Chefs d’œuvre lyriques (Malherbe)/Notice

La bibliothèque libre.
Les Chefs d’œuvre lyriques de Malherbe et de l’école classique, Texte établi par Auguste DorchainA. PercheTome i (p. v-lx).

NOTICE

Comme Ronsard au seizième siècle, Malherbe sera aux dix-septième et au dix-huitième siècles, le chef de chœurs de notre poésie. On peut contester la grandeur propre de son œuvre, mais non pas celle de son influence. S’il n’a pas créé un nouveau lyrisme, il a imposé une discipline nouvelle, à laquelle se sont soumis, pendant près de deux cents ans, presque tous nos poètes ; et ceux-là même qui ne s’y soumirent point, sentirent du moins qu’il leur en fallait secouer le joug, tant il était impérieux et fort. Une anthologie de l’École Classique devait donc être mise, en quelque sorte, sous l’invocation de Malherbe.

I

MALHERBE

Dans une Instruction adressée par Malherbe à son fils, on lit : « En la chronique de Normandie, il y a un chapitre exprès des seigneurs français, chefs et barons, qui accompagnèrent le duc Guillaume à la conquête de l’Angleterre, entre lesquels est Malherbe, dont nous sommes sortis, lequel était baron de La Haye, en Cotentin ; et parce que l’on pourrait dire que c’est une autre race de Malherbe qu’on appelle Malherbe de la Meauffle, cela se résout pour nous, parce que le duc Guillaume ayant fait peindre toutes les armoiries des maisons illustres qui l’avaient suivi en Angleterre, les nôtres se trouvent tant en une salle de l’abbaye de Saint Étienne de Caen qui est de sa fondation, qu’en une de l’abbaye de Saint Michel au rivage de la mer en Basse Normandie. Nos armoiries sont d’argent à six roses de gueules et des hermines de sable sans nombre. »

Ces prétentions à une très ancienne noblesse militaire ont été quelque peu raillées par les contemporains du poète ; à tort, car des recherches toutes récentes les ont pleinement justifiées. Mais depuis longtemps les Malherbe avaient quitté l’épée pour la robe lorsque, en 1555, François Malherbe, sieur de Digny, simple conseiller au présidial de Caen, vit venir au monde son premier-né, qu’il nomma François comme lui, et qui devait être le plus illustre rejeton de cette vieille souche normande.

Le sire de Digny professait la religion protestante, non sans fanatisme, car une pièce authentique nous le montre, sept ans après la naissance de son fils, prenant part au pillage de l’abbaye de Troarn où il fut même le commandant de « la bande de voleurs perfides et hérétiques qui, armés de toutes sortes d’armes, entrèrent de force dans l’église, rompirent les autels, images, crucifix, bancs, chaises, et autres meubles, brûlèrent tout dans l’église même, prirent les livres, reliques et argenterie qui étaient considérables et emportèrent le tout. » Son fils dût donc être élevé d’abord dans la foi de son père ; mais comme, après la Saint-Barthélémy, des édits royaux exigèrent de tous les officiers publics un serment de catholicité, le sire de Digny n’hésita pas à se convertir ; et en 1589, nous le voyons siéger à une première place dans l’église Saint-Étienne, à laquelle il fait don : « de quarante sols tournois de rente hypothèque, pour aider à l’entretien de la dite Eglise et afin d’avoir, le dit Malherbe, la demoiselle sa femme, et leurs enfants successeurs, leurs sièges et droits de sépulture à la chapelle Saint-Jacques… »

Nul doute que, dans l’intervalle, le jeune François ne se soit converti comme son père, probablement en 1576, à son retour des universités protestantes de Bâle et de Heidelberg, où il avait été achever ses études, commencées à Caen et poursuivies d’abord à Paris. Au reste, à cet homme d’autorité, une religion d’autorité devait plaire : mais elle ne lui plaira qu’à ce titre, et parce que, étant celle du prince, elle est encore une discipline française ; mais son cœur n’y entre pour rien, et l’on ne trouvera dans son œuvre aucune trace de piété mystique.

Ce qui domine chez lui, dès la jeunesse, c’est une certaine humeur batailleuse, avec des fumées de gloire. On le verra bien quand il prendra la plume. En attendant, cette humeur le détourne de la paisible carrière paternelle. Foin de la magistrature ! Il veut être soldat, comme son ancêtre le compagnon du duc Guillaume. Et le voilà quittant la Normandie, à la recherche d’un protecteur. Il le trouve en la personne de Henri d’Angoulême, grand prieur de France, fils naturel du roi Henri II, que son frère Henri III vient de nommer amiral des Mers du Levant, et, par surcroît, gouverneur de la Provence. Mais, satisfait de ces nouveaux titres, le grand prieur se soucie peu de commander des flottes ou des armées ; et bien que, plus tard, Malherbe se soit vanté d’avoir accompagné son maître en deux expéditions, dont on ne trouve aucune trace, et notamment d’avoir poursuivi pendant trois lieues, l’épée dans les reins, une compagnie huguenote commandée par Sully, lequel n’approcha jamais de Provence, ceci seulement est certain : le protecteur et le protégé, qui se piquaient l’un et l’autre de poésie, firent ensemble beaucoup de vers. Les plus anciens vers qu’on connaisse de Malherbe sont ceux d’un quatrain qu’il envoya au célèbre Étienne Pasquier, à propos d’un certain portrait de lui qui devait inspirer aux beaux esprits d’alors tout un recueil de poèmes ; et à côté de ce quatrain, on en lit un du grand prieur. Ils se valent : ils sont médiocres tous les deux. Mais notez la date, 1585, c’est celle de la mort de Ronsard et celle de la première manifestation poétique de celui qui va être à la fois son détracteur et son successeur.

En 1581, après quelques années d’une vie où le plaisir tenait plus de place que le travail, Malherbe, que l’amour ne devait jamais tourmenter qu’en vers, avait fait un mariage de raison avec une dame, déjà veuve de deux maris, Madeleine de Coriolis, fille d’un président au parlement de Provence, dont il devait avoir trois enfants ; un fils et deux filles. L’année suivante, comme des intérêts de famille l’avaient appelé en Normandie, pour la première fois depuis dix années, il y recevait la nouvelle de la mort violente du grand prieur, à qui un gentilhomme provençal, à la suite d’un querelle, venait de passer son épée au travers du corps. Malherbe, privé de son protecteur, n’a plus d’intérêt à retourner là-bas ; il fait venir sa femme, et le ménage s’établit à Caen, assez mal accueilli d’ailleurs par un père qui garde rancune à son fils d’avoir dédaigné autrefois sa maison et sa charge, et par un frère qui craint de voir lui échapper la succession au présidial. Les rentes de Madeleine sur les lointaines villes de Brignoles et de Tarascon sont maintenant précaires, et d’ailleurs insuffisantes à l’entretien d’une famille qui s’est accrue ; Malherbe accepte, à contre-cœur, un poste d’échevin, et se console en rimant.

C’est en 1587 qu’il publie un poème imité de Luigi Tansillo : Les Larmes de Saint Pierre. Lui qui, plus tard, combattra impitoyablement chez Ronsard et chez Desportes, l’affectation, l’enflure, tout le mauvais goût hérité des italiens de la décadence, en donne ici les exemples les plus détestables. Mais déjà, en mainte place, quelle science du rythme, quel art dans la conduite de la période ! Et tout à coup, sans doute parce que son modèle italien s’est lui-même approché de la simplicité latine en paraphrasant le Salvete flores martyrum de Prudence, dix strophes jaillissent, d’un éclat, d’une fraîcheur, d’une perfection extraordinaires. Ce morceau, — celui où le poète nous montre Saint Pierre coupable pleurant sur l’heureuse innocence des enfants massacrés par Hérode, — était la révélation d’un poète. Personne pourtant n’y prit garde ; Henri III se contenta de récompenser par un don de cinq cents écus une trop flatteuse dédicace, et l’auteur ne sortit ni de son obscurité, ni de sa gêne.

Neuf ans plus tard seulement, quand il a perdu ses deux filles et qu’il voit sa femme languir de demeurer si longtemps éloignée des siens, il se résout à changer encore une fois d’existence ; il retourne en Provence pour y vivre, comme il pourra, de ses maigres revenus, mais au soleil. Heureuse inspiration. À Aix, vieille cité parlementaire et savante, il trouve mieux, cette fois, que le frivole Henri d’Angoulême : le noble et grave Du Vair, premier président du parlement de Provence, l’auteur de Recherches sur l’Éloquence française, orateur cicéronien, caractère antique. Auprès de lui, plus jeune, le conseiller Peiresc, grand érudit, grand collectionneur, grand curieux de tableaux et de manuscrits aussi bien que de plantes rares et de fossiles, un des hommes les plus remarquables de son siècle. Malherbe a rencontré enfin l’atmosphère qu’il lui faut ; ses deux amis le comprennent et il se sent avec eux des affinités singulières, qui vont aider au développement de son génie. Quand Marseille, restée huit ans au pouvoir de la Ligue, est enfin réduite par les troupes du roi, que commande le Duc de Guise, le premier président ne manque pas d’en tirer prétexte à une belle harangue ; mais Malherbe, de son côté, s’échauffe et commence une ode, par une de ces brusques et superbes attaques auxquelles la suite, par malheur, ne répond pas toujours :

Enfin, après tant d’années,
Voici l’heureuse saison
Où nos misères bornées
Vont avoir leur guérison.
Les dieux, longs à se résoudre.
Ont fait un coup de leur foudre,
Qui montre aux ambitieux,
Que les fureurs de la terre
Ne sont que paille et que verre
À la colère des cieux.

Et jugez si Peiresc — l’admirateur, le correspondant de ce Rubens qui doit peindre, pour le Luxembourg, Marie de Médicis quittant à Marseille, parmi les Sirènes, sa galère pavoisée et fleurie — va se réjouir, et applaudir, en entendant Malherbe s’écrier, dans son ode À la Reine sur sa Bienvenue en France :

Peuples, qu’on mette sur la tête
Tout ce que la terre a de fleurs ;
Peuples, que cette belle fête
À jamais tarisse nos pleurs ;
Qu’aux deux bouts du monde se voie
Luire le feu de notre joie ;
Et soient dans les coupes noyés
Les soucis de tous ces orages.
Que pour nos rebelles courages
Les dieux nous avaient envoyés…

Aujourd’hui nous est amenée
Cette princesse, que la foi

D’Amour ensemble et d’Hyménée
Destine au lit de notre roi.
La voici, la belle Marie,
Belle merveille d’Étrurie,
Qui fait confesser au soleil,
Quoi que l’âge passé raconte,
Que du ciel, depuis qu’il y monte,
Ne vint jamais rien de pareil.
Telle n’est point la Cythérée,
Quand, d’un nouveau feu s’allumant,
Elle sort pompeuse et parée
Pour la conquête d’un amant :
Telle ne luit en sa carrière
Des mois l’inégale courrière ;
Et telle dessus l’horizon
L’Aurore au matin ne s’étale,
Quand les yeux mêmes de Céphale
En feraient la comparaison.

C’est beaucoup flatter la grosse maritorne que vous savez ; mais c’est le faire à la façon du grand peintre d’Anvers lui-même, en se grisant de couleur, de pompe et de mythologie. Il y a, d’ailleurs, autre chose : Malherbe, dans ces premières odes, s’est découvert lui-même ; il était né, non pour être un poète de l’amour — ses poésies amoureuses le prouvent surabondamment — ni pour être un poète de la Nature — qui n’apparaîtra qu’une fois dans ses vers, en une stance admirable sur la rivière de l’Orne — mais pour être le chantre superbe de l’unité française et de la stabilité politique, bientôt rétablies par Henri IV

« Ce sera vous, » dit-il à la Reine…

Ce sera vous qui de nos villes
Ferez la beauté refleurir.
Vous qui de nos haines civiles
Ferez la racine mourir ;
Et par vous la paix assurée
N’aura pas la courte durée
Qu’espèrent infidèlement.
Non lassés de notre souffrance,
Ces Français qui n’ont de la France,
Que la langue et l’habillement.

Plus d’une fois, en touchant cette corde, Malherbe s’élèvera au sublime. Pour lui l’inspiration est là, et pas ailleurs. Il a bien écrit pourtant, et pendant ce second séjour en Provence, un morceau beaucoup plus célèbre que ses odes politiques, la Consolation à M. du Périer ; mais ce morceau n’a dû sa gloire qu’à la mutilation traditionnelle qu’on lui a fait subir, depuis trois siècles, dans les anthologies, et que ne lui refusera pas la nôtre ; car si l’on ne passait pas de la septième stance à la dix-neuvième, si l’on ne soudait, là, un commencement et une fin admirables, combien serait amoindri l’effet d’un poème dont le milieu est de la plus froide et de la plus odieuse sécheresse, où, pour consoler le malheureux père, Malherbe qui a récemment perdu ses deux filles, se donne ainsi en exemple :

De moi, déjà deux fois d’une pareille foudre
Je me suis vu perclus,
Et deux fois la raison m’a si bien fait résoudre
Qu’il ne m’en souvient plus !

Au reste, on ne sait pourquoi, il a la manie des consolations. Il les fait à cœur tranquille et à tête reposée. Celle qu’il voulut adresser à M. de Verdun, sur la mort de sa femme, lui coûta trois ans de travail ; quand elle fut finie, M. de Verdun était remarié !

Revenons donc au poète civique, il méritait de rencontrer Henri IV et Henri IV méritait de le rencontrer. C’est ce qui advint ; mais non aussi vite qu’il aurait fallu. Vauquelin des Yveteaux, qui était de Caen, avait vanté au roi son compatriote ; et Duperron, l’évêque d’Évreux, à qui le souverain demandait s’il faisait toujours des vers, lui avait répondu qu’il ne fallait plus que personne s’en mêlât « après un certain gentilhomme de Normandie, habitué en Provence et nommé Malherbe. » Le roi songea bien tout de suite à l’appeler, mais, nous conte le poète Racan, « il était ménager et craignait qu’en le faisant venir de si loin, il serait obligé de lui donner récompense au moins pour la dépense du voyage. » Il attendit donc, trois ans, que Malherbe vînt à Paris. Alors, ne craignant plus pour sa bourse, à la vérité fort plate encore, il le fit quérir et lui demanda aussitôt de composer des vers sur le voyage qu’il entreprenait pour aller tenir les grands jours en Limousin, voyage où il risquait sa vie, car Limoges était alors le centre des intrigues et des complots contre son autorité nouvelle. Malherbe comprit la gravité des circonstances, la grandeur du rôle de ce roi dans le cœur de qui bat maintenant le cœur de la France, et il écrivit un chef-d’œuvre.

