Chez Le Maharahjah du Travancore

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Chez Le Maharahjah du Travancore
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 241-295).
CHEZ
LE
MAHARAJAH DU TRAVANCORE


I

20 décembre. — Voici le soir, le temps de paix et de fraîcheur qui soudainement commence après la brusque tombée du soleil. Je me repose depuis quelques instans à Palancota, un village ignoré où je dois passer la nuit. Et c’est ici que, pour la première fois, je me sens vraiment dans l’Inde — et vraiment loin à ce déclin du jour, sous ces arbres, au milieu de ce silence.

Après une halte d’une semaine dans l’île verte et mouillée de Ceylan, où le paquebot de France m’avait conduit, j’ai traversé la nuit dernière, sur un mauvais navire de la côte, ce golfe de Manaar où la mer bouillonne sans cesse ; puis, tout le jour, j’ai roulé très vite jusqu’à ce village où nu délégué de Son Altesse le Maharajah du Travancore est venu m’installer dans une maisonnette blanche, à l’ombre épaisse des feuilles.

Demain donc, je partirai, en charrette indienne traînée par des zébus, pour me rendre dans ce pays de Travancore par où doit commencer mon voyage, pays qu’on appelle aussi « Terre de Charité » et qui est, paraît-il, une région de tranquillité heureuse, restée sans communication avec les affolés de ce siècle ; une région isolée et épargnée, sous des voûtes de palmes.

Nuit close à présent ; exquise nuit d’été, mais nuit sans lune. On m’emmène en voiture regarder aux lumières un temple brahmanique, le plus grand des temples du Sud, qui est là, dans une ville très voisine nommée Tinnevelly.

Au trot facile, par une route plane, nous nous en allons à travers le mystère des arbres, sous leurs dentelles noires ; des racines descendent de leurs rameaux étendus pour se rejoindre, des flots de racines comme de longues chevelures. Au-dessus des feuilles, dans les moindres trouées claires, scintillent au ciel des myriades de mondes, tandis qu’en dessous, jusque sur les herbes, voltigent les innombrables petites mouches de feu qui, dans les pays chauds, simulent chaque soir des jeux d’étincelles ; et tous ces scintillemens, toutes ces lueurs se confondent, au point que nous ne savons plus, dans notre course rapide, quelles sont les lucioles, ni quelles sont les étoiles.

Après l’énervante humidité de Ceylan, on revit délicieusement ici, dans un air sec et salubre ; on respire comme durant les belles nuits de nos étés de France et partout les grillons chantent comme dans nos campagnes au mois de juin. Cependant l’on croise sur ces chemins d’étranges passans ; des passans de bronze, qui vont sans bruit, les pieds nus, une mousseline blanche drapée à l’épaule. Et de temps à autre, le son d’un tamtam dans le lointain, ou le prélude gémissant d’une musette, viennent préciser quelle est cette région de la terre, disent l’Inde, disent Brahma, rappellent l’énorme distance.

Des maisonnettes à vérandah, blanchâtres dans les ténèbres des arbres, commencent d’apparaître des deux côtés de la route, — et c’est déjà Tinnevelly, la ville où nous allons. Une silhouette enfin se dessine, au bout d’une avenue de palmiers à tiges frêles qui balancent sur le ciel leurs plumets noirs, une silhouette très particulière et très saisissante : le grand temple ! Sans être encore jamais venu dans l’Inde, on reconnaîtrait cela tout de suite, car des images vous en avaient vaguement appris la forme ; mais on se le figurait moins grand, on ne s’attendait pas à le voir surgir si haut dans le ciel nocturne. C’est un monstrueux pylône, qui doit être fait d’une pléiade de dieux amoncelés, et dont la cime hérissée de monstres se profile en noir sur le poudroiement lumineux des étoiles.

Notre voiture bientôt pénètre sous une voûte de granit, entre des colonnes carrées d’un style lourdement primitif. Et, cette sorte d’avant-corps une fois traversé, quand reparaît sur nos têtes le voile étincelant du ciel, nous nous trouvons en présence d’une enceinte immense, que je n’aurai pas le droit de franchir ; mais le pylône est maintenant devant nous, tout proche ; il surmonte et il écrase de sa masse, hors de proportion avec les habituelles choses humaines, une entrée impénétrable pour moi, grande ouverte cependant et par où mes yeux plongent dans le recul du sanctuaire, dans l’obscurité sainte, ponctuée à l’infini de mystérieuses lampes.

Il m’est permis de regarder par là, mais pas trop longtemps et pas de trop près.

De chaque côté de cette entrée profonde, sous les colonnades du péristyle, à la lueur de petites flammes tremblotantes, sont installés des marchands de fleurs, de guirlandes, de gâteaux sacrés pour les dieux. Elles n’éclairent, les petites flammes en feux follets, que ces groupes d’hommes et la base des granits frustes, jadis taillés en contours de monstres, en fantastiques amas de bêtes. Les immobiles marchands, semblables à des dieux eux-mêmes, appuient contre ces granits rougeâtres leurs nudités fauves ; leurs yeux brillent magnifiquement et leurs longues chevelures de femme tombent en flot noir sur leurs épaules. Au-dessus, l’obscurité demeure souveraine, vers le sommet des piliers et à la voûte imprécise.

C’est loin, loin, ce fond de sanctuaire, aperçu là-bas à la dérobée. D’interminables fuites de colonnes s’y devinent dans l’ombre, des séries de lampes alignées s’y perdent, impuissantes au milieu de si lourdes ténèbres, et, à l’extrême lointain, qui vibre de chants et de prières, passent confusément des formes humaines blanches.

Elle se découpe en contours étranges, en lignes d’architecture inconnue, cette porte interdite par où je regarde. Malgré ses dimensions de porche de cathédrale, on la dirait toute basse et comme clandestine, sous le pylône disproportionné qui la surmonte, sous l’écrasement de la colossale pyramide de dieux érigée vers les étoiles : elle semble une entrée de souterrains et de mystères.

Pour la première fois de ma vie que j’aborde un temple brahmanique, j’en reçois l’impression de quelque chose de lugubrement idolâtre, de fermé aussi, d’hostile et de terrible ; je n’attendais point cela, non plus que cette défense d’approcher et de voir, — et combien m’apparaît vaine, enfantine à cette heure, cette quasi-espérance que j’avais, en venant aux Indes, de trouver un peu de lumière au fond de la religion des grands ancêtres :... Oh ! la douce paix mensongère des églises chrétiennes, ouvertes à tous, bienfaisantes encore à ceux-là mêmes qui ne croient plus !...

On me promet, dans d’autres parties de l’Inde, des lieux d’adoration moins farouches où j’entrerai peut-être. Mais maintenant, paraît-il, je dois me retirer pour n’être pas indiscret. Notre voiture pourra seulement, si je le délire, faire au pas le tour de l’immense temple.

L’enceinte en est carrée, assez vaste pour enclore une ville. Isolé au milieu de chacune des quatre faces, un pylône prodigieux se dresse, sous lequel on a percé une porte ; par ailleurs, ces murailles muettes, que nous longeons dans le silence et l’obscurité, sont aussi droites et sévères que des murailles de citadelle. La route solitaire que nous suivons fait du reste partie d’une zone déjà sacrée, où les hommes des basses castes ne sont point admis, — et là nous passons près de grandes masses sombres, échouées comme au hasard, qui semblent être aussi des pyramides d’idoles, et posent sur des roues géantes : les chars, que des milliers de bras mettent en marche pour promener les dieux, aux jours de fête et de délire ; ils sommeillent cette nuit, la base enlizée dans des ornières, ainsi que des choses mortes.

Quand nous nous éloignons par l’avenue de palmiers, sous les hauts plumets noirs penchés en tous sens, c’est une heure de plus violente exaltation religieuse, et des rites particuliers doivent s’accomplir, car nous entendons derrière nous, dans l’idéale nuit sereine, des sons caverneux de tamtams, des appels de trompes comme des beuglemens de monstres. Et cela est barbare à donner le frisson.

21 décembre. — Encore au village de Palancota. Pour chasser les moustiques et les phalènes, toute la nuit, des serviteurs de bronze ont agité l’air avec de grands éventails. Et la maisonnette indienne, très vieille et très blanche, — dans laquelle on a dormi portes et fenêtres ouvertes, — s’éclaire dès l’aube, reçoit dès la première heure la gaie lumière. On s’éveille au soleil levant, dans la splendeur.

La vérandah, encore fraîche de rosée, semble alors un asile exquis, la vérandah toute neigeuse de chaux, avec ses gros piliers trapus, naïvement irréguliers, où des jasmins s’enroulent.

Alentour, c’est la campagne, le calme pastoral, la paix édénique du matin. Sur une nature un peu brûlée, un peu alanguie de sécheresse et d’automne, c’est, dirait-on, le rayonnement tranquille de nos plus belles matinées de septembre dans la France méridionale. Point de grandes palmes ici, ni de folles verdures comme à Ceylan ; rien que des arbres moyens aux feuillages discrets, imitant ceux de nos bois. Des champs fauchés, des vergers, de gentils sentiers avenans et propres, tracés dans une herbe rase, et plus loin, aperçus à travers les branches, des petits murs peints à la chaux, des maisonnettes soigneusement blanchies. Je regarde, et je m’étonne de presque retrouver autour de moi des aspects qui furent familiers à mon enfance.

Il y a même des moineaux, de très vulgaires moineaux, pareils à ceux qui nichent sous nos toits ; seulement, avec cette confiance en l’homme qu’ont toutes les bêtes de l’Inde et à laquelle je ne suis point habitué encore, ils ne s’enfuient pas quand j’approche.

Ce pays, par endroits, me réservait donc la surprise de ressembler au mien, de me rendre, en plein hiver, le charme de nos fins d’été... Et, sans tout à fait oublier au fond de moi-même que je suis dans l’Inde, en un lieu perdu, je me livre, avec une mélancolie douce, à des illusions de terre natale. Les campagnes de l’Aunis ou de la Saintonge, les tranquilles demeures de l’île d’Oléron à la saison lumineuse et dorée des vendanges, me sont rappelées nostalgiquement par ces horizons plats, ces petits murs blancs, ces jasmins, cette herbe jaunie et ces couleurs d’automne.

Mille détails toutefois traversent mon rêve pour le dérouter. Un passant nu, qui frôle sans bruit les graminées du chemin, me montre un fin visage de couleur sombre. Un colibri, près des moineaux, vient se poser avec un éclat de pierre précieuse. Et voici une petite fille, un bébé de six ans, envoyée du village pour me faire une communication, qui a de longs yeux d’énigme noire, et dont les narines frémissantes sont traversées d’épingles d’or avec des rubis comme des gouttes de sang.

Surtout il y a au loin, inquiétant au milieu de ce paysage de chez nous, quelque chose d’étrange qui sort des arbres : l’angle d’un pylône brahmanique, le coin d’une pyramide de dieux et de monstres ; un temple de Vichnou, caché par là dans un bois.

L’heure de midi amène vraiment un excès de chaleur et de lumière sur la maisonnette blanche, malgré l’ombre de ses arbres.

Alentour, dans les petits vergers, sur l’herbe languissante, il fait clair, trop clair ; cela dépasse à présent nos plus étincelans midis de septembre. Le silence s’est fait partout. Plus de passans dans les sentiers. Les grands éventails sommeillent, et les serviteurs indiens qui les agitaient se sont couchés. Tout se tait et s’immobilise. Seuls, les corbeaux, qui ne font point de sieste, entrent dans ma chambre pour rôder autour de moi ; on n’entend, au milieu de la torpeur des choses, que leurs sautillemens et le bruit soyeux de leur vol... Alors, songeant tout à coup que nous sommes aux approches de Noël, je sens tomber sur mon imagination la tristesse de l’immuable beau temps, la tristesse et comme l’angoisse de l’éternel été...

Maintenant arrivent, l’un après l’autre, les équipages de route qui doivent, en deux jours environ, me mener à ce pays de Travancore vers lequel mon esprit est tendu. Charrettes indigènes, en forme de long sarcophage, où l’on se glisse par l’arrière et où l’on voyage forcément couché, au trot dansant des zébus. Pour ma charrette personnelle, une paire de bêtes blanches, dont les cornes sont peintes en bleu ; pour mes domestiques, des bêtes brunes, aux cornes cerclées de cuivre.

Et, en attendant le baisser du soleil, ils s’étendent sur l’herbe, nos quatre zébus, paisibles, indolens et bons.


II

A trois heures, le départ, sous un soleil encore terrible. Dans ma charrette garnie de tapis et de nattes, trop basse de plafond pour que je songe à m’y asseoir, je m’étends comme un blessé qu’on emporte, et mes zébus aussitôt prennent ce trot sautillant qui, pendant deux nuits, sans trêve, secouera mon sommeil. Mes attelages, bêtes et gens, changeront d’heure en heure, car il y a des relais disposés tout le long de cette route, seule voie de communication par le Sud entre l’Inde orientale où je suis et le Travancore où je m’en vais. Cette heureuse « Terre de charité » n’a pas jusqu’à présent de chemin de fer pour lui amener des parasites et drainer vers l’étranger ses richesses ; du côté du Nord, elle communique aussi avec le petit État de Cochin, au moyen de barques, suivant une série de canaux et de lagunes ; mais elle est par ailleurs préservée de tous contacts grâce à de bienfaisantes défenses naturelles : à l’ouest, une mer sans ports, des plages inabordables où les brisans déferlent, et à l’est, la chaîne des Ghâts, sorte d’épine dorsale de l’Inde, qui fait bonne garde avec ses cimes rocheuses, ses forêts, ses tigres.

