes nos affaires réglées.

« Ecrivez-moi de la politique tant que vous voudrez. Mais je vous préviens que je suis au couleur de rose ; ainsi, si vous êtes noir, nous ne nous entendrons guère.

« Portez, je vous en prie, immédiatement cette petite lettre à l’Abbaye. Tout à vous mille fois... [32] »


Couleur de rose ; car la situation de l’ambassadeur est excellente ; il l’a résumée ainsi quelques jours plus tôt :

« ... Mes affaires politiques vont supérieurement ici. Je suis en haute faveur et crédit. Mes affaires de France vont bien... [33] (24 mai). »

Couleur de rose ; car ses affaires privées, ses affaires de cœur, ou d’imagination, sont encore en meilleur état : le 28 mai, il a pu écrire à Mme de Duras : « Je ne sais plus ce que j’ai à faire dans ce pays : toutes mes conquêtes sont faites... » Il a dû sourire, non sans fatuité, en soulignant le mot conquêtes : et ce n’est point à la seule politique qu’il pensait...

Repassaient sous ses yeux, mi-clos sans doute, les formes charmantes des belles Anglaises qui, chaque soir, murmuraient d’admiration autour de lui ; mais son souvenir évoquait aussi près d’elles, une ou deux délicieuses Françaises, Mlle Leverd, l’actrice de Paris qui, dans sa « soirée d’artistes » du 27 mai, — « une soirée de garçons, » comme il dit à Mme de Duras, — « a déclamé des scènes du Misanthrope et de Tartuffe, » — et une certaine Mme Lafond...

Cette Mme Lafond semble bien être la femme du célèbre acteur parisien, de l’émule de Talma à la Comédie-Française ; elle se produit volontiers elle-même comme pianiste et chanteuse. Le couple est venu à Londres pour la « season : » est-ce sur l’invitation de l’ambassadeur ? En tout cas, dès son arrivée, il est reçu à l’ambassade ; et l’impitoyable observateur, M. de Bourqueney, peut écrire sur son journal :

« 9 mai. — Mme Lafond est arrivée avec son mari : les attentions de M. de Chateaubriand ressemblent à plus que de l’amitié.

14 mai. — Nous avions Mme Lafond à diner ; je crois décidément que... Elle a de bien beaux yeux noirs.

19 mai. — Mme Lafond est venue faire de la musique. Le mari était au piano avec nous. M. de Chateaubriand est descendu avec elle ; et une demi-heure après, son valet de chambre est venu dire : « M. Lafond peut descendre... »

Quelques jours plus tard, Lafond et sa femme assistent à la soirée artistique : et ils demeurent à Londres jusqu’au milieu de l’été... On comprend pourquoi Chateaubriand redoutait à ce point la venue de sa femme ; on le comprend un peu mieux que lorsqu’il affirme que ce coup d’Etat conjugal « le ruinerait... »

Mais les bruits, vrais ou faux, courent, de Londres à Paris, aussi vite que les courriers. Dans chacune de ses lettres, il a beau jurer à Mme Récamier que sa pensée ne quitte pas « son bel ange, » qu’il n’a d’autre désir que « d’être aimé d’elle » et de se retrouver près d’elle « dans la petite cellule, » Mme Récamier, à partir du milieu de mai, ne lui écrit plus que des lettres « glacées, » tristes ; souvent elle se renferme dans un silence boudeur : Chateaubriand s’en inquiète auprès de M. Le Moine :

« ... Vous n’aurez pas de petite lettre à porter aujourd’hui à l’Abbaye ; mais veuillez vous informer si Mme Récamier serait malade. Je n’entends plus parler d’elle et j’en suis inquiet... » (24 mai) [34].

Non, elle n’est pas malade ; mais elle parle de se retirer en Italie, comme elle le fera trois ans plus tard ; mille potins vagues sont venus jusqu’à elle, et un racontar précis touchant sans doute Mme Lafond. Chateaubriand d’abord proteste, et joue l’ingénuité de l’innocence : à la belle recluse n’a-t-il pas donné toute sa vie, et, — symbole de ce don, — ne lui a-t-il pas laissé en parlant le précieux dépôt du manuscrit de ses Mémoires ! Il écrit avec une aimable candeur :

« ... Je ne songe qu’à arranger ma vie pour vous. Je me tue à chercher ce que vous pouvez avoir. Je m’examine et je ne trouve rien à me reprocher [35]. »

Mais devant une accusation enfin précisée, il est bien obligé d’envoyer un plaidoyer qui ressemble plutôt à un aveu enveloppé encore de quelques artifices :


12 juillet 1822.