Henri IV a reconnu son poète ; il charge son grand écuyer, le duc de Bellegarde, de se l’attacher avec mille francs d’appointements, plus l’entretien d’un homme et d’un cheval. Ce n’est guère encore ; il fera davantage un peu plus tard, quand la fortune publique sera mieux rétablie ; mais voilà Henri IV et Malherbe indissolublement unis désormais. Entre eux, la familiarité est telle que, lorsque Henri lui montre, de sa façon, des vers déplorables, Malherbe peut se permettre de les parodier séance tenante, à la barbe du bon roi, qui ne fait qu’en rire. Le malheur est que, au lieu de se contenter des odes que le poète écrit à propos des grands événements de son règne, le roi lui en commande pour favoriser ses amours, pour parler en son nom à ses maîtresses. Et Malherbe, sans hésitation, exprime comme il peut les appels, les plaintes, les soupirs du « grand Alcandre » pour la cruelle « Oranthe, » c’est-à-dire de Henri IV pour la belle Charlotte de Montmorency, princesse de Condé, qui fuit à l’étranger les poursuites royales.

André Chénier écrira ici un jour, en marge de son Malherbe : « Je n’aime point à voir la lyre devenir entremetteuse. » Et il ajoutera que ces vers sont bien froids, mais pas plus que les vers d’amour que Malherbe fera pour son propre compte, attendu « qu’il n’a jamais aimé. » Ce n’est pas, en effet, qu’il ait manqué à la coutume d’élire une maîtresse poétique et de célébrer, avec des flammes à la glace, sous le nom de Rodanthe Madame de Rambouillet, et Madame d’Aulchy sous le nom de Caliste ; mais pour n’être point jalouse. Madame de Malherbe n’aurait eu qu’à lire les poèmes adressés par son époux à ces belles dames.

Au reste, le poète a laissé sa femme en Provence, où il n’ira lui faire visite, à de longs intervalles, que deux fois en vingt-trois années. Il a trouvé préférable de lui confier l’éducation de son fils. Et ainsi l’absence préserve de tout orage l’union entre les membres de cette famille.

Fixé à Paris, Malherbe va s’appliquer plus vigoureusement que jamais aux deux tâches qu’il s’est assignées : poète officiel par la faveur du roi, il célébrera les petits événements de la Cour et les grands événements de l’histoire ; pédagogue par vocation, il entreprendra de réformer la poésie et de régenter les poètes.

Voyons le d’abord dans ce dernier rôle. Il le joue en toute occasion et en tout lieu : dans les galeries du Louvre, parmi les beaux esprits qu’on y rencontre ; à l’Hôtel du Pré aux Clercs, où Marguerite de Valois, l’épouse divorcée du roi, trône encore, familièrement, au milieu des écrivains et des artistes ; un peu plus tard, dans la fameuse « chambre bleue » de la Marquise de Rambouillet ; chez la Vicomtesse d’Aulchy, où se tient un autre cercle de « précieuses ; » chez Madame de Thermes, où le mène son ami Racan ; chez Madame des Loges enfin, une simple bourgeoise, mais si fine et si lettrée qu’elle n’en reçoit pas moins la plus noble et la plus diserte compagnie.

Partout où il entre et où l’on parle de poésie d’une manière qui ne lui agrée point, il reprend, il rabroue, il affirme, il tranche, toujours brusque, souvent brutal, parfois incivil jusqu’à la grossièreté la plus révoltante. Il faut, pour qu’on lui passe ses boutades, qu’on ait de complaisants égards pour la force de ses convictions et pour la droiture de son désagréable caractère. Il faut, aussi, qu’on n’appartienne pas à la confrérie des poètes ; mais c’est là, précisément, qu’il se plaît à chercher des victimes. Un jour, ayant accepté de dîner chez Desportes, il arrive en retard, quand le potage est déjà sur la table. Desportes, pour faire honneur à son hôte, n’en veut pas moins aller d’abord quérir, à son intention, un exemplaire de ses Poésies chrétiennes, qui viennent de paraître. « Inutile, s’écrie Malherbe. Je les ai déjà lues ; cela ne vaut pas que vous preniez la peine de remonter : votre potage vaut mieux que vos psaumes. » Et il commence, tranquillement, à manger le potage. Mathurin Régnier, neveu du maître de la maison, était présent ; il n’oubliera pas, nous le verrons bientôt, cette injure faite à son oncle.

Enfin, c’est chez lui même que, presque tous les soirs, Malherbe tient bureau de poésie et de dispute. Il loge ordinairement en garni, dans une chambre où il n’y a que sept ou huit chaises de paille ; et quand elles sont toutes remplies, on ne laisse plus entrer personne. Un soir, un habitant d’Aurillac, ville où Maynard était président, vient frapper à la porte en demandant : « Monsieur le Président est-il point ici ? » Malherbe se lève furieux : « Apprenez, Monsieur, qu’il n’y a point ici d’autre Président que moi. » Et il se remet à enseigner à ses disciples que les poètes grecs ne sont points estimables, que Pindare est du galimatias, que Virgile est inférieur à Stace et à Sénèque le Tragique, enfin et surtout que Ronsard et Desportes ne valent rien. Sur son Desportes, il a écrit, en marge, un commentaire impitoyable. Quant à son Ronsard, il en a biffé la moitié ; et quand Racan lui demande s’il en aime ce qu’il n’a point effacé encore, il biffe le reste. Dans ces dénis de justice, il y a un peu de paradoxe, beaucoup de conviction, et pas la moindre trace d’envie. Ne l’oublions pas nous-mêmes pour juger équitablement ce terrible bonhomme. La doctrine qu’il prêche, et dont il est possédé, voilà la cause. Nous verrons plus tard quelle est cette doctrine.

Suivons-le plutôt maintenant, dans son rôle de poète royal. Si nous négligeons les faibles morceaux qu’il écrit pour de médiocres circonstances, nous le verrons s’élever, de poème en poème, à la hauteur des plus grandes, de celles où la France même est intéressée. Qu’il nous suffise de citer l’ode écrite sur l’attentat commis en 1605 contre Henri IV et l’ode sur la reddition de Sedan ; le superbe sonnet au roi, sur la naissance de son second fils, et les stances, enfin, sur l’assassinat de Henri le Grand par Ravaillac, en 1610. Cette mort semble replonger un instant le pays dans les hasards de la guerre civile ; mais Malherbe reste fidèlement attaché à l’autorité royale en la personne de la reine régente Marie de Médicis, à laquelle il consacre, sur les premiers succès de sa régence, la plus éclatante de ses compositions lyriques. Elle est d’un grand citoyen autant que d’un grand poète : et le cri d’orgueil qui la termine semble, cette fois, pleinement justifié.

Le pâle avènement de Louis XIII, et son mariage avec Anne d’Autriche, l’inspireront beaucoup moins : Malherbe, homme d’autorité dans le royaume des lettres, a besoin de sentir son pays entre des mains fermes et puissantes ; c’est pourquoi Richelieu va, demain, être son héros. Ce n’est pas seulement dans ses vers qu’il le proclamera tel, dès le premier jour, c’est jusque dans ses lettres intimes, où l’on voit bien que son enthousiasme n’est point de commande. Il écrit à Racan : « M. le Cardinal de Richelieu a été aujourd’hui si mal que j’ai été huit ou dix jours que je n’entrais jamais au château qu’avec l’appréhension d’ouïr cette funeste voix : le grand Pan est mort. À cette heure, grâce à l’ange protecteur de la France, il est hors péril, et les gens de bien hors de crainte. Vous savez que mon humeur n’est ni de flatter, ni de mentir, mais je vous jure qu’il y a en cet homme quelque chose qui excède l’humanité, et que si notre vaisseau doit jamais vaincre la tempête, ce sera tandis que cette glorieuse main tiendra le gouvernail. Les autres pilotes peuvent me diminuer la peur, celui-ci me la fait ignorer. »

C’est vers le temps où, appelé pour la seconde fois au ministère (1624), Richelieu commence à prendre d’une façon à peu près absolue le gouvernement de l’État, que Malherbe, délivré de tout souci matériel par une charge de Trésorier de Provence, atteint l’apogée de son talent. Les beaux sonnets à Richelieu et à Louis XIII sont de cette même année 1624. C’est de 1626 qu’est la Paraphrase du Psaume CXLV dont Sainte-Beuve a pu dire : « Malherbe était religieux comme lyrique, sinon comme homme. Il est entré, non sans grandeur, dans l’impétueux essor vers Dieu et dans l’ardente aspiration du Psalmiste : et même, si l’on compare, on verra qu’il a prêté au texte sacré des ailes… Quelques strophes de ce ton suffisent pour réparer une langue et pour monter une lyre. »

Malherbe a soixante et onze ans ; il ne lui reste plus qu’une année à vivre, la plus douloureuse de sa vie, et qu’un chef-d’œuvre à écrire, qui sera son chef-d’œuvre.

Là-bas, à Aix, Madame de Malherbe a veillé seule à l’éducation de son fils Marc-Antoine ; et le poète, avec plus de sollicitude orgueilleuse, sans doute, que de tendresse paternelle, s’est du moins fait tenir sans négligence au courant des progrès de l’enfant qui doit être l’héritier de son nom. Par la mère, par le Président Du Vair, par le conseiller Peiresc, il apprend ses dispositions exceptionnelles, ses brillantes études, ses succès précoces dans les examens et dans les thèses. Voilà le jeune homme en âge de choisir une carrière. Malherbe voudrait qu’il prit l’état militaire, mais Mme de Malherbe qui a reconnu de bonne heure, chez Marc-Antoine, l’humeur agressive et batailleuse de sa lignée normande, et qui craint pour lui la compagnie turbulente des gens d’épée, s’y oppose. Le poète, après avoir considéré que l’on avait vu jadis des gentilshommes du plus haut parage, alliés même à nos rois, abandonner l’épée pour la robe, céda et obtint pour son fils, une charge de judicature à Aix.

Il était écrit que les appréhensions de la mère seraient, quand même, tragiquement justifiées. À peine Marc-Antoine a-t-il pris possession de son siège, qu’une première affaire d’honneur, sans mort d’homme, lui vaut quelques jours d’arrêts. Peu de temps après, incorrigible, il provoque un bourgeois d’Aix, le tue, et se voit condamné à la peine capitale. Mais de pareilles sentences, en matière de duel, ne sont guère, alors, prises au pied de la lettre. Malherbe fait appel au Conseil du roi, et tandis que le jeune homme visite sa famille en Normandie, il obtient pour lui des lettres de grâce. Grâce inutile : quelques mois plus tard, Malherbe apprend par une lettre de Peiresc que, dans une partie de plaisir, une rixe a éclaté entre deux compagnies de jeunes gens et que Marc-Antoine est mort, d’un coup d’épée donné par un officier du nom de Paul de Fortia, seigneur de Piles.

Cette fois, le vieux poète se sent, lui aussi, frappé au cœur ; il ne se résigne pas, comme il a fait jadis pour ses deux filles et comme il voulait que son ami du Périer se résignât à son exemple. Bien que miné dans sa santé même par le désespoir et la colère, au point d’en être méconnaissable à ses amis, il jura de venger son fils et de remuer, pour cela, ciel et terre. Le ciel même, en effet, lui semble intéressé à sa querelle : n’a-t-il pas trouvé, en remontant de quelques générations en arrière, que le sieur de Piles a du sang juif dans les veines ? Il pourra donc dire au Christ, dans un sonnet célèbre, que

Les auteurs du crime
Sont fils de ces bourreaux qui l’ont crucifié !

Oui, mais pour intéresser aussi les juges terrestres, non pas seulement à la condamnation, mais au châtiment réel du coupable, il faut, — qui le sait mieux que lui ? — Qu’il y ait eu autre chose qu’un simple duel : un guet-apens. C’est précisément le cas, le beau-frère du meurtrier, Gaspar, baron de Bormes, lui ayant prêté main-forte. Leur affaire est donc mauvaise ; mais il se trouve que l’un est le fils, l’autre le gendre d’un conseiller au Parlement d’Aix. Ce magistrat leur conseille de prendre la fuite ; ils sont condamnés par défaut à avoir la tête tranchée, et, comme Malherbe naguère, ils font appel au Conseil du Roi. Malherbe, lui, va trouver le Roi en personne, le quitte avec l’assurance d’un châtiment sans rémission pour les coupables, et, quelques mois plus tard, les promesses royales n’ayant pas eu d’effet encore, le relance, au moment où il va quitter Paris, par une lettre éloquente à laquelle il joint la fameuse ode Pour le Roi allant châtier la rébellion des Rothellois et chasser les Anglais qui, en leur faveur, étaient descendus dans L’île de Ré.

La pièce est splendide ; jamais Malherbe ne s’est élevé si haut dans l’inspiration civique et patriotique ; et il prononce, vers la fin, par un retour sur lui-même, des paroles en quelque sorte testamentaires, pleines de cette héroïque et orgueilleuse mélancolie que retrouvera le vieux Corneille lorsqu’il écrira ses derniers vers à Louis XIV. On souffre seulement de rencontrer là, au lieu d’un de ces appels à la clémence et à la concorde comme Ronsard en jeta tant de fois, une adjuration au massacre, à l’extermination impitoyable et totale de ces rebelles qui sont coupables, certes, mais qui sont français :

 Marche, va les détruire, éteins-en la semence.
Et suis jusqu’à leur fin ton courroux généreux
Sans jamais écouter ni pitié, ni clémence,
Qui te parle pour eux !

On dirait que Malherbe, tout à ses propres idées de vengeance, ait confondu ici, un instant, les calvinistes de La Rochelle avec les assassins de son fils. L’état d’esprit où il se trouve est peut-être l’explication, sinon l’excuse, de cette strophe inhumaine.

Le poète avait envoyé une copie de son ode à Richelieu qui, depuis un mois, sous les boulets de la flotte anglaise et ceux des remparts de la ville rebelle, dirigeait en personne les opérations du siège. C’est de la tranchée même qu’il répondit au poète, dans une lettre qu’on peut lire encore aux Archives des Affaires Étrangères. « Monsieur, j’ai vu vos vers qui font voir que M. de Malherbe sera toujours le même tant qu’il plaira à Dieu de le conserver. Je ne dirai pas que je les ai trouvés excellents, mais bien que personne de jugement ne les lira qui ne les reconnaisse pour tels… Je prie Dieu que d’ici à trente ans, vous nous puissiez donner de semblables témoignages de votre esprit, que les années n’ont pu faire vieillir qu’autant qu’il fallait pour les épurer entièrement de ce qui se trouve quelquefois à redire en ceux qui ont peu d’expérience, aux jeunes… Assurez-vous que j’embrasserai tous vos intérêts comme les miens propres. »

Pour hâter l’effet de ces paroles, après avoir repoussé l’offre d’une compensation financière que lui offraient les assassins de son fils, Malherbe se rend à La Rochelle, sans songer que le Roi et le Cardinal ont bien autre chose à faire que de l’écouter. Là, il crie tout haut que, si on ne l’entend point, il ira provoquer lui-même le sieur de Piles. Et Racan lui faisant observer que les officiers se gaussent de ce bonhomme de soixante-treize ans qui veut se battre contre un homme de vingt-cinq, il lui réplique brusquement : « C’est bien pour cela, parbleu, que je le fais ; je hasarde un sou contre une pistole. »

Sur ces entrefaites, le poète ressentit les premières atteintes d’un mal qu’il n’était plus d’âge à supporter : la fièvre paludéenne, très-répandue dans ce pays de marécages. Il dut se résigner à retourner à Paris où, rapidement, son état empira. Quand on vit que sa mort était proche, comme on le savait assez tiède sur le point de la religion, il fallut pour le décider à se confesser sans attendre, selon sa coutume, les fêtes de Pâques, qu’on lui rappelât que c’était aussi « l’usage » de recevoir les sacrements à l’article de la mort. Ce mot lui parut sans réplique et il fit venir un prêtre. « J’ai vécu comme les autres, je veux mourir comme les autres, et aller où vont les autres » disait-il souvent, quand on lui parlait du paradis et de l’enfer.