Ils vont au trot et au galop, mes bons zébus. Et, sitôt le village disparu, commence une longue, monotone, interminable course, sur un sol d’un rouge de sanguine, entre deux bordures de grands arbres qui imitent nos noyers et nos frênes. Les noyers sont de jeunes banians qui, avec les années, deviendront gigantesques ; des chevelures de racines, çà et là, commencent à leur pousser, descendent de leurs branches vers la terre, pour créer d’autres souches, s’étendre, envahir.

Entre ces deux rangées d’arbres, nous traversons de vastes solitudes, où sont clairsemés des palmiers.

Pour respirer et pour voir, j’ai de toutes petites lucarnes de côté, et, à l’arrière, cette minuscule porte ronde par laquelle, tête baissée, je me suis coulé dans mon sarcophage roulant.

Tout près, comme rivée à moi, suit la charrette des domestiques et des bagages ; les deux longues figures débonnaires des zébus qui la traînent sont mes très proches voisines ; toujours étendu, naturellement, je les vois presque à toucher mes pieds, les inoffensives bêtes trotteuses, que l’on conduit par une simple ficelle passée au travers du nez, et dont les cornes sont recourbées en arrière, couchées sur l’échine, comme dans la crainte de faire involontairement du mal à quelqu’un. Par un prodige d’équilibre, le cocher qui les mène, tout nu et tout en bronze, se tient accroupi à même le timon étroit, les pieds réunis sous le derrière et les mains posées sur les genoux ; il les fouette d’un fin roseau ou bien les excite avec un bruit de bouche comme en font les singes en fureur

Et les solitudes défilent toujours, deviennent presque angoissantes à mesure que l’on s’y enfonce plus avant. De loin en loin, quelque maigre champ de riz, ou de coton ; autrement, le désert, surtout le désert, éclairé au morne soleil du soir.

A l’horizon, la chaîne des Ghâts se dessine. Et c’est comme la muraille du Travancore, que nous franchirons cette nuit, par un défilé unique.

Après les pluies et les verdures de Ceylan, on s’étonne de plaines si desséchées, où l’herbe même ne pousse plus. Rien que ces étranges palmiers à tige grisâtre qui sont plantés çà et là solitaires, et qui à peine semblent appartenir au règne végétal : droits et lisses comme des poteaux géans, enflés à la base et tout de suite amincis en fuseau, ils portent au bout de leur hampe démesurée un tout petit bouquet d’éventails rigides, trop haut dans le ciel de feu. Et la raideur de ces silhouettes d’arbres se répète indéfiniment des deux côtés du chemin, jusqu’au triste horizon des plaines.

Personne jamais sur cette route, si soigneusement tracée pourtant entre ses deux bordures de banians verts ; on dirait qu’elle ne mène nulle part. Et peu à peu l’alanguissante chaleur, les petites secousses rythmées, la persistance des mêmes cahots et du même bruit, amènent un assoupissement vague où la pensée commence de sombrer.

Vers cinq heures, croisé quatre passans bizarres, qui prennent l’importance d’un événement à mes yeux presque endormis et déjà habitués à ne rencontrer rien dans l’allée monotone ; quatre personnages de haute taille, qui marchent à grandes enjambées rapides, le torse nu, un pagne blanc et rouge autour des reins, un large turban rouge sur la tôte. Où vont-ils si vite et dans de si éclatans costumes, ces inconnus, au milieu de ces solitudes ?

Ensuite le sommeil, par degrés, lentement, m’anéantit sur ma couche étouffante, et je perds conscience de toutes choses.

Réveil une heure après, au crépuscule mourant, pour percevoir cette dernière image de la journée :

La chaîne des Ghâts, qui s’est rapprochée tout d’un coup, comme si elle avait fait un saut de trois lieues, ferme l’Occident des plaines ; en violet sombre, elle se découpe avec une netteté invraisemblable sur la bande rouge qui traîne encore à l’horizon du couchant ; ses granits des cimes ont des formes vraiment indiennes et jamais vues ailleurs, simulant des tours, des pyramides, des dômes de pagodes. Et les minces palmiers-fuseaux, qui sont toujours, avec quelques aloès d’aspect cruel, les seules plantes ici, montent du sol en traits durs, profilés contre ce qui reste de lumière, rayant partout de leurs bâtons noirs l’or pâle du ciel.

Puis l’obscurité vient, subite, attristante un peu, car la nuit sera sans lune.

Et, jusqu’au matin, secoué dans l’étroit sarcophage, je ne perçois plus rien que des choses confuses. Des sonnailles et des cris furieux, quand nous croisons des attelages de zébus trop lents à se garer des nôtres. Des arrêts, pour changer nos cochers et nos bêtes, dans des villages vaguement entrevus au bord de la route ; chaumières de brahmes endormis, devant lesquelles des petites lampes veilleuses, à huile de cocotier, brûlent dans des niches du mur, pour conjurer les mauvais Esprits des ténèbres.

22 décembre. — Avec de grands saluts, on m’éveille tout à fait, et c’est le matin, la pointe fraîche de l’aube ; c’est le village de Nagercoïl, où je dois passer la journée, pour ne repartir qu’au déclin du soleil. La chaîne de montagnes que je regardais hier en avant du chemin profilée sur le couchant rouge, est maintenant derrière moi, dans le rose pâle de l’horizon qui s’éclaire ; nous l’avons franchie pendant la nuit, et nous sommes au Travancore. Cette maisonnette à vérandah, devant laquelle on vient d’arrêter mes zébus, c’est l’hôtellerie, et cet Indien en robe blanche, qui s’incline en portant les deux mains à son front, c’est l’hôtelier qui m’attendait, ayant reçu des ordres pour me réserver tout le logis.

Comme dans chaque village de l’Inde, cette « maison du voyageur » se compose d’un simple rez-de-chaussée, trois ou quatre pièces bien blanchies à la chaux, bien nettes et presque vides, avec des canapés en rotin pour y dormir. Et, à cause de l’ardent soleil, le toit déborde largement tout autour, soutenu par de grosses colonnes trapues.

Le bain ; le déjeuner, sous les éventails agités par des serviteurs nonchalans. Et puis la mélancolie du demi-soleil méridien, dans le grand silence clair, avec la visite des corbeaux, sautillant sur le parquet de ma chambre.

A 2 heures, une dépêche du Dewan (ministre du Maharajah), pour m’annoncer qu’une voiture attelée de chevaux doit se tenir à mes ordres, en un village de la route appelé Neyzetavaray, à partir de 11 heures du soir. Et je décide de partir à l’instant, afin d’arriver cette nuit même, au lieu d’attendre la chute du soleil, comme c’est ici l’usage, et de dormir en charrette jusqu’au matin.

Sous un étincellement de lumière blanche, le départ, et le salut à deux mains de l’hôtelier, et le muet quémandage des serviteurs de bronze, alignés devant ma charrette, y compris l’obligatoire pauvre vieille femme presque nue qui, dans toutes les auberges de l’Inde, a mission de déverser l’eau des bains. Distribution à tout ce monde des petites pièces en argent du Travancore, maniées aujourd’hui pour la première fois, toutes petites pièces épaisses qui semblent de gentilles graines brillantes, — et nos zébus prennent le trot, dans l’accablante chaleur.

Une région de plus en plus feuillue, égalant bientôt les magnificences de Ceylan. La jungle est pleine d’arbustes fleuris. Les hauts palmiers-fuseaux, qui étaient hier si jaunes et desséchés, ont ici de luxurians bouquets d’éventails, les cocotiers reparaissent en masse, avec leurs grandes plumes vertes, et les banians de la route éploient leurs chevelures jusqu’à terre, font dôme partout au-dessus de nos têtes. Le pays semble n’être plus qu’une immense solitude d’arbres, un inextricable fouillis vert. Et cependant nous croisons maintenant, le long de notre chemin ombreux, beaucoup de monde, des gens en charrette à zébus comme les nôtres, des pâtres menant des troupeaux, et surtout des cortèges de femmes, d’innombrables files de femmes portant des charges sur la tête dans des corbeilles de sparterie.

Çà et là, un petit temple en granit, d’une antiquité imprécise, voûté de pierres plates, rappelant en miniature les monumens de l’ancienne Égypte. Ou bien, sous quelque banian plus énorme, qui est devenu sacré à force d’être vieux, une tombe de saint fakir, enguirlandée de fleurs fraiches, une statue de Ganesa, le Dieu à tête d’éléphant, qu’une main pieuse a ornée d’un collier d’œillets d’Inde enfilés avec des roses.

C’est cependant une surprise, une déception pour les yeux, que ces femmes rencontrées en si grand nombre ne soient pas plus jolies, quand la plupart des hommes sont beaux : la couleur bronze leur sied moins bien qu’aux visages mâles, l’épaisseur des lèvres, qui se dissimulait sous les moustaches viriles, paraît chez elles excessive, et, à part quelques très jeunes, aux contours purs comme ceux des Tanagra, presque toutes ont la poitrine hâtivement déformée, d’ailleurs sans aucune draperie pour en masquer le déclin. Elles portent une boucle d’or passée dans chaque narine et le lobe de leurs oreilles, allongé démesurément par le poids des anneaux, chez les vieilles traîne jusque sur l’épaule. Il est vrai, ce sont des femmes de parias ; celles des hautes castes ne courent point les routes en charriant des fardeaux, et nous ne les avons pas vues encore.

De distance en distance, on a charitablement construit des reposoirs pour toutes ces porteuses des chemins : de solides tables en granit, à hauteur humaine, permettant de se débarrasser un moment de la charge, et de la replacer ensuite sur la tête, sans avoir la fatigue de se courber jusqu’à terre.

D’ailleurs, partout quelle tranquillité charmante ! Quel calme édénique, dans ces rares villages, nichés sous la verdure !...

À l’ombre d’un banian, près d’une vieille idole de Shiva, aperçu un personnage en robe violette, à la longue barbe blanche, au profil iranien, paisiblement assis à lire : un évêque ! un évêque syriaque ! À première vue, quelle étrange rencontre, en ce pays des mystères de Brahma !

Cependant, à la réflexion, rien de plus naturel. Le Maharajah du Travancore, je le savais, compte dans son peuple environ 500 000 sujets chrétiens. — Des chrétiens dont les ancêtres avaient ici des églises aux époques où l’Europe était encore païenne : ils se prétendent disciples de saint Thomas, qui serait venu aux Indes vers le milieu du premier siècle ; plus vraisemblablement, ils sont des Nestoriens, arrivés jadis de la Syrie, qui continue de leur envoyer des prêtres ; au moins sont-ils de souche antique et très vénérable, cela ne fait pas discussion. On trouve en outre, dans le Nord du Royaume, des Juifs émigrés après la seconde destruction du temple de Jérusalem. Et personne ne les a inquiétés jamais, pas plus que les chrétiens, car la tolérance religieuse a été ici de tous les temps, et il n’y a point d’exemple que le sang humain ait coulé sur cette « Terre de Charité. »

Ils trottent toujours, nos zébus. Sur le soir, le soleil se voile ; l’air s’emplit, comme à Ceylan, d’humidité équatoriale. Les cocotiers, amis des pluies chaudes, dominent de plus en plus, à l’exclusion des autres arbres ; nous sommes entrés maintenant sous cette voûte infinie de palmes, de grandes plumes magnifiques, qui maintient éternellement dans la nuit verte toute la rive occidentale de l’Inde, toute la côte du Malabar, sur une longueur de plusieurs centaines de lieues. Et, comme nous passons au pied des contreforts de la chaîne des Ghâts, notre ciel s’encombre de cimes rocheuses, de forêts suspendues, de lourdes nuées d’orage.

Après quatre heures de secousses, rythmées au trot de nos zébus, quand devient intolérable la lassitude d’être étendu, je me glisse hors du sarcophage, par la petite lucarne de l’avant, pour aller m’asseoir un moment sur le timon, à côté de mon cocher en posture de singe. La lumière du jour a déjà beaucoup baissé ; sous ces nuages et sous ces palmes, c’est le commencement du crépuscule. Devant nous s’en va, toujours pareil, le tunnel vert des banians de la route ; mais, de place en place, au milieu des bois, apparaissent des choses qui semblent fantastiques, dans la pénombre du soir. On dirait de monstrueuses bêtes brunes, un peu informes, tantôt isolées, tantôt réunies en troupeaux, ou bien empilées les unes sur les autres. Et ce sont tout simplement des blocs granitiques, mais si étranges ! Des blocs qui ont les rondeurs molles des pachydermes et le poli de leur peau ; aucun lien d’ailleurs ne les réunit entre eux, et il semble qu’ils soient venus là séparément, ou qu’on les ait roulés, jetés, amoncelés comme des corps après un massacre. En même temps les grosses branches, les grosses racines des arbres affectent des contournemens de trompe... Et c’est comme si la nature de ce pays avait été obscurément préoccupée, dans tous ses enfantemens, de certaine forme animale particulière, comme si la conception de l’éléphant avait été en germe ici, de toute antiquité, même dans la pensée inconsciente qui façonna le granit des origines.

En vérité, de plus en plus on dirait des éléphans partout, ou bien des embryons d’éléphant ; on est obsédé par ces ressemblances, qui naturellement s’exagèrent à mesure que tout s’assombrit autour de nous dans les bois.

Huit heures du soir. Les orages sourds qui menaçaient se sont dissipés on ne sait comment. Ciel pur, nuit étoilée. Grillons et cigales chantent comme en délire. Le fouillis des arbres est tout vibrant de la joie des insectes.

