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Chemins de fer comparés aux lignes navigables

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DES CHEMINS DE FER
COMPARÉS AUX LIGNES NAVIGABLES.

L’invention des chemins de fer est un des plus grands bienfaits dont la science et l’industrie, associant leurs efforts, aient doté l’espèce humaine. Les chemins de fer semblent véritablement appelés à changer la face du globe. De hardis et généreux penseurs ont dit que le monde marchait à grands pas aujourd’hui vers l’association universelle ; peut-être ce merveilleux ordre de choses que leur faisait rêver leur noble amour pour le genre humain n’est-il, au gré de beaucoup d’hommes positifs, rien de plus qu’une chimère ; mais personne ne contestera que le sentiment d’unité qui anime aujourd’hui tant de peuples, et le besoin d’expansion qui dévore quelques nations récemment apparues sur la scène, dans l’ancien monde et dans le nouveau, ne tendent à changer la balance politique. Une force invincible secoue, ébranle et mine les barrières entre lesquelles, aujourd’hui, les hommes sont parqués en petits états, et par conséquent prépare la place pour de vastes empires. Je ne dis pas que nous soyons à la veille de voir tous les trônes s’abaisser et tous les sceptres se courber sous la monarchie universelle qu’ont espérée quelques grands conquérans. J’incline du côté de ceux qui doutent que le genre humain puisse jamais tout entier reconnaître une seule loi, un seul roi, et même un seul dieu ; mais il est, ce me semble, permis de soutenir que nous ne tarderons pas à voir s’organiser, par voie de fédération, par voie de conquête, ou sous je ne sais quels autres auspices, d’immenses états qui engloberont par douzaines les royaumes, les principautés et les duchés entre lesquels est maintenant répartie la population de l’Europe. C’est un résultat que le présent autorise à prévoir ; c’est un pressentiment que le passé légitime car que sont nos grandes monarchies, comparées à l’empire romain, sous le rapport de leur superficie habitable ? Que sont-elles en population, à côté des trois cent soixante millions de sujets que compte le céleste empire ? Et si cette révolution s’accomplissait, les amis de l’humanité auraient-ils à s’en plaindre ou devraient-ils s’en applaudir ? Est-il déraisonnable de penser que les relations des peuples et des hommes entre eux deviendraient plus fécondes à mesure qu’elles gagneraient en fréquence et en largeur ?

Cette civilisation nouvelle que seuls, d’abord, quelques hommes supérieurs avaient pressentie, lorsqu’ils laissaient courir celle que Montaigne appelait la folle du logis, folle qui, toute folle qu’elle est, a autant que les sages le don de lire dans l’avenir, ce nouvel équilibre politique et social qui, maintenant, commence à préoccuper les hommes d’état, n’auront pas d’agent matériel plus usuel, plus puissant que les chemins de fer. Pour préparer ce novus ordo et pour le maintenir, aucun instrument matériel plus efficace ne sera mis à la portée du genre humain.

Aujourd’hui, en France et généralement en Europe, l’Angleterre exceptée, la vitesse moyenne des voitures publiques est de 2 lieues de poste à l’heure. La malle-poste, qui ne transporte qu’un très petit nombre de voyageurs, atteint tout au plus, chez nous, la vitesse de 3 lieues et demie. En poste, on ne fait guère que 3 lieues à l’heure, et c’est un mode de transport qui est à l’usage d’une imperceptible minorité de privilégiés. Il faut qu’un chemin de fer soit grossièrement établi, pour que l’on ne puisse y circuler avec une vitesse moyenne de 6 lieues à l’heure, c’est-à-dire deux fois plus grande que celle de nos diligences. À ce compte, au moyen des chemins de fer, un pays, trois fois plus long et trois fois plus large que la France, et par conséquent neuf fois plus vaste, se trouverait, sous le rapport des communications et pour les relations des hommes entre eux, dans la même situation que la France actuelle, dépourvue de chemins de fer. En supposant une vitesse de 10 lieues à l’heure, c’est-à-dire quintuple de celle des diligences ordinaires, le rapport d’un à neuf se change en celui de un à vingt-cinq ; le rapprochement des hommes et des choses s’accélère alors dans la même proportion, c’est-à-dire qu’avec des chemins de fer de 10 lieues à l’heure, un territoire vingt-cinq fois plus grand que la France ou quatre fois et demie aussi étendu que l’Europe occidentale[1], serait centralisé au même degré qu’aujourd’hui la France, et pourrait s’administrer tout aussi vite.

Mais ceux même qui se refuseraient à croire à l’accomplissement de cette évolution au milieu de laquelle d’autres, au contraire, nous supposent pleinement engagés par arrêt du destin ou de la Providence, comme dans un tourbillon contre l’entraînement duquel la lutte est impossible ; ceux qui se croiraient fondés à soutenir que l’Europe et le monde doivent, dans leurs divisions politiques, rester ce qu’ils sont aujourd’hui ; ceux-là reconnaîtront, et déjà reconnaissent, qu’il y a chez les populations, en faveur des chemins de fer, un de ces sentimens contre lesquels échoueraient tous les raisonnemens et toutes les remontrances, une de ces volontés instinctives dont le triomphe est certain aujourd’hui que le régime représentatif a élevé le vieil adage vox populi, vox dei, au rang d’article de foi politique. S’ils contestent l’influence politique et sociale des chemins de fer, telle du moins que d’autres la supposent, ils en sentent la portée administrative, et ils en avouent le mérite sous le rapport des affaires. Ainsi l’utilité, la convenance, la nécessité des chemins de fer, ne sont plus à démontrer à personne. Pour un motif ou pour un autre, il y a, en leur faveur, acclamation universelle, consensus gentium.

Il y a donc lieu à établir des chemins de fer : dans l’intérêt de la civilisation il faut ouvrir les grandes lignes, car ce sont elles qui doivent contribuer le plus à transformer les rapports des hommes et des choses, à rapprocher les provinces des provinces, les peuples des peuples. C’est par les grandes lignes que circulera au loin la pensée humaine sous la forme la plus favorable à sa propagation, c’est-à-dire, en chair et en os. Il faut aussi créer de petites lignes sur quelques points où les rapports des hommes sont extrêmement multipliés. Il faut encore en poser quelques tronçons dans certaines localités où un canal serait impossible et où cependant il y a lieu à transporter une grande masse d’objets.

Mais serait-il sage de négliger les canaux et les rivières pour les chemins de fer ? Sous le point de vue commercial et en se renfermant dans ce qui est du domaine des intérêts matériels proprement dits, pour le transport des marchandises, les lignes navigables, dans des pays tels que la France, valent-elles moins que les chemin de fer, valent-elles autant ou ne valent-elles pas mieux ? Pour le transport des hommes, doit-on désespérer que provisoirement elles en tiennent lieu dans un bon nombre de cas ? Ce sont des questions qui méritent au moins d’êtres soulevées.

Des chemins de fer comparés aux canaux pour le transport des
marchandises et pour le transport des hommes.

Parlons d’abord des marchandises. Sur le chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, le charbon est taxé à 10 c.[2] par tonneau (de 1000 kilog.) et par kilomètre, ou à 40 c. par lieue de poste (de 4 kilomètres). Ce chemin est le plus fréquenté qu’il y ait au monde ; il est parcouru annuellement par 550,000 tonneaux de marchandises, et par plus de 200,000 voyageurs. Or, on estime que la circulation est animée sur un canal, un chemin de fer ou une route, lorsqu’il y passe 100,000 tonnes. Dès-lors les frais d’administration et d’entretien et l’intérêt du capital engagé, se répartissant sur une immense quantité de marchandises, se trouvent proportionnellement réduits à leur plus simple expression et n’entrent que comme un faible élément dans les dépenses relatives à chaque tonneau. Ce chemin descend continuellement de Saint-Étienne au Rhône, et c’est dans ce sens que s’opère la presque totalité des transports ; de là une autre diminution considérable de frais. Enfin il est fort bien administré. Malgré toutes ces circonstances favorables, malgré le service des voyageurs qui est très productif, le chemin de fer de Lyon à Saint-Étienne ne donne qu’un bénéfice net fort modique, et il joindrait tout juste les deux bouts, s’il n’unissait au transport des marchandises d’autres sources de revenus, telles que le transport des voyageurs sur lequel on ne comptait nullement à l’origine, un pont à péage à Lyon (le pont de la Mulatière), une gare à Perrache, et quelques droits d’emmagasinage et de factage.