« Allons ! j’aime mieux savoir votre folie que de lire des billets mystérieux et fâchés. Je devine ou je crois deviner maintenant. C’est apparemment cette femme dont l’amie de la reine de Suède vous avait parlé ? Mais, dites-moi, ai-je un moyen d’empêcher Vernet, Mlle Leverd qui m’écrit des déclarations, et trente artistes, femmes et hommes, de venir en Angleterre pour chercher à gagner de l’argent ? Et si j’avais été coupable, croyez-vous que de telles fantaisies vous fissent la moindre injure, et vous ôtassent rien de ce que je vous ai à jamais donné ? »

Il faut s’arrêter sur cette phrase, et rêver un instant à la superbe de ces deux imparfaits du subjonctif pour comprendre avec quelle égoïste tyrannie René dominait le cœur de la tendre femme...

« ... On vous a fait mille mensonges. Je reconnais là mes bons amis. Au reste, tranquillisez-vous : la Dame part et ne reviendra jamais en Angleterre, mais peut-être allez-vous vouloir que j’y reste à cause de cela ?.. »

A la jalousie de Mme Récamier s’ajoutait symétriquement celle de Mme de Duras, qui était jalouse... de Mme Récamier. Elle se croyait le droit d’être la seule Egérie ; or Chateaubriand écrivait trop souvent à l’Abbaye ; des amis communs aux deux femmes en faisaient mille ragots ; elle aussitôt d’envoyer à son grand homme des reproches, des lamentations qui le « jettent dans un véritable désespoir... » Un jour, il s’écrie dans une « petite lettre » destinée à l’Abbaye :

« ... Toutes les lettres que je reçois de Paris sont des plaintes... Les amis politiques m’écrivent des fureurs ; Mme de Duras est à moitié folle à cause de vous. Mme de Chateaubriand grogne, et voilà que vous vous mettez à gémir. Allons, il ne me reste plus qu’à me noyer... » [36].

Pauvre René ! Qu’on récapitule ses occupations en ce terrible et délicieux mois de mai 1822 : Mme de Duras et Mme Récamier à gouverner de loin, à tromper l’une sur l’autre, l’une par l’autre ; sa jeunesse à ressusciter pour et par les beaux yeux noirs de Mme Lafond, les sourires de Mlle Leverd, les grâces des trop belles Anglaises ; le métier diplomatique à faire consciencieusement, hautainement, noblement ; tous les trois jours, de longs rapports à rédiger, d’un grand style ; les souvenirs d’autrefois, du temps de l’exil, à évoquer pour les Mémoires, en des promenades mélancoliques par les ruelles du vieux Londres ; la politique de Paris à suivre ; chaque soir, une fête ou une réception... Et par là-dessus, le souci d’un budget personnel toujours au-dessous des nécessités ; et le grave conflit diplomatique de Mme de Chateaubriand et de M. Le Moine... Que restait-il pour le sommeil ? Quatre ou cinq heures ! Et cet homme avait cinquante-trois ans et demi ! Encore une fois, quel homme !

Sans doute, par un effort merveilleux, a-t-il voulu se donner à lui-même comme une fête, et, comme un démenti à ses années, le spectacle de sa puissance, de toutes ses puissances. Il en est, un instant, grisé. Mais déjà, en ces premiers jours de juin, le voici las de sa victoire : ou plutôt il s’enchaine à un nouveau désir. A cause des affaires d’Espagne, qui se gâtent, on commence de parler d’un nouveau Congrès européen, pour le milieu de l’été ; et voilà son affaire ! Au Congrès, tous les premiers ministres seront rassemblés, et un certain nombre de têtes couronnées : traiter d’égal à égal avec eux, quelle perspective ! Parler à toute l’Europe au nom de la France, quelle revanche des dédains où certains politiques s’obstinent envers lui ! Dès le 4 juin. Chateaubriand expose son ambition à Villèle ; et il charge Mme Récamier et Mme de Duras, — mais à l’insu l’une de l’autre, — de la soutenir par un jeu savant d’intrigues parallèles : de Londres, il dirige habilement sa partie ; aussi, quel émoi si une des lettres que M. Le Moine doit remettre à l’Abbaye risque de se perdre ou d’arriver en retard :


Londres, ce 21 juin 1822.