En avant de nous, on agite des torches. Il y a une foule qui s’avance dans le noir des feuillées. Nous entendons des cymbales et des tambours, un chœur de voix humaines. C’est un cortège, en marche bruyante, sous les banians et les grandes palmes. Eclairés par la flamme des torches, passent une vingtaine de tout jeunes hommes, le torse nu, portant à l’épaule, dans un palanquin très enguirlandé et fleuri, un des leurs qui est vêtu comme un rajah ou comme un dieu : longue robe toute dorée et couronne d’or. Il s’agit d’une fête de mariage, et c’est le nouvel époux que promènent religieusement ses amis.

Onze heures. Je dormais, gisant au fond de ma charrette. On ouvre une de mes petites lucarnes pour me présenter, à la lueur d’un fanal, une lettre timbrée aux armes du Travancore : deux éléphans et une conque marine. Nous sommes au village de Neyzetavaray, et elle vient du Dewan, la lettre ; elle me souhaite la bienvenue de la part du souverain et m’annonce que la voiture est là.

Or c’est une joie, au sortir de la charrette indienne, de monter dans cette voiture élégante et bien suspendue, une joie de partir au trot allongé de deux excellens chevaux. Sur le siège, un cocher à la livrée du Maharajah, longue robe, turban doré qui brille confusément dans l’obscurité ; sur les marchepieds, deux agiles coureurs, qui ont l’air d’avoir des ailes quand ils partent en avant, avec de terribles cris, pour faire ranger les attelages à zébus, toujours plus nombreux dans le chemin. Après tant de cahots, endurés dans une petite caisse fermée, c’est presque une ivresse d’aller si facilement et si vite, à ciel ouvert, sous les étoiles et sous la fuite incessante des grandes palmes. Nous fendons l’air délicieux de la nuit, en respirant tout le temps des parfums de fleurs, comme si notre course avait lieu à travers quelque interminable jardin de féerie.

Encore des musiques et la flamme rouge des torches. C’est un autre cortège nuptial qui se promène, malgré l’heure plus tardive et plus silencieuse. Le marié, cette fois, est à cheval, sa robe dorée traînant sur la croupe de sa bête, et il ressemble à un roi mage.

Vers une heure du matin, les palmes tout à coup cessent leur manège de grandes plumes noires s’enchevêtrant et fuyant au-dessus de nos têtes : il y a une coupée dans la futaie, nous arrivons dans une rue.

Et cette rue semble profondément dormir, à la lueur fraîche et cendrée qui, dans les régions tropicales, tombe des étoiles durant les nuits sans lune. Les maisons, qui dans le jour doivent être blanches, paraissent bleuâtres à cette heure. Au-dessus de leurs vérandahs, elles ont toutes un étage, avec des colonnettes compliquées et de minuscules fenêtres découpées en ogives, en trèfles, en festons, en dentelures. En bas, de chaque côté des portes closes, dans des niches de la muraille, brillent comme des vers luisans les petits lumignons de lampes qui veillent contre la visite des mauvais Esprits. Quantité de bêtes familières sont là, couchées et immobiles sur les marches, le plus près possible des logis humains, comme pour chercher aussi protection contre on ne sait quels maléfices indéfinis, des zébus, des moutons, des chèvres, qui ne s’éveillent point à notre passage. On n’entend d’autre bruit que celui de nos roues légères, sur la route sablée. Et tout cela, maisons, troupeaux endormis, immobilités spectrales des choses, baigne dans une indécise lumière bleue, comme au reflet de quelque feu de Bengale lointain.

Devant nous, voici une vaste enceinte, avec un portique monumental, surmonté de miradors à colonnes, et ouvert sur une avenue que des files de lanternes révèlent large et vide. Au-dessus de la muraille, on voit passer des palmiers, des toits de palais, et tout au fond, dans l’axe et dans le recul de cette avenue droite, montent les gigantesques tours des temples brahmaniques. Évidemment nous allons entrer, car ce doit être ceci, la capitale du Travancore, la ville du Maharajah, la vraie Trivandrum, et la rue bleuâtre peuplée de bêtes endormies n’en était qu’un faubourg...

J’ignorais que seuls les Indiens des hautes castes ont le droit d’habiter dans cette enceinte privilégiée de Brahma. Devant la grande porte que je pensais franchir, ma voiture brusquement tourne à droite, me replonge dans l’obscurité des arbres, m’emmène assez loin encore, par des routes, plutôt des allées de parc, pour m’arrêter au milieu d’un jardin, devant une belle demeure qui, hélas ! n’a plus guère la physionomie indienne.

Et c’est là qu’un appartement m’était destiné ; là que je devais recevoir, de la part du Maharajah, une très gracieuse hospitalité, mais dans un cadre européen qui me fit constamment l’effet d’une anomalie, d’une faute aimable, au cœur du vieil Hindoustan merveilleux.


III

23 décembre. — Vers la fin de cette première nuit passée à Trivandrum, un terrible tapage se fait sur mon toit : galopade suivie de bataille, où je crois reconnaître en demi-sommeil, — avec une vague inquiétude en songeant que mon logis est tout ouvert, — des bonds et des rauquemens de félins qui seraient d’assez grande taille. Cependant le calme nocturne, la sonorité des charpentes de bois avaient exagéré le bruit, et ce n’étaient que des chats-tigres du voisinage ; tout le jour ils dorment sur les arbres des jardins, et la nuit ils s’ébattent en chasse, envahissent effrontément le domaine des hommes.

L’extrême matin, à Trivandrum, est une heure d’indicible tristesse. On entend d’abord, tout au commencement, une grande clameur humaine qui s’élève avant jour, qui monte lamentable et farouche dans la première pâleur de l’aube ; d’où je suis, cela paraît un peu lointain, cela vient de là-bas, de l’enceinte sacrée de Brahma ; c’est un cri d’ensemble poussé par des milliers d’hommes, et on dirait le gémissement de l’humanité même, de l’humanité retrouvant au réveil ses peines, avec l’écrasante idée de la mort. Les oiseaux ensuite se mettent à saluer le retour du soleil, mais leur aubade n’a point la légèreté charmante de celles qui se chantent chez nous, dans nos vergers, au printemps ; ici le gazouillement des tout petits est couvert par la grosse voix moqueuse des perroquets, surtout par la voix funèbre des corbeaux. D’abord un ou deux croassemens isolés, comme en signal, et puis cent, et puis mille, un concert affreux pour glorifier la mort et la pourriture… Les corbeaux, partout les corbeaux, l’Inde en est infestée ; et jusqu’ici, au Travancore, sur cette terre de paix et d’enchantement, leurs cris, dès que le jour vient poindre, emplissent la voûte des palmes, pour glacer la joie de toutes qui vit et s’éveille sous la feuillée splendide. Ils disent : nous sommes là, nous, qui guettons la décomposition de toute chair, et notre pâture est certaine, et nous mangerons tout…

Ensuite ils se dispersent et ils se taisent. Et de nouveau s’élève la clameur lointaine des hommes ; elle est puissante et profonde ; on sent qu’ils sont légion, ces brahmes, assemblés dans le grand sanctuaire, à crier vers leur Dieu. Et puis, c’est un bruit confus de tambourins, de cymbales et de conques sacrées, arrivant de différens points de cette forêt de palmes qu’est Trivandrum : la première adoration du jour dans les petits temples secondaires épars sous bois.

Le soleil enfin apparaît, et on en reçoit tout de suite les rayons dans ces demeures entièrement ouvertes où des colonnades, des stores légers vous séparaient seuls des choses de la nuit. Voici la lumière, la lumière admirable, l’heure exquise où s’évanouissent toutes ces tristesses de l’aube. Et je descends dans le jardin, qui forme au milieu de la forêt de palmes une sorte de clairière, avec des pelouses, des arbres couverts de fleurs roses ; on y trouve un grand luxe de fougères, de plantes d’humidité chaude, et toutes les variétés de ces invraisemblables feuillages de l’Inde, qui sont teintés, comme des fleurs, de rouge sombre, de violet ou de carmin pâle, avec des zébrures blanches comme sur le dos des reptiles, ou des yeux comme sur les ailes des papillons.

Sept heures du matin, quand un peu de fraîcheur nocturne persiste encore sous le dôme vert des avenues, c’est à Trivandrum l’heure des visites, des cérémonies, contrairement à ce qui se passe chez nous. Et je suis avisé que demain à cette heure-là je pénétrerai dans l’enceinte brahmanique pour être présenté au Prince.

A l’approche de midi, malgré tant de palmiers et tant d’ombre la vie s’arrête sous le soleil vertical ; partout somnolence et torpeur ; les éternels corbeaux eux-mêmes se taisent, posés à terre sous l’abri des feuillages.

Certain chemin que je vois, de ma vérandah, se perdre dans la nuit verte, va devenir désert jusqu’à ce soir. Quelques derniers passans encore, qui rentrent dans leurs maisons de chaume ; Indiens ou Indiennes pareillement vêtus du pagne écarlate le torse d’un brun ardent à reflets de cuivre, ils vont pieds nus sans faire de bruit : personnages rougeâtres sur la terre couleur de sanguine, et tous ces rouges s’avivent par contraste avec le vert éclatant des palmes. Parfois aussi le sol de ce chemin tremble sous des pas lourds et cependant presque silencieux- ce sont des éléphans du Maharajah qui reviennent, songeurs de quelques travaux rustiques et regagnent les écuries du palais pour y dormir. Ensuite on n’entend plus rien. Et alors les petits écureuils sauteurs, habitans des arbres, les seuls qui soient agités d’une perpétuelle frénésie de mouvement, entrent dans ma chambre, enhardis par le silence.

Le soir, quand recommence l’activité humaine, je sors de ma retraite, dans une voiture du Maharajah où la vitesse des chevaux procure une illusion de fraîcheur.

Mes alentours sont la partie nouvelle de Trivandrum Les arbres n’y règnent plus en maîtres ; on y a dégagé des pelouses et percé de belles avenues sablées. Il s’y trouve, disséminés au milieu de jardins, tous les monumens nécessaires à la vie modernisée d’une capitale : ministères, hospices, banques et écoles. Ces choses eussent moins détonné si on les avait construites en style un peu indien : mais, à notre époque, il faut prendre son parti de rencontrer les mêmes erreurs de goût dans presque tous les pays du monde. Il s’y trouve aussi des églises et des chapelles, protestantes, latines ou syriaques, ces dernières plus anciennes, avec des façades naïves. Ce n’était cependant point pour voir tout cela que j’étais venu au Travancore, et je commence à comprendre combien il est difficile d’entrer en contact avec l’Inde brahmanique, l’Inde profonde, même ici, où je la sens si près de moi, toujours vivante et immuable, me troublant de son mystère...

En dehors de ces nouveaux quartiers, les palmes étendent leur voûte souveraine sur tout l’immense Trivandrum des Indiens de basse caste ; maisonnettes de roseaux, vieux petits temples de granit et de chaume, à demi cachés parmi les hauts cocotiers éternels : là, c’est le pays de l’ombre, et les avenues semblent d’étroits couloirs dans la nuit verte.

Une seule véritable rue, celle par où j’étais arrivé au clair des étoiles et qui mène à la porte de l’enceinte sacrée. C’est la rue des marchands, le lieu où se concentrent tout le mouvement et tout le bruit de cette ville plutôt silencieuse. À cette heure du soir, elle est pleine de monde ; il faut ralentir l’allure des chevaux ; — et on dirait un peuple de dieux, tant sont beaux les visages, tant sont nobles les attitudes, profonds et insondables les regards.

Cette foule est une mêlée de torses et de bras taillés dans le bronze, d’une perfection et d’une grâce de bas-relief antique.

Brahmes affinés et superbes, dédaigneux des costumes et des parures, vont moins vêtus encore que les hommes de moyenne caste ou que les parias. Autour des reins, un pagne en toile d’un blanc neutre, et, passée en bandoulière sur leur poitrine nue, rien que la petite cordelette de lin, signe extérieur de la caste, que le prêtre a nouée là au moment de la naissance et que l’on ne quitte jamais plus, la cordelette sacrée avec laquelle on vit et on meurt. Sur leur front, entre leurs graves yeux noirs, est inscrit le monogramme de leur Dieu, le sceau que l’on doit repeindre pieusement chaque jour après l’ablution matinale : un disque rouge et trois raies blanches pour les sectateurs de Shiva ; pour ceux de Wichnou, une sorte de trident blanc et rouge, qui part d’entre les sourcils, les pointes remontant jusqu’aux cheveux, et qui rend pour nous l’expression des figures plus étrangement énigmatique.

Peu ou point de femmes, bien qu’au premier abord ces longues chevelures d’ébène vernie, nouées ou épandues sur les épaules, en donnent partout l’illusion. Et encore celles qui se montrent sont-elles de caste vile et de traits plutôt vulgaires, comme les porteuses des chemins. Dans l’enceinte réservée sans doute, habitent les épouses et les filles de ces brahmes qui le soir circulent par milliers.

Toutes ces maisons qui, la nuit dernière, m’étaient apparues dans leur sommeil, closes sous de tranquilles rayonnemens bleuâtres, forment à cette heure un bazar très animé, où l’on vend des fruits, des graines, des étoffes légères imprimées de vieux dessins en couleurs, et quantité d’objets de cuivre jaune, aussi étincelans que des bijoux d’or : lampes à plusieurs branches, sveltes et montées sur des pieds très hauts comme celles de Pompéi ; plateaux et vases de forme religieuse, dieux et déesses debout sur des éléphans.

Mon guide me montre ensuite des fabriques, fondées par le souverain actuel, où l’on tourne des poteries d’un beau style ancien ; d’autres où l’on tisse des tapis de haute laine, en copiant les coloris du Radjpoutana et du Cachemyr ; enfin des ateliers où de patiens ciseleurs fouillent l’ivoire des éléphans de la forêt proche, pour en faire de fines petites. divinités brahmaniques, ou bien des manches de chasse-mouche et de parasol.