J’admets que, sur plusieurs points, ce chemin se trouve en assez mauvais état, ce qui occasionne un surcroît de déboursés ; mais cette cause de dépenses est loin de contrebalancer les priviléges dont il jouit, comparativement aux autres chemins de fer qui existent et à ceux qui sont projetés, priviléges dont quelques-uns, et notamment la pente dans le sens du mouvement commercial et l’importance de ce mouvement, sont tout exceptionnels et vraiment uniques au monde. Il me semble donc qu’on se placera dans une hypothèse avantageuse pour les chemins de fer, en supposant que 10 centimes par tonneau et par kilomètre représentent le prix auquel peut s’effectuer le transport sur les chemins de fer en général[3]. Sur les canaux, au contraire, le nolis ou fret, c’est-à-dire la dépense de traction proprement dite, s’évalue communément à 1 centime et demi par tonneau et par kilomètre. Indépendamment de ce chiffre, qui indique le montant à payer pour salaire du batelier, loyer des chevaux de halage et usure du bateau, il faut compter le péage perçu par le propriétaire du canal, et qui est destiné à couvrir la dépense d’entretien et l’intérêt du capital engagé dans les travaux. Sur toutes les lignes dont le gouvernement dispose à son gré, et pour celles qu’il établira désormais, ce péage ne doit pas être évalué, pour les marchandises encombrantes, à plus de 2 cent. Ainsi, c’est 3 cent. et demi qu’il faut mettre en regard de 10 cent. pour comparer les frais du transport par canaux à ceux du transport par chemins de fer. En un mot avec les chemins de fer on est, quant à présent, autorisé à dire que pour les marchandises usuelles et encombrantes, pour ce qui compose la masse des charrois, la dépense est triple de celle qu’imposent les canaux. Si l’on compare les chemins de fer aux rivières et aux fleuves améliorés ou dans leur état naturel, la différence sera bien autrement considérable ; car, pour les objets encombrans, le droit de navigation n’est que de deux dixièmes de cent. à la descente et de trois dixièmes à la remonte, soit moyennement d’un quart de cent., au lieu de 2 cent. Dès-lors, en supposant le fret le même, ce serait moins de 2 centimes qu’il faudrait opposer à 10, c’est-à-dire que le désavantage des chemins de fer serait, dans ce cas, de 5 contre 1.

On peut élever beaucoup d’objections contre le transport par canaux. Il est quelquefois d’une lenteur désespérante. Il y a quelques années, le charbon qui venait de Mons à Paris consacrait plus de temps, pour faire ce modeste trajet de 85 lieues, qu’il n’en faut à un bâtiment médiocre voilier, pour aller de Bordeaux à la Guadeloupe y déposer son chargement de farines et de vins, prendre une cargaison de sucre, revenir dans la Gironde, se débarrasser encore une fois de ses marchandises, se recharger une troisième fois sans se presser, aller de là au fond du golfe du Mexique, à Vera-Cruz, y débarquer ses productions françaises, avec la mollesse qu’inspire l’atmosphère tiède des tropiques et rentrer à Bordeaux, après être passé à la Nouvelle-Orléans, pour s’y emplir, sans tour de faveur, de balles de coton. Aujourd’hui on a considérablement réduit ces délais insupportables ; et cependant, pour venir des mines d’Anzin à la fabrique de glaces de Saint-Gobain, c’est-à-dire pour faire un voyage qu’un piéton accomplirait sans effort en deux journées, des bateaux de charbon que l’on m’a cités, ont mis, en 1837, plus de 20 jours. Mais on n’est en droit de rien conclure de là contre les canaux en général. Ce sont des faits déplorables, qui prouvent seulement que si, en France, nous nous sommes formés dans l’art de construire des canaux, nous sommes encore bien novices dans l’art de nous en servir. Chez d’autres peuples, la circulation des marchandises sur les canaux est beaucoup plus rapide. Aux États-Unis, sur le grand canal Érié, qui rattache New-York au réseau des lacs de l’Amérique du Nord, les bateaux accélérés qui marchent jour et nuit franchissent les 146 lieues qui séparent les deux extrémités de ce beau canal, en sept fois 24 heures régulièrement, ce qui suppose une vitesse moyenne de 24 lieues par jour. Rien n’est plus commun qu’une vitesse pareille sur les canaux d’Angleterre ou d’Amérique. Les autres bateaux du canal Érié, qui s’arrêtent la nuit, ne restent que 13 à 14 jours en route ; ce qui suppose un parcours moyen de 10 à 12 lieues par jour. Les bateaux qui conduisent à Philadelphie les charbons de Schuylkill marchent du même train.

En France même, sur quelques canaux qui n’appartiennent pas à l’état et ne sont pas administrés par lui, il existe actuellement un service d’une promptitude remarquable et d’une régularité parfaite : je veux parler du canal du Midi et de quelques canaux attenans, où une administration éclairée a organisé, depuis 1834, une ligne de bateaux accélérés dont le commerce s’applaudit tous les jours davantage, et les compagnies propriétaires plus encore. Ces bateaux franchissent le canal du Midi, le canal des Étangs et le canal de Beaucaire, formant ensemble 90 lieues, en 6 jours et 16 heures, qui se réduisent à 118 heures de marche effective, y compris même le temps des stations pour chargement et déchargement des marchandises, parce que les bateaux s’arrêtent de 9 heures du soir à 4 heures du matin. Leur vitesse de déplacement, proprement dite, est de 6,000 mètres (une lieue et demie de poste) à l’heure. Les bateaux ordinaires peuvent faire le trajet de Toulouse au port de Cette en 6 jours, à raison de 10 à 12 lieues par jour. Mais comme il est d’usage qu’ils s’arrêtent pour déposer ou compléter leur chargement, leur traversée dure habituellement une quinzaine de jours. C’est un peu long comparativement au service ordinaire des canaux d’Amérique ou d’Angleterre ; mais c’est une rapidité presque fabuleuse à côté de ce qui se passe sur nos autres canaux français.

Il s’en faut de beaucoup que la vitesse d’environ 20 lieues par jour puisse être signalée comme la dernière limite qu’on puisse atteindre sur les canaux. Tout le monde sait qu’en Angleterre, depuis 1830, sur le canal de Paisley d’abord, et sur plusieurs autres ensuite, on a établi, pour les voyageurs, des bateaux qui se meuvent avec une vitesse de 3 lieues et demie à 4 lieues et demie de poste à l’heure, y compris le temps nécessaire pour franchir les écluses.

Aux États-Unis, sur la plupart des canaux construits par les États, il y a des paquebots affectés uniquement au transport des voyageurs, et qui parcourent à peu près 7 kilomètres par heure, ou une quarantaine de lieues par 24 heures ; car ils vont nuit et jour, et s’ils ne dépassent pas cette rapidité, c’est que les règlemens administratifs s’y opposent. Mais là aussi, sur des canaux appartenant à des compagnies, le système anglais des bateaux-rapides a été appliqué avec succès, et, sur le canal à grande section du Raritan à la Delaware, entre Philadelphie et New-York, j’ai voyagé dans un bateau d’une construction particulière, fort vaste et beaucoup plus commode que les nacelles effilées que l’on emploie sur les canaux anglais, avec une vitesse d’un peu plus de 3 lieues.