« Une heure avant de mourir, » — lisons nous dans Racan, — « après avoir été deux heures à l’agonie, il se réveilla comme en sursaut pour reprendre son hôtesse, qui lui servait de garde, d’un mot qui n’était pas bien français à son gré ; et comme son confesseur lui en fit réprimande, il lui dit qu’il ne pouvait s’en empêcher et qu’il voulait, jusques à la mort, maintenir la pureté de la langue française. »

Tout l’homme est dans ces deux traits de sa fin. Il expira le 16 Octobre 1628.

Malherbe n’est pas un inspiré génial ; c’est un grand artiste volontaire dont la longue patience a, quelquefois, abouti laborieusement à l’inspiration et au génie. Hors ces bonnes fortunes, méritées par une obstination héroïque et par une conception très-haute de l’art des vers, on ne sent point chez lui le jaillissement spontané du verbe qui chante. On sait que, souvent, il gâtait toute une rame de papier pour faire une strophe ; et il disait à ses disciples que, lorsqu’on avait fait cent vers, on avait le droit de se reposer dix années. Chez lui, l’inspiration, presque toujours, est courte ; lorsque par hasard, c’est au commencement qu’elle a jailli, elle tarit vite, et l’ode, qui était partie d’un élan triomphal, se traîne, trois fois trop étendue, et s’arrête sur quelque louange emphatique et banale, que la stérilité d’imagination du poète ne sait pas même renouveler selon les personnages : après avoir prédit à Henri IV qu’il fera trembler Memphis, il prédira à Marie de Médicis qu’elle renversera Turin, et à Louis XIII qu’il rasera l’Escurial. Voilà toute la différence ! Ou alors, de dix façons, c’est à lui-même qu’il décerne la louange finale :

Les ouvrages communs vivent quelques années,
Ce que Malherbe écrit dure éternellement.

Il ne connaît guère d’autres conclusions que ces deux-là. Son imagination est stérile parce que son cœur est sec : il ne vibre ni en présence de la nature, ni à la rencontre de la femme. Quelques jolies chansons qui sentent les fleurs et où semble passer un peu de grâce tendre, sont écrites, pour être mises en musique, sur de vieux thèmes de ce Ronsard dont il a, toute sa vie, subi l’influence sans vouloir se l’avouer, sans vouloir surtout, l’avouer à personne. Il prétend l’avoir détruit, et bâtir sur des fondations nouvelles : en réalité, c’est sur ses fortes assises, dont il a un peu simplifié le plan et gratté la luxuriante façade, qu’il édifie. Si nous avons trop longtemps cru le contraire, la faute en est à Boileau, lequel nous a trompés, après Malherbe, qu’il avait lui même cru sur parole, en écrivant ces vers aussi erronés, aussi injustes et aussi plats qu’ils sont célèbres :

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence.
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée ;
Les stances avec grâce apprirent à tomber
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.

Il n’y a de vrai, dans tout cela, que le dernier alexandrin, Malherbe ayant en effet, bien à tort du reste, proscrit les enjambements. Mais dire — quand on vient de prononcer le nom de Ronsard, l’auteur de l’Ode a la Rose et de celle sur l’Élection de son Sépulcre, le plus grand inventeur de rythmes de toute la poésie française — dire que Malherbe a, « le premier, » fait sentir la juste cadence des vers et appris aux strophes à tomber avec grâce, c’est une telle énormité qu’elle n’a presque point d’excuse. Il faut se rappeler quel parfait honnête homme était Boileau pour ne point l’accuser ici de mauvaise foi, pour le taxer seulement d’ignorance ou d’une si cruelle infirmité d’oreilles qu’elle aurait dû lui interdire à jamais de parler des poètes lyriques. Et l’on comprend que Théodore de Banville, fils pieux et lointain de Ronsard, ait, sous le titre de : Enfin, Malherbe vint… décoché au « législateur de notre Parnasse » le dizain suivant :

C’est l’orgie au Parnasse : La Muse
Qui par raison se plaît à courir vers

Tout ce qui brille et tout ce qui l’amuse,
Éparpillait les rubis dans ses vers.
Elle mettait son bonnet de travers ;
Les bons rythmeurs, pris d’une frénésie,
Comme des Dieux gaspillaient l’ambroisie,
Si bien qu’enfin, pour mettre le holà
Malherbe vint, et que la Poésie,
En le voyant arriver, s’en alla.


Ce n’est, bien entendu, qu’une spirituelle boutade. Si on la prenait au sérieux, l’injustice de Banville ne serait guère moindre que celle de Boileau. Non, la poésie ne s’en alla point, mais elle changea de caractère ; elle se modela sur l’âme nouvelle du siècle qui commençait, comme elle s’était modelée, au temps de la Pléiade, sur l’âme du siècle qui finissait quand Malherbe écrivait ses premiers vers. La grandeur de Malherbe est d’avoir été, avant tous autres, l’homme représentatif d’un esprit nouveau, non-seulement dans les lettres, mais dans l’état.

Dans l’onde politique, il nous est apparu comme le poète de la stabilité, de l’unité, de l’autorité. Ronsard l’avait été avant lui, mais non dans l’ordre littéraire, en théorie du moins. C’est dans l’ordre littéraire aussi que Malherbe va l’être par ses idées sur la composition, sur la versification et sur la langue.

La composition. Ronsard avait bien montré, dans beaucoup de ses sonnets ou de ses odelettes, qu’il en connaissait les secrets les plus délicats ; mais on doit convenir que le sens de la perfection, de l’équilibre, de la mesure, l’abandonnait dès qu’il entreprenait d’écrire de longs poèmes ou de vastes odes à la Pindare. Alors il est facilement diffus et vagabond : nous sentons qu’il a improvisé sans discipline ; nous le voyons à chaque instant s’écarter de son dessein, se perdre en divagations ou en redites : et, l’œuvre ne nous donnant pas l’impression qu’elle est réalisée, nous comprenons l’oubli qui l’a couverte. Malherbe, lui, entend qu’un morceau lyrique soit composé comme un discours, comme une démonstration, comme un syllogisme. Cette marche raisonnable, démonstrative et logique, cette ordonnance visible, pourrait-on dire, au regard même, sont-ce là les grandes vertus lyriques ? Non, le lyrisme préfère même une ordonnance, non pas moins parfaite en soi, certes, mais évidente à la sensibilité plutôt qu’à la raison. L’autre est surtout l’armature nécessaire de l’éloquence et du théâtre. C’est donc l’art de Bossuet et celui de Corneille que Malherbe annonce et prépare, plutôt que celui de Victor Hugo ou celui de Lamartine.

La versification. S’il s’est montré trop sévère pour l’enjambement, pour l’hiatus, et s’il a eu tort d’exiger que la rime satisfît l’œil autant que l’oreille, il a été, sur ce chapitre de la rime, le maître qu’il faut écouter encore presque sans réserve. Il a eu raison lorsqu’il a proscrit de faire rimer ensemble les mots dérivés d’une même racine, ceux qui sont trop proches parents comme : moi, toi, père, mère ; les noms propres ; les mots à désinence longue rapprochés de ceux à désinence brève, etc… en somme, toutes les rimes inexactes ou trop faciles, celles qui diminuent la jouissance auditive, ou qui, banales, mènent aux pensées banales, faute d’avoir tendu l’esprit du rimeur vers l’expression neuve, rare et forte de sa pensée.

De plus, en matière de rythmes, s’il ne profitera guère, pour son compte, des innombrables formules strophiques innovées par Ronsard, à son tour il en inventera trois ou quatre, plus belles et plus larges encore, celles que Victor Hugo et Lamartine reprendront en leurs plus illustres poèmes. Notamment il constituera, le premier, la strophe lyrique par excellence, celle de dix vers octosyllabiques, agencés, quant à la succession des rimes, d’une si merveilleuse manière que personne, depuis, ne l’ordonnera plus autrement.

La langue. Ah ! ici, Ronsard et du Bellay avait beaucoup erré, du moins quant à la doctrine. Ils croyaient que pour élever notre langue poétique à la hauteur de la grecque et de la latine, les poètes ne devaient pas se contenter du langage vulgaire, mais créer systématiquement un vocabulaire plus riche, en y adjoignant des mots grecs et latins francisés, des vocables repris aux vieux siècles ou empruntés au patois des diverses provinces, et même des mots créés « par provignement, » par exemple en faisant, d’un verbe, dériver un adjectif et un substantif non existants encore. Erreur grave, car une langue si artificielle, dont, d’ailleurs, il n’y a jamais eu aucun exemple, serait sans vertu d’expansion et isolerait les poètes de la foule. Elle serait, de plus, dans un perpétuel devenir, et, d’un siècle à un autre, les plus belles œuvres deviendraient inintelligibles. Ronsard, fort heureusement, n’avait appliqué ce système qu’avec une grande modération, en un très-petit nombre de pièces, les seules pourtant, croirait-on, que Malherbe et Boileau aient voulu voir. Toutefois, il y aurait eu là un péril, et Malherbe l’a deviné avec une haute sagesse. Il proclame donc que l’usage, et non le poète, est le maître de la langue : il renvoie, pour l’apprendre, « aux crocheteurs du Port-au-foin » plutôt qu’aux gentilshommes de la Cour où les italianismes, importés de Florence à la suite de Marie de Médicis, et les tournures gasconnes, venues de Navarre avec le roi Henri, ont gâté le vrai parler de France.

Il s’agit de le rendre conforme à son véritable génie, non par des additions savantes, mais par des éliminations sagaces, et de le fixer par des chefs-d’œuvre. C’est ce que Malherbe commence de faire lui-même. Corneille continuera. Richelieu enfin, en fondant l’Académie Française et en la chargeant de composer ce Dictionnaire de l’Usage où ne seront admis, à de longs intervalles, que les mots rendus nécessaires par des besoins nouveaux et déjà entrés dans le commerce ordinaire de la vie, Richelieu adopte, corrobore et consacre, tout simplement, la maîtresse pensée de Malherbe.


II

L’ÉCOLE CLASSIQUE

Nous n’essaierons point de définir l’École Classique ; aucune définition ne serait assez large pour qu’on la pût appliquer aux tempéraments, beaucoup plus variés qu’on a coutume de le croire, des poètes qui ont chanté pendant les deux siècles appelés classiques, mais que, pour cette raison de chronologie, nous devons quand même rapprocher ici, encore que plus d’un se rattache, par la nature de son génie, aux maîtres de l’âge précédent, ou semble, au contraire, annoncer déjà la lointaine venue du romantisme. Disons seulement que, pendant ces deux siècles, la leçon de Malherbe a prédominé.

Nous ne saurions, sous peine d’écrire une notice hors de proportion avec le corps de ce petit ouvrage, nous étendre sur la vie et sur les livres des quarante auteurs qui en ont fourni la matière. Les uns n’ont été qu’accessoirement des lyriques, et ce sont presque toujours les écrivains les plus illustres, un Corneille, un Racine, un Lafontaine, un Voltaire ; les autres ne doivent, la plupart du temps, l’immortalité des anthologies qu’à un petit nombre de morceaux parfaits sauvés du naufrage de leurs œuvres complètes ; et aucun n’a eu, comme Malherbe, une influence étendue et durable. Passons-en donc — moins par ordre de naissance que selon les affinités littéraires — une revue rapide, en nous arrêtant un peu, toutefois, devant quelques méconnus qui furent à certaines heures, autant et d’une autre manière que Malherbe, de grands poètes.

Et d’abord, Malherbe a-t-il eu des disciples proprement dits ? Consultons là-dessus sa Vie, écrite par Racan. Nous y lisons :

« Il avouait pour ses écoliers les sieurs de Touvant, Colomby, Maynard et Racan. Il en jugeait diversement et disait en termes généraux que Touvant faisait fort bien les vers, sans dire en quoi il excellait ; que Colomby avait fort bon esprit, mais qu’il n’avait point de génie à la poésie ; que Maynard était celui de tous qui faisait le mieux les vers, mais qu’il n’avait point de force et qu’il s’était adonné à un genre de poésie auquel il n’était pas propre, voulant dire ses épigrammes, et qu’il n’y réussirait pas, parce qu’il n’avait pas assez de pointe ; pour Racan, qu’il avait de la force, mais qu’il ne travaillait pas assez ses vers. »

Colomby, ce poète « qui n’avait pas de génie pour la poésie, » ni Touvant, dont Malherbe ne pouvait pas dire « en quoi il excellait » n’ont laissé la moindre trace dans la mémoire des hommes. Racan est célèbre ; Maynard devrait l’être davantage.

Honorât de Bueil, marquis de Racan, né en 1589 au Château de la Roche-Racan, à l’extrémité de la Touraine, était le fils, tard venu, d’un vieux gentilhomme-soldat qui, après de brillants services, s’était retiré dans ses terres. Il perdit de bonne heure son père et sa mère, et, sans fortune, eût pu être fort embarrassé pour vivre, si Anne de Bueil, sa cousine germaine, n’avait épousé le grand écuyer de Henri IV, M. de Bellegarde, qui devint le tuteur de l’enfant et le fit admettre, en 1606, parmi les pages de la chambre du roi. C’est là que, très jeune, il rencontra Malherbe, lui lut ses premiers vers et devint « son écolier. »

Malherbe d’un héros peut chanter les exploits ;
Racan chanter Philis, les bergers et les bois,

a dit Boileau ; et cela est juste. Il a tort de dire ailleurs que, pour la poésie épique,

Racan pourrait chanter, à défaut d’un Homère,

car cela est grotesque. Racan fut soldat, comme son père ; s’il n’assista pas aux derniers moments de Malherbe, c’est qu’il dut rester à la tranchée quand son vieux maître quitta La Rochelle pour aller mourir à Paris : mais s’il était capable de vivre une épopée, il n’avait aucun des dons qu’il eût fallu pour l’écrire. D’ailleurs, il n’y songea point. Soit à la cour, pendant la paix, soit en campagne, pendant la guerre, ce furent des vers pastoraux, galants ou pieux qu’il se plut à rimer.