« Je suis bien aise que vous soyez revenu de la campagne, et je vois que vous aviez laissé des ordres pour porter mes lettres à l’Abbaye-au-Bois, car j’ai eu des réponses... »

Mais il n’y a point que Mme Récamier : il faut veiller sur Mme de Chateaubriand qui va échanger, contre un logement plus commode, l’appartement de la rue du Bac devenu trop vaste pour elle seule :

« ... Voilà une lettre pour toucher 100 louis chez Laffitte. Vous voudrez bien les remettre sur le champ à ma femme. Vous lui ferez le compte ainsi : 1 000 francs pour le mois de mai de la Chambre des Pairs, et 1 400 francs pour le loyer de la maison de Benoit qu’il faudra payer le 1er juillet. Ce loyer n’est que de 1 200 francs : ma femme aura 200 francs de bénéfice pour lui aider à ses frais de déménagement. Je désirerais qu’elle fût très bien logée, et qu’elle ne regardât pas au prix. Je vous embrasse de tout mon cœur [37]. »

Mais quoi ! Le 1er juillet arrive, et Mme de Chateaubriand écrit à son mari qu’aux derniers jours de juin elle n’a pas encore reçu les fameux « mille francs de la Chambre des Pairs » échus le 1er mai. Lui, de nouveau s’affole :


2 juillet.

« Il y a une sorte de fatalité sur nous, mon cher monsieur, quand il s’agit d’argent à donner à ma femme ! Vous savez combien vous m’aviez inquiété pour les premiers mille francs que vous vous obstiniez à retenir. Aujourd’hui, je vous ai envoyé 100 louis par un mandat sur Laffitte, et je n’ai pas encore votre accusé de réception. Ces cent louis, je vous le répète à satiété, sont pour ma femme...

« Je suis persuadé que votre réponse me parviendra par le prochain courrier, et que ces répétitions et éclaircissements sont inutiles. Mais je ne puis m’empêcher de vous les donner. Il y a trois courriers que je n’ai rien reçu de vous...

« Je vous en prie, si vous avez reçu le mandat, comme je n’en doute pas, si vous avez louché les 100 louis, remettez-les vite à ma femme, en cas qu’ils soient encore entre vos mains ; et n’en changez pas la destination[38]. »

Par bonheur, ce n’était qu’une fausse alerte :


5 juillet.

« Je reçois votre lettre ; elle me tranquillise. Tout est donc en règle… Voilà une petite lettre : elle est importante ; remettez-la[39]. »

Importante, en effet, cette lettre du 5 juillet à Mme Récamier : pour la première fois. Chateaubriand formule nettement l’alternative d’ambition qui lui hante l’esprit : « … Il faut bien leur mettre dans la tête que si Mathieu lui-même ne va pas au Congrès (et il aurait tort politiquement d’y aller), il n’y a personne à y envoyer que moi. Mais si Mathieu allait au Congrès, pourquoi n’aurais-je pas le portefeuille des Affaires étrangères par intérim ?…[40] » « Par intérim « ….c’est la sourdine mise au chant du désir. Mais le programme est net : plénipotentiaire ou ministre des Affaires étrangères… En lui-même Chateaubriand disait : Plénipotentiaire d’abord, ministre ensuite… Et la violence de son désir allait vaincre l’hésitation du destin…

En attendant, il faut subir l’ordinaire taquinerie des soucis quotidiens. Mme de Chateaubriand est malade : elle a défendu à M. Le Moine d’en informer son mari, mais M. Le Moine s’est gardé de lui obéir :


9 juillet.

« J’avais appris par un autre côté l’accident de Mme de Chateaubriand. Aussi, si elle vous dit que j’ai su qu’elle était malade, vous pourrez soutenir que je n’ai pas su cela par vous. J’espère que cela ne sera rien, mais elle se fait grand mal par la vivacité (…) et de ses inquiétudes[41]. Je vous remercie de vos bons soins pour elle. Je lui fais passer 1 500 francs par mon banquier Hérard pour la rembourser des 1 400 francs qu’elle a avancés pour sa nouvelle maison. Je vous ferai passer pour elle, du 20 au 25, les 1 000 francs de la Chambre des Pairs pour le mois de juin. Vous voyez que je suis exact... [42] »

Quelques jours encore ; finances et santé paraissent avoir retrouvé leur équilibre :


12 juillet.