En France, sur le canal du Midi, on a perfectionné, en 1835, un service de bateaux de poste qui datait de la construction du canal. Ces bateaux, très fréquentés aujourd’hui, se meuvent avec une vitesse moyenne de 11 kilomètres (2 lieues trois quarts) par heure, non compris le passage des écluses ; ils vont en 36 heures, tout compris, de Toulouse à Cette, et en 51 heures de Toulouse à Beaucaire, ce qui met leur vitesse effective de voyage à un peu moins de 2 lieues par heure.

Le transport des marchandises, à raison de 20 lieues par jour, et celui des hommes avec une rapidité double, triple ou quadruple, s’effectuent à assez bas prix. En 1835, lorsque je visitai le canal Érié, les compagnies concessionnaires effectuaient le transport de la farine par bateaux accélérés, à raison de 2 cent. 8 dixièmes par tonneau et par kilomètre (droits non compris), ou de 11 cent. 2 dixièmes par tonneau et par lieu, ce qui ne représente que le quatorzième du prix du roulage accéléré français : et pourtant, la France est peut-être le pays où le roulage s’opère au plus bas prix. Insistons sur la conclusion que ce chiffre autorise, que, sur des canaux bien administrés, la rapidité n’exclut pas le bon marché. Si l’on tenait compte du péage qui est de 3 cent. et demi par tonneau et par kilomètre, tous les frais de transport réunis s’élèveraient, sur le canal Érié, pour la farine, à 25 cent. par lieue, c’est-à-dire au sixième de ce que coûte, chez nous, le roulage accéléré, dont la vitesse est la même, et au quart du prix de notre roulage ordinaire, qui va deux fois plus lentement que les bateaux accélérés américains.

Sur les bateaux accélérés du canal du Midi, le prix du transport des marchandises a été fixé à 12 cent. et demi par tonneau et par kilomètre, sur quoi 8 cent. représentent le droit de péage perçu par les compagnies des canaux[4], droit qui est excessif. Il n’y a donc que 4 cent. et demi qui correspondent au fret ou transport proprement dit, et ce chiffre est lui-même susceptible de réduction. Il faut remarquer que l’on n’emploie les bateaux accélérés que pour des marchandises de prix, qui ne sauraient être voiturées par chemin de fer, à raison du prix ci-dessus rapporté, de 10 cent. par tonneau et par kilomètre. C’est d’ailleurs un service encore à son début sur le canal du Midi. Ajoutons même que la compagnie du canal, qui se montre si soigneuse, si magnifique dans l’entretien du bel ouvrage de Riquet, qui lui a fidèlement conservé le cachet du siècle de Louis XIV, qui est si paternelle et si généreuse envers ses employés, est encore à comprendre le bénéfice que lui rapporteraient à elle-même des procédés plus libéraux à l’égard du commerce, c’est-à-dire des prix plus modérés.

Avec des tarifs qui laisseraient une belle marge aux entrepreneurs de transports et aux propriétaires des canaux, le transport sur les canaux, par service accéléré à raison de 20 lieues par 24 heures, peut être estimé à 6 ou 7 cent. par tonneau et par kilomètre pour des marchandises qui, sur les chemins de fer, seraient taxées au moins à 14 ou à 15.

Au reste, à l’égard des marchandises, sauf les objets de prix et quelques denrées de luxe pour lesquelles il est indispensable de ménager le temps, il est généralement admis que les canaux, et, à plus forte raison, les rivières améliorées, l’emportent sur les chemins de fer.

Essayons maintenant de poser quelques termes de comparaison en ce qui concerne les voyageurs.

Aux États-Unis, sur le canal Érié les voyageurs paient, nourriture non comprise, par lieue :

Sur les paquebots. 40 centimes.
Sur les bateaux accélérés (line boats). 20
Sur les bateaux ordinaires. 13

Sur le canal du Raritan à la Delaware, où la vitesse est d’environ 3 lieues un quart par heure, le prix des places est aussi fort bas.

Dans les diligences américaines, le prix des places, qui est le même pour tous, est très rarement au-dessous de 60 cent. ; il est plus habituellement de 65 à 70 cent., quelquefois de 80 cent. et de 1 franc. Entre Baltimore et Washington, quoique la route soit très fréquentée, j’ai payé 1 fr. 14 cent. Entre Philadelphie et Baltimore, pendant l’hiver, lorsque la gelée eut forcé les bateaux à vapeur de s’arrêter, le prix des diligences était de 53 fr. pour 38 lieues, soit : 1 fr. 39 cent. par lieue.

Sur les chemins de fer américains, le prix des places est habituellement au-dessus de 40 cent. par lieue ; sur celui de Baltimore à l’Ohio, il est de 40 cent. Il est de 65 cent. sur celui de Charleston à Augusta, et de 66 sur celui de Petersbourg au Roanoke (Virginie). Mais, aux États-Unis, le temps a une si grande valeur, que des prix aussi élevés n’y excitent pas de réclamations contre les chemins de fer.

En France, sur les bateaux de poste du canal du Midi, les voyageurs paient

par lieue, dans le salon : 30 cent.
, dans la salle : 20

Sur les bateaux-rapides des canaux anglais, l’infériorité des prix des places, comparés à ceux des diligences, est remarquable, quoique ce soient des bateaux fort étroits[5] où les voyageurs ne peuvent être très nombreux. On en jugera par le tableau suivant qu’a publié un observateur très digne de foi[6]

PRIX
par lieue de poste
vitesse
moyenne
par
heure
1re place. 2e place
Canaux de Lancaster 
35 c. 25 c. 4 lieues.
de Paisley 
28 19 4
Bateaux-rapides de Forth and Clyde :
Bateau de jour 
35 25 3
Bateau de nuit 
27 1/2 19 2
Chemin de fer de Liverpool à Manchester 
50 25 8
de Glasgow à Gankirk 
25 16 6
de Darlington à Stockton 
37 25 6
Routes ordinaires (Douvres, Derby, Birmingham[7]
130 80 4
Bateau à vapeur (sur la Clyde) 
25 18 3 6/10
Bateau à vapeur sur la mer :
de Glasgow à Liverpool 
15 4 1/2 3 ½ à 4
de Glasgow à Dublin 
22 6 1/2 3 ½ à 4
de Glasgow à Belfast 
25 4 1/10 3 ½ à 4


Le nombre des voyageurs, sur les canaux anglais, s’est rapidement accru depuis le moment où l’on a commencé à faire usage des bateaux-rapides. Ainsi, sur le canal de Paisley, on a transporté moyennement :

En 1831. 258 voyageurs par jour.
En 1832. 476
Dans les six premiers mois de 1833. 687
En juillet et août 1833, environ. 1000

Il est arrivé qu’en un seul jour le nombre des passagers s’est élevé à 2,500.

Il résulte du tableau précédent qu’à en juger par l’Angleterre seule, les canaux, au moyen des bateaux-rapides, peuvent transporter les hommes avec une vitesse qui, tout en étant moindre que celle des chemins de fer, ne laisse pas d’être considérable et suffisante pour la plupart des cas, et qu’ils les transportent à tout aussi bas prix. On pourrait en tirer aussi cette conséquence que nous allons voir se vérifier ailleurs, que le nec plus ultrà de l’économie pour le transport des hommes est le fait des bateaux à vapeur, et que cette économie extrême n’exclut pas une rapidité dont on s’estimerait très heureux, si l’on pouvait en jouir plus communément dans nos temps modernes, où, malgré tous les progrès de la science et de l’industrie, les classes aisées ne se déplacent encore, sauf un tout petit nombre de riches, qu’à raison de 2 lieues à l’heure, et où l’immense majorité de la population ne voyage qu’en se traînant péniblement à pied.