Un jour, il s’entretenait avec Malherbe « de leurs amours, c’est-à-dire du dessein qu’ils avaient de choisir quelque dame de mérite et de qualité, pour être le sujet de leurs vers. » Racan choisit Madame de Thermes ; et comme alors, à l’instar de l’Aminta du Tasse, du Pastor Fide de Guarini, de la Diana de Montemayor, et de la française Astrée d’Honoré d’Urfé, tout le monde, en vers ou en prose, écrivait des Pastorales, il écrivit et fit représenter ses Bergeries, achevées en 1625, dont Mme de Thermes est l’héroïne sous le nom de la vertueuse bergère Arthémise. Il y est figuré lui-même par l’infortuné berger Lucidas, tandis que M. de Thermes y est l’heureux Alcidor, berger comme les autres, bien entendu. Dans la réalité, au contraire de la pièce, Alcidor mourra le premier, et Lucidas demandera la main d’Arthémise ; mais elle lui sera refusée : Mme de Thermes ne se soucie point de remplacer son brillant mari par ce soldat de bonne race, certes, et poète, mais gauche, provincial, et qui sait mal se déclarer autrement que la plume à la main. En effet, il est bègue et ne peut arriver à prononcer ni les r, ni les c ; si bien que plusieurs fois, dit Tallement des Réaux, « il a été contraint d’écrire son nom pour le faire entendre. » Il se consolera en épousant, un peu plus tard, une jolie tourangelle, sa voisine de campagne, auprès de qui, retiré du service, il passera de longs et heureux jours, en son château de La Roche-Racan. Là, il réalise tout ce qu’il rêvait autrefois lorsqu’il écrivait ses admirables stances Sur la retraite ; il jouit, chaque avril, de cette Venue du printemps qui lui a inspiré jadis des vers si frais et si mélodieux ; il se remet à la poésie en rimant les psaumes, sans vouloir toutefois paraphraser à son tour les deux que Malherbe a paraphrasés, ce qui est un bien joli trait de délicatesse ; il ne quitte guère la Touraine que pour prendre part, de temps en temps, aux séances de l’Académie Française ; enfin, comme le sage de ses stances, il meurt « dans le lit où ses pères sont morts, » à quatre-vingts ans.

François de Maynard était né à Toulouse, en 1582, d’une vieille famille de robe. Il étudia le droit à son tour, dans la ville dont les Jeux Floraux avaient fait la métropole poétique du Midi de la France ; et il avait écrit déjà beaucoup de vers lorsque, durant un voyage que Henri IV fit dans le Quercy (1605), on le présenta au roi, qui le nomma « secrétaire des Commandements et de la Musique » de la reine Marguerite de Valois, sa première femme. Chez elle, où Malherbe ne se montrera que beaucoup plus tard, l’influence de Desportes prédomine encore, et elle s’exerce d’abord au détriment de l’originalité, sur le jeune poète qui, plus tard, condamnera les élégies et les sonnets de sa première manière, bien qu’ils aient obtenu un succès considérable. À la mort de Marguerite, il passe à la cour de Henri, se lie avec Malherbe, apprend de lui à « écrire difficilement des vers faciles » et devient si scrupuleux sur la forme qu’après la publication de son Philandre (1623), encore entaché d’italianisme, il faudra l’instance de son ami Gomberville pour lui arracher, vingt-trois ans plus tard, un nouveau livre, Les Œuvres de Maynard (1646), qui contient tout ce qu’il croit digne de lui-même. À peine y a-t-il introduit, en les corrigeant, quelques-uns des poèmes de sa jeunesse ; le reste est nouveau. Tout y est à lire : aucun poète de ce temps n’atteint une perfection pareille ; la langue est robuste ; les rimes sont pleines ; les images, abondantes, ne sont point plaquées sur la pensée mais font corps avec elle. Pour soutenir tout cela, un esprit plein de verve et de fantaisie, qui lui fera écrire des stances où l’on croit déjà entendre les Chansons des Rues et des Bois de Victor Hugo ; une conscience héroïque et religieuse sonnant comme du Corneille ; enfin ce cœur mélancolique et passionné qui lui dictera l’ode de La Belle Vieille, un surprenant chef-d’œuvre qu’on dirait d’un Lamartine évoquant, au seuil de la vieillesse, le souvenir de ses années d’amour et d’Italie.

Il ne faudrait pas nous pousser beaucoup pour nous faire dire que, si Maynard est un moins puissant rhétoricien que Malherbe, il est plus profondément un poète que lui, par l’imagination, par la sensibilité, par tout ce qui constitue, essentiellement, les dons du poète lyrique. Sans sa longue retraite à Aurillac, où il était Président au Présidial, et dans sa vieille maison de Saint-Séré en Quercy, sans la demi-disgrâce, surtout, où le maintint Richelieu parce qu’il était resté fidèle à des adversaires du tout-puissant ministre, peut-être aurait-il joué, en son temps, un grand rôle dans le monde des lettres, et peut-être Boileau l’eût-il au moins nommé à côté de Racan, qu’il dépasse de cent coudées. Mais ses contemporains ne lui rendirent pas entière justice, non plus que la génération suivante. Le lyrisme, alors, n’était plus guère en honneur ; le théâtre avait pris sa place dans la faveur du public, et la France était toute à Racine après avoir été toute à Corneille. Nous voudrions contribuer ici à rendre à François de Maynard le rang qu’il mérite et que, depuis quelques années, il commence de prendre dans l’histoire de notre poésie.

Malherbe, Racan, Maynard, par leur commun amour de l’ordre, de la raison, de la soumission à une règle, annoncent et préparent l’état d’esprit qui dominera sous Louis XIV ; mais il s’en faut de beaucoup que, de leur temps, ils soient obéis et suivis. Tant que règne Louis XIII, la sagesse classique est éclipsée par une savoureuse folie faite de verve gauloise, de maniérisme italien, de bouffonnerie et de grandiloquence espagnoles. Jamais le royaume des lettres n’a été peuplé de plus de singuliers personnages, gaspillant, faute d’un peu de cette discipline que Malherbe enseignait, plus de ces magnifiques dons naturels qui manquaient à Malherbe.

Saluons d’abord Mathurin Régnier, né à Chartres, fils d’un échevin de cette ville et d’une sœur de Philippe Desportes, en 1573. Pauvre, destiné à l’Église, il s’attache au Cardinal de Joyeuse qui le garde huit ans à Rome. Au retour, il est pourvu d’un canonicat à l’Église Notre-Dame de Chartres et n’en continue pas moins la vie peu exemplaire qu’il a commencé de mener dans la Ville Éternelle. À quarante ans (1613) il mourra dans une auberge de Rouen, de la suite de ses débauches. On sait qu’il est le premier des satyriques français, l’immortel auteur de Macette, mais que Boileau a pu justement ajouter à l’éloge de ses satires :

Heureux si ses discours, craints des chastes lecteurs,
Ne se sentaient des lieux que fréquentait l’auteur !

Son œuvre lyrique, la seule dont nous ayons à nous occuper ici, est beaucoup moins importante, et elle charrie aussi beaucoup de boue mêlée à son sable d’or. Nous ne saurions donner même les titres de telle ou telle ode gaillarde ; mais, quelquefois, un retour à la vie intérieure a dicté au poète des stances ou des sonnets vraiment nobles, qui font songer surtout aux poèmes que Desportes repentant rimait sous les cloîtres de ses abbayes. Aucune influence de Malherbe, à qui Régnier ne pardonna jamais l’injure faite à son oncle. Toute la satire À Monsieur Rapin est dirigée contre lui. Ajoutons bien vite que ce n’est pas là, de sa part, une simple vengeance : il y a incompatibilité absolue de doctrine, et d’abord de tempérament, entre lui qui « prend les vers à la pipée, » et celui que leur contemporain Guez de Balzac appelait « le tyran des mots et des syllabes. » Régnier est pour le caprice contre la règle, pour la nonchalance contre le travail :

Ses nonchalances sont ses plus grands artifices,


dit-il de lui même. Quant à Malherbe et à ses sectateurs, voici comment il les prend à partie :

Pensent-ils, des plus vieux effaçant la mémoire,
Par le mépris d’autrui s’acquérir quelque gloire,
Et pour quelque vieux mot étrange ou de travers
Prouver qu’ils ont raison de censurer leurs vers ?
Alors qu’une œuvre brille et d’art et de science,
La verve quelquefois s’égaye en la licence…
Cependant leur savoir ne s’étend seulement
Qu’à regratter un mot douteux au jugement.
Prendre garde qu’un qui ne heurte une diphtongue,
Épier si des vers la rime est brève ou longue.
Ou bien si la voyelle, à l’autre s’unissant,
Ne rend point à l’oreille un vers trop languissant.
Et laissant sur le vert le noble de l’ouvrage.
Nul aiguillon divin n’élève leur courage ;
Ils rampent bassement, faibles d’inventions,
Et n’osent, peu hardis, tenter les fictions.
Froids à l’imaginer : car s’ils font quelque chose.
C’est proser de la rime et rimer de la prose.

On sent tout ce qu’il y a d’injustices, à côté des justes reproches, dans ces vers qui ont raison de revendiquer la part de l’inspiration géniale, et tort de réclamer le droit à la licence, aussi bien que de dénier à Malherbe et aux siens la noblesse du vol lyrique. Le dernier vers n’atteint que les faiblesses de leur œuvre ; et c’est plutôt Boileau, avec toute sa suite de poètes purement raisonnables et raisonneurs, que Régnier semble ici prévoir. Ils sont encore loin.

Voici en effet, autour d’une table, au cabaret du Cormier ou à celui de la Pomme de Pin, un groupe désordonné, pittoresque et sonore que domine, haut en couleur, moustache en croc, feutre sur l’oreille, le « gros » Marc-Antoine de Gérard, sieur de Saint-Amand, « roi des goinfres. »

Il est né en 1594, près de Rouen. Fils d’un armateur qui a commandé jadis, sous Élisabeth, une escadre anglaise, et qui finira maître-verrier, Marc-Antoine fera beaucoup plus de métiers encore que son père, et saura beaucoup plus de choses. Il reste verrier, mais il est aussi poète, et peintre, et excellent joueur de luth, et soldat, et diplomate. Grand voyageur enfin, dans sa jeunesse, il a poussé jusqu’en Amérique. À vingt-cinq ans, par la protection du duc de Retz, qu’il a suivi dans son gouvernement de Belle-Isle en Mer, il a été nommé Commissaire de l’Artillerie. Un peu plus tard, il accompagne à Rome le Maréchal de Créqui. En 1636, le Comte d’Harcourt, — celui que dans les tripots et les cabarets on appelle « Cadet-la-Perle » mais en qui Richelieu a deviné un brave — ayant été mis à la tête d’une escadre, Saint-Amand s’embarque avec lui en qualité de Commandant d’un vaisseau du roi ; et voilà nos deux anciens compagnons de jeu et de beuveries qui se couvrent de gloire en s’emparant des îles de Lérins, puis de la Ville d’Orestani en Sardaigne. Après, ils font ensemble la campagne de Piémont, se battent sous Cazal et livrent bataille à Ivrée, où le Cardinal de Savoie est vaincu (1641). Deux ans plus tard, notre poète est en Angleterre, car le Comte d’Harcourt y a été envoyé pour proposer la médiation de la France entre Charles Ier et le Parlement. De 1649 à 1651, au risque de devenir « le gros Saintamantski, » le voilà gentilhomme de la Chambre auprès de Marie de Gonzague, reine de Pologne, à laquelle il dédie son idylle héroïque de Moïse Sauvé. Une autre fois, c’est chez la reine Christine de Suède, à Stockolm, qu’il ira passer un hiver, toujours choyé, toujours applaudi, toujours aimé. Entre-temps, il revient à Paris, où il se partage de nouveau entre les tavernes, les brelans et l’Académie. Car l’Académie ne lui a pas tenu rigueur de sa vie débraillée : on l’y a même dispensé du discours d’usage, à condition qu’il voulut bien, dans la confection du dictionnaire, se charger des mots burlesques. Il meurt en 1661, âgé de soixante-sept ans.

Son œuvre est très mêlée ; il s’y trouve du meilleur et du pire, de l’exquis et de l’ignoble ; peu de pièces parfaites et une infinité de passages extraordinaires d’éclat, de force ou de grâce. Nul peut-être n’avait eu, depuis Rabelais, cette richesse verbale. Il possède, presque seul en son siècle, le sens de la montagne et de la mer, des climats et des saisons, et de la vie populaire autant que de la vie des cours. C’est un poète incomplet mais un poète original. Ce qu’il a gâché, dans son désordre, c’est du génie.

À côté du « roi des goinfres, » Théophile de Viau, « roi des libertins, » c’est-à-dire alors, ne l’oublions pas, des libres-penseurs. Il est né à Clarac, dans l’Agenais, et il a grandi auprès de son père, un avocat huguenot que les guerres religieuses ont forcé de se retirer dans son petit manoir de Boussières-Sainte-Radégonde, au bord du Lot. « Que n’y ai-je passé toute ma vie ! » s’écriera un jour le poète :

Dans ces vallons obscurs, où la mère nature
A pourvu nos troupeaux d’éternelle pâture,
J’aurais eu le plaisir de boire à petits traits
D’un vin clair, pétillant, et délicat, et frais,
Qu’un terroir assez maigre et tout coupé de roches
Produit heureusement sur les montagnes proches.

Mais il était de la race des gascons aventureux qui, tous, comptaient sur Henri IV pour faire fortune ; et le voilà en route vers Paris. Il y arrive au commencement de 1610 ; six mois après le roi est assassiné, sans avoir rien pu faire encore pour notre Cadet de Gascogne. Théophile cherche donc un autre maître, le trouve en la personne d’un filleul du roi, Henri II, duc de Montmorency, grand seigneur aussi libéral que vaillant, époux adoré de cette Marie-Felice des Ursins, que le poète, reconnaissant de leurs communs bienfaits, chantera un jour sous le nom de Sylvie. À la Cour, non moins qu’à l’hôtel Montmorency, ses vers sont accueillis avec faveur ; et à juste titre, car jusque dans les entrées de ballet, qu’il rime pour les fêtes du Louvre, il se montre un rare et délicieux poète. Cette fois encore, il n’eût tenu qu’à lui d’être heureux ; mais, à la ville, oubliant que le temps de la tolérance religieuse est passé, que l’esprit farouchement bigot de l’Espagne a de nouveau franchi les Pyrénées, il ne cache pas assez sa philosophie épicurienne. Il ne choisit pas non plus ses amis avec assez de prudence. Son ami le plus cher n’est-il pas ce jeune Jacques Vallée des Barreaux (1599-1673) plus épicurien que lui encore, premier amant de la belle Marion de Lorme, et qui passe pour le plus audacieux des athées, en attendant qu’il rime, converti sur le tard, le fameux sonnet sur le Christ auquel il devra de survivre ?