« Grand merci. Votre lettre est très bonne et, cette fois-ci, très claire. Ma femme va bien ; ainsi Dieu soit loué !...

« Je vais écrire à Villèle pour la croix. Tout à vous pour la vie [43]. »

Plus d’une fois, semble-t-il, M. Le Moine avait confié oralement son ambition à son « patron ; » il souhaitait voir à la fois ses services de fonctionnaire et sa longue fidélité royaliste récompensés par la Légion d’honneur. Chateaubriand écrivit-il, ces jours-là à Villèle ? ou s’excusa-t-il ? ou rencontra-t-il un obstacle à sa demande ? De Londres encore, en tout cas, le 21 août, il consolait M. Le Moine par ce billet charmant :

« Allons, vous aurez votre argent prêt pour le mois de septembre ; et si j’ai du crédit par la suite, je vous ferai ministre des finances. Moquez-vous de votre croix. Ce sera moi qui vous la donnerai un jour. Je vous embrasse [44]. »

Quelques semaines plus tard, il reprit l’affaire ; car sur la liste de celles qu’il avait recommandées à Villèle, et qui est datée du 5 octobre 1822, on trouve cette mention :

« Mon cher ami, voici mes recommandations : M. Le Moine. Sa note est ci-jointe. Il demande la croix d’honneur. C’est mon vieil ami... [45], » Mention brève ; mais il s’agit d’un « mémento. » Elle laisse cependant l’impression que Chateaubriand n’avait pas jusqu’alors, bien chaleureusement insisté.

Le « vieil ami » n’en continuait pas moins à mériter ses félicitations.

« Vos comptes sont clairs, méthodiques, parfaits ; jamais on ne vit si beau budget [46]. » — Je vous remercie d’avoir remis les 1 000 francs à ma femme. Je lui ai de mon côté envoyé des robes ; ainsi tout est bien. Je vous embrasse, et vous aime comme vous savez [47]... »

Un matin, en effet, de ce lourd été où chôme la vie mondaine, où les belles dames et la plupart des ministres ont quitté Londres pour la campagne, l’ambassadeur de France s’est égaré parmi les rues déjà populeuses et les magasins de la Cité ; et, incognito, il a fait emplette de quelques robes anglaises. Car si les jolies femmes de Londres suivent les modes de Paris, celles de chez nous s’entichent des étoffes qu’on vend et qu’on taille aux bords de la Tamise ; Chateaubriand donc a fait porter des robes à l’ambassade ; et puis il les a envoyées à Mme de Chateaubriand [48]. Oui, mais non point toutes : le même jour, 26 juillet, il en a expédié une à Mme de Duras ; — et puis une autre, « une petite robe de matin, » à Mme de Pisieux. l’hôtesse des mauvais temps, et il lui a recommandé « de la porter dans son allée, » l’allée du château de Montgraham où, en 1817, il a conçu quelques belles pages de ses Mémoires ; et puis il faut bien croire qu’il n’a point oublié Juliette ; mais nulle lettre de lui à Mme Récamier ne figure à cette date du 20 juillet dans sa Correspondance : il lui a écrit cependant, et, comme toujours, par l’intermédiaire de M. Le Moine, à qui il dit ce jour-là : « ... Voici la petite lettre : elle est importante cette fois [49]. » Si importante, que la nièce de Mme Récamier, l’austère Mme Lenormand, en admettant qu’elle l’ait lue, n’a point jugé bon d’en enrichir ses Souvenirs sur sa tante ; et la même discrétion, elle l’a exercée à l’égard de la lettre du 30 juillet que l’ambassadeur transmet dans les mêmes termes : « ... La petite lettre est importante aujourd’hui... » Et, scrupule ou hasard, il est bien dommage que nous ne puissions lire ces deux lettres-là, car, certainement, il y était parlé beaucoup de politique et de l’affaire du Congrès ; mais quels jolis commentaires l’une ou l’autre, ou toutes les deux, ne devaient-elles pas contenir sur l’envoi de la robe accompagnée peut-être de quelques colifichets ?...

Bien que rien ne se décide au sujet de son ambition, et que les intrigues de Paris le ballottent sans cesse de l’espoir à la crainte, Chateaubriand, au début d’août, se sent plus d’entrain : il calme le pessimisme de son vieil ami :


9 août.

