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Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises/Mesdames des Roches

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MESDAMES DES ROCHES.


Madeleine Neveu, femme d’André Fradonet, sieur des Roches, et Catherine sa fille, toutes deux de Poitiers, se firent connaître vers le milieu du xvie siècle, époque où la langue commençait déjà à s’épurer. Elles avaient la réputation d’être très-savantes, d’une sagesse et d’une vertu éprouvées. Madame Des Roches, devenue veuve après quinze ans de mariage, se consacra entièrement à l’éducation de sa fille, dans laquelle elle trouva une tendre amie et en même temps une rivale qui la surpassa. On voit par plusieurs passages de leurs poésies qu’elles éprouvèrent de grands malheurs ; mais elles s’en consolèrent par l’inviolable attachement qu’elles ne cessèrent d’avoir l’une pour l’autre, et qui fut tel que Catherine, quoiqu’elle ait eu un grand nombre d’amants qui faisaient tous de bons partis, refusa constamment de se marier, par tendresse pour sa mère. On voit aussi qu’elles désiraient également ne pas se survivre. Elles moururent en effet le même jour de la peste qui désolait Poitiers, en 1587. Madame des Roches était née en 1531. Les dames des Roches ont fait ensemble une traduction de Claudien, où il se trouve d’assez bons vers et qui fut estimée dans son temps.

Les trois pièces qui suivent sont de madame des Roches.


STANCES

SUR LES INCONVÉNIENTS DES FEMMES QUI CULTIVENT LES LETTRES.


Nos parens, de louable coutume,
Pour nous tollir l’usage de raison,
De nous tenir closes dans la maison,
Et nous donner le fuseau pour la plume.

Traçant nos pas selon la destinée,
On nous promet plaisir et liberté ;
Mais ce plaisir, qu’on a tant souhaité,
Nous range-t-il sous les loix d’hyménée ?

Il faut soudain que nous changions l’office
Qui nous pouvoit quelque-peu façonner,
Ou les maris ne nous feront sonner
Que l’obéir, le soin et l’avarice.

Quelqu’un d’entre eux ayant fermé la porte
À la vertu, nourrice du sçavoir ;
En nous voyant, craint de la recevoir,
Quand elle porte habit de notre sorte.

Mon Dieu, mon Dieu ! combien de tolérance
Que je ne veux ici ramentevoir !
Il me suffit aux hommes faire voir
Combien leurs loix nous font de violence.

Les plus beaux jours de nos vertes années
Semblent les fleurs du printemps gracieux,
Que suit l’orage et les vents pluvieux,
Qui vont bornant nos courses terminées.

Au temps heureux de ma saison passée,
J’avois bien l’aile unie à mon côté ;
Mais en perdant ma jeune liberté,
Avant le vol ma plume fut cassée.


SONNET.

LA VÉRITABLE SCIENCE, OU CE QU’IL FAUT SAVOIR.


L’un chante les effets dont la sage nature
D’une prudente main disposa l’univers ;
Un autre, grand esprit, voyant les cieux ouverts,
Raconte leur pouvoir, leur grâce, leur peinture ;

Celui-là, mal instruit, remet à l’aventure
L’éternel mouvement de tant d’astres divers ;
Et le mieux avisé veut embellir ses vers
Des passages tirés de la Sainte-Écriture.

La raison de chacun par sa plume est déduite.
L’un cache vérité dans le puits d’Héraclite,
Le plus ingénieux tâche de la ravoir ;

Mais tel présume bien d’en avoir connoissance,
Qui n’a jamais planté dedans sa conscience
La crainte du Seigneur, principe du sçavoir.


SONNET.

SUR LA MORT D’UNE AMIE.


Las ! où est maintenant ta jeune bonne grâce,
Et ton gentil esprit, plus beau que la beauté ?
Où est ton doux maintien, ta douce privauté ?
Tu les avois du ciel, ils y ont repris place.
 
O misérable, hélas ! toute l’humaine race,
Qui n’a rien de certain que l’infélicité !
O triste que je suis ! ô grande adversité !
Je n’ai qu’un seul appui en cette terre basse.
 
O ma chère compagne et douceur de ma vie,
Puisque les cieux ont eu sur mon bonheur envie,
Et que tel a été des Parques le décret :

Si après notre mort le vrai amour demeure,
Abaisse un peu les yeux de ta claire demeure
Pour voir quel est mon pleur, ma plainte et mon regret.

Mademoiselle des Roches est l’auteur des pièces suivantes :


ODES ANACRÉONTIQUES.

LA ROSE.


ODE I.


Je ne vois fleur qui tant m’agrée
Comme fait la rose pourprée.
O Rose, fille d’Apollon,
Honneur des vers d’Anacréon,
Qui, dans son ivresse bachique,
Couronnois son front poétique :

J’aime ton beau pied verdissant,
Ton petit bouton rougissant ;
J’aime ta feuille cinabrine,
Teinte du pur sang de Ciprine,
Qui colore dans ce beau mois
Le blanc ivoire de ses doigts.

Il faut donc te dire pourquoi,
Rose, je t’aime plus que moi.
J’aime ta cime jaunissante,
J’aime ta sève verdissante,
Pour ce que celle que je sers
A le poil d’or et les yeux verds.
 