Des chemins de fer comparés aux bateaux à vapeur.

Aux États-Unis, où la navigation à vapeur a pris des développemens qui n’ont été égalés nulle part, la vitesse de 4 lieues est celle des bateaux à vapeur de construction déjà un peu ancienne, qui naviguent sur la baie de Chesapeake. Sur l’Hudson[8], sur le James-River[9] et dans le détroit de la Longue-Île (Long-Island Sound), près de New-York, les bateaux à vapeur vont beaucoup plus vite. J’ai vu plusieurs fois à Albany, capitale de l’état de New-York, le bateau à vapeur, parti le matin, de New-York, à 7 heures précises, arriver avant 5 heures du soir. La distance est de 55 lieues de poste, et comme le bateau s’arrête quinze ou seize fois pour prendre et déposer des voyageurs, il y a moins de 9 heures de marche effective, ce qui suppose une vitesse d’un peu plus de 6 lieues à l’heure. Entre New-York et Providence (État de Rhode-Island), par le détroit de la Longue-Île et la baie de Narragansett, les bateaux à vapeur de la construction la plus récente font le trajet en 12 heures. La distance est de 72 lieues, ce qui donne encore une vitesse de 6 lieues à l’heure.

Les bateaux d’Angleterre ne le cèdent pas à ceux des États-Unis. Un savant officier du génie maritime, qui a visité la Grande-Bretagne, pour y étudier la navigation à vapeur, M. Clarke, que j’avais consulté, pour savoir s’il y existait beaucoup de bateaux à vapeur allant à raison de 4 lieues à l’heure, m’a répondu en ces termes :

« La vitesse de 16,000 mètres (4 lieues) par heure, est celle qui résulte, en général, des moyennes prises pendant une assez longue traversée en mer ; mais il y a bien peu de bateaux en Angleterre, qui ne la dépassent de beaucoup, même en temps de calme, les bateaux de rivière surtout. Presque tous les bateaux qui naviguent sur la Tamise, ont une vitesse de 17,000 à 18,000 mètres (4 lieues un quart à 4 lieues et demie). Pendant mon séjour en Angleterre, en 1836, l’Express, bateau en fer, naviguant sur la Clyde, entre Glasgow et Greenock, faisait 14 milles anglais (5 lieues et demie). Le Star, sur la Tamise, bateau de 120 chevaux, machine Miller, faisait plus de 12 milles (5 lieues), et, depuis mon départ, un autre bateau, construit aussi par Miller, a dépassé cette vitesse. »

En France, malgré le mauvais état de nos fleuves, où l’on ne peut employer que des machines très faibles, parce que des machines puissantes seraient trop lourdes eu égard au tirant d’eau dont on dispose, et où l’on est contraint d’organiser le service principalement en vue des basses eaux, car c’est pendant l’été que le nombre des voyageurs est le plus considérable, nous avons depuis quelque temps des bateaux à vapeur qui se meuvent avec une grande rapidité.

Ainsi entre le Hâvre et Rouen, où la Seine offre un chenal profond, ils marchent à raison de 5 lieues à 6 lieues et demie à l’heure.

Sur le Rhône, à la descente entre Lyon et Avignon, la vitesse est de 6 lieues à l’heure ; à la remonte, elle n’est que d’une lieue et demie ; mais on pense atteindre bientôt une vitesse d’à peu près 3 lieues, à l’aide de nouveaux bateaux actuellement en construction.

Sur la Saône, entre Châlons et Lyon, elle est de 4 lieues et demie à 5 lieues à la descente, et de 3 lieues à 3 lieues et demie à la remonte, y compris les temps d’arrêt.

Sur la Loire, les Riverains qui vont à Paimbœuf et qui sont des bateaux d’ancien modèle, ont une vitesse variable selon la marée, mais qui est en général de 2 lieues et demie à 3 lieues à l’heure.

Entre Orléans et Nantes, la vitesse de marche effective est de 3 lieues et demie à la descente et de 2 à la remonte.

Entre Angers et Nantes, elle est de 3 lieues et demie à la descente et de 2 lieues et demie à 2 lieues à la remonte.

Les bateaux plus modernes de M. Jollet, établis sur cette dernière ligne, faisaient 5 lieues à la descente et 2 lieues et demie à la remonte, temps d’arrêt compris. En déduisant le temps employé aux escales, pour prendre et déposer des voyageurs, leur vitesse de déplacement eût été de 6 lieues deux tiers à la descente[10].

Sur la Garonne, entre Bordeaux et Langon, avec de vieux bateaux fort imparfaits, la vitesse est, à la descente, selon le temps et la marée, de 2 lieues un quart à 4 lieues, et à la remonte de 2 lieues à 3 lieues et demie. Dans le bas de la rivière, entre Bordeaux et Royan, on atteint la vitesse de cinq à six lieues.

Et ces bateaux à course rapide exposent la vie des voyageurs moins que les voitures publiques. Pendant les deux années que j’ai passées en Amérique, je n’ai pas entendu parler d’un seul évènement funeste dont aient été victimes les milliers de personnes qui jour et nuit montent et descendent l’Hudson en bateaux à vapeur, ou qui, avec leur aide, sillonnent continuellement la baie de Chesapeake. Un incendie a coûté la vie à deux ou trois personnes sur la Delaware, et c’est le seul accident qu’aient éprouvé à ma connaissance les bateaux à vapeur de l’est de l’Amérique septentrionale. En France, les journaux nous annoncent fréquemment que telle ou telle diligence a versé, que tant de voyageurs ont été tués ou grièvement blessés, tant d’autres contusionnés ; il est extrêmement rare qu’ils nous racontent quelque désastre subi par les voyageurs qui se confient aux bateaux à vapeur, et qu’ils aient à maudire l’invention de Fulton. Les lamentables et innombrables catastrophes dont ont été témoins le Mississipi et les fleuves ses tributaires, ont répandu beaucoup d’alarmes au sujet des bateaux à vapeur, et les font considérer comme un objet d’effroi ; mais ces douloureux évènemens doivent être imputés aux hommes et non à l’essence même des choses. Les explosions de machines, si fréquentes sur ces bateaux des États de l’ouest de l’Union américaine, proviennent de la maladresse des mécaniciens, de la négligence des chauffeurs et de la mauvaise confection des machines. Les incendies qui y éclatent souvent aussi, sont dus à l’incurie des capitaines et à l’extrême imprudence des passagers[11]. Mais ces accidens, qui ont coûté la vie quelquefois à des centaines de personnes, sont inconnus même sur le Mississipi, à bord des bateaux très bien commandés, là où les armateurs ne cherchent pas à faire d’économie sur le prix des mécanismes et sur le salaire des mécaniciens et de l’équipage. Dans la vallée de Mississipi et de l’Ohio, les voyageurs et les négocians donnent la preuve de la sécurité qu’offrent certains bateaux d’élite, par l’empressement avec lequel ils les recherchent pour leur confier leurs personnes ou leurs marchandises ; à ce suffrage du public, les compagnies d’assurance joignent hautement le leur, comme l’attestent les primes relativement modérées qu’elles demandent pour les objets chargés à bord de ces bateaux privilégiés ; elles portent même leur préférence au point de se refuser absolument à assurer, à quelque prix que ce soit, les marchandises qui vont par le plus grand nombre des autres bateaux.