Mais je n’étais point venu au Travancore pour voir tout cela. Seules m’intéresseraient les choses encore si intensément indiennes qui se passent derrière l’enceinte des palais, et dans le grand temple interdit...

Il y a aussi à Trivandrum un jardin zoologique, aussi soigné que ceux de nos capitales d’Europe, avec parcs à gazelles et bassins à crocodiles ; un des rares endroits où l’on puisse sortir de l’ombre et de l’étouffement des palmes, pour voir un peu au loin, dominer des perspectives de jungles et de forêts. On y a créé des pelouses, le long desquelles s’alignent d’incomparables plantes et de larges fleurs exotiques. C’est un coin arrangé, artificiel, où l’on se promène en toute sécurité, parce que la végétation y est soigneusement émondée et parce que les bêtes, — tigres ou serpens qui s’ébattent en liberté à quatre ou cinq lieues plus loin dans la grande brousse, — sont en cage ici. Le soir, à cette heure courte et charmante où le soleil ne tue plus et où la nuit brusque n’est pas encore tombée, il vient en ce jardin une musique, pour jouer dans un kiosque ; elle est composée d’Indiens qui exécutent avec précision des airs d’Europe. Dans les allées bien sablées, les rares auditeurs sont quelques personnages aux nudités sveltes ; un ou deux bébés de race blanche (tout ce qu’en contient Trivandrum) bien pâlots sur les bras de leurs nourrices indiennes ; et quelques petits enfans du pays, fils de princes, qui, hélas ! ne portent plus leur costume national, mais sont déguisés en de bizarres poupées d’Occident, poupées trop jolies malgré leur teint cuivré, et avec de trop grands yeux en velours noir. Comme ce jardin est sur une hauteur, on aperçoit un peu au loin l’Océan Indien ; mais un océan qui est sans navires, qui, au lieu de représenter comme en d’autres pays la voie de communication avec le monde extérieur, n’est dans ces parages qu’un néant inutile et hostile, vous séparant davantage du reste de la Terre, puisqu’il n’y a point de port sur toute cette côte, ni même de barques, ni de pêcheurs, rien qu’une ceinture de brisans infranchissables. Et cette apparition de mer lointaine ajoute plus de mélancolie encore, plus de tristesse d’exil à l’heure élégante de Trivandrum, quand la musique joue au déclin de la journée pour quelques pauvres bébés solitaires.

Maintenant le soleil se couche là-dessus, se couche très vite : splendeur d’un instant, feu de Bengale rose, dirait-on sur la terre couleur de sanguine, et feu de Bengale vert sur les arbres, sur l’inextricable fouillis de ramures éployé jusqu’aux limites de la vue ! Et puis la nuit tombe, sans crépuscule, hâtive, presque soudaine, à son heure invariable que n’influencent pas comme chez nous les saisons. On y voit encore au jardin, qu’il fait déjà noir partout alentour, dans les allées touffues, sous les palmes. Alors une clameur monte du grand sanctuaire de Brahma, tandis que, de tous les autres temples épars, s’échappe, comme le matin, le bruit des cymbales et des conques sacrées. Et les milliers de lampes, à huile de cocotier, s’allument sous bois, traçant leurs lignes de petits feux rouges dans l’obscurité des chemins.


IV

24 décembre. — Sept heures du matin : l’heure des visites officielles et des réceptions princières. Quand ce soleil du Travancore, éternellement estival, lumineux et chaud, commence de pénétrer horizontalement sous le couvert des palmes, en longs rayons qui éclaboussent d’or rose les tiges des cocotiers et des arékiers, je monte en voiture, pour aller au palais, me présenter au Maharajah dont je suis l’hôte. Nous trottons d’abord sous la voûte de plumes vertes, et bientôt nous voici devant le portique monumental que j’avais cru franchir la nuit de mon arrivée ; il donne accès dans le quadrilatère muré qui forme une autre ville dans la ville, où les gens de basse caste ne pénètrent jamais.

Ma voiture, cette fois, passe directement ce seuil, que garde un piquet de cavalerie sous les armes. Et le lieu révèle, dès l’entrée, son caractère sacré : nous longeons une immense piscine, où un millier de brahmes, dans l’eau jusqu’à la ceinture, font leurs prières et leurs ablutions du matin, suivant des rites vieux comme le monde : avec leurs chevelures ruisselantes, avec leurs torses mouillés qui luisent au soleil comme du bronze neuf, ils semblent des divinités des eaux ; — d’ailleurs si absorbés dans leur rêve que pas un ne tourne les yeux vers cet équipage qui les frôle et en l’honneur duquel les postes militaires jouent du fifre, battent du tambour.

L’enceinte réservée contient surtout des habitations de princes, des écoles, et le temple suprême qui domine toutes choses de ses quatre tours colossales, de ses quatre pyramides de dieux, érigées vers le ciel. Les façades, les murs extérieurs de ces palais sont plutôt mornes et quelconques ; au-dessus de leurs portes seulement, deux chimères toutes pareilles, dressant des têtes féroces, indiquent l’Inde — comme plus loin, vers l’Orient extrême, certains dragons indiquent la Chine. Et tout cela est d’une couleur ardente, saupoudré de sienne brûlée et de sanguine par la poussière des ans, qui en ce pays est rouge comme la terre des chemins.

Devant la porte du Maharajah, des cavaliers encore présentent les armes, des cavaliers superbes et corrects, en turban rouge, maniant avec une régularité toute moderne leurs fusils à répétition. Et le Maharajah lui-même veut bien se montrer sur le seuil. J’avais craint l’apparition d’un prince en redingote occidentale ; mais non, il a eu le bon goût de rester Indien, en turban de soie blanche, en robe de velours, dont les boutons sont de larges diamans limpides.

La salle où je suis reçu d’abord est pavée de faïences ; du plafond retombent une quantité de girandoles en cristal. Au milieu, un trône d’argent ciselé ; tout autour des meubles noirs, des fauteuils noirs, de forme indienne, en ébène épaisse, sculptée, fouillée en dentelle ; il n’y a vraiment que l’Asie où l’on sache ajourer les précieux bois durs.

Je suis chargé de remettre à Sa Hautesse une décoration française, et, quand je me suis acquitté de ma mission facile, nous causons un peu, des choses de cette Europe que le prince ne connaîtra jamais, étant tenu par les règles inéluctables de sa caste à ne point quitter le sol de l’Inde. Nous causons des choses littéraires surtout, car il est un affiné et un lettré. Ensuite il m’emmène dans une galerie haute, pour me montrer des ivoires merveilleux, des objets d’art dont il se plaît à faire collection. Et l’heure vient de me retirer.

Je m’en vais à travers la nuit verte des palmes, regrettant de n’avoir pu converser un peu plus profondément avec ce prince affable, dont l’âme doit être si différente de nos âmes. Nous nous reverrons pendant mon. séjour ici ; mais j’ai compris, dès cette première rencontre, que le mystère de sa pensée intime demeurerait pour moi aussi impénétrable que le grand temple. Entre nous, il y a la différence essentielle des races, des hérédités, des religions. Et puis, nous ne parlons pas la même langue, et cette obligation de passer par une tierce personne est un obstacle, une sorte d’écran isolateur qui, malgré la bonne grâce de l’interprète, suffit à tout arrêter.

Dans deux ou trois jours, je serai présenté à la Maharanie (la Reine) qui habite un palais séparé, et qui n’est point l’épouse du Maharajah, mais sa tante maternelle. Les principales familles du Travancore appartiennent à une caste, infiniment ancienne et à peu près disparue du reste de l’Inde, où la transmission des noms, des titres et des fortunes se fait uniquement par les femmes, — qui ont en outre le droit de répudier à volonté leur mari. Dans la famille royale, la Maharanie est l’aînée des filles, le Maharajah est l’aîné des fils de la première princesse du sang. La reine actuelle, ni ses sœurs, n’ayant eu de descendance féminine, la dynastie est fatalement condamnée à bientôt s’éteindre. Et les enfans du Maharajah non seulement n’ont aucun droit à régner, mais ne portent même pas le titre de prince.

Les femmes de cette caste, appelée Nayer, ont presque toutes les traits d’une finesse particulière. Elles se font des bandeaux à la Vierge, et, avec le reste de leurs cheveux, très noirs et très lisses, composent une espèce de galette ronde qui se porte au sommet de la tête, en avant et de côté, retombant un peu vers le front comme une petite toque cavalièrement posée, en contraste sur l’ensemble de leur personne qui demeure toujours grave et hiératique.

25 décembre. — Vers quatre heures du soir, quand le soleil torride commence à tomber, ils arrivent discrètement, les musiciens, par petits groupes, dans des charrettes à zébus. (C’est le Maharajah qui m’envoie pour quelques heures l’orchestre de son palais.)

Silhouettes fines et délicates, visages d’artistes, ils entrent sans bruit, pieds nus ; ils entrent d’un pas velouté comme celui des chats, s’inclinent pour de cérémonieuses révérences et s’asseyent sur le tapis par terre. Pour coiffure, des petits turbans dorés et aux oreilles, des diamans ; une pièce de soie, discrètement lamée d’or, les drape à l’antique, jetée sur une épaule et laissant libre un côté de poitrine, un bras orné de cercles en métal. De leurs étoffes légères s’échappent des odeurs d’aromates et d’eau de roses.

Ils apportent de grands instrumens à cordes de cuivre ; sorte de mandolines ou de guitares géantes dont le manche recourbé finit par une tête de monstre. Elles diffèrent beaucoup les unes des autres, leurs guitares, destinées à rendre des sons très divers ; mais toutes ont une caisse d’harmonie énorme et çà et là, le long du manche, pour augmenter encore les effets, des ballons creux qui ressemblent à de gros fruits sur une tige ; peintes, dorées, incrustées d’ivoire, elles sont très anciennes, très desséchées et sonores, très précieuses ; rien que par leurs aspects, par l’étrangeté de leurs formes, elles évoquent pour moi le sentiment d’un mystère, le mystère de l’Inde. Ils me les montrent en souriant ; les unes sont pour être caressées des doigts, d’autres pour être frôlées par un archet, d’autres encore pour être frappées avec une badine de nacre ; il en est enfin dont on joue en faisant rouler sur les cordes une petite chose en ébène qui a l’air d’un œuf noir. Quels raffinemens inconnus à nos musiques occidentales ! Il y a aussi des tamtams accordés en différens tons, et il y a des enfans chanteurs, dont les robes sont particulièrement luxueuses. Et on me remet un programme, imprimé pour moi, où les noms bizarrement mélodieux des exécutans ont tous une douzaine de syllabes.

Cinq heures. Ils sont au complet, vingt-cinq environ, assis sur le tapis, dans la salle déjà en pénombre de soir, où le « panka » agite l’air d’un mouvement berceur et alangui. Ils vont préluder, car toutes les figures de bêtes, aux manches des guitares, se sont dressées. Quels sons terribles vont sans doute produire des instrumens de cette taille, et quel tapage, ces tamtams ! J’attends, et me prépare à beaucoup de bruit. Derrière eux une porte cintrée reste ouverte sur un vestibule blanc, où pénètre, tout en or, un rayon de soleil au déclin, sur un groupe de soldats du Maharajah, — figurans, comparses en turbans rouges dans la lumière rouge, — tandis qu’eux, les musiciens, demeurent plongés dans l’imprécision de l’ombre.

Est-ce commencé, leur concert ? Vraiment il semblerait que oui, à les voir si graves, si attentifs et s’observant les uns les autres. Mais on n’entend presque rien... Ah ! si :... Une petite note haute, à peine perceptible à l’oreille, longuement prolongée comme au début de l’ouverture de Lohengrin, et puis qui se dédouble, se complique, se transforme en un murmure rythmé, sans faire plus de bruit pour cela... Mais quelle surprise extrême, cette musique presque silencieuse, qui s’échappe de cordes si puissantes :... Des bourdonnemens de mouches emprisonnées dans la main, dirait-on, des frôlemens d’ailes de phalènes contre une vitre, ou des agonies de libellules... L’un d’eux tient dans la bouche une toute petite chose d’acier et se frotte la joue par-dessus pour en tirer comme un susurrement de fontaine. Une des plus monstrueuses guitares et des plus compliquées, que l’on caresse de la main avec l’air d’en avoir peur, dit tout le temps, sur les presque mêmes notes : houhou ! houhou ! comme le cri voilé d’une chouette, tandis qu’une autre, en sourdine, fait comme si la mer déferlait au loin sur une plage. Il y a des tambourinemens à peine saisissables, du bout des doigts sur le rebord des tamtams... Et puis soudain, des saccades imprévues, des furies qui durent deux secondes, et les cordes alors vibrent de toute leur force, tandis que ces mêmes tamtams, frappés autrement, font entendre des coups profonds et sourds, comme une progression lourde d’éléphans sur un sol creux, ou bien imitent des grondemens d’eau souterraine, de torrent qui bouillonnerait dans un abime... Mais, très vite tout s’apaise, et le quasi-silence retombe.

Assis à terre les jambes croisées, un jeune brahme, aux admirables yeux, tient sur ses genoux un objet dont la rudesse sauvage contraste avec le raffinement extrême des autres : une poterie commune, avec des cailloux dedans, une sorte de jarre dont l’orifice large emboîte sa poitrine nue et bombée. Le son qu’il en tire, change suivant qu’il laisse sa jarre ouverte ou qu’il en bouche l’ouverture avec sa propre chair. Il en joue avec une rapidité de doigté prodigieuse ; le bruit est tantôt léger, tantôt profond, tantôt sec et dur. comme un crépitement de grêle, quand s’entendent les cailloux qui s’agitent au fond.