«Très bien pour votre budget ! Très bien pour votre politique, hors que je ne crois pas tout perdu, et que je suis persuadé que nous nous sauverons. Dormez donc en paix, et ne songez pas à envahir l’Espagne. Je ne sais pas encore ce que je deviendrai, mais je le saurai dans une huitaine de jours, et certainement je profiterai de la première occasion pour aller embrasser ma femme, et je vous embrasserai aussi.

« CH. [50]. »


Le 31 août seulement, Chateaubriand apprend que Mathieu de Montmorency, « avec bien de la mauvaise grâce, » a consenti à se l’adjoindre comme plénipotentiaire au futur Congrès. Déjà tout détaché de l’Angleterre depuis près de trois mois, il ne sent, en ces derniers jours, que la hâte de la quitter pour voler à des amours et à des ambitions nouvelles :


Mardi, 3 septembre.

« Vous m’avez écrit une très bonne et très raisonnable lettre. Soyez tranquille, j’irai au Congrès, et j’y serai bien et honorablement. Voilà la petite lettre. Je ne serai que le 11 ou le 12 à Paris [51]. »

Avec entrain, il se préparait à monter vers les cimes...


MAURICE LEVAILLANT.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1922.
  2. Inédit.
  3. Inédit.
  4. Ici, un nom à peu près indéchiffrable. Il semble résulter de ce passage que Chateaubriand avait engagé d’avance, et pour quelques mois, son traitement de pair de France. »
  5. Inédit.
  6. Inédit.
  7. Corr. gén.. Il, p. 118.
  8. Corr. gén. A la duchesse de Duras, p. 121.
  9. Corr. gén., p. 175.
  10. Inédit.
  11. Corr. gén., II, p. 216.
  12. Inédit.
  13. Inédit.
  14. Mémoires d’Outre-Tombe, t. I, p. 216.
  15. Corr, gén , II, p. 397.
  16. Cf. Corr. gén., II, 186. « Je reçois une lettre de Villèle, fort triste et découragée... Berlin, 3 mars 1821.
  17. L’original de cette lettre appartient à M. Gabriel Faure, qui m’a amicalement autorisé à en publier le texte. — Il ne contient pas le nom de la destinataire ; mais nous savons par Chateaubriand lui-même que Mme de Montcalm, à laquelle le liait une ancienne amitié, était son intermédiaire ordinaire auprès du duc de Richelieu ; et on ne voit, à cette époque, parmi ses relations, aucune autre grande dame qui eût pu assumer ce rôle.
  18. correspondance générale, III, n° 639.
  19. Inédit.
  20. Inédit.
  21. Mémoires d’Outre-Tombe, tome IV, p. 245.
  22. Journal de M. de Bourqueney (Revue de Paris du 1er février 1914).
  23. Inédit.
  24. Inédit.
  25. Voir, Corr. gén., III, p. 65, la « petite lettre » du même jour à Mme Récamier : Tandis que j’arrange les affaires des royalistes au dehors, on les défait au dedans. »
  26. Inédit.
  27. Du 3 mai ; il se trompe d’un courrier.
  28. Inédit.
  29. Inédit.
  30. Inédit.
  31. Lettre inédite du 24 mai.
  32. Inédit.
  33. Inédit.
  34. Inédit.
  35. Corr. gén., III, p. 93.
  36. Corr. gén., III, p 78.
  37. Inédit.
  38. Inédit.
  39. Inédit.
  40. Corr. gén., III, p. 155.
  41. Sic. — Ces quatre derniers mots se lisent en haut d’une pape et au verso d’un feuillet. Chateaubriand, tournant le feuillet, a cru avoir écrit au recto quelque chose comme « … La vivacité de son caractère… »
  42. Inédit.
  43. Inédit.
  44. Inédit.
  45. Corr. gén., III. p. 265,
  46. 26 juillet — inédit.
  47. 30 juillet— inédit.
  48. Il est au moins piquant que dans une lettre aux Joubert récemment publiée par M. André Beaunier (dans la Revue Universelle du 1er octobre 1821) Mme de Chateaubriand, le 28 juillet, se réjouisse d’avoir reçu de Londres non point « des robes, » mais « une fort jolie robe, » — et de l’avoir reçue non point de son mari, mais de leur ami commun Frisel ! — Celui-ci sans doute avait donné ce bon exemple à Chateaubriand, de qui l’envoi peut bien n’être parti de Londres que le 25 ou le 26 juillet.
  49. Inédit.
  50. Inédit.
  51. Inédit