Le mode de transport que fournissent aux voyageurs les bateaux à vapeur, tels qu’on sait les construire aujourd’hui, est donc à la fois sûr et rapide. Il est également agréable et commode ; le mouvement des bateaux est doux ; au lieu d’être entassés, courbés et doublés dans des caisses de voitures, les voyageurs ont la faculté d’aller et venir, de lire s’il leur plaît, ou s’ils l’aiment mieux, de contempler les sites pittoresques distribués avec profusion en tout pays sur les bords des fleuves et qui défilent sous leurs yeux. C’est le système de viabilité dont, dans beaucoup de cas, on peut doter un pays avec les moindres frais, car, en Europe, les chemins de fer sont estimés habituellement dans les devis d’avant-projet à 1 million par lieue, et coûtent en réalité de 1,500,000 fr. à 2,000,000. Les canaux ordinaires exigent, dans la plupart des cas, de 4 à 600,000 fr. par lieue. La dépense des nôtres s’est élevée moyennement à un peu plus de 500,000 fr. Au contraire, il y a plusieurs rivières en France qui pourraient être rendues praticables aux bateaux à vapeur, pendant onze mois sur douze, moyennant une dépense de 150 à 200 mille fr. par lieue.

Enfin le voyage y serait à un prix inférieur à celui que peuvent offrir tous les autres moyens de communication. Supposons que nos rivières cessent d’être réduites d’espace en espace sur les bancs de sable qui les barrent, à une profondeur d’eau de 18 pouces pendant l’été, et soient rendues constamment praticables pour des bateaux plongeant de quatre pieds ou seulement de trois ; alors, au lieu des 60 ou 80 passagers qui suffisent à combler des bateaux tels que ceux dont on se sert actuellement sur la Loire, parce qu’ils ne peuvent caler que 10 pouces à 1 pied, les bateaux à vapeur pourraient recevoir 3 ou 400 personnes. En Amérique, sur des fleuves où l’on peut se donner un tirant d’eau de 4 à 6 pieds, 6 à 800 personnes sont quelquefois rangées à l’aise à bord du même bateau. Les frais de transport étant en grande partie les mêmes, quel que soit le chargement, il en résulte que lorsque le nombre des voyageurs est considérable, le prix des places peut être fixé à un taux extrêmement bas. Ainsi, entre New-York et Albany, sur des bateaux meublés et équipés avec le plus grand luxe, et courant à raison de 6 lieues à l’heure, j’ai vu le prix du passage aux premières places, ou plutôt aux seules places qu’il y ait sur cette terre d’égalité, tomber par degrés à 50 cents (2 fr. 65 c.) et y rester définitivement. Le trajet étant de 55 lieues, c’est un peu moins de 5 centimes par lieue. Le prix moyen des places dans les diligences est, en France, de 50 cent. par lieue ; en Amérique, ainsi que je l’ai déjà dit, il est plus élevé. Le secours de route qu’en France la charité publique accorde aux indigens qui vont à pied, est de 15 centimes par lieue. Ainsi, en Amérique, le tiers de l’aumône qu’en France nous accordons au pauvre qui voyage, suffit pour être admis aux premières places dans de majestueux bateaux glissant sur l’eau comme la flèche, garnis de riches tapis, de glaces et de fleurs, et resplendissans de dorures.

Depuis deux ans, le prix des places, sur les bateaux à vapeur américains, paraît avoir diminué encore. Parmi les faits relatés dans les journaux de New-York, de novembre 1837, se trouvent des détails sur une nouvelle entreprise de bateaux à vapeur qui parcourent l’Hudson, entre New-York et Albany. L’un des bateaux de cette entreprise, le Diamant, est curieux par ses dimensions : sa longueur est de 260 pieds anglais, équivalant à 79 mètres, ce qui dépasse de beaucoup la longueur d’un vaisseau de ligne. Un vaisseau de 120 canons n’a, de tête en tête, que 64 mètres, et que 57 mètres de quille. Le Diamant est réservé aux voyages de nuit, pour lesquels le prix est double des voyages de jour : il est d’ailleurs somptueusement aménagé, et il marche avec une vitesse de 5 lieues à l’heure. Cependant le prix du passage n’est que de 2 fr. 65 cent. pour les voyageurs qui prennent un lit, et de 1 fr. 32 cent. pour ceux qui se contentent d’un siége. La distance de New-York à Albany étant de 55 lieues de poste, les voyageurs sont donc transportés à raison de moins de 5 cent. par lieue, s’ils ont un lit, et à raison de 2 cent. dans le cas contraire. Ce nouveau rabais démontre à quel point l’on peut voyager à bon marché dans les pays qui sont arrosés par des fleuves praticables pour de grands bateaux à vapeur, et où l’on se procure à bas prix le combustible nécessaire à l’alimentation des machines.

Un voyage sur les fleuves de la grande vallée intérieure de l’Amérique du Nord était, autrefois, une expédition d’Argonautes ; aujourd’hui, grace aux bateaux à vapeur, c’est l’affaire du monde la plus aisée. Les prix sont fort réduits : on va de Pittsburg à la Nouvelle-Orléans pour 50 dollars (266 fr.), y compris la nourriture et le lit ; de Louisville à la Nouvelle-Orléans pour 25 dollars (133 fr.) : c’est à raison de 25 à 30 cent. par lieue. C’est bien autrement modique pour la classe nombreuse des mariniers qui conduisent les bateaux plats au bas pays, et qui ont à remonter seuls de la Nouvelle-Orléans. On les entasse au nombre de 5 à 600 quelquefois, sur un étage séparé du bateau, l’étage inférieur ordinairement ; ils ont là un abri, un cadre où ils dorment, et le feu pour leurs personnes et leurs repas, moyennant 4 à 6 dollars (21. fr. 32 cent. à 32 fr.), jusqu’à Louisville. Ce prix revient à environ 5 cent. par lieue.

En Angleterre, où les diligences demandent des prix supérieurs à ceux des voitures françaises, les secondes places sur les grands bateaux à vapeur maritimes sont à tout aussi bon marché que les premières sur les bateaux américains qui parcourent l’Hudson[12]. Il faut reconnaître cependant qu’à ces secondes places, sur les bateaux anglais, les voyageurs sont quelquefois, surtout entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, entassés, non seulement sans luxe, mais sans comfort ni propreté, comme un troupeau de moutons dans son étable, ce qui expliquerait le bon marché jusqu’à un certain point. Mais cette absence, aux secondes places, du bien-être le plus élémentaire, est loin d’être générale. Sur les bateaux à vapeur qui vont de Londres à Boulogne et à Calais, par exemple, il y a partout, sinon luxe, du moins convenance et propreté, et le prix des places s’y est tenu, pendant l’été dernier, à 5 shillings (6 fr. 25 c.), dans la première chambre, à 4 shillings (5 fr.), dans la seconde. Le trajet est de 51 lieues, ce qui revient, pour la seconde chambre, à 10 centimes par lieue.

En France, malgré l’extrême imperfection de nos fleuves, malgré les frais ordinaires et extraordinaires qui en résultent pour les compagnies, malgré la diminution du nombre des voyageurs et par conséquent des recettes, qui en est aussi la conséquence, les prix des places sur les bateaux à vapeur sont cependant très modérés, ainsi qu’il résulte du relevé suivant :

Sur la Seine, entre Rouen et le Hâvre :

Première chambre. par lieue 29 cemtimes
Seconde chambre. 17 1/2

Sur la Loire, par les Hirondelles qui font le service du haut de la rivière, c’est-à-dire, entre Nantes et Orléans :

En descendant d’Orléans à Nantes :

Première chambre. par lieue 33 cemtimes
Seconde chambre.¨¨¨ 23

Entre Angers et Nantes, par les Riverains :

Première chambre. par lieue 28 1/2 cemtimes
Seconde chambre. 19

Sur la basse Loire, par les Riverains, entre Nantes et Paimbœuf :

Première chambre. par lieue 20 cemtimes
Seconde chambre. 12

Sur la Garonne, entre Bordeaux et Royan :

Première chambre. par lieue 33 1/2 cemtimes
Seconde chambre. 16 1/2

Entre Bordeaux et Langon, à la descente et à la remonte :

Première chambre. par lieue 22 cemtimes
Seconde chambre. 13

Avant que les compagnies ne s’entendissent et que la plus riche n’eût acheté le matériel de sa rivale, les prix étaient :

Première chambre. par lieue 15 1/2 cemtimes
Seconde chambre. 8

Et ils étaient restés fort long-temps à ce taux sans que les compagnies y perdissent.