Quand le chant d’une des guitares s’élève de ce silence bruissant, c’est toujours un chant qui gémit, en portant le son d’une note à l’autre, un chant passionné qui monte à pleine voix et s’exaspère dans la douleur ; les tamtams alors, sans couvrir cette plainte vibrante, font un tumulte mystérieux, et tout cela exprime l’exaltation de la souffrance humaine d’une façon plus intensive encore que nos suprêmes musiques d’Occident...

— « Les éléphans sont arrivés ! » — Quelqu’un me jette cette phrase qui vient rompre l’enchantement d’écouter... Quels éléphans donc ?... Ah ! oui, je n’y pensais plus... J’avais formulé ce matin le désir d’en voir de caparaçonnés à l’indienne, avec palanquin sur le dos, et l’ordre avait été gracieusement donné d’en équiper pour moi dans les écuries du palais.

L’orchestre s’arrête, car je dois sortir pour les regarder. Et dès le seuil de la maison, subitement je me trouve en présence et aux pieds de trois énormes bêtes, qui m’attendaient là tout près de la porte, éclairées en plein par le soleil couchant. De face, comme elles se présentent, on ne distingue d’abord, sous leur costume, que l’ivoire menaçant des défenses, les trompes monstrueuses, d’un rose tigré de noir, et les oreilles tigrées de même, qui vont et viennent en continuel mouvement d’éventail. Longues robes vertes et rouges, palanquins à colonnes, colliers de sonnettes et têtières brodées d’or qui retombent sur les larges fronts. Trois bêtes superbes, de 70 ans, dans toute la force de l’âge, — et si dociles, si douces ; leur petit œil intelligent fixé sur moi, elles s’agenouillent avec lenteur, pour me permettre de monter si bon me semble.

Quand je retourne à la musique des bruissemens de mouches et des tambourinemens d’ailes, le crépuscule propice est entré dans la salle.

Chacune des guitares à son tour, après des intervalles d’harmonies aphones, chante son solo désespéré, celle que l’on tourmente de l’archet ou de la main, celle que l’on frappe d’une badine, et aussi la plus étrange de toutes, celle que l’on fait pleurer en promenant sur ses cordes une petite chose d’ébène en forme d’œuf. Ces chants toutefois n’ont pas des tristesses si lointaines, ni pour nous si déroutantes, que ceux de la Mongolie ou de la Chine ; nous pouvons presque jusqu’au fond les comprendre ; ils traduisent l’extrême nervosité douloureuse d’une humanité qui s’est beaucoup écartée de la nôtre au cours des siècles, mais qui n’en est pas radicalement différente ; et les Tziganes, — avec un art bien plus brutal, il est vrai, — ont apporté chez nous un peu des mêmes phrases de fièvre.

Les voix humaines m’étaient réservées pour la fin. L’un après l’autre, les tout jeunes garçons délicats, aux belles draperies et aux yeux trop grands, exécutent des vocalises d’une rapidité folle ; leurs voix enfantines sont déjà brisées et comme mourantes ; un homme en turban d’or, qui les guide après leur avoir joué un prélude à donner le frisson, les regarde tout le temps dans les yeux, tête baissée, avec une fixité de serpent qui fascine un oiseau ; on sent qu’il les électrise, qu’il peut s’il le veut forcer jusqu’à tout rompre le mécanisme de leur gosier frêle. Et les mots qu’ils prononcent, dans leurs vocalises en mineur, forment une prière, à une déesse irritée, pour essayer de l’apaiser.

En dernier lieu, c’est le tour d’un grand premier chanteur, un homme de vingt-cinq ou trente ans, à l’air vigoureux, au beau visage. Il va me chanter et mimer les plaintes d’une jeune fille que son amant n’aime plus.

Toujours assis par terre, d’abord il se recueille et son regard s’assombrit. Et puis sa voix éclate ; elle a le timbre mordant des musettes orientales ; en des notes suraiguës, elle reste virile par sa force un peu rauque ; d’une façon poignante et pour moi très neuve, elle exprime l’infini de la détresse. Et le jeu douloureux de la figure, la contraction désolée des mains fines, sont aussi du très grand art.

Cet orchestre, ces chanteurs appartiennent au Maharajah ; on les entend chaque jour dans son palais fermé, au milieu du silence intime, tandis que circulent les serviteurs au pas sourd de félin, qui s’inclinent en perpétuel salut les mains jointes... Oh ! combien doit être loin de la nôtre la rêverie de ce prince, et sa conception des tristesses de la vie, des tristesses de l’amour, des tristesses de la mort :... Mais cette musique distinguée et rare, qui est la sienne, me révèle un peu de son âme, mieux sans doute que nos courts entretiens corrects, gênés de cérémonial et de mots étrangers.


V

20 décembre. — Trois mille brahmes sont en ce moment les hôtes du Maharajah et habitent l’enclos réservé, encombrent les saintes piscines. Ils sont venus des pays d’alentour, des forêts où ils vivent de fruits et de graines, suprêmement dédaigneux des choses de ce monde, nuit et jour absorbés dans leur rêve mystique. Ils se sont assemblés pour une solennité religieuse, qui dure cinquante jours et se renouvelle tous les six ans. Ils font de longues prières expiatoires, pour du sang qui a été versé jadis, sur le sol d’une contrée proche, pendant une guerre de conquête. De cela, il y a des années sans nombre, mais c’est égal, ce sang exige encore de grands cris de supplication, exige des musiques religieuses et le beuglement continu de ces conques sacrées qui sont inscrites sur les armes de Trivandrum. Les idoles de Pandavas, hautes de trente pieds, aux têtes nimbées de rayons, aux figures d’épouvante, aux yeux féroces abaissés vers les hommes, ont été pour la circonstance tirées de l’ombre des sanctuaires secrets ; à grand effort de muscles et de câbles tendus, on les a roulées dehors, à l’air libre, au soleil, dans les cours du temple, pour être vues, et pour inspirer l’effroi aux simples — pendant que les initiés implorent du fond de l’âme le grand Brahma invisible et ineffable. En ces jours, toute une vie de rites millénaires, de supplications ardentes, de terreurs ou d’extases, palpite intensément derrière les murs de l’enceinte brahmanique. J’en entends la rumeur éloignée, qui m’obsède et m’attire ; mais j’en suis exclu absolument, sans que la bonne grâce du Maharajah y puisse rien, ni aucune autre influence humaine.

En même temps, dans tout l’immense bois de palmiers qui recouvre la ville, la fête des initiés a sa répercussion chez les croyans des moyennes et basses castes, exclus comme moi de la communion des brahmes. Là aussi partout, dès que l’aube commence de blanchir, ou dès que le soleil se couche, on se lamente et on supplie.

On supplie dans tous les cimetières, au pied de tous les arbres sacrés sous lesquels des guerriers ont été ensevelis. Dans tous les chemins ombreux du bois, à tous les carrefours où se dressent des pierres tombales, les pieuses petites lampes s’allument sitôt la nuit venue, et il y a des musiques, des offrandes, des fleurs. Les moindres temples ou simples autels, consacrés aux divinités inférieures des arbres, brillent de mille petites flammèches tremblotantes. Là, je suis admis, et, sous l’enlacement des palmes qui font subitement l’obscurité si noire, je m’en vais errer, au hasard des musiques entendues, au hasard des lumières qui m’attirent.

Voici d’abord un pauvre temple très humble, très vieux, aux colonnes de granit fruste, infime au pied des arbres qui s’élancent pour se perdre au-dessus de lui dans le noir. Il est enguirlandé de fleurs et d’ornemens en roseaux tressés. Des lampes minuscules, à huile de cocotier, partout accrochées, y jettent d’innombrables lueurs de luciole. Au fond, dans le recul de deux ou trois petites salles, apparaît le dieu, accroupi, horrible, à haute coiffure, à bras multiples, à visage vert de perroquet ; de jeunes chevreaux blancs, qui sont sacrés et familiers du sanctuaire se promènent alentour. Les adorateurs, demi-nus, avec des colliers de fleurs, se pressent devant la porte. Et le bruit des tambourins, des cornemuses, est couvert par le beuglement lugubre et continu des conques sacrées.

On m’accueille par des sourires de bienvenue, et on s’écarte pour me faire place, après m’avoir passé au cou des colliers en fleurs de jasmin très odorantes, dont le parfum, dans la chaleur lourde de la nuit, entête comme une fumée de cassolette.

Ailleurs, c’est à un carrefour du bois, sous un monstrueux figuier de cent ans. Autour d’une estrade en granit, qui supporte là d’antiques stèles funéraires, des hommes assemblés délirent au son des musiques. Il y a aussi des lumières, des guirlandes de roses et de jasmins, des offrandes de fruits et de graines. Une sorte de prêtre, d’officiant, homme des basses castes au visage tout noir, récite avec exaltation des phrases rituelles, entrecoupées par le fracas des tamtams. Derrière l’arbre, dans l’ombre, presque invisibles, se tiennent les femmes, qui, de minute en minute, jettent ensemble un long cri. et des enfans attisent par terre un feu d’herbe, dans la flamme duquel on vient, de temps à autre, passer les tamtams, pour les maintenir secs et sonores. Cependant, de plus en plus l’officiant s’exalte ; bientôt le voici possédé d’un Esprit terrible ; en hurlant il veut se briser la tête contre les arbres, contre les pierres, et alors une chaîne de bras nus se forme autour de lui pour le maintenir, jusqu’au moment où il s’affaisse épuisé, immobile, avec un râle…

Et ce Dieu, pour nous si lointain, qu’on adore sous les palmes, à grand bruit de tambours et de musiques sauvages, n’est qu’une autre forme de celui des Brahmes mystérieux, qui adorent en esprit dans le secret du grand sanctuaire.

Et il n’est aussi qu’une autre forme du nôtre… Car il n’y a point de « faux dieux, » et elle est peut-être enfantine la vanité des sages qui prétendent posséder le vrai, savoir de quel nom il se nomme. D’ailleurs Brahma, Jehovah ou Allah, le dieu unique, ou multiple si l’on veut, au fond de l’incommensurable et de l’inaccessible, nous dépasse tellement, qu’un peu plus ou un peu moins d’erreur importe à peine dans nos conceptions de lui. Et sans doute écoute-t-il aussi bien la prière des humbles, non évolués, qui vont dans la forêt, au pied d’un pauvre fétiche à figure verte, hurler leur angoisse de vivre et de mourir…


VI

26 décembre. — Le cri des corbeaux est tellement la base de tous les bruits de l’Inde, qu’on finit par n’y pas prendre garde. Déjà, je ne perçois pour ainsi dire plus, à mon réveil, leur aubade proche et affreuse, succédant à la clameur effacée du temple. Un grand arbre, devant ma terrasse, est chaque nuit un de leurs perchoirs d’élection, un grand arbre dont les fleurs roses, les grappes de fleurs roses imitent en plus large celles de nos marronniers ; jusqu’à l’aube, ses branches restent courbées sous le poids des oiseaux noirs.

Ce matin, à l’heure invariable du soleil levant, dès que s’allume sous les feuillées, sous les dômes de plumes vertes, l’incendie des premiers rayons, je monte en voiture pour aller dans l’enceinte réservée, me présenter à la Maharanie (la Reine).

Le portique franchi, je revois d’abord les saintes piscines, où, comme chaque matin, les brahmes, à demi plongés dans l’eau, font leurs ablutions et leurs prières.

Dans cette ville murée, où je pénètre aujourd’hui beaucoup plus avant que la première fois, il n’y a pas seulement des habitations de princes, au fond de jardins, parmi des palmiers ; il y a aussi des rues bordées d’humbles maisonnettes en terre, mais habitées uniquement par des Indiens de haute caste. Et l’extrême matin est précisément l’heure charmante où les ménagères aux longs yeux font la toilette du sol, chacune devant sa demeure. Sur la terre ronge, bien battue et bien balayée, elles tracent avec de la poudre blanche de prodigieux dessins éphémères, que le moindre vent emportera, ou les pieds des passans, ou les pattes des chèvres, des chiens et des corbeaux. Elles font cela très vite, très vite, en s’aidant, pour se repérer, d’invisibles marques qu’elles ont placées d’avance ; gracieusement penchées, elles se hâtent de promener par terre l’espèce de petit sablier où leur poudre est contenue, et d’où s’échappe une traînée blanche, comme un ruban sans fin. Rosaces compliquées, figures géométriques naissent à miracle sous leurs doigts, et souvent, quand c’est achevé, elles plantent çà et là une fleur d’hibiscus, à chaque principal entrecroisement de leurs réseaux de lignes, ou bien un œillet d’Inde, un souci jaune d’or. Et la petite rue, ainsi parée d’un bout à l’autre, semble pour une heure recouverte d’un tapis capricieux.

Tout ce quartier a du reste un caractère d’antique élégance, de paix honnête et de naïve dignité.

Devant le portail du jardin de la Maharanie, toujours les mêmes corrects soldats à turban rouge, qui rendent les honneurs, qui présentent les armes, au son de leurs tambours et de leurs fifres. Et sur le perron descend le prince-époux, dont l’accueil est d’une courtoisie parfaitement distinguée ; comme le Maharajah, il a eu le bon goût de rester Indien, avec sa robe de velours vert, son turban de soie blanche, l’éclat de ses diamans, — ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs d’être un lettré et un érudit.