J’aime tes feuilles incarnates
Comme les lèvres délicates
De ma maîtresse, et ton odeur
Comme l’haleine de son cœur.

Rose, tes belles fleurs nouvelles
Sont les faveurs des damoiselles ;
Rose, tes boutons odoreux
Sont les graces des amoureux.

Rose, mon cœur, Rose, ma vie,
Rose, si tu as quelque envie
De me guérir de mon ennui,
Ma Rose, va-t’en aujourd’hui
Saluer ma belle Charite,
Et dis-lui que je t’ai écrite
En la faveur de son printems.
 
Écoute, Rose, ne prétends
Te loger au sein de la belle ;
J’en suis jaloux, viens, je t’appelle :
Écoute, Rose, n’y va pas.
Que serois-tu près ses appas ?
Soutiendrois-tu l’ardente flamme
Qui sort des beaux yeux de ma dame ?


ODE II.


Ma maîtresse douce, humaine,
Dedans la claire fontaine
Lave son teint gracieux,
Et le flambeau de ses yeux ;

Et, sans pompeuse vêture,
Elle n’a d’autre parure
Qu’un candide accoutrement
Qui reçoit d’elle ornement.

C’est une guirlande verte
Qui tient sa tête couverte,
Et dont les brillantes fleurs
N’égalent pas ses couleurs,

Le sourire est sur sa bouche,
Son œil n’a rien de farouche,
Son cœur n’a rien de cruel,
Sa grâce, rien de mortel.


ODE III


Je veux que Sincero[1] m’aime jusqu’à la mort,
Me retenant du tout pour unique maîtresse ;
Que la beauté, la grâce avecques la richesse
Pour le favoriser se trouvent d’un accord ;
Qu’il ait un parler doux, qu’il soit gentil, accort,
Né d’honnêtes parens, que sur-tout la noblesse
Qui vient de la vertu, orne sa gentillesse,
Et qu’il soit tempérant, juste, prudent et fort


CHARITE A SINCERO.


ODE IV.


Quand je suis de vous absente,
O mon unique plaisir !
Je n’ai rien qui me contente.

La nuit je perds le dormir,
Le jour je fuis la lumière,
Et mes tristes yeux enclos,
Prisonniers de la paupière,
Ne sont jamais en repos.

Je n’aime de la prairie
Le bel émail précieux,
Ni la campagne fleurie
Ne sçauroit plaire à mes yeux.
Je suis si mélancolique
Que les plus tendres chansons
Et la plus douce musique
N’ont pour moi que de vains sons.

Jamais on ne me voit rire,
Jamais on ne m’voit chanter,
Incessamment je soupire
Et ne fais que lamenter.
Je n’ai bien, plaisir ni joie ;
Sincero, mon cher souci,
Jusqu’à ce que je vous voie
Je serai toujours ainsi.


LE SOMMEIL ET LA MORT.


ODE V.


Rien n’est plus différent que le somme et la mort,
Combien qu’ils soient issus de même parentage.
L’un profite beaucoup, l’autre fait grand dommage :
De l’un on veut l’effet, de l’autre on craint l’effort.

Le sommeil, respirant mille petits zéphirs,
Caresse doucement le dormeur en sa couche,
Et la mort, ternissant une vermeille bouche,
Étouffe pour jamais ses gracieux soupirs.
 
Ne m’abandonne point, ô bienheureux sommeil !
Mais viens toutes les nuits abaisser la paupière
De ma mère et de moi ; fais que la nuit entière
Ne nous paroisse longue au retour du soleil.

Qu’ainsi soit pour jamais le silence sacré,
Fidèle avant-coureur de ta douce présence ;
Qu’ainsi l’ombreuse nuit révère ta puissance,
Qu’ainsi les beaux pavots fleurissent à ton gré.


À SES VERS.


Je ne pensai jamais que vous eussiez la force
De résister aux coups dont nous frappe le tems,
Aussi je vous écris comme par passe-tems,
Fuyant d’oisiveté la vicieuse amorce.

Et pour ce, mes écrits, nul de vous ne s’efforce
De vouloir me laisser, car je vous le défends
Où voulez-vous aller ? Eh ! mes petits enfans,
Vous êtes habillés d’une si foible écorce !


CHANSON.


Tel que le jardin sans fleurs,
Que le désolé sans pleurs
Et que le bœuf sans haleine,
Traînant son joug dans la plaine ;

Tel que le faucon chassant
Sans son ongle ravissant,
Que le soldat aux alarmes,
Sans cœur, sans force et sans armes ;

Tel qu’un triste prisonnier
Sans faveur et sans denier,
Qu’une fontaine sans onde
Et que sans soleil un monde ;

Tel que le sénat sans loi,
Tel que sans sujets un roi,
Que Philomèle sans langue,
Qu’un avocat sans harangue ;

Tel que l’aveugle sans main,
Tel que Pégase sans frein,
Tel que le lion sans forces
Et le pescheur sans amorces ;
 
Tel est un adolescent
Qui dedans son cœur ne sent
La chaste-amoureuse peine,
Des blessures la plus saine.

  1. Pour l’intelligence des quatre premières de ces odes, il est bon de savoir que mademoiselle des Roches a fait des vers d’un amant et de sa maîtresse sous les noms de Sincero et de Charite.