Sur le Rhône, avant 1830, les prix étaient, entre Lyon et Arles :

Première chambre. par lieue 42 cemtimes
Seconde chambre. 28
Troisième chambre. 17

Ils sont maintenant réduits comme il suit :

Première chambre. par lieue 28 cemtimes
Seconde chambre. 21
Troisième chambre. 11

On espère que prochainement, par le seul fait du perfectionnement des mécanismes, indépendamment de toute amélioration du fleuve, ils deviendront :

Première chambre. par lieue 21 cemtimes
Seconde chambre. 14
Troisième chambre. 7

Sur la Saône ils sont maintenant comme il suit :

Première chambre. par lieue 18 cemtimes
Seconde chambre. 12

Avant qu’il n’y eût accord entre les compagnies, ils ont été, pendant quelque temps, moitié moindres, c’est-à-dire :

Première chambre. par lieue 12 cemtimes
Seconde chambre. 6

La concurrence avait même, momentanément, réduit les secondes au huitième des prix actuels, c’est-à-dire à un centime et demi par lieue. Mais à ce prix les entrepreneurs étaient en perte.

De ce qui précède, il résulte qu’en prenant pour types les chemins de fer anglais, les bateaux à vapeur dépassent de beaucoup les chemins de fer, sous le rapport du bas prix des voyages, et qu’à cet égard, les bateaux ordinaires ou extraordinaires des canaux offrent aussi, dans quelques cas, un avantage appréciable sur ces voies rapides de communication.

Mais l’exemple de l’Angleterre, à l’égard des chemins de fer, ne peut être ni donné ni accepté comme arrêt en dernier ressort. Évidemment les chemins de fer anglais ont été, à l’instar de l’Angleterre, aristocratiquement gouvernés, en ce sens qu’on a peu cherché jusqu’à présent à y attirer la multitude. Le prix des places y a été tenu trop élevé. Disons néanmoins que les dépenses énormes auxquelles leur construction a donné lieu, motivent ou au moins expliquent l’esprit dans lequel ils ont été administrés.

Sur les chemins de fer belges, les voyages se font à des prix extrêmement modiques. Le tarif distingue quatre espèces de voitures avec les prix suivans, entre Bruxelles et Anvers, c’est-à-dire pour un trajet de 11 lieues

Berlines. fr. 50 ou 32 centimes par lieue
Diligences. fr. ou 27 
Chars-à-bancs. fr. ou 18 
Wagons. fr. 20 ou 11 

Les wagons sont découverts ; cependant c’est par eux principalement que les voyageurs se transportent, car il résulte d’un rapport de M. Notomb, ministre des travaux publics de Belgique, en date du 1er mars 1837, que le prix moyen des places réellement occupées et payées n’est que de 12 cent. un cinquième par lieue de 4,000 mètres.

Mais le prix des places en Belgique doit être considéré comme un minimum, soit parce que les chemins de fer belges ont coûté fort peu, soit parce que le gouvernement belge, qui les exploite lui-même, ne cherche pas à en retirer des bénéfices directs. Son principal objet a été de mettre les chemins de fer à la portée de toutes les classes et de travailler par là à répandre l’aisance. Il a pensé que c’était le plus sûr moyen de faire affluer, par toutes les voies, les recettes au trésor. Au surplus l’administration belge n’eût pas été libre de fixer des prix plus élevés ; il lui a fallu s’incliner devant les décrets de l’opinion publique promulgués et soutenus par la presse.

Le revenu net des chemins de fer belges n’a été, l’an dernier, que de 5 pour 100 du capital consacré à leur construction, quoique ce capital soit fort modique, je le répète, que le pays soit fort peuplé et que le nombre des voyageurs y ait augmenté dans le rapport de un à huit[13], depuis l’ouverture des chemins de fer. Pour le prochain exercice, ce revenu net avait d’abord été évalué par le ministre à 5 et demi pour 100 ; mais, tout récemment (à la fin de janvier), le Moniteur belge a fait pressentir la possibilité et même la probabilité d’un déficit. Et dès que les chemins de fer belges sont en perte, il est clair qu’il n’y a pas lieu à se prévaloir de la modicité des prix auxquels y ont été mises les places. Si les chemins de fer de Belgique eussent coûté autant que ceux de Manchester à Liverpool ou de Londres à Birmingham, ou encore que ceux qui ont été exécutés ou s’exécutent autour de Paris, le produit net de 5 pour 100 qu’ils ont rendu l’an dernier et qui paraît devoir leur être bientôt ravi, se réduirait à 1 ou à trois quarts pour 100.

En France, sur le chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, pour un trajet de 16 lieues et demie, on paie, selon les diverses places, 7 fr., 6 fr., 5 fr. et 4 fr., ce qui correspond à 42 cent., 36 cent., 30 cent. et 24 cent. par lieue. Le plus grand nombre des voyageurs prend les places à 4 fr. En été, il y a des places particulières à 3 fr., ce qui représente 18 cent. ; mais elles sont incommodes et peu recherchées, malgré l’économie habituelle au pays.

Sur le chemin de fer de Saint-Germain, les secondes places sont tarifées à 1 fr., ce qui représente 22 cent. par lieue (la distance est de 4 lieues et demie). Il est probable que prochainement ces places seront mises à 75 cent., soit à 16 cent. par lieue. Peut-être un jour seront-elles abaissées à 50 cent. ; mais elles ne tomberont certainement pas au-dessous de ce dernier chiffre qui équivaudrait à 11 cent. par lieue, c’est-à-dire au prix belge.

Conséquence à tirer pour le présent du parallèle entre les chemins de
fer et les voies navigables.

De ce qui précède on peut conclure qu’en France, le tarif des diligences étant, dans la rotonde, de 40 cent. par lieue, sur les chemins de fer, toutes choses égales d’ailleurs, il serait, aux places correspondantes, de 20 à 25 cent., — sur les bateaux-rapides des canaux, de 20 cent., — et, sur les bateaux à vapeur, d’à peu près 10 cent. Je prends à dessein les chiffres relatifs aux secondes places ; ce sont les plus fréquentées. C’est au bon marché qu’il faut viser dans notre siècle évidemment démocratique, et c’est par leur dernier mot en fait de bon marché qu’il est le plus important de comparer les divers modes de voyage et de transport.

Si, pour prouver que les chemins de fer se rapprochent beaucoup de ce prix de 10 cent. que je viens d’indiquer pour les bateaux à vapeur, on citait ceux de Belgique qui voiturent le public sur le pied de 11 cent. par lieue, on pourrait, à ce tarif exceptionnel, opposer les bateaux à vapeur à 5 cent. environ d’Angleterre et des États-Unis, bateaux qui, malgré des prix aussi inférieurs, ne sont pas en perte, ou ceux qui ne perçoivent, sur l’Hudson, que 2 cent. et demi, ou même ceux de la Saône. Ceux-là, à la vérité, qui se contentaient d’un cent. et demi, perdaient. Mais c’est pour cela précisément qu’ils peuvent être, à bon droit, mis en regard des chemins de fer belges, si les pressentimens du ministre des travaux publics de Belgique sont fondés.

D’où l’on peut conclure que le mode de transport le plus économique, pour tous sans exception, et particulièrement pour les classes les plus nombreuses, est celui que présentent les bateaux à vapeur.