La Maharanie reçoit dans un salon du premier étage, qui est, hélas ! garni de meubles européens, mais où elle-même, en son costume national, semble une attachante personnification de l’Inde. Elle a le profil droit, les traits purs, les grands yeux magnifiques, toute la beauté de sa race. Suivant la tradition des Nayer, ses cheveux de jais noir sont d’abord disposés en bandeaux plats, puis réunis en une sorte de petite toque bien lisse qui retombe en avant et jette de l’ombre sur son front. Le lobe de chacune de ses oreilles, distendu à l’excès, supporte une énorme boucle de diamans et de rubis. Son corsage de velours laisse nus ses bras cerclés de pierres précieuses, et une pièce de soie lamée d’or, aux dessins exquis, la drape comme une statue. En ce pays où raffinement s’étend jusqu’au bas peuple, on s’imagine ce qu’il peut devenir chez une noble dame, de vieille famille souveraine. Mais le charme de cette Maharanie est fait par-dessus tout de bienveillance, de douceur réservée et comme il faut.

Il est fait aussi de tristesse discrète, qui se devine derrière le sourire. Et je sais l’un des chagrins qui assombrissent la vie presque cloîtrée de la reine : Brahma ne lui a point donné de fille, ni de nièce qu’elle puisse adopter ; aussi sa dynastie va-t-elle fatalement s’éteindre, et il s’ensuivra sans doute de grands bouleversemens dans ce Travancore, à peu près épargné jusqu’ici par les siècles en marche...

Nous causons de l’Europe, qui tient son imagination en éveil, et je vois qu’un de ses rêves eût été de connaître ce pays étrange et lointain, — aussi inaccessible pour elle que les contrées chimériques de la planète Mars ou de la Lune, car, au Travancore, une Indienne de noble caste, et à plus forte raison une reine, ne pourrait entreprendre un tel voyage sans encourir une déchéance irrémédiable qui la mettrait au rang des parias...

Pendant les quelques jours qu’il me reste à passer ici, j’aurai l’honneur de revoir quelquefois le Maharajah, mais plus jamais la gracieuse Maharanie, et, avant de me retirer, je cherche à graver dans mes yeux son image, qui ne semble pas appartenir à nos temps ; seules, les vieilles miniatures de l’Inde m’avaient jusqu’ici laissé entrevoir de telles princesses.

Après avoir quitté la Maharanie, je vais, sans sortir de l’enceinte brahmanique, faire visite aux fils de l’une de ses sœurs, qui sont les héritiers présomptifs du trône, après lesquels finira la dynastie.

Ils portent le titre de premier prince et de second prince, et ils ont des habitations séparées, au milieu de jardins : jeunes hommes qui attachent à leur turban des aigrettes d’émeraude, qui chassent le tigre et suivent les rites de Brahma, mais qui se tiennent au courant des choses modernes, s’occupent de littérature ou de sciences physiques. L’un d’eux, après m’avoir conduit, sur ma demande, dans la sellerie où sont les harnais de ses éléphans, me montre de remarquables photographies qu’il a prises, développées lui-même, et qu’il a eu la fantaisie ensuite d’envoyer à une exposition européenne, pour se faire médailler.

Ce soir, au déclin du soleil, j’ai voulu voir l’Océan Indien, qui, à une lieue environ de Trivandrum, déferle sur des bords déserts.

Dans une voiture du Maharajah, dont la livrée me servait de sauf-conduit, il m’a fallu d’abord traverser toute la ville murée, passer dans les petites rues paisibles que bordent les maisonnettes des brahmes, passer devant les murailles rougeâtres des palais et des jardins, et longer l’enceinte du grand temple, dont je ne m’étais jamais tant approché.

Et bientôt, la ville franchie, je me suis trouvé dans une solitude de sable, parmi des dunes où traînaient les lueurs frisantes d’un énorme soleil couleur de sang, près de s’abîmer à l’horizon. Quelques rares palmiers, échevelés et meurtris, s’inclinaient çà et là dans le même sens, ayant cédé, comme font les arbres de nos côtes, à l’effort continu du souffle marin. Tout ce sable amoncelé depuis les siècles des siècles, tout ce prodigieux émiettement de pierres, de madrépores, de coquilles, toute cette pulvérisation de myriades d’existences, étaient comme pour annoncer le terrible voisinage. Et puis, la grande voix éternelle a commencé de se faire entendre. Et tout à coup, à un détour du chemin dans ces dunes, l’infini mouvant m’est apparu.

En d’autres régions du monde, il semble que la vie des hommes se porte instinctivement vers la mer. Ils construisent leurs demeures tout au bord, leurs villes le plus près possible de ses eaux, jaloux qu’ils sont des moindres baies pour leurs navires, même des moindres coms de plage.

Ici au contraire, on s’en écarte comme du vide et de la mort. Ici la mer n’est que l’infranchissable abîme, qui ne sert à rien et qui fait peur. La mer est à peu près inaccessible et on ne s’y aventure pas. Devant la ligne sans fin des brisans, sur la ligne sans fin des sables, je ne vois guère d’autre trace humaine qu’un vieux temple de granit, rude et trapu, aux colonnes frustes, à demi rongées par les embruns et par le sel ; il est là comme pour conjurer et apaiser ce néant dévorateur, qui emprisonne le Travancore et qui, assez calme ce soir, va dans quelque temps, dès que le mousson d’été commencera, devenir furieux pendant toute une saison.


VII

Vendredi 29 décembre. — De toutes les choses gracieuses que le Dewan, d’après les instructions de S. A. le Maharajah, voulut bien imaginer pour moi, une des plus particulières et inoubliables aura été certainement ma réception d’aujourd’hui au collège des jeunes filles de caste noble.

Le soleil à peine levé, je m’étais mis en route, — avec un peu de méfiance, il est vrai, redoutant je ne sais quoi de pédagogique et de maussade. Dans le bois de palmes, cependant, où nous avions laissé les chevaux au pas de crainte d’arriver avant l’heure, j’avais rencontré d’abord une, et puis deux, et puis trois petites créatures, jolies et étincelantes, dans de merveilleux atours ; des enfans d’une dizaine d’années, pieds nus, des fleurs blanches aux cheveux ; leurs soies lamées d’or, les pierreries de leur gorge et de leurs bras miroitant sous le soleil tout neuf de l’extrême matin. Elles se dirigeaient comme moi vers l’enceinte brahmanique, et, apercevant ma voiture, voici qu’elles se dépêchaient de toute la vitesse de leurs jambes, qu’entravaient les gaines d’étoffe précieuse... Était-ce donc à mon intention, ces toilettes de Péri ou d’Apsàra ?...

Dans leur collège, je les ai retrouvées toutes réunies, les petites fées indiennes, et ç’a été un éblouissement. Elles étaient en vacances, paraît-il, mais elles avaient consenti à sacrifier pour moi une matinée, et l’une vint m’offrir un de ces bouquets d’ici, très odorans et très apprêtés, où les fleurs sont mêlées de fils d’or.

Le Maharajah se plait à répandre dans son pays l’instruction, qui est devenue chez nous le grand fléau destructeur, mais qui restera longtemps bienfaisante au Travancore, tant que la foi n’aura pas cessé de s’y maintenir et d’y rayonner au-dessus de toutes choses. Et, tout en voulant me montrer ce lycée des filles nobles, égal à ceux de nos pays ou peut-être même supérieur, Son Altesse avait songé à faire de cette visite un spectacle pour mes yeux, un spectacle rare et jamais vu : le mot d’ordre avait été donné aux familles des petites élèves pour qu’elles fussent parées des lourds bijoux de leurs mères et de leurs aïeules. Et les jeunes bras, les gorges enfantines ou adolescentes étincelaient de pierreries anciennes, aux montures délicieusement archaïques, comme en portent les déesses des temples.

Les salles d’étude ressemblaient à celles de nos lycées d’Europe, claires et sommairement meublées, avec des cartes géographiques, de grandes images instructives, sur les murs blanchis. Mais les étranges écolières me paraissaient des idoles, toutes, depuis les plus bébés, qui roulaient de larges prunelles éveillées et qui montraient, entre le pagne et le corselet d’or, le bronze de leur peau nue, jusqu’aux presque grandes, qui portaient un voile de blanche mousseline des Indes sur leurs bandeaux à la Vierge et dont l’expression avait déjà ce quelque chose d’anxieux et de grave qui vient dans le regard des jeunes filles à l’âge où leur corps commence de se garder comme un sanctuaire... On me montra des compositions de style et des compositions d’histoire. On me montra aussi des dessins que les petites déesses avaient très gentiment faits, d’après des modèles venus d’Europe et pareils à ceux que nos enfans copient ; et elles les avaient signés, de leurs noms en plusieurs syllabes, de leurs noms mélodieux comme des phrases chantées.

Une petite de six ou sept ans avait copié avec soin un aigle, au plumage très compliqué, les pattes sur une branche. Mais, comme sans doute elle avait commencé par le milieu sans bien prendre ses mesures, pour mettre la tête son papier ne s’était plus trouvé assez haut ; alors elle l’avait dessinée quand même, cette tête, mais tout aplatie, tout en largeur, jusqu’au ras du bord, sans pour cela omettre une plume ni un détail, — et bravement elle avait signé, de son beau nom d’Apsàra.

Des velours brodés d’or, des voiles diaphanes comme des brumes ; des diamans, des rubis, des émaux translucides, des émeraudes ; des bracelets souvent trop larges et retenus par des fils aux petits bras encore maigres ; des colliers d’introuvables vieilles pièces d’or portugaises, datant de la splendeur de Goa et ayant dormi des siècles dans les coffres de santal

Il y a eu des chants aussi pour finir, des ensembles de violons et puis des danses. Des danses compliquées et lentes, un peu religieuses ; des pas rythmés, des entre-croisemens de bras faisant scintiller les pierreries...

Et elles étaient jolies toutes, ces lycéennes que d’ordinaire on ne voit pas, fines et jolies, avec des yeux comme il ne s’en trouve qu’aux Indes. Oh ! la transcendante et chaste impression de beauté, que m’ont donnée là ces petites fleurs de mystère ! ..,


VIII

Samedi 30 décembre. — Je quitterai demain matin le Travancore, où j’ai été comblé de faveurs bien plus que je ne le méritais, pour m’être acquitté de l’agréable mission d’offrir une croix au Prince. Je m’en irai dans une des grandes barques pontées du Maharajah, par le Nord, par la voie des lagunes, et mettrai environ deux jours et deux nuits pour arriver au petit royaume de Cochin, où je m’arrêterai un peu de temps. Ensuite, à trente ou quarante heures de voyage au delà du Cochin, je retomberai dans des régions beaucoup plus fréquentées, où passent des chemins de fer, et je rejoindrai la grande ligne de Calicut à Madras.

J’en suis donc à mon dernier soir de Trivandrum, et, plus que de coutume, je m’attarde dans les allées de la ville, où les lampes à huile de cocotier étouffent sous les feuillées sombres, restent impuissantes à percer la nuit des palmes souveraines. Plus encore que dans le jour, on se sent dominé par la vie des plantes, noyé dans la magnificence des choses vertes...

Je m’en vais demain, et je n’aurai presque rien vu, je n’aurai pas pénétré dans l’intimité de l’Inde, je n’aurai rien deviné du brahmanisme dont ce pays est l’un des centres. Tout cela est fermé encore pour nous Européens, même si l’on nous réserve le plus gracieux accueil...

Ma promenade errante me ramène, pour finir, vers la grande rue des marchands, à ciel ouvert, sous les scintillemens d’étoiles, la grande rue droite, qui aboutit là-bas à l’enceinte gardée des palais et des temples. La foule des hommes à longs cheveux de femme s’y agite, à cette heure, aux lumières des lampes antiques montées sur de hautes tiges frêles. Marchands et acheteurs de cuivres repoussés, d’indiennes imprimées, d’idoles, d’images brahmaniques. Milliers de petites échoppes pour la nourriture frugale des brahmes, échoppes de graines, de racines, d’herbages, — grouillantes de torses fauves, de chevelures noires, d’ardens yeux noirs, et éclairées toujours par ces lampes monumentales, à deux ou trois flammes, que supportent des figures de dieux ou de bêtes.

Au lointain de la rue, apparaît le portique de l’enceinte sacrée, et au-delà encore, dans l’axe même, mais dans un recul infini, il y a le grand temple ouvert, dont on aperçoit les profondeurs ponctuées de myriades de petits feux : le sanctuaire de Brahma, l’âme de ce pays rêveur et grave.

C’est tout illuminé là dedans, jusqu’en ces profondeurs aperçues, où se risquent seuls les prêtres ; les lignes de feux y dessinent comme des fuites de nefs, et, au milieu, elles forment une sorte de rosace géométrique, qui doit être un lustre géant ; mais c’est si lointain que cela se distingue mal. On prie là ce soir, on prie toujours, car des bruits de musiques, des beuglemens de trompes viennent jusqu’à moi, mêlés à de longues clameurs humaines. Et au-dessus de cette porte, infranchissable, bien que jamais fermée, je vois monter, dans les ténèbres bleuâtres, dans les ténèbres diaphanes de l’air, la prodigieuse pyramide que je sais être un amoncellement de dieux, et dont le faîte dentelé me paraît voisiner avec les étoiles. En ces temps solennels où les prières et les supplications ne cessent point, on allume toutes les nuits, sur chacune des quatre pyramides, au-dessus des quatre portes, une traînée de petits feux qui grimpe jusqu’en haut parmi l’amas noir des sculptures, et qui semble tracer comme un chemin du ciel à travers les groupes étages des divinités de pierre.

L’heure vient où la rue se fait déserte, où l’on commence de clore les devantures en bois des échoppes primitives, et d’allumer les petites veilleuses extérieures, dans des niches sur les murs, pour préserver les maisons des visites de mauvais Esprits.

Et je regarde les marchands terminer leurs comptes de la journée. Ils remuent dans des sacs les toutes petites monnaies rondes du Travancore, celles en argent ou celles de cuivre, en prennent des poignées, comme on prendrait les grains du riz, et les jettent sur leurs machines à compter, qui sont des planches avec des rangées de trous ; dans chaque creux du bois se loge une piécette, et on en sait exactement le nombre quand la planche est toute garnie ; alors on déverse dans une caisse et on recommence. D’autres inscrivent des chiffres et font des calculs, sur des bandes en feuille de palmier séchée qui ont l’aspect des anciens papyrus. Et on se croirait aux vieux âges.

Voici décidément l’beure plus avancée où la vie s’arrête. A part ces veilleuses des murs, et, là-bas, les lumières du temple, tout s’éteint dans le silence. On ne voit plus nulle part les femmes, rentrées dans leurs demeures. Mais les hommes, s’enveloppant de toiles blanches ou de mousselines, et nouant leur chevelure, s’étendent partout comme des ensevelis, devant les portes parmi des chèvres, sous les vérandahs, sur les terrasses ; avec cette répulsion que les Indiens éprouvent pour coucher sous des plafonds ou des voûtes, ils s’endorment dehors, dans la nuit tiède et languide, saturée d’exhalaisons de fleurs et comme cendrée de poussière bleue.


IX

Dimanche 31 décembre. — Au petit jour, quand finit, avec le tapage sinistre des corbeaux, la prière de l’aube au fond du sanctuaire de Brahma, c’est le départ, dans une voiture qui d’abord me mène au « port » de Trivandrum. Une fois de plus, qui sera la dernière, et toujours à cette même heure exquise du soleil levant, je traverse le bois de cocotiers où la ville se cache.

Un vent d’orage a soufflé cette nuit, et la poussière des chemins couleur de sanguine, déposée sur les petits murs de boue et sur le chaume des toits, donne aux maisons, plus que jamais, l’air d’être vues à la lueur de quelque feu rouge, tandis que, partout au-dessus, les palmes, reposées dans la fraîcheur de la nuit, ont des verts presque surnaturels, à reflets d’émeraude. Et il y a, çà et là, des retombées de fleurs, comme des dégringolades de bouquets ou de grappes roses, depuis le haut des arbres jusque par terre.

Des piquets de soldats du Maharajah, qui vont faire la relève du matin dans les différens postes, passent et repassent, superbes sous les armes et sous les turbans. Et des groupes se rendent paisiblement à la messe, — car c’est dimanche aujourd’hui, — les petites filles voilées de mousseline tenant leur livre à la main : presque tous, chrétiens de vieille race, dont les ancêtres ont adoré le Christ plusieurs siècles avant les nôtres. On entend sonner les cloches des étranges chapelles, syriaques ou catholiques, élevées près des temples de Brahma, sous la même éternelle verdure. Et dans l’enchantement de ce décor, on reçoit des impressions de calme, d’ordre, de tolérance, de sécurité.

L’embarcadère. Ce « port » de Trivandrum, bien entendu, n’est point sur l’Océan, puisque l’Océan d’ici demeure inabordable, mais sur la lagune.

Au milieu d’une centaine de barques immobiles, celle qui m’attend et qui appartient au Prince, est une sorte de longue galère à quatorze rameurs, avec une chambre de poupe où l’on peut s’étendre et dormir. Quatorze rameurs manœuvrant des pagayes emmanchées de bambous, et formant comme un ensemble automatique, un merveilleux mécanisme de bronze humain, tout de souplesse et de force.

La lagune, devant nous, s’ouvre au soleil, en coupée droite et profonde, dans l’épaisse futaie des palmiers. Les rameurs au départ s’excitent par des chansons et des cris ; nous fendons l’eau pesante, saturés de germes, et voici commencée notre tranquille navigation, qui durera trois jours.

Les palmes, sur les deux rives, se succèdent en rideau sans fin, mêlées à des banians au tronc multiple ; des guirlandes de fleurs inconnues se suspendent aux branches, et de grands lys d’eau, mouchetés, échevelés, jaillissent comme des fusées parmi les joncs.

Des barques, qui arrivent à Trivandrum, à chaque instant croisent la nôtre : la lagune est la plus grande voie de communication de ce pays tranquille. Des barques immenses, en forme de gondole, qui sont lentes et ne font pas de bruit ; les bateliers aux beaux gestes plastiques les mènent en poussant du fond avec des perches ; elles portent aussi des maisons de poupe, remplies d’Indiens et d’Indiennes, et tous ces grands yeux très noirs nous regardent, nous, gens plus pressés, qui ramons à quatorze bras.

De temps à autre quelque oiseau merveilleux, un martin-pêcheur trop éclatant et trop bleu, traverse au ras de l’eau, très vite, avec un cri de joie. Il y a des bancs de nénufars fleuris, des bancs de lotus comme des nappes roses.

La lagune interminable, qui nous sert de route, varie ses aspects avec l’heure. Tantôt, resserrée et ombreuse, sous ces cocotiers qui se rejoignent en voûte, elle semble la nef de quelque église verte, dont les grandes nervures des palmes seraient les arceaux. Ensuite elle s’élargit, déborde, inonde les lointains ; entre ses rives, où les mêmes palmes se pressent en rideau, elle devient comme une mer semée d’archipels de verdure.

Le soleil monte et, malgré l’ombre, malgré l’eau remuée, on sent par degrés s’alourdir la torride chaleur. Notre vitesse pourtant n’en est point ralentie ; ils vont toujours de même, mes bateliers, leur chef de temps à autre les excitant par un appel impérieux de la langue, qui fait roidir comme un coup de fouet tous leurs muscles et auquel ils répondent par des cris en fausset, pareils à des cris de singe. Toujours aussi vite, le long de la barque, défilent les herbages proches, les branches folles des lys, les gerbes épanouies des roseaux.

Dix heures. Ma barque maintenant chemine, non plus sous les palmiers, mais sous le ciel bleu, dans un couloir étroit comme une allée, entre des haies d’arbustes à fleurs blanches. Devant moi, les deux rangées symétriques de bronze humain continuent leur mouvement de machine, soutenu déjà durant six lieues. Un peu de sueur seulement perle sur les corps, donnant des luisans de vrai métal, accentuant le dessin des anatomies, au soleil terrible. La floraison éperdue des arbustes de la rive se détache en blanc cru sur le bleu profond d’en haut ; ils portent leurs fruits en même temps que leurs fleurs, leurs fruits surabondans et inutiles, dont l’eau est partout jonchée, comme d’une grêle de petites pommes d’or.

Et mes bateliers vont toujours ; maintenant ils chantent, comme des gens qui rêvent, hypnotisés dans leur saine fatigue, et un sourire inexpressif découvre l’éclat de leurs dents.

Passe une région habitée ; des villages, des pagodes ; de vieilles églises, en ce style un peu hindou qu’ont adopté ici les chrétiens syriaques.

Et notre chemin d’eau s’encaisse, entre des berges tapissées de fougères ; puis, tout à coup, voici l’obscurité sonore, la fraîcheur souterraine : nous sommes dans un long tunnel que le Maharajah vient de faire creuser pour permettre aux barques de communiquer avec de plus lointaines lagunes, les lagunes du Nord, où nous naviguerons ce soir et demain. Le bruit de nos pagayes résonne là-dessous, comme décuplé, et quand les autres barques en voyage, qui s’avancent semblables à de grandes ombres noires, arrivent à croiser la nôtre, les rameurs poussent des cris, qu’un écho lugubre répète longtemps.

Midi ; changement d’équipe Les souterrains franchis, nous sommes de nouveau dans le dédale des îlot de palmiers, et nous accostons la rive, devant un village enfoui sous la verdure où nous attendait une relève de quatorze hommes. Il y a ainsi des relais disposés tout le long du chemin pour les barques du Maharajah.

Quand ils ont pris pince, les nouveaux, c’est d’abord une frénésie de mouvement et de clameurs ; on dirait qu’ils partent avec des joies d’enfant ; ils s’excitent à pagayer, à rire, et à chanter en montrant jusqu’au fond leurs dents blanches. Les uns sont chrétiens et portent un scapulaire qui se balance sur leur poitrine nue ; les autres ont le sceau de Shiva peint sur le front, et aussi les trois lignes horizontales de Shiva tracées en gris de cendre sur les biceps et sur les seins.

Les palmes, la splendeur monotone des palmes :... On en est excédé et comme inquiété. Savoir qu’autour de soi plus de deux cents lieues de pays disparaissent sous leur enchevêtrement superbe, cause une sorte d’angoisse, forme particulière de ce sentiment que les anciens appelaient l’« horreur des forêts... »

Les palmes, toujours indéfiniment les palmes ! Il y a les aériennes, groupées en plumets, au bout des tiges trop hautes qui se penchent. Il y a aussi les autres, plus immenses encore, celles des très jeunes arbres, qui jaillissent en faisceau de la terre humide et chaude. Et toutes sont si vertes, si fraîchement lustrées ! Au soleil, elles brillent d’un éclat verni, tandis qu’en dessous, les lagunes, à cette heure méridienne, luisent comme des miroirs d’étain.

Dans ma barque, quel excès de vitalité se dépense, sous cette lumière à présent verticale, sous ces rayons qui tueraient des hommes blancs ! Pagayer, pendant des heures, tendre et détendre ces muscles de bras où l’on voit saillir les veines gonflées, et tout le temps chanter, en notes suraiguës, à plein gosier... Par instans, une rage subite les possède, leur chanson devient saccadée, haletante ; ils attaquent l’eau furieusement, l’écume jaillit, des pagayes se brisent. Et alors, sur leur peau sombre, les peinturlures de Shiva achèvent de s’effacer, lavées par la sueur qui coule.

Vers le soir, la lagune à nouveau s’encaisse, entre des berges à pic, sous des retombées de lianes et de fougères. Autour de nous, voici des centaines de barques au repos, et, sur nos têtes, un pont de pierre sculptée. C’est une des grandes villes du Travancore, la ville de Quilon, clairsemée comme Trivandrum au milieu de jardins, et il y a trêve de palmiers pour un temps ; des arbres moins différens des nôtres les remplacent, on voit même reparaître des pelouses, des buissons de roses.

Un large escalier blanc, qui descend dans l’eau, et là-bas une colonnade blanche : c’est la demeure, depuis longtemps inhabitée, m’a-t-on dit, où par ordre du Dewan on a préparé mon repas du soir. Et quand nous y abordons, à la nuit tombante, des serviteurs indiens, en vêtemens blancs comme la maison, accourent sur les marches et me présentent, pour la bienvenue, un bouquet de roses sur un plateau d’argent. Je dois m’arrêter là une heure ou deux, pendant que se reposent mes bateliers.

Après souper, je n’ai plus qu’à songer, dans le jardin solitaire. On dirait presque un vieux jardin de France, un peu abandonné, avec des rosiers du Bengale au bord des allées. Devant moi, le ciel éteint garde cette rougeur sombre à l’horizon du couchant, cette sourde incandescence qui se retrouve, dans nos pays, aux plus chaudes soirées d’été...

Et bientôt, au milieu de ce calme, me revient l’habituelle et douce obsession de mes souvenirs d’enfant ; alors, comme toujours et comme partout, je m’y abandonne, car c’est là un amusement mélancolique dont j’abuse sans m’en lasser... Dans certain jardin, comme celui-ci un peu à l’abandon et entouré de bois, j’ai eu mes premières impressions de nature et mes premiers rêves de « pays chaud, » par les ardentes soirées d’août et de septembre, devant une pareille lueur rouge sur nos horizons plats.

Il y avait, dans l’air de ces étés d’autrefois, les mêmes senteurs de jasmin, et de même passaient sans bruit, noires sur le ciel de cuivre, les chauves-souris, les chouettes, grisées de chaleur et de crépuscule... Ici, il est vrai, ces chauves-souris qui hantent la demeure sont par trop grandes ; leur vol fantasque et silencieux est bien comme le vol des nôtres, mais elles appartiennent à l’espèce géante qu’on appelle roussette ou vampire, et l’ampleur de leurs ailes me déroute... Et puis, tout à coup, au loin, sous les grands arbres, qui font à ce jardin une ceinture de ténèbres, s’élève le son des trompes et des musettes sacrées : c’est l’heure de Brahma, et j’entends aussi la clameur humaine qui est la prière du soir au fond des temples...

Le silence ensuite s’alourdit à nouveau, figé, définitif en quelques secondes, avec je ne sais quoi de triste et d’accablé qu’il n’avait pas avant. Et je me rappelle maintenant que nous sommes la nuit du 31 décembre 1899 : tout à l’heure, un siècle, qui fut celui de ma jeunesse, va tomber à l’abîme... Et les étoiles qui se dessinent, pour nous quasi éternelles, viennent comme toujours jeter dans ma pensée de pauvre éphémère une plus écrasante notion d’éternité ; la chute de ce petit siècle qui finit, le lever du siècle suivant qui m’emportera, me semblent des riens tout à fait négligeables, dans la suite terrifiante des durées. Angoisse coutumière, de si vite passer et mourir ; inquiétude étrange et délicieuse, d’être entouré de grands bois et de temples, d’être enserré par l’Inde brahmanique, dans l’ombre ; sentiment de l’exil extrême, et persistance quand même de l’illusion que ce vieux jardin me donne, avec ses jasmins et ses rosiers ; ensemble incohérent et indicible, que j’ai si souvent connu par tous pays, mais qui s’émousse avec les années, comme toutes choses, — et qui, ce soir, s’embrume très vite dans la bonne fatigue physique, dans la langueur chaude de la nuit, dans le sommeil...

Nous repartons à 9 heures, sous les belles étoiles claires, avec notre même équipe reposée qui pagayera pendant deux lieues encore, jusqu’à un village où une relève nous attend.

Et les barques lentes, croisées en route, recommencent de passer le long de la nôtre, en silhouettes noires, agrandies, doublées par leur reflet dans l’eau, ayant l’air de très hautes gondoles, quelque peu fantômes.

Bientôt le dédale des lagunes, qui est redevenu vaste comme une mer, s’emplit de feux : lanternes de pêcheurs ; grandes torches pour appeler les poissons, grandes gerbes de roseaux que l’on balance continuellement afin de les maintenir en flammes. Et tout cela se reflète en traînées sur les surfaces luisantes, où les quelques souffles de la nuit tracent à peine des rides légères. Au rythme monotone des pagayes, on s’endort avec le sentiment qu’il y a de la vie, de la vie intense, partout autour de soi dans ces marécages ; — il est vrai, c’est une vie très primitive, à peine différente de celle des premiers ancêtres lacustres.


X

Lundi 1er janvier 1900. — Après la nuit tiède, où l’effort cadencé des rameurs n’a pas eu de cesse, la première aube du siècle se lève ici, fraîche et rose, sur une sorte de monde ichtyophage, qui est en chasse, qui guette partout sa pâture, dans la virginale lumière. La lagune immense, entre les palmes qui se pressent toujours et se penchent sur ses bords, est peuplée d’innombrables barques de pêche qui souvent nous frôlent, retardant notre marche ; elles stationnent, ou elles circulent sournoisement, avec le moins de bruit possible ; les hommes, debout et en éveil superbe sur leurs planches flottantes, tenant en main des filets, des lignes, des lances, observent tout ce qui bouge dans l’eau. Des oiseaux, des pélicans, des hérons de toute forme, posés sur les vases, dardent aussi leurs yeux chercheurs, et, en plus des hameçons, des trémails tendus, des fourches prêtes, il y a des centaines de becs en arrêt. Les amas de petites chairs froides, de petites vies silencieuses, dont la lagune est l’inépuisable réservoir, attirent et maintiennent ainsi ces mangeurs assemblés en peuplades. Et le début d’un nouveau siècle ne saurait rien changer à tout cela, qui a dû être tel depuis le commencement des temps.

Quand une des rives se rapproche, on distingue, sous les grands palmiers dominateurs, d’infimes groupemens humains, d’humbles humanités dont l’existence est dépendante de celle des arbres : barrières en nervures de palmes, allant d’un tronc à un autre ; chaumières en nattes de palmes ; filets et cordages en fibres de palmes.

Les arbres précieux ne donnent pas seulement leur ombre, leurs fruits et leurs huiles ; ils fournissent presque tout l’indispensable à ceux qui habitent sous leur éternelle nuit verte. Et vraiment cette région de l’Inde pourrait se passer des quelques rizières que l’on voit çà et là chatoyer comme des carrés de peluche soyeuse.

Les lagunes s’élargissent toujours et un peu de brise favorable se lève. Alors mes bateliers, pour aider l’effort de leurs muscles, hissent sur un mât une natte de trois ou quatre mètres de haut ; voile et pagayes, notre vitesse s’accélère, sur une sorte de petit océan inoffensif dont les rives sont des forêts, des forêts bleuâtres dans le lointain. Aidés par le vent qui gonfle leur natte tendue, les hommes modèrent le développement de leurs bras et entonnent une chanson différente, chanson de somnolence, à bouche fermée, qui semble un carillon de cloches, venu de très loin, et qui n’en finit plus.

En France, il est à peu près minuit, l’heure où débute le XXe siècle, et la fête du nouvel an doit battre son plein, dans l’obscurité sans doute glacée.

Cependant le vent tombe. A midi, calme blanc et chaleur d’étuve. Nous abordons la forêt de palmes pour déposer nos bateliers du matin, qui se retirent en faisant de profonds saluts. Notre équipe nouvelle, d’un bronze plus clair, avec beaucoup de colliers, de boucles d’oreilles, et de dessins hiératiques tracés en gris sur les torses, part d’un essor furieux. L’air cependant pèse sur nous d’un poids inusité et on le dirait embué d’une vapeur d’eau chaude. Le ciel, la surface ternie des lagunes, l’ensemble des êtres et des choses, comme décoloré par l’excès même de la lumière, s’estompe et se confond dans une éblouissante pâleur. Et, par contraste avec tout cet effacement, on voit briller, d’un éclat net de diamant taillé, les gouttes d’eau qui jaillissent autour de la barque, qui ruissellent des pagayes, et les gouttes de sueur courant sur les fronts ou les poitrines.

Vers trois heures, nous sortons du Travancore pour entrer dans le petit État de Cochin, sans que rien ait changé sur la nappe d’eau, ni dans les forêts de palmes qui nous suivent depuis le départ. A la fin du jour cependant, sur les deux rives, aussi distantes l’une de l’autre que celles d’un très large fleuve, des villes apparaissent.

A droite, sur la rive la plus proche, c’est Ernaculum, la capitale où le rajah demeure : le long de la lagune, quatre églises syriaques aux aspects de pagode, un grand temple de Brahma, des casernes, des écoles ; tout cela rougeâtre sur la terre rouge, et pas un être humain, pas une barque aux abords. Derrière ces choses pompeuses et mornes, enveloppées de la tristesse des forêts, les habitations des brahmes dédaigneux se perdent dans l’ombre bleuâtre, sous les palmiers envahissans, sous les retombées de lianes et de fougères.

La vie est de l’autre côté, sur la rive de gauche, plus lointaine. Là, c’est d’abord Matanchéri, la ville indienne marchande, aux milliers de maisonnettes dans la verdure ; elle communique pas une baie avec la grande mer, et des barques innombrables y sont au mouillage, barques d’autrefois, à voiles, à mâtures étranges, qui n’ont pas cessé de sillonner la mer d’Arabie, de commercer avec Mascate, d’aller jusqu’au fond du golfe Persique et à Bassorah, porter les épices et les graines. Et enfin, tout au loin, c’est l’antique Cochin des Portugais et des Hollandais, aujourd’hui passé à d’autres maîtres, qui possède un port où les navires modernes viennent souffler leurs fumées noires.

Au milieu de la lagune, à l’écart de ces trois villes si dissemblables, une île boisée vers laquelle ma barque se dirige, sorte de parc aux arbres séculaires ; on y aperçoit, noyés dans la verdure, des escaliers blancs, un débarcadère blanc, un vieux palais blanc. Et c’est là, paraît-il, que j’habiterai, d’après l’ordre du rajah de ce pays, dont je serai l’hôte. — Sur ces pelouses, parmi ces énormes ramures, on dirait quelque demeure de la Belle-au-bois-dormant, tant s’indiquent la vétusté et l’abandon. Et le crépuscule qui approche rend plus mélancolique l’arrivée dans cette île solitaire.

Comme à Quilon, des serviteurs indiens, tout de blanc vêtus, se précipitent au-devant de moi sur les marches blanches, pour m’offrir un bouquet de roses, et je traverse un vieux jardin exquis, avec des allées droites à la vieille mode, des rosiers et des jasmins.

Dans l’île, il n’y a que la maison, et dans la maison, je suis seul. Au siècle où le territoire de Cochin appartenait aux Pays-Bas, cette résidence était celle du gouverneur hollandais. Elle est massive comme une forteresse, et les galeries, les vérandahs, sont des séries d’arceaux festonnés dans le vieux style charmant des mosquées. Au dedans, c’est le luxe colonial d’autrefois. Des salles immenses, blanchies à la chaux et tapissées de nattes anciennes, d’une finesse que nous ne connaissons plus ; de vieilles boiseries précieuses ; des meubles, sculptés jadis dans l’Inde d’après de vagues modèles européens, en des formes surannées et naïves ; aux murs, des aquarelles représentant Amsterdam au XVIIe siècle ; et, devant toutes les portes, que l’on ne ferme jamais, ni jour ni nuit, de hauts écrans en bois d’ébène, tendus d’une soie jaune citron délicieusement fanée.

Quant au rajah qui me donne l’hospitalité, on vient m’avertir que je ne le verrai point, car il est dans le deuil et les funérailles : un petit prince héritier, tout jeune, tout enfant, vient de fermer ses yeux de fleur noire, et les rites mortuaires absorbent tout le monde au palais.

Au lieu de cette solitude officielle, combien j’aurais préféré cependant habiter à Matanchéri, dans n’importe quelle petite « maison de voyageur », libre de me mêler ce soir à la vie du peuple :… Ici et au Travancore. je suis dans l’Inde un peu comme n’y étant pas.

Les serviteurs, distingués et silencieux, aux allures de félin, allument pour moi toutes les lampes suspendues aux arceaux dentelés, et, quand j’ai fini mon repas de prisonnier, à une table qu’ils ont décorée de lieurs et de feuillages, avec un goût étrange, je m’en vais dans le jardin, regarder tomber le premier soir du siècle. Sur l’horizon occidental, où persiste une couleur de braise mourante, les arbres de mon île tracent des hiéroglyphes intensément noirs ; pour quelques minutes, on y voit encore, et les bêtes crépusculaires, dont les ailes ne s’entendent jamais décrivent au-dessus des allées, dans le ciel chaud, des courbes folles, les hiboux, les chauves-souris géantes.

Et puis, toutes ensemble, les étoiles commencent de palpiter, et brusquement c’est la nuit.


XI

Dès le matin, quand reparaît le disque rouge, ma barque est prête au bas des grands escaliers, et je traverse la lagune, dans la direction de Matanchéri, me rendant au quartier des Juifs.

Après la destruction du second temple de Jérusalem, l’an 3828 de la Création, 3168 de la Tribulation, et 8 de l’ère chrétienne, environ 10 000 Juifs et Juives vinrent au Malabar et se fixèrent à Cranganore, appelée à cette époque Mahodraptna. Ils furent accueillis avec tolérance, et, jusqu’à nos jours, leur petite colonie, isolée des plus proches Indiens autant que du reste du monde, s’est maintenue ici avec l’intégrité de ses traditions ancestrales, comme une curiosité historique dans un musée.

Matanchéri, qu’il me faut d’abord traverser d’un bout à l’autre pour arriver à la ville de ces « Juifs blancs » (comme on les appelle dans le pays), est une sorte de grand marché purement indigène où toutes les figures, tous les torses sont de bronze sans alliage, où toutes les échoppes sont de bois, très ouvertes derrière leurs vérandahs, très basses aux pieds de leurs grands palmiers flexibles.

Et, sans transition, quand les yeux viennent de longuement s’habituer, pendant une course d’une demi-lieue, à ces aspects si indiens, voici, à un détour de la route, la surprise d’une vieille rue sinistre, inquiétante comme une chose qui ne serait pas à sa place ; de hautes maisons en pierre, bien serrées les unes contre les autres ; de moroses façades avec des ouvertures étroites, comme dans les pays froids. En même temps, des visages de Juifs se montrent partout, aux fenêtres, aux portes, dans la petite rue sombre, et leur apparition déconcerte autant que le brusque changement du décor. La vétusté morose, — l’enfermement de tout cela, si l’on peut dire ainsi, — cadrent mal avec les palmiers du voisinage et avec le ciel ; à ce détour imprévu, on n’est plus dans l’Inde, on est désorienté, on ne sait plus ; on croirait quelque coin d’un ghetto de Leyde ou d’Amsterdam, mais transplanté, recuit et fendillé au soleil des Tropiques. Ce sont les Hollandais sans doute qui avaient construit ce quartier, comme dans la mère patrie, à l’époque des premières colonisations où l’on ignorait encore l’art d’approprier les bâtisses aux exigences des climats, et, après leur départ, ces Juifs de Cranganore auront pris place dans leurs logis abandonnés. Des Juifs, rien que des Juifs, ici, toute une juiverie pâle, anémiée par l’Inde et les maisons trop closes ; ces deux mille ans de séjour au Malabar n’ont en rien modifié le type originel, contrairement aux théories admises, ni seulement basané les figures. Et ce sont les mêmes personnages, les mêmes longues robes que l’on rencontrerait à Jérusalem ou à Tibériade ; jeunes femmes aux traits fins ; vieilles chafouines au nez crochu ; enfans trop blancs et trop roses, lymphatiques avec des airs futés, une petite papillote sur chaque oreille, comme en portent leurs frères de Chanaan.

Ces gens descendent sur le seuil des portes pour regarder l’étranger qui passe, car il n’en vient guère à Matanchéri. Ils paraissent plutôt sourians et hospitaliers, et, dans presque toutes les maisons, je serais courtoisement reçu si j’entrais.

Il n’en reste aujourd’hui que quelques centaines au plus, de Ces exilés qui, d’après la tradition, arrivèrent jadis au nombre de 10 000 ; depuis tantôt deux millénaires, l’habitat dépressif a constamment étiolé leur race persistante ; ils vivent, paraît-il, de commerce clandestin, d’usure, et, lorsqu’ils sont riches, affectent de ne pas l’être. Chez deux ou trois notables, où j’accepte de m’asseoir un instant, les aspects sont pareils : délabrement, désordre et pouillerie, dans une demi-obscurité et une senteur de tanière ; quelques vieux meubles à peu près européens, qui doivent dater des Hollandais, s’en vont de vermoulure ; des images mosaïques sont pendues aux murailles, et des inscriptions en hébreu.

La synagogue est au bout de la rue, avec son petit beffroi mélancolique, tout fendillé par la chaleur, tout déjeté par les ans. Après avoir passé la première porte, on se trouve d’abord dans une