Pour une pièce de vers plus suspecte que les autres, notre poète est banni du royaume ; il passe en Angleterre, essaie en vain d’émouvoir le roi Jacques I, mais, par une ode belle et touchante adressée à Louis XIII, obtient de rentrer en France. Pourtant ses malheurs ne sont pas près de finir. Bien qu’il se soit très sincèrement converti au catholicisme, la Compagnie de Jésus, alors toute puissante, n’a pas désarmé. Il pourra écrire un jour que, contre lui :

On avait bandé les ressorts
De la noire et forte machine
Dont le souple et le vaste corps
Étend ses bras jusqu’à la Chine.


Sous de vagues et calomnieux prétextes, le voilà en butte aux attaques les plus violentes. Le père Garasse écrit, pour le perdre — et dans quel style ! — tout un in-4o  de six cents pages : la Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps. Et le Père Voisin enchérit encore sur Garasse : « Maudit sois-tu, Théophile !… C’est toi qui es cause que la peste est dans Paris. Je dirais, après le révérend père Garassus, que tu es un bélître, que tu es un poètastre, vilain, pouacre, écornifleur, ivrogne, de Veau plutôt que de Viau, — que dis-je un Veau ? D’un veau, la chair en est bonne, bouillie, rôtie ; de sa peau on couvre les livres : mais la tienne, méchant, n’est bonne qu’à être grillée, aussi le seras-tu demain. »

Ce ne sont point là, comme on pourrait le croire, de simple aménités métaphoriques : il n’y a pas quatre ans que, sur des accusations pareilles, Lucilio Vanini a été brûlé vif à Toulouse, après avoir eu la langue coupée par le bourreau. Et bientôt le pauvre Théophile, décrété de prise de corps, est à son tour condamné au bûcher, heureusement par contumace : il a pris la fuite et il ne sera exécuté qu’en effigie, sur la place de Grève. Le voilà donc errant à travers le Languedoc, puis les Landes, se cachant dans les lieux déserts, car devant lui se ferment les portes de ses amis d’autrefois. Le bon duc et la bonne duchesse lui offrent encore une cachette à Chantilly ; mais il ne s’y arrête qu’un moment, de peur de compromettre ses hôtes et, enfin, il est appréhendé à Saint Quentin, ramené, chargé de chaînes, à Paris, et enfermé à la Conciergerie, dans l’ancien cachot de Ravaillac.

Arrêtons ici le récit de ses traverses, qui serait long encore. Disons seulement que l’âme du poète grandit d’épreuve en épreuve ; que, durant deux années de prison, il se consola des Garasse et des Voisin avec Saint Augustin et avec Platon, et qu’il écrivit, pour se défendre, une Apologie au Roi, qui est de la plus émouvante beauté. On n’osa l’absoudre, mais il fut seulement banni de France, et, lorsqu’il se retira chez les Montmorency, à Chantilly d’abord, puis à Paris même dans leur hôtel, on ferma les yeux. Miné par tant de souffrances, il mourut peu de temps après, à trente-six ans. L’affreux père Garasse venait justement d’être censuré comme « hérétique » et comme « bouffon » par la Faculté de Théologie. Théophile aurait pu triompher d’un ennemi vaincu, le noircir à son tour, d’une encre vigoureuse ; non, les ombrages de Chantilly avaient conseillé à ce cœur charmant des chansons plus douces :

Mais ici mes vers, glorieux
D’un objet plus beau que les anges,
Laissent ce soin injurieux
Pour s’occuper à des louanges.
Puisque l’horreur de la prison
Nous laisse encore la raison,
Muses, laissons passer l’orage ;
Donnons plutôt notre entretien
À louer qui nous fait du bien
Qu’à maudire qui nous outrage.


Et ses derniers vers furent pour sa bienfaitrice, pour Sylvie. Théophile n’a pas la force, le relief, la couleur de Saint-Amand ; sa langue est plus molle, sa verve ne jaillit point : elle s’épand, plutôt, avec une abondance un peu lente et diffuse. Mais quel charme, à de certaines minutes ! Comparez, par exemple, sa Solitude à la pièce de Saint-Amand qui porte le même titre : celle-ci est une vision heurtée et fantastique ; celle-là est une musique rêveuse et enveloppante. L’une parle à l’esprit et aux yeux, l’autre parle à l’oreille et au cœur.

Théophile avait trop de sensibilité pour aimer beaucoup Malherbe, encore qu’il s’efforçât de lui rendre justice :

Imite qui voudra les merveilles d’autrui,
Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui.
Mille petits voleurs l’écorchent tout en vie.
Quant à moi, ces larcins ne me font point d’envie ;
J’approuve que chacun écrive à sa façon :
J’aime sa renommée et non pas sa leçon.
Les esprits mendiants, d’une veine infertile,
Prennent à tous propos ou sa rime ou son style.
Et de tant d’ornements qu’on trouve en lui si beaux
Joignent l’or et la soie à de vilains lambeaux,
Pour paraître aujourd’hui d’aussi mauvaise grâce
Que parut autrefois la Corneille d’Horace.
Ils travaillent un mois à chercher comme à fils
Pourrait s’apparier la rime de Memphis…
Mon âme, imaginant, n’a pas la patience
De bien polir les vers et ranger la science…
Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints,
Promener mon esprit par de petits desseins,
Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
Méditer à loisir, rêver tout à mon aise.
Employer toute une heure à me mirer dans l’eau,
Ouir, comme en songeant, la course d’un ruisseau.
Écrire dans le bois, m’interrompre, me taire,
Composer un quatrain sans songer à le faire.


Théophile se définit ici délicieusement. En lisant ces vers on se souvient encore de Ronsard et déjà l’on songe à La Fontaine.

C’est encore un fils pieux de Ronsard que le parisien Guillaume Colletet (1598-1659). Il avait même, à l’un des rares moments de son existence où l’argent ne lui fit pas faute, acheté, Jans le Faubourg Saint-Marceau, la propre maison du grand poète. Mais bien qu’il tut l’un des « cinq auteurs » protégés par Richelieu, et l’un des premiers académiciens, il vécut fort pauvrement, travaillant tout le jour à « l’utile prose » et rimant le soir pour son plaisir ; toujours joyeux, d’ailleurs, car, comme l’écrivait Chapelain, « il a passé sa vie dans l’innocence, entre Apollon et Bacchus, sans souci du lendemain, parmi les plus fâcheuses affaires. »

Il ne restera peut-être de lui que quelques sonnets excellents ; mais il bâcle, pour vivre, des tragédies, des odes, des traductions, des discours et cent trente biographies de poètes. Comme il a peu de temps à perdre, il aime au plus près, et il épouse trois de ses servantes. La dernière, Claudine, est fort gracieuse et jolie ; mais ce n’est pas assez pour son amoureux époux : il veut que, par surcroît, elle soit considérée comme une femme d’esprit et même comme un poète ; et, lorsqu’il reçoit ses amis, il lui fait lire, au dessert, des vers qu’elle est censée avoir composés le matin. Bien plus, se sentant mourir, il poussera la précaution jusqu’à rimer la pièce où, après sa mort, Claudine déclarera qu’elle renonce, par désespoir, à la poésie :

Pour ne plus rien aimer ni rien louer au monde.
J’ensevelis mon cœur et ma plume avec vous !

Personne d’ailleurs, ne s’y trompa ; et La Fontaine fit cette épigramme :

Les oracles ont cessé,
Colletet est trépassé.
Dès qu’il eut la bouche close,
Sa femme ne dit plus rien :
Elle enterra vers et prose
Avec le pauvre chrétien.



Saint-Amand, Théophile et Colletet ont eu la bonne fortune d’être réhabilités par Théophile Gautier ; mais dans sa galerie des « grotesques » manque le portrait de l’un des plus étonnants personnages et de l’un des plus vrais poètes de cette époque de Louis XIII si féconde en tempéraments originaux : Tristan l’Hermite (1601-1655).

Né dans la Marche, au vieux château de Soliers, où ses ancêtres, bravant la justice du roi, avaient mené une vie de gentilhommes rançonneurs et pillards, il eut lui-même une vie pleine d’aventures, dont son roman autobiographique, le Page disgracié, nous conte les premières années. À six ans, Henri IV le donne pour page à son bâtard Henri de Bourbon. À quinze ans, ayant dû fuir, à la suite d’une rixe où il y a eu mort d’homme, il est précepteur en Angleterre, se fait aimer de sa jeune élève, est mis en prison, s’évade, passe en Écosse, puis en Norvège, où il vend « des martres zibelines, des hermines et autres belles fourrures, » revient à Londres, rentre en France, perd au jeu l’argent qu’il a rapporté, songe à se rendre à pied en Espagne pour chercher fortune, rencontre en route, à Loudun, le vieux poète Scévole de Sainte-Marthe, un survivant de la Pléiade, qui le prend pour lecteur, enfin, après bien d’autres traverses, il est présenté à Louis XIII et rentre en grâce.

En 1636, quelques mois avant le Cid, il donne sa tragédie de Marianne, qui balancera le succès du Cid, et qui sera suivie de plusieurs autres, les seules dignes, avec celles de Rotrou, d’être lues et admirées parmi l’immense production dramatique des contemporains de Corneille. Le poète lyrique n’est pas inférieur au poète de théâtre. Dans ses Amours et dans Vers Héroïques, il y a autant à retenir que dans l’œuvre de Saint-Amand ou de Théophile ; et la Solitude de ce dernier est surpassée encore par ce Promenoir des deux Amants où Tristan a repris le thème éternel : l’invitation à l’Amour dans le mystère des bois et du silence. Si l’on en retranche, comme nous le ferons, les dernières strophes, gâtées par des traits d’une maniérisme déplorable, il reste un poème enchanté, doué de ce magique pouvoir de suggestion qui est l’essence même du génie lyrique.

Quand Tristan l’Hermite sera mort, — pauvre et phtisique mais consolé par la religion, et après avoir écrit des sonnets chrétiens non moins beaux que ses chansons amoureuses, — il ne restera plus guère à Paris de ces bohèmes du Parnasse dont nous venons d’esquisser quelques silhouettes. Eux disparus, adieu le rêve et la fantaisie ! Il ne faudra plus demander aux poètes, à de rares exceptions près, que de l’ingéniosité, de l’esprit, de l’éloquence, de la raison chantée, des émotions purement intellectuelles.



À cette évolution de la poésie, la « Société précieuse, » contribuera beaucoup. On sait comment, à partir de 1608, elle se groupa autour de la Marquise de Rambouillet, en son hôtel de la rue Saint-Thomas du Louvre, entre le Carrousel et le Palais Cardinal, et qu’on y fit, selon la parole d’un contemporain, « profession solennelle de sagesse, de science, de vers et de vertu. » Nous y avons vu paraître Malherbe et Racan ; c’est là qu’après eux s’achèvera, en quelque sorte, leur œuvre doctrinale ; que se purifiera la langue, en s’appauvrissant un peu ; que s’élaboreront — dans la conversation enjouée ou sérieuse, mais toujours décente, d’une assemblée de grands seigneurs, d’honnêtes femmes et d’écrivains de mérite — les idées littéraires qui doivent triompher vers le milieu du siècle.

Un Colletet traversera bien le « Salon bleu d’Arthénice, » mais il s’y sentira mal à l’aise et retournera vite à son vide-bouteille et à ses servantes. Le grand Corneille y lira ses chefs-d’œuvre, du Cid jusqu’à Rodogune, mais il ne sera là qu’en passant, lorsqu’il viendra de Normandie pour donner aux comédiens une pièce nouvelle. Ceux qui s’y trouvent à l’aise, ce sont des poètes de meilleure compagnie que Colletet et de moins de génie que Corneille : Georges de Scudéry, Godeau, Ménage, Chapelain, Ogier de Gombaud, Benserade, Montreuil, Maleville, Sarrasin, Segrais, Vincent Voiture. De presque tous ces poètes on trouvera, ci-après, quelques pièces, mais ce sont en général de trop minces personnages, et qui ne survivent que par trop peu de vers, pour que nous nous étendions beaucoup sur leur vie.



Jean Chapelain (1595-1674), fort savant homme et poète peu doué, fut pendant trente années, non-seulement l’oracle de l’Hôtel de Rambouillet, mais celui de toute la littérature. On ne connaissait presque rien de lui, mais on savait que, dans ses veilles laborieuses, il préparait à la France un poème épique sur la Pucelle, qui devait éclipser à la fois l’Iliade, l’Énéide et la Jérusalem Délivrée. En attendant qu’il parût, on confiait à l’auteur, sur ce crédit, les missions les plus éminentes, notamment celle de rédiger les fameux Sentiments de l’Académie sur le Cid.

Enfin, en 1656, parurent le douze premiers chants de son épopée… et depuis, le nom de Chapelain n’est plus connu que comme celui du plus ennuyeux, du plus rocailleux, du plus illisible des poètes. Lui-même n’a jamais osé publier les douze derniers chants, encore qu’ils fussent composés. Il crut, d’ailleurs, à une monstrueuse injustice des contemporains et continua de se déclarer « le premier poète pour l’héroïque, » si bien que, à ce titre, il s’inscrivit lui-même, avec une pension de 3 000 livres, sur la liste des poètes à pensionner que Colbert l’avait chargé de dresser en 1663. Et, après, il y inscrivit Corneille, avec 2 000 livres seulement ! Ajoutons bien vite qu’il y a quand même, dans la Pucelle, deux ou trois belles pages, et que l’Ode au Cardinal de Richelieu, l’un des rares morceaux lyriques de Chapelain, n’est pas indigne de Malherbe.



Ogier de Gombaud, gentilhomme saintongeois de haute mine, de belles manières et de noble langage, grandit, vécut et mourut, à près de cent ans (1666), avec l’illusion que, dans sa jeunesse, il avait été mystérieusement et silencieusement adoré par la reine Marie de Médicis. Vieux, il gardera, auprès des dames, l’attitude ridicule et touchante du Don Guritan de Ruy Blas. On le raillera mais on le respectera. Il y a quelque chose de solennel et de charmant tout à la fois dans sa galanterie Quand M. de Montausier pour plaire à la belle Julie d’Angennes, fille de la Marquis de Rambouillet, invitera tous les beaux esprits de l’Hôtel à tresser avec lui la célèbre Guirlande de Julie, c’est Gombaud qui rimera ainsi le madrigal de l’Amarante :

Je suis la fleur d’amour qu’Amarante on appelle
Et qui vient de Julie adorer les beaux yeux.

Rose, retirez-vous, j’ai le nom d’immortelle :
Il n’appartient qu’à moi de couronner les Dieux !



Martin le Roy, Sieur de Gomberville (1600-1674) est surtout goûté des Précieuses comme auteur du roman de Polexandre, dont la faveur égale ceux même de Mlle de Scudéry ; mais, pieux janséniste, il écrira aussi quelques sonnets pleins d’élévation héroïque et religieuse.



Mathieu de Montreuil (1620-1691) est plus pétulant et plus léger. Mme de Sevigné le déclare « douze fois plus étourdi qu’un hanneton. » Il papillonne autour des dames, les harcèle de petits vers où il y a beaucoup de courtoisie et de grâce, même de la tendresse quelquefois, ou un peu de passion vive et pressante. Sous les stances que nous donnerons, on croira entendre les pizzicati de la Sérénade de Don Juan, dans Mozart.



Claude de Maleville (1597-1647), secrétaire du Maréchal de Bassompierre, puis du Cardinal de Bérulle, et enfin du Roi, passe quelquefois « du grave au doux » et « du plaisant au sévère, » mais c’est dans le doux et le plaisant qu’il excelle ; et quand un tournoi mettra aux prises les auteurs des sonnets célébrant la belle Matineuse, il remportera le prix sur Voiture lui-même, dont le sonnet suit le sien dans notre recueil.



Vincent Voiture (1598-1648), fils d’un riche marchand de vins d’Amiens, se poussa si bien dans le monde, grâce à ses anciens camarades du Collège de Boncour et de l’Université d’Orléans, qu’il y fit oublier sa roture. Il remplira des missions diplomatiques en Espagne, en Angleterre, à Florence ; il sera comblé de faveurs, de sinécures, et de pensions qu’il perdra facilement au jeu. Surtout, il sera, auprès de la Marquise de Rambouillet, puis de Julie d’Angennes, le poète par excellence de l’Hôtel, c’est-à-dire le plus infatigable et le plus ingénieux des faiseurs de rondeaux, de chansons et de ballades. On ne lit plus guère que ses lettres, bien artificielles aussi, mais très supérieures à ses vers. Et si l’on cite encore son sonnet d’Uranie, c’est qu’il déchaîna, dans les salons et les ruelles d’alors, la frivole et fameuse guerre des Uranins et des Jobelins. Les Jobelins étaient ceux qui préféraient le sonnet sur Job, que venait d’écrire Benserade, et que voici :


Job de mille tourments atteint
Vous rendra sa douleur connue ;
Et raisonnablement il craint
Que vous n’en soyez point émue.

Vous verrez sa misère nue ;
Il s’est lui-même ici dépeint :
Accoutumez-vous à la vue
D’un homme qui souffre et se plaint.

Bien qu’il eût d’extrêmes souffrances.
On voit aller des patiences
Plus loin que la sienne n’alla.

Il souffrit des maux incroyables,
Il s’en plaignit, il en parla ;
J’en connais de plus misérables.


Oh ! la médiocre pointe, à propos du plus sublime des livres ! Au moins l’Uranie de Voiture a-t-elle de vraies grâces, encore qu’un peu surannées. Le monde littéraire hésita ; et ce fut une avalanche de dissertations, de parallèles et de gloses dans les deux camps. Corneille, consulté, fit la plus spirituelle des épigrammes, dans cette conclusion à la Normande :


Deux sonnets partagent la Ville,
Deux sonnets partagent la Cour,
Et semblent vouloir tour à tour
Rallumer la guerre civile.

Le plus sot et le plus habile
En mettent leur avis au jour,
Et ce qu’on a pour eux d’amour
À plus d’un échauffe la bile.

Chacun en parle hautement
Suivant son petit jugement.
Et s’il y faut mêler le nôtre,


L’un est sans doute mieux rêvé,
Mieux conduit, et mieux achevé,
Mais je voudrais avoir fait l’autre.



Il ne faudrait pas juger Isaac de Benserade (1612-1691) sur ce fâcheux sonnet de Job. Le poète était encore à ses débuts, et c’est plus tard, lorsqu’il composera des mascarades et des ballets, représentés à Versailles avec les plus grands seigneurs, les plus grandes dames et le Roi-Soleil lui-même pour acteurs, c’est alors seulement que l’on devra chercher le véritable Benserade, Et l’on trouvera un poète dont Théodore de Banville a pu dire que ses inventions de mythologie et de chevalerie sont souvent « des miracles d’esprit et de noblesse » et qu’il a su, comme nul avant lui, « amalgamer dans un type idéal le personnage représenté et son interprête. » Le sonnet Pour le roi représentant Roger est même quelque chose de plus qu’une spirituelle et noble louange : c’est l’âme historique de la France que Benserade y montre incarnée dans la personne de son roi.



Jean-François Sarrasin, pourtant, est un artiste supérieur encore à Benserade et à Voiture. Né en 1603, près de Caen, il fait ses études à l’université de cette ville, vend sa terre familiale et vient à Paris, où il est présenté à l’hôtel de Rambouillet par Mlle Paulet « la belle lionne. » Plus tard, il brillera de même aux Samedis de Mlle de Scudéry. Le voilà secrétaire de Paul de Gondi, le futur Cardinal de Retz. Il le deviendra du Prince de Conti, chez lequel il pourra fréquenter, à Chantilly, le Duc d’Enghien, c’est-à-dire le grand Condé, frère aine du prince, et, à Pézenas, le grand Molière, quand celui-ci, obscur encore, ira y jouer avec sa troupe, pendant la tenue des États du Languedoc. C’est à Pézenas qu’il mourra, en 1654, empoisonné, dit-on, par un mari jaloux. On lui doit, outre de belles pages d’histoire à la Salluste, les strophes assurément les plus élégantes, les mieux rimées, les mieux écrites de toute » celles que prodiguèrent les poètes de la « Société polie. » Il a « malherbisé » une fois, dans une ode sur la bataille de Lens, où il est médiocre. Partout ailleurs, il est original et il est exquis.



C’est surtout au temps de Julie d’Angennes, que Segrais (1625-1701) hantera l’Hôtel de Rambouillet, au cours des années qu’il passera à Paris comme gentilhomme ordinaire de Mademoiselle de Montpensier, puis comme ami et collaborateur de Madame de La Fayette. Mais, en 1669, ayant pris femme dans son pays natal, à Caen, il s’y fixera, y deviendra premier échevin, y présidera l’Académie du lieu, y élèvera une statue à Malherbe, et y mourra, en bon normand et en vrai sage.


Que Segrais dans l’églogue enchante les forêts !


a dit Boileau. C’est en effet, avant tout, un poète bucolique, encore qu’il ait écrit, « Sur un dégagement, » des stances qui font penser à Alfred de Musset.

Il n’a pas seulement aimé et traduit Virgile, il a une âme naturellement virgilienne. Le petit poème d’Amire pourrait être rencontré, sans qu’il y détonnât, dans les Élégies d’André Chénier. Victor Hugo aimait les vers de Segrais, auxquels il a emprunté deux fois des épigraphes ; et, dans le Groupe des Idylles de la seconde Légende des Siècles, il lui fait dire :


Muse, je chante, et j’ai près de moi Stésichore,
Plante, Horace et Ronsard, d’autres bergers encore.
J’aime ! et je suis Segrais, qu’on nomme aussi Tircis ;
Nous sommes sous un hêtre avec Virgile assis ;
Et cette chanson s’est de ma flûte envolée
Pendant que mes troupeaux paissent dans la vallée,
Et que du haut des cieux l’astre éclaire et conduit
La descente sacrée et sombre de la nuit.


La poésie idyllique, après Segrais, deviendra de plus en plus froide et conventionnelle, et rien n’en restera que, grâce à la joliesse du rythme, l’Allégorie pastorale de Madame Deshoulières (1633-1694), une « précieuse » attardée qui, lorsque l’Hôtel de Rambouillet ferma ses portes, tint à son tour « Bureau d’esprit ! » On y cabala, hélas ! contre la Phèdre de Racine, par une fidélité mal entendue au vieux Corneille.



Pierre Corneille ! (1606-1684). Ici, nous rentrons dans la région des génies, dont il est le premier en date. Après viendront La Fontaine (1621-1695), Molière (1622-1673), Racine (1639-1699) ; et l’on ne saurait séparer d’eux, si inférieur qu’il leur soit, Nicolas Boileau-Despréaux (1636-1711), l’impérieux théoricien de l’art classique. D’aucun de ces hommes illustres nous n’esquisserons même la biographie, présente à toutes les mémoires ; nous nous contenterons d’indiquer, en peu de mots, à quelles occasions ces poètes du théâtre, de la fable ou de la satire, furent aussi, accessoirement, des poètes lyriques.

Accessoirement ? On ose à peine appliquer ce mot à Corneille, tant son œuvre lyrique est considérable. Ses tragédies eussent-elles disparu que, par ses autres vers, il resterait encore un grand poète. Dans ses œuvres diverses, trop peu lues, on trouverait, non-seulement des galanteries et des fantaisies délicieuses, écrites dès sa jeunesse, mais plusieurs sonnets admirables de sa maturité, des vers superbes adressés au Roi, enfin toute la suite des poèmes inspirés, sur le tard, au cœur sensible du vieux Maître, par la belle comédienne Marquise-Thérèse de Gorla, femme du comédien Du Parc, lorsqu’elle vint, en 1688, jouer à Rouen avec la troupe de Molière. On y passe du madrigal spirituel à l’élégie presque douloureuse ; et le chef-d’œuvre en est, dans sa fière désinvolture, le morceau intitulé Stances à la Marquise, par une confusion volontaire de l’un des noms de l’actrice avec un titre de noblesse auquel elle ne prétendait point.

Mais voici l’œuvre capitale : L’Imitation de Jésus-Christ traduite et paraphrasée en vers français, achevée en 1654, et qui est, à notre avis, l’un des livres essentiels de la poésie française, non pour l’invention des pensées, bien entendu, mais pour la splendide ampleur des rythmes, presque tous innovés par Corneille, et pour l’incomparable pouvoir de cette langue à exprimer, en raccourci, les idées plus subtiles et les plus profondes. Jamais, ni avant, ni depuis, des vers n’ont été plus pleins de substance morale. Et si l’on se rappelle qu’alors Corneille avait déjà écrit les stances du Cid et celles de Polyeucte, on conviendra que le premier poète lyrique du XVIIe siècle, ce n’est pas Malherbe, c’est lui.



Il serait injuste de ne pas rapprocher de l’Imitation le livre trop oublié : Les Entretiens solitaires, de Guillaume de Brébeuf (1618-1661) un normand encore, célèbre en son temps par une traduction en vers de la Pharsale, mais dont les vers religieux, supérieurs encore à ses beaux vers épiques, atteignent parfois la sublimité de ceux de Corneille. Pour en entendre encore de cet accent et de cette largeur, au cours du siècle, il faudra ramener au jour quelques strophes presque inconnues du plus lyrique des prosateurs, de Jacques-Bénigne Bossuet lui même, (1627-1704) qui avait, à seize ans, prêché par jeu son premier sermon à l’Hôtel de Rambouillet, devant Voiture, en attendant qu’il prononçât à Notre-Dame, devant Louis XIV, l’oraison funèbre du Prince de Condé, cette ode en prose où « l’aigle de Meaux » a des coups d’ailes et des planements à la Pindare.



Quelques chansons, dans les divertissements de ses comédies, montrent que Molière faisait une part au lyrisme sur le théâtre. Hors de la scène, il ne nous appartient que par le sonnet émouvant écrit en 1664 à son ami La Mothe Le Vayer, qui venait de perdre son fils.



Jean Racine a sacrifié bien davantage à la Muse lyrique, et cela dès sa seizième année. Élève des « petites Écoles » jansénistes, il décrit le Paysage de Port-Royal en sept odes où se fait sentir l’influence de Théophile. Deux ans plus tard, à Chevreuse, où son cousin Vibert, intendant du Duc de Luynes, l’a envoyé pour surveiller les réparations du château, il rumine une pièce de théâtre et, lorsqu’il s’échappe jusqu’à Paris, en promet le rôle principal, tantôt à Mlle Roste, de la troupe du Marais, tantôt à Mlle Beauchâteau, de l’Hôtel de Bourgogne. Laquelle des deux, à moins que ce ne soit quelque jolie personne de l’entourage des Vitart, a-t-il chantée sous le nom de Parthénice ? N’importe : il l’a fait avec une fraîcheur et une grâce tendres qui annoncent déjà l’incomparable poète de l’amour qu’il sera dans la tragédie. À vingt ans c’est une ode écrite à l’occasion du mariage du roi, La Nymphe de la Seine, qui lui vaut la protection de Chapelain et celle de Colbert. Si le lyrisme est absent de ses premières pièces, il y reparaîtra, dans l’accent, avec Phèdre ; il y sera réintroduit, dans la forme, avec les chœurs d’Esther, et il y triomphera, au centre de l’action même, avec la sublime extase de Joad, au troisième acte d’Athalie (1691). Après une mélodieuse interprétation des Hymnes du Bréviaire romain, Racine chantera enfin son chant du cygne, les Cantiques spirituels, qui semblent avoir donné à Lamartine le ton de ses Méditations religieuses.



Est-il vrai que ce soit en lisant une ode de Malherbe que Jean de La Fontaine se soit senti tout à coup poète ? Je n’en puis rien croire. Bien que, ingénûment, sur la foi de Malherbe, il ait dit du mal de Ronsard, c’est à Ronsard qu’il se rattache, beaucoup plus qu’à son contempteur. Pour la langue, il s’écarte résolument de celui-ci, reprenant chez les poètes de la Pléiade, et plus haut encore, chez Marot, chez Rabelais, chez Bonaventure des Periers, jusque chez les vieux trouvères du moyen-âge, tous les mots dont il a besoin, y joignant les termes de métiers et les expressions les plus savoureuses des patois de France, faisant, en somme, tout juste ce que Malherbe avait interdit. Pour l’inspiration, même contraste, La Fontaine étant, lui, toute imagination, toute sensibilité, toute liberté, tout caprice : à sa Muse, comme à la Vénus de son poème d’Adonis, il ne manque :


Ni le mélange exquis des plus aimables choses,
Ni le charme secret dont l’œil est enchanté,
Ni la grâce, plus belle encor que la beauté.


Et pourtant, ajoute Vénus :

La beauté, dont les traits, même aux dieux, sont si doux,
Est quelque chose encor de plus divin que nous.

Le poète en eût pu dire autant de la bonté. Elle l’inspira souvent, et jamais mieux que lorsqu’elle lui dicta, pour demander au roi la grâce du surintendant Fouquet, son bienfaiteur, cette Élégie aux Nymphes de Vaux où l’orgueilleux monarque put lire le vers le plus tendrement humain qui ait été écrit depuis le fameux « Homo sum… » de Térence :

Et c’est être innocent que d’être malheureux !

Mais quand nous arrêterions nous, si nous entreprenions de parler du « bonhomme ? » Tous, nous savons ses Fables par cœur ; en revanche, bien peu ont lu ses poésies diverses ; odes ou chansons, épitres ou élégies, rondeaux ou ballades. Pourtant, c’est là tout un trésor d’épis qu’il a négligemment laissé tomber en liant ses gerbes, et qui suffiraient à la fortune d’un poète. Nous en recueillerons ici quelques-uns.



Nicolas Boileau-Despréaux, fils d’un greffier du Palais, greffier lui-même sur le Parnasse et auteur de l’Art poétique, doit passer, sans contredit, pour l’homme de son siècle à qui la notion même de la poésie lyrique aura été la plus étrangère. En matière de théâtre, il a donné à Racine et à Molière d’excellents conseils, dont ils n’avaient pas un pressant besoin ; dans la Satire, il a lui-même excellé, étant de complexion raisonnable, réaliste et caustique ; mais que de la musique et des images, au lieu de discours et de raisonnements, viennent à passer dans les vers qu’on lui lit ou qu’on lui montre, et aussitôt il devient sourd, il devient aveugle. Insensible aux incantations de Ronsard, il le vilipende et il ose lui préférer, sans non plus les aimer, du reste, Desportes et Bertaut. Il ignore Maynard et Tristan. Il méprise Saint-Amand et Théophile, comme il méprisera Philippe Quinault (1635-1688), ce mélodieux librettiste des opéras de Lulli. Quant à La Fontaine, il ne daignera point même le mentionner, ni parler de ses Fables, comptant pour peu ce rimeur et ces bagatelles.

Parfait honnête homme, du reste, plein d’honneur et de courage, et si bon ouvrier de vers qu’il est capable de composer, par indignation, l’épitaphe vraiment lapidaire du célèbre janséniste Antoine Arnaud persécuté, chassé, mort en exil. Et il a mérité d’écrire, sans crainte qu’on le lui rappelle jamais dans un blâme, cet alexandrin qui peut servir encore de pierre de touche pour éprouver la véritable et la fausse monnaie de poésie :


Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.


Malheureusement, ce n’est pas seulement de la bassesse, mais aussi de la sécheresse du cœur que le vers se ressent toujours ; et tel est le cas des vers de Boileau. Il a encore moins de sensibilité devant la nature que son héros Malherbe : dans un seul de ses vers on voit apparaître un arbre, le noyer de son jardin d’Auteuil ; mais c’est pour nous dire qu’il est « du passant insulté, » autrement dit, que les gamins y jettent des cailloux : sentiment non de poète mais de propriétaire. Quant aux femmes, sauf deux gracieux couplets « pour mettre en chant, » elles ne lui ont jamais inspiré que la Satire X, merveille de style mais féroce réquisitoire contre le sexe, effroyable galerie de portraits où il n’y a que des Mégères et des Xantippes, des Brinvilliers et des Messalines.

Pouvait-on demander à un pareil homme de comprendre Ronsard et La Fontaine, et surtout de faire des vers lyriques ? Il en fit pourtant, une fois, et ce fut pour la revanche des Muses offensées, car il écrivit alors cette Ode sur la Prise de Namur qui serait la chose la plus ridicule du monde si l’auteur ne l’avait point fait précéder d’un Discours dont le comique involontaire est encore supérieur à celui de l’Ode.

On y lit : « Comme il n’est pas possible de leur faire voir (aux lecteurs ignorant le grec) Pindare dans Pindare même, j’ai cru que je ne pourrais justifier ce grand poète qu’en tâchant de faire une ode en français à sa manière, c’est-à-dire pleine de mouvements et de transports, où l’esprit parût plus entraîné du démon de la poésie que guidé par la raison… J’y ai jeté, autant que j’ai pu, la magnificence des mots ; et à l’exemple des anciens poètes dithyrambiques, j’y ai employé les figures les plus audacieuses… Je ne sais si le public, accoutumé aux sages emportements de Malherbe, s’accommodera de ces saillies et de ces excès pindariques… » Ah ! le démon qui entraîne Boileau ! Ah ! les magnificences, les audaces, les saillies, les excès pindariques de Boileau !

Quelle docte et sainte ivresse
Aujourd’hui me fait la loi ?
Chastes Nymphes du Permesse,
N’est-ce pas vous que je voi ?…

Est-ce Apollon et Neptune
Qui, sur ces rocs sourcilleux,
Ont, compagnons de fortune,
Bâti ces murs orgueilleux ?
De leur enceinte fameuse
La Sambre, unie à la Meuse,
Défend le fatal abord ;
Et, par cent bouches horribles,
L’airain sur ces monts terribles
Vomit le fer et la mort.

Dix mille vaillants Alcides
Les bordant de toutes parts,
D’éclairs au loin homicides
Font pétiller les remparts, etc…

Il s’agit ici des canons et des fusils, des artilleurs et des mousquetaires ! Et quand, plus haut, le poète se demande si ce sont Apollon et Neptune qui, compagnons de fortune, ont bâti ces murs orgueilleux sur ces rocs sourcilleux, c’est que, paraît-il, ces deux Olympiens s’étaient jadis loués ensemble à Laomédon pour rebâtir les murs de Troie. Du moins, Boileau nous l’assure, dans une note, au bas de la page.

Invocations, exclamations, apostrophes et prosopopées ; termes impropres et périphrases ; allégories et mythologie ; rimes en épithètes, écœurantes à force d’être faciles, interchangeables tant elles sont banales ; le tout dans un délire de commande et dans un désordre concerté : voilà l’Ode sur la Prise de Namur, et voilà, pour cent années, toute l’ode française, dont le « Législateur de notre Parnasse » aura donné le modèle définitif. Quoi qu’il en pense, rien ne ressemble moins à du Pindare ; c’est du Malherbe inconsciemment parodié, gauchement imité, par un homme qui n’a goûté, qui n’a admiré chez ce maître de la rime précieuse, de la forte langue et de la haute éloquence, que ses artifices, que ses faiblesses et que ses froideurs. Mais alors, pensera-t-on, Boileau n’aurait pas plus compris Malherbe que Ronsard ? Assurément non, Malherbe étant, comme Ronsard, un poète lyrique.



Boileau, après cet unique « excès, » se trouva si fatigué qu’il n’osa plus jamais évoquer le terrible démon de l’Ode ; mais il eut du moins la consolation de former, avant de mourir, un élève qui devait réaliser complètement son idéal de lyrisme : Jean-Baptiste Rousseau.

Rousseau était né à Paris en 1671. Fils d’un cordonnier qui fit les plus grands sacrifices pour lui donner une éducation brillante, il commença par rougir de ce père et par vouloir changer son nom, de peur que ce témoignage d’une humble origine lui portât préjudice aux yeux des grands seigneurs dont il voulait devenir, plus humblement encore pourtant, le valet. Qu’après cela il ait été capable, ayant échoué au théâtre, de choisir sans vocation, et simplement parce qu’il y avait là une place à prendre, la carrière de poète lyrique ; qu’il se soit consolé d’être obligé d’écrire des odes sacrées en composant des épigrammes obscènes, dont il disait cyniquement qu’elles étaient les « gloria patri » de ses psaumes ; qu’il ait été accusé, avec trop de vraisemblance, d’avoir rimé contre plusieurs de ses confrères des couplets infâmes, et pour cela banni à perpétuité du royaume par un arrêt du Parlement, on ne s’en étonnera point outre mesure. Il avait prévenu l’arrêt en s’exilant volontairement, dès 1712, en Suisse. Accueilli là par notre ambassadeur, le comte de Luc, il le suivit bientôt à Vienne, lorsque lui fut donnée l’ambassade d’Autriche, et il y trouva, dans le prince Eugène, le plus illustre des protecteurs. À tous deux, il dédiera d’abord des odes reconnaissantes ; mais il ne tardera pas à leur préférer, dès la première rencontre, cet étrange aventurier limousin, le comte de Bonneval, qui devait finir pacha à Constantinople. Sans vergogne, il prendra parti pour lui contre le prince Eugène, écrira même des chansons injurieuses sur une femme aimée du prince qui, généreux, se contentera d’éloigner de lui le misérable poète en l’envoyant à Bruxelles, avec la promesse d’un emploi lucratif. C’est là que Rousseau mourra, en 1741.

Jusqu’au bout, il avait gardé en France des amis fidèles, qui le tenaient pour un calomnié ; et c’étaient Louis Racine, le père Brumoy, Rollin, Lefranc de Pompignan. Ces nobles cœurs ne pouvaient soupçonner la bassesse d’âme de celui qu’ils prenaient pour un poète. Et ils le croyaient tel, parce qu’il traitait de grands sujets avec cette élévation factice et cette habileté rhétoricienne qui devait tromper plusieurs générations, le maintenir même au rang de premier poète lyrique français jusqu’au jour où les Méditations de Lamartine dissipèrent en une minute cette illusion, en réapprenant la poésie à la France. Aujourd’hui, c’est presque au dernier rang que nous serions tentés de le mettre, tant son œuvre nous paraît vide et glacée. Ne tombons point dans ce déni de justice. Contentons-nous de dire que Rousseau est le type même du simili-poète, comme il y en a eu, pendant les périodes de transition, dans toutes les littératures ; et que celles de ses odes et de ses cantates qui furent autrefois les plus célèbres restent les types mêmes de ce qu’on pourrait appeler les pseudo-chefs-d’œuvre. C’est à ce titre que nous leur donnerons encore l’hospitalité de notre recueil, et parce qu’il faut savoir gré à ce rimeur d’avoir maintenu, faute de mieux, les apparences de la grande poésie, de n’avoir point laissé s’effriter, faute d’usage, les superbes moules de strophes où Victor Hugo coulera un jour du bronze, où il aura versé, en attendant, du plâtre.



Après lui, Jean-Jacques Lefranc, marquis de Pompignan (1709-1784) nous rendra le même office, avec moins de savoir-faire, mais, une fois, avec plus d’inspiration ; le jour où il écrira une Ode sur la mort de J.-B. Rousseau, son maître et son ami. Ce seul jour-là, parce qu’il aura mis son art au service d’une émotion sincère, ce que Rousseau ne fit jamais, il aura été poète.



Pour atteindre la fin du dix-huitième siècle, il faut traverser un véritable désert de stérilité poétique ou plutôt un immense jardin de fleurs artificielles, parmi lesquelles on est tout surpris de rencontrer, de loin en loin, le coloris et le parfum de quelques fleurs véritables. Du moins y a-t-il encore un peu de poésie dans cette « petite poésie, » tandis que de la « grande » il ne reste plus, nous le savons, que des simulacres.

Pendant les mêmes dernières années du règne de Louis XIV et pendant les premières de la Régence, à l’aimable Cour de Sceaux, chez la duchesse du Maine, ou aux soupers du Temple, en compagnie plus libertine, chez le grand-prieur de Vendôme, écoutons les jolies strophes anacréontiques de Guillaume Anfrye, abbé de Chaulieu (1639-1720), « le premier des poètes négligés, » selon Voltaire. Ou bien, notons certaine chanson sémillante et galante, d’un rythme si hardi que chaque couplet commence même par un vers inusité de treize syllabes : elle est, ne vous en déplaise, d’un Irlandais de vieille souche, compagnon de Jacques II exilé, Antoine, comte d’Hamilton (1646-1720), devenu, pour avoir écrit les Mémoires de Grammant, l’un de nos prosateurs classiques.

Charles Rivière Dufresny (1648-1724), parisien, petit-fils de Henry IV et de la belle jardinière du château d’Anet, fut poète, soldat, journaliste, musicien, agioteur, auteur de très spirituelles comédies, excellent jardinier enfin, par atavisme. À ce titre il faillit même tracer, dans le goût pittoresque et irrégulier des jardins anglais, le parc de Versailles ; mais son cousin Louis XIV, dont il était valet de chambre, donna la préférence au plan solennel de Lenôtre. Entre ses Amusements sérieux ou comiques on pourrait choisir plus d’une jolie chanson, celle des Lendemains, par exemple, une toute petite chose, mais parfaite.

Stanislas-Jean, Marquis de Boufflers (1737-1815), l’auteur, en prose, de la délicieuse et légère Aline, Reine de Golconde, tour à tour abbé, chevalier de Malte, hussard, maréchal de camp, diplomate en Allemagne, gouverneur du Sénégal, député aux États-Généraux, émigré, agriculteur, enfin administrateur de la Bibliothèque Mazarine, a laissé, parmi beaucoup de petits poèmes lestes et spirituels, dix vers émus sur les cheveux blancs d’une femme aimée : témoignage, sans doute, de la longue et fidèle tendresse qui le lia, puis l’unit par le mariage, à la comtesse de Sabran, son exquise amie.

Mais voici le roi de la poésie fugitive, le roi Voltaire (1694-1778). Ce n’est plus par sa Henriade ou sa Loi naturelle, sa Sémiramis ou son Mahomet, ni surtout par ses grandes odes, qu’il reste pour nous un poète : c’est par la grâce émue des Stances à Madame du Châtelet, de ce délicieux et impertinent badinage, les Vous et les Tu, ou des vers à Madame Lullin, d’une si souriante mélancolie. Jamais, quoiqu’il s’y guindé, Virgile ni Lucrèce, Corneille ni Pindare : quelquefois, sans qu’il y songe, Horace ou Anacréon.



C’est sous son patronage que Nicolas-Joseph-Laurent Gilbert, (1751-1788) s’est d’abord placé en lui envoyant, du fond de la Lorraine, ses premiers vers ; mais le philosophe de Ferney n’a sans doute point salué assez bas ce jeune homme de dix-huit ans qui, bientôt, enflé par des succès de province, aigri par le froid accueil qu’on lui fait dans la capitale, deviendra le farouche ennemi de celui qu’il appellera « vole à terre, » et de toute la secte encyclopédique. On n’a retenu de lui qu’une satire : Le Dix-Huitième Siècle, et les quelques strophes qu’il écrivit, quelques jours avant de mourir à l’Hôtel-Dieu, non de misère comme le voudrait la légende, mais d’un simple accident. Bien que ces strophes soient imitées de plusieurs psaumes, il faut y reconnaître un accent moderne qui surprend encore, à pareille date.

Combien vaut mieux que Gilbert celui qui remplacera Voltaire à l’Académie Française, le bon Jean-François Ducis (1733-1816) ! Honorons-le d’abord pour avoir le premier mis à la scène, avec de très-beaux vers quelquefois, des imitations timides, et cependant audacieuses pour l’époque, de Macbeth, d’Hamlet, d’Othello, du Roi Lear, de Roméo et Juliette. Puis, retiré du théâtre et du monde, dans sa petite maison de campagne, entre un crucifix devant lequel il prie chaque matin, et un buste de Shakespeare qu’il couronne de fleurs, chaque année, lorsque revient l’anniversaire du grand Will, aimons-le de savoir écrire, avec simplicité, des stances ingénues comme son esprit, tendres comme son cœur, pures comme sa vie.



Évariste Parny (1753-18 14), est né à l’Île Bourbon Celui qu’on appelait « le Tibulle français » fut illustre. D’une âme plus voluptueuse que tendre, dans une langue bien conventionnelle et bien molle, il écrivit des vers amoureux qu’admirait encore Chateaubriand et qui faillirent gâter le génie naissant de Lamartine. Mais Elvire fit oublier en un instant la vague Éléonore, et Parny n’est plus maintenant lui-même qu’une ombre vague. Son simulacre d’élégie a été rejoindre le simulacre d’ode de Rousseau et le simulacre d’épopée de Voltaire. L’illusion dissipée ne renaîtra plus, et ce n’est guère qu’en souvenir d’une grande renommée qu’on citera encore, pour leur chute gracieuse, et pour un peu d’émotion qu’ils gardent, quelques vers Sur la Mort d’une Jeune Fille.

Louis de Fontanes (1757-1821) a passé, lui aussi, mais sans avoir eu autant d’éclat comme poète, si l’éclat des honneurs ne lui manqua point, qu’il recherchait par-dessus toutes choses. Grand-maître de l’Université en 1808, sénateur en 1810, il n’hésita pas, pour garder sa place, à voter, en 1814, la déchéance de l’empereur, ce qui lui valut d’être nommé pair de France. Sachons-lui gré d’avoir encouragé Chateaubriand à ses débuts, et regrettons que trop d’emplois et de dignités ne lui aient pas permis de polir quelquefois, dans la paix de son cabinet de travail, des odelettes égales à son unique chef-d’œuvre : Sur un Buste de Vénus.



À l’heure où débutait Fontanes, la France croyait avoir trouvé de nouveau un grand poète lyrique ; et ce n’était encore qu’un rhéteur en vers, plus puissant toutefois que Jean Baptiste Rousseau : Ponce-Denis Escouchard-Lebrun, né à Paris en 1729, celui que ses contemporains appelèrent volontiers Lebrun-Pindare. L’homme est féroce et bas : la Fanni qu’il a chantée, à peine est-elle devenue sa femme qu’il l’accable d’ignobles soupçons, de grossières injures et de traitements barbares ; et après la séparation, il s’acharne encore à la salir, en vers. Tiré de la misère par Louis XVI, ayant célébré l’Amour des Français pour leurs Rois, il demandera, un peu plus tard, que les tombes royales de St Denis soient violées, que Louis XVI et Marie-Antoinette soient guillotinés. Une pension de 6 000 livres suffira pour qu’il loue Bonaparte, du même cœur qu’il avait loué Robespierre.

Eh bien, ce caractère vil, ce cœur atroce, a dans l’imagination, rien que dans l’imagination, une espèce de grandeur singulière. Il est capable de s’exalter, non pour des sentiments, mais pour des idées et des livres, pour l’Esprit de Lois de Montesquieu, par exemple, ou pour les Époques de la Nature de Buffon, son héros favori, qui lui inspirera deux odes dont quelques passages approchent du sublime. Il y atteindra une fois, malgré l’emphase du début, dans l’Ode sur le Vaisseau le Vengeur ; et pour ne pas être trop choqué de ce début même, remarquons qu’il est en harmonie avec le goût néo-romain qui règne partout alors, aussi bien dans un tableau de Louis David que dans un meuble de Percier ou dans un discours de Robespierre : c’est presque du style.

Lebrun est le plus inégal des poètes : tel fragment de son ode sur l’Enthousiasme, par son emportement lyrique et ses audaces verbales, annonce les Mages de Victor Hugo :

Il t’embrasait, ô Galilée,
Quand la terre entendit ta voix,
Et que, loin du centre exilée,
Elle parut suivre tes lois.
Newton, roi des sphères célestes,
Tu le respires, tu l’attestes
Dans tes calculs audacieux ;
Franklin maîtrise le tonnerre,
Et Montgolfier, fuyant la terre,
Se précipite dans les cieux.

Les âmes, de gloire effrénées,
Par un essor inattendu,
Se plongent dans leurs destinées
À travers l’obstacle éperdu :
Un enthousiasme héroïque,
S’ouvrant les ondes du Granique,
D’Alexandre enflamme l’espoir,
Soumet la terre à sa fortune,
Et le montre au dernier Neptune,
Tous deux étonnés de se voir.

Mais déjà faiblit la fin de la strophe. Et si nous tournions quelques feuillets, jusqu’à l’ode où Lebrun célèbre Les Paysages des Environs de Paris, nous trouverions des vers tels que ceux-ci, dont chaque mot a besoin d’une traduction, tant la folie de la périphrase et du « mot noble » y est à son comble :


La colline qui, vers le pôle
 (le Butte Montmartre, qui, au Nord)
Borne nos fertiles marais,
 (nos cultures maraîchères)
Occupe les enfants d’Éole
 (les vents)
À broyer les dons de Cérès.
 (à faire tourner les moulins à farine)
Vanves, qu’habite Galatée,
 (où il y a des gardeuses de bestiaux)
Sait du lait d’Io, d’Amalthée
 (du lait de vache et de chèvre)
Épaissir les flots écumeux ;
 (faire du fromage)
Et Sèvres, d’une pure argile
 (avec du kaolin)
Compose l’albâtre fragile
 (la porcelaine)
Où Moka nous verse ses feux.
 (dont on fait les tasses à café !!!)


Si Lebrun-Pindare se montre quelquefois le plus détestable des poètes lyriques, disons bien vite qu’il est toujours le maître incontesté des faiseurs d’épigrammes. Citons-en au moins une, superbe, sur La Harpe, qui venait de parler du grand Corneille avec irrévérence :

Ce petit homme à son petit compas
Veut sans pudeur asservir le génie ;
Au bas du Pinde il trotte à petits pas,
Et croit franchir les sommets d’Aonie.
Au grand Corneille il a fait avanie ;
Mais, à vrai dire, on riait aux éclats
De voir ce nain mesurer un Atlas ;
Et, redoublant ses efforts de Pygmée,
Burlesquement raidir ses petits bras
Pour étouffer si haute renommée !

Souvenons-nous enfin que Lebrun, avant tout le monde, a deviné, a salué le génie d’André Chénier ! Ce sera justement le frère d’André, Marie-Joseph, qui, le 3 Septembre 1807, prononcera, au nom de l’Institut, un discours sur la tombe du vieux poète. Il y laissera entendre, discrètement, toutes les restrictions qu’il ferait sur l’homme ; mais il y louera justement celui qui, « souvent élevé, quelquefois ambitieux dans son style, cherchant la hardiesse et ne fuyant pas l’audace, célébra tout ce qui donne les hautes pensées : Dieu, la Nature, la Liberté, le Génie et la Victoire ! »



Deux poètes avaient fait mieux que de célébrer la Victoire : vers le même temps, ils y avaient entraîné les cœurs et conduit les pas des jeunes armées de la République. L’un d’eux était précisément Marie-Joseph Chénier, et l’autre, avant lui, Joseph Rouget de Lisle (1760-1836).

Le capitaine Rouget de Lisle, dans la nuit du 25 au 26 Avril 1792, peu de jours après la déclaration de guerre à la Prusse et à l’Autriche, improvisait, paroles et musique, le chant immortel qui, appelé d’abord Chant de Guerre de l’Armée du Rhin devait bientôt prendre son nom de gloire, quand le bataillon des volontaires de Marseille fut entré à Paris en le chantant. Écoutez maintenant une page de Michelet, hymne commentant un hymne :

« Par-dessus l’élan de la guerre, sa fureur, la pensée vraiment sainte de la Révolution fut toujours l’affranchissement du monde. En récompense, il lui fut donné, dans un moment désintéressé et sacré, de trouver le chant qui, répété de bouche en bouche, a gagné toute la terre. Cela est divin et rare, d’ajouter un chant éternel à la voix des nations.

« Il fut trouvé à Strasbourg, à deux pas de l’ennemi, non, comme on l’a dit, dans un repas de famille, ce fut dans une foule émue Les volontaires partaient le lendemain ; on était en avril, au premier moment de la guerre. Plus d’un, dans la joie du banquet, rêvait sous l’impression de vagues pressentiments, comme quand on est assis, au moment de s’embarquer, au bord de la grande mer. Mais les cœurs étaient bien haut, pleins d’élan et de sacrifices, et tous acceptaient l’orage. Cet élan commun qui soulevait toute poitrine d’un égal mouvement aurait eu besoin d’un rythme, d’un chant qui soulageât les cœurs, fit écho à la douce et fraternelle émotion qui animait les convives. L’un d’eux le traduisit : « Allons ! » Et ce mot dit, tout fut trouvé : « Allons, enfants de la patrie ! » Ce fut comme un éclair du ciel. Tout le monde fut saisi, ravi, tous reconnurent ce chant entendu pour la première fois. Tous le savaient, tous le chantèrent, tout Strasbourg, toute la France. On l’appelle la Marseillaise. Le monde, tant qu’il y aura un monde, la chantera à jamais. »

Et Michelet ajoute : « Si ce n’était qu’un chant de guerre, il n’aurait pas été adopté par les nations. C’est un chant de fraternité ; ce sont des bataillons de frères qui, pour la sainte défense du foyer, de la patrie, vont ensemble d’un même cœur. C’est un chant qui dans la guerre conserve un esprit de paix. Qui ne connaît la strophe sainte :

« Épargnez ces tristes victimes !… »


Le dernier couplet de la Marseillaise, celui des Enfants, n’est pas de Rouget de Lisle : il fut écrit quelques mois plus tard, peut-être par un obscur écrivain nommé Louis du Bois. On n’en est pas sûr. Ni l’un ni l’autre de ces auteurs ne se retrouvèrent une seconde fois des poètes ; ils avaient été un seul jour, les mystérieux instruments d’une inspiration collective ; on comprend, par leur exemple, cette formule de Richard Wagner : « Le Peuple, force efficiente de l’œuvre d’art ; » et c’est par une telle origine, non par une perfection formelle qu’il n’y faut point chercher, que s’expliquent les héroïques vertus de notre chant national.



L’autre poète de la Liberté et de la Victoire, c’est, nous l’avons dit, Marie-Joseph Chénier, l’auteur de ce Chant du Départ qui, sur la grandiose musique de Méhul, fut chanté pour la première fois dans une fête de l’an II décrétée par la Convention à la nouvelle de la glorieuse bataille de Fleurus, et pour la dernière fois en 1804, au camp de Boulogne, quand le Premier Consul distribua des étoiles de la Légion d’Honneur aux braves de la Grande Armée.

Marie-Joseph, dernier enfant de Louis Chénier et de la belle grecque Santi Lhomaca sa femme, était né en 1764, deux ans après son frère André. Nous n’avons point à parler ici du poète tragique, dont les œuvres déclamatoires, plus pleines des passions du moment que des passions éternelles, devaient, pour cette raison, être applaudies alors et, ensuite, oubliées. Sur l’homme politique, jusqu’en 1794, nous avons dit l’essentiel dans la Notice du volume consacré aux Chefs-d’Œuvre lyriques d’André Chénier, de la présente collection ; l’on voudra bien s’y reporter pour juger impartialement sa conduite, dont les fautes furent compensées par plus d’une preuve d’un dangereux courage, et trop cruellement expiées par l’abominable calomnie qui l’accusa d’avoir causé la mort de son frère, calomnie à laquelle, en si nobles vers, il saura répondre.

Le poète lyrique, seul, nous appartient ici, et son rôle, pendant toute la Révolution, fut considérable. Si le mouvement qui commence en 1789, à l’ouverture des États-Généraux, a tous les caractères d’un mouvement religieux, dans le sens le plus large du mot, par sa soudaineté, son universalité, son enthousiasme, son délire de foi et d’espérance, — en attendant qu’il ait son fanatisme de ses crimes, — on peut dire que Marie-Joseph Chénier sera le poète liturgique de cette religion nouvelle. Car cette religion — patriotique, civique, et déiste, selon le Contrat Social et la Profession de Foi du Vicaire Savoyard, — comme elle aura ses temples et ses fêtes, aura sa liturgie. Chénier, sans parler du Chant du Départ, y contribuera d’abord par son Chant du 14 Juillet, composé pour la première fête de la Fédération, puis par des hymnes à l’Égalité, à la Liberté, à la Raison, le plus souvent abstraits et froids comme leur titre, composés dans cette langue décolorée que lui ont transmise tant de générations de poètes anti-lyriques. Parfois aussi, l’inspiration le soulève, et il monte avec une majesté un peu tendue, émouvante quand même. Ainsi en est-il dans l’Hymne à l’Être Suprême, qu’il n’a pu refuser à Robespierre, mais où la divinité, « témoin du crime heureux, besoin de l’innocence, » est invoquée avec un à-propos si terrible que l’homme de la guillotine, ne voulant point qu’on chantât de tels vers, en commanda d’autres, sur le même rythme, à un certain Théodore Desorgnes, afin qu’on pût utiliser la musique, déjà écrite par Gossec.

Il y a pourtant quelque chose de plus beau dans l’œuvre de Marie-Joseph, c’est l’Hymne du 9 Thermidor, chanté à la Convention, le 27 Juillet 1795, pour l’anniversaire du jour où la chute de Robespierre avait arrêté la Terreur, deux jours trop tard, hélas ! pour qu’André ne portât pas sur l’échafaud sa noble tête. Ici encore, sans doute, un peu trop de pompe à la romaine ; mais quelle émotion nous saisit quand, à l’évocation des ombres sanglantes, nous voyons apparaître, sans que Marie-Joseph nous l’ait désigné autrement que par ces deux mots, « talents, vertus, » le fantôme de ce frère, et quand, au nom même des victimes, le poète demande à la République d’être clémente à leurs assassins !

Il ne quitta les Assemblées qu’en 1802. L’astre de Bonaparte montait de plus en plus haut sur l’horizon. Chénier avait d’abord salué le général victorieux, approuvé même le coup d’État du 18 Brumaire ; puis comprenant que, ce jour-là, dans l’Orangerie de Saint-Cloud, la République avait commencé de mourir, il se détourna du Consul et, au lendemain du couronnement de l’Empereur, il écrivit la belle élégie de La Promenade qui est, en même temps que son chef-d’œuvre, son testament de citoyen et de poète. Il y apparaît tout entier, fidèle, étroitement mais noblement, à son double idéal classique et républicain, avec une nuance de mélancolie, comme s’il souffrait de survivre au siècle qui vient de finir, et de ne pouvoir, comme les derniers venus, aspirer dans la joie les souffles du siècle qui commence, acquiescer à la grandeur des événements et des idées qui ont de nouveau bouleversé le monde.

Nous sommes en 1805 ; voilà quatre ans bientôt qu’Atala et le Génie du Christianisme ont paru, renouvelant la sensibilité française ; et il n’a trouvé, pour les accueillir, que des ironies voltairiennes, sans rien pressentir de tout ce qui s’y trouvait en germe. Il demeurera dans cette incompréhension jusqu’à sa mort. Mais en 1811, comme pour une symbolique entrée de la poétique nouvelle, victorieuse de l’ancienne, Chateaubriand, père du Romantisme, remplacera à l’Académie Française Marie-Joseph Chénier, dernier des Classiques.


AUGUSTE DORCHAIN