En ce qui concerne le service le plus important de tous, celui des hommes, les chemins de fer ont à faire valoir des titres spéciaux, uniques, qu’aucun autre mode de communication n’égalera jamais. Les bateaux à vapeur, et à plus forte raison les bateaux-rapides des canaux n’atteindront jamais cette vitesse aérienne, qui eût paru le plus extravagant des rêves aux rêveurs d’il y a cinquante ans, quoiqu’ils eussent vu se réaliser l’impossibilité classique des cerfs voyageant dans les airs. Aucun autre mode de transport ne peut non plus rivaliser avec les chemins de fer, sous le rapport de la permanence en toute saison. Ils ne craignent, dans nos climats, du moins, ni les pluies, ni les gelées, ni les débordemens, ni les ouragans de neige. J’admettrai, si l’on veut, que les chemins de fer étant encore à leur début, l’on ne saura exactement à combien ils peuvent abaisser leurs tarifs, et que sur ce point nous ne serons bien fixés que lorsque nous les aurons pratiqués long-temps, car c’est une de ces questions que l’expérience seule peut résoudre. Mais si les chemins de fer sont encore dans leur première enfance, les bateaux à vapeur et les bateaux-rapides des canaux ne datent pas, il faut en convenir, d’une antiquité bien reculée. S’il est possible que ce que nous connaissons de la rapidité des chemins de fer ne soit pas leur dernier mot, et qu’ils atteignent un jour celle de 15 ou 20 lieues à l’heure, il est certain qu’aujourd’hui les bateaux des canaux doublent, dans certains cas, la vitesse des diligences, et que les bateaux à vapeur peuvent même la tripler, sans compter qu’ils décuplent celle des voyages à pied[14]. S’il est possible qu’un jour les chemins de fer laissent les rivières et les canaux autant en arrière, sous le rapport du bon marché des voyages, qu’ils les dépassent déjà quant à la locomotion, il est certain qu’aujourd’hui les bateaux à vapeur sont à la portée de toutes les bourses, même des plus mal garnies. Les bateaux à vapeur offrent un moyen de déplacement plus économique, à la lettre, que le voyage à pied, terme de comparaison auquel je reviens souvent, parce que la tendance invincible du siècle et l’un des titres de gloire qui lui sont réservés pour l’avenir, c’est l’amélioration populaire. Il est certain que la France n’a pas une étendue telle qu’une vitesse moyenne de 4 à 6 lieues à l’heure ne soit suffisante pour faciliter, dans une proportion énorme, le rapprochement des hommes et des choses à l’intérieur aussi bien qu’entre nous et nos voisins immédiats. Par les dimensions de leur territoire, les divers peuples de l’Europe diffèrent beaucoup des États-Unis, et ont, quant à présent, un moindre intérêt à préférer les chemins de fer à tout autre mode de communication. Il n’y aura, à cet égard, parité entre l’Europe et l’Amérique que lorsque sera venu le moment d’une monarchie unique en Europe ; fait que les philosophes peuvent prévoir, mais en vue duquel les hommes d’état et les administrateurs ne sauraient songer à disposer des finances publiques. Il est certain enfin que chez nous, comme sur tout le reste du continent européen, excepté autour des capitales et dans quelques localités privilégiées, le temps n’a pas assez de valeur pour que, dans la vue de l’économiser, on doive s’appliquer, avant tout, avec une prédilection exclusive, à créer à grands frais des moyens de transport qui franchissent 10 lieues à l’heure : c’est encore une dissemblance frappante entre la race anglaise des deux hémisphères et toutes les autres nations.

Voici un fait qui est propre à montrer à quel point le temps est peu apprécié en France. Dans les malles-poste qui se dirigent vers le Midi, il arrive très fréquemment qu’il y ait des places inoccupées pendant que les diligences sont pleines. Or, voici quels sont le temps que l’on perd et l’argent que l’on économise à préférer la diligence :

Il y a de Paris à Toulouse 181 lieues coûtant par la malle-poste 136 fr.
Par la diligence, la place coûte 
90 fr.
On fait huit repas de plus à 2 fr. 50 c. ou à 3 fr., disons 2 fr. 50 c. 
20 fr.
110 fr. 110 fr.

En outre, on paie par la diligence pour le bagage qui dépasse 30 livres. Cependant n’en tenons pas compte. — L’économie d’argent est donc de 26 fr. Elle est moindre pour le voyageur du coupé. Or, on reste, au minimum, deux jours de plus en route. — Cela prouve que le plus grand nombre des voyageurs estiment leur journée à moins de 13 fr.

Il ne faut pas perdre de vue que les chemins de fer aboutissant à Paris sont placés, à l’égard du nombre des voyageurs, dans des conditions tout exceptionnelles, dont l’effet salutaire contrebalance, et bien au-delà, les frais particuliers qu’impose l’abord de la capitale.

On peut opposer une objection qui, au premier aspect, paraît très fondée, contre le système qui tendrait à généraliser l’application des lignes navigables, canaux et rivières, au transport des voyageurs. Les lignes navigables sont sujettes à beaucoup de détours et de sinuosités. N’allongera-t-on pas ainsi le voyage, de telle sorte que la rapidité du trajet sur les rivières et les canaux ne sera qu’illusoire, comparativement à celle qu’on obtient déjà sur les routes ordinaires ?

Quant à quelques rivières, l’objection est sérieuse. Sur la Seine, par exemple, entre Rouen et Paris, il y aurait à parcourir cinquante-neuf lieues et demie au lieu de vingt-neuf et demie. Mais sur le Rhône, la Saône et la Loire, l’allongement serait insignifiant. Par la route royale de Toulouse à Bordeaux, il y a soixante-sept lieues, tout comme par la Garonne.

Sur les canaux, l’augmentation de trajet serait souvent bien plus que compensée par l’accroissement de vitesse. Dans d’autres cas, ce serait l’inverse. Ainsi le canal du Midi n’a que six lieues de plus que la route de poste ; mais le canal de Nantes à Brest est long de quatre-vingt-treize lieues, tandis que la route de poste n’en a que soixante-deux. Les canaux dont le tracé est très contourné pourraient pourtant servir au transport des hommes sur une partie de leur développement, sinon sur leur parcours entier. Les canaux latéraux, pouvant très fréquemment être établis suivant des lignes assez directes, ont à cet égard un grand avantage, et on va voir que ce n’est pas le seul.

Un autre obstacle à ce que les canaux puissent être employés au transport des hommes proviendrait du nombre de leurs écluses. À chaque écluse, il y a un arrêt de cinq à six ou huit minutes, selon les dimensions de l’écluse et selon le mécanisme qui sert à la remplir d’eau et à la vider. J’ai cependant vu quelques écluses où cette perte de temps avait été réduite, par des dispositions particulières, à trois minutes. Là où les écluses sont multipliées, comme sur le canal de Bourgogne, il est impossible de songer à des bateaux-rapides pour les passagers. Il se trouve, en effet, sur ce canal de soixante lieues, cent quatre-vingt-onze écluses, qui, à raison de cinq minutes l’une, absorberaient seize heures, et la traversée proprement dite, sur le pied de quatre lieues à l’heure, n’en prendrait que quinze. Mais même sur les canaux où les écluses sont nombreuses, elles ne sont pas également réparties sur tout le parcours, et il y reste des biefs ou séries de biefs très praticables pour les bateaux-rapides. Les canaux latéraux auraient en général, sous ce rapport, une assez grande supériorité, la quantité des écluses y étant habituellement limitée. Ainsi, entre Orléans et l’embouchure de la Vienne, la pente de la Loire est de soixante mètres cinquante centimètres pour quarante lieues, ce qui correspond à peu près à vingt-quatre écluses, qui seraient franchies en deux heures, en comptant cinq minutes par écluse. Le déplacement proprement dit s’effectuant à raison de quatre lieues à l’heure, le voyage ne serait allongé, par le fait des écluses, que d’un cinquième.

En un mot, ne prétendons pas que, dans tous les cas, les bateaux-rapides des canaux et les bateaux à vapeur des fleuves et rivières puissent supplanter les locomotives des chemins de fer, ou même les suppléer provisoirement, mais admettons que, dans un certain nombre de cas, les canaux et les rivières peuvent rendre des services réels pour le transport des voyageurs, et c’est en vue de ces cas seulement qu’il est utile et nécessaire de les recommander.

Si donc il est vrai que, pour le transport des hommes de toutes les classes sans exception, riches ou pauvres, et surtout pour celui de l’immense majorité, les voies navigables et particulièrement les rivières peuvent nous donner un progrès considérable sur ce qui est, et suppléer provisoirement aux chemins de fer, tandis que les chemins de fer sont ou semblent être hors d’état de tenir jamais lieu des rivières et des canaux, pour le négoce proprement dit, c’est-à-dire pour le transport des marchandises et par conséquent pour le développement direct de la richesse publique ; si l’on admet qu’il faudrait toujours creuser des canaux et améliorer des rivières, lors même que nous aurions construit toutes les grandes lignes de chemins de fer ; si d’ailleurs la mise en train, sur une grande échelle, de la construction des grands chemins exige impérieusement que beaucoup de questions d’administration publique et même de politique générale aient été préalablement résolues, n’est-on pas fondé à dire qu’il faut que nous nous gardions de procéder avec précipitation et de toutes parts à l’exécution des chemins de fer, et que nous devons réserver à la navigation la majeure partie des fonds que nous pouvons actuellement consacrer aux travaux publics ?

Encore un coup, il faudra que la France ait des chemins de fer, et il faut que, dès à présent, elle se prépare à jouir un jour de tous les avantages qu’ils promettent en les commençant sans retard. Les chemins de fer, comme le disait, l’an dernier, M. Legrand, à la tribune nationale, sont les grandes routes de la civilisation. C’est à eux qu’il sera donné de la répandre sous la forme la plus vivante, et, partout où il s’agit de la civilisation, la France a une grande mission à remplir. Cependant, sans perdre de vue le rôle qui nous est réservé dans l’œuvre générale de la civilisation, sans méconnaître nos devoirs envers les autres peuples et la facilité que nous procurerait pour les remplir l’établissement d’un réseau de chemins de fer, songeons que nous avons aussi des devoirs sacrés envers nous-mêmes ; qu’avant d’aller civiliser nos voisins, nous avons à assurer les bases matérielles de notre propre civilisation. Nous avons dépensé des sommes énormes pour la navigation de notre territoire, qui doit être la plus lucrative des entreprises ; au lieu de la négliger désormais pour consacrer toutes nos ressources financières et toute notre ardeur à d’autres objets plus attrayans par leur nouveauté et par leur portée politique, faisons un effort sur nous-mêmes, contenons un moment encore notre passion pour les innovations, et donnons un spectacle inconnu jusqu’ici dans les Gaules : sachons finir ce que nous avons entamé.

Jusqu’à présent l’on a dit avec raison que nous étions admirables au début de toutes choses, mais que nous n’étions bons qu’à commencer. Il semble, depuis 1830, que notre caractère national veuille s’enrichir d’une qualité nouvelle, que nous acquérions l’esprit de suite, que nous nous fassions persévérans. Dans l’ordre moral et politique, au lieu de nous jeter, encore une fois, tête baissée dans l’aventureuse carrière des expériences et de la propagande armée, nous nous sommes appliqués à clore chez nous l’abîme des révolutions et à cicatriser les plaies de nos querelles avec l’Europe et avec nous-mêmes. Dans l’ordre matériel, nous avons poussé à leur terme, ou restauré, d’une main ferme et soigneuse, les monumens des temps antérieurs. Les palais et les arcs-de-triomphe de l’ancienne monarchie et de l’empire, délivrés enfin de leurs ignobles clôtures de planches et de décombres, s’achèvent, chose inouïe ! Ce que nous avons fait pour les beaux-arts, trouvons en nous la force de l’accomplir pour les arts utiles. Il est beau d’avoir réparé Fontainebleau, d’avoir relevé Versailles de sa déchéance, mais il ne doit pas nous suffire d’avoir effacé, dans les palais des rois, les dévastations du vandalisme révolutionnaire ; obéissons aussi aux principes de la révolution, en ce qu’ils ont d’émancipateur, de généreux, de populaire, dans la sage acception du mot ; travaillons à soustraire l’immense majorité de nos concitoyens à la servitude de la misère, en terminant une œuvre qui doit faire prospérer, au plus haut degré, l’industrie nationale, et contribuer puissamment à faire couler l’aisance à pleins bords sur tous les coins de notre patrie ; en un mot, terminons la navigation de la France. Partageons nos ressources disponibles entre cette vaste entreprise et les chemins de fer, de manière à promptement parfaire celle-là, sous le rapport des grandes lignes, et à n’exécuter ceux-ci, quant à présent, que là où ils sont indispensables, et là où rien ne peut en tenir lieu. Nous sommes fiers du nom de la grande nation que Napoléon nous jeta un jour ; souvenons-nous que, dans les circonstances difficiles où est maintenant placée l’Europe, au milieu des dangers de la politique du dedans et du dehors, il n’y a de nations grandes que les nations sages.


Michel Chevalier.
  1. Comprenant la France, l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal, la Suisse, l’Italie, l’Autriche, la Prusse, la Confédération germanique, la Hollande, la Belgique, le Danemark.
  2. Je prends ici un nombre rond. Le chiffre véritable du tarif est 9 cent. huit-dixièmes.
  3. Le transport coûte par le roulage ordinaire 20 à 25 cent. et par le roulage accéléré 35 à 40 cent. par tonneau et par kilomètre.
  4. Les trois canaux du Midi, des Étangs et de Beaucaire, sur lesquels a lieu ce service de Toulouse à Beaucaire, appartiennent à autant de compagnies.
  5. Sur le canal de Paisley, la plus grande largeur du bateau est de 1 mètre 50 centimètres. Sur le canal de l’Union, elle est de 2 mètres 30 centimètres.
  6. Journal de l’Industriel et du Capitaliste, mai 1836. Article de M. Perdonnet.
  7. Suivant M. C. G. Simon, de Nantes, les prix des diligences anglaises seraient, aux premières places, c’est-à-dire dans l’intérieur (inside), de 2 fr. par lieue, et aux secondes, c’est-à-dire à l’extérieur (outside), de 64 centimes.(Observations recueillies en Angleterre, tom. I, pag. 15.)
  8. Fleuve qui passe à New-York.
  9. Fleuve de l’état de Virginie.
  10. Les bateaux de M. Jollet ont été achetés par la compagnie des Riverains, qui a ainsi amorti leur concurrence. Ils ont cessé de faire leur service
  11. En matière d’incendie, les Américains sont d’une insouciance unique, aussi bien dans leurs maisons de New-York que sur leurs steamboats du Mississipi. On n’a pas idée de la fréquence et de l’étendue des incendies aux États-Unis. À New-York et à Philadelphie, il se passe rarement un jour sans que l’on sonne la cloche d’alarme. Sur les bateaux à vapeur, les Américains fument nonchalamment au milieu des balles de coton à demi ouvertes dont ces navires sont comblés ; ils embarquent de la poudre sans plus de soin que si c’était du maïs ou du bœuf salé, et ils laissent tranquillement des objets empaquetés dans de la paille à portée du torrent d’étincelles que vomissent les gueules des cheminées.
  12. Le salon des dames (ladies’ cabin) est garni de fleurs sur les bateaux à vapeur de l’Hudson.
  13. Au lieu de 75,000 voyageurs qui se rendaient par les voitures publiques, le chemin de fer en eut, dans les huit premiers mois, 540,000.
  14. Un piéton qui marche le sac sur le dos fait difficilement avec régularité 40 lieues par jour. Un bateau à vapeur, sur une rivière en bon état, peut assez aisément en faire 120 par 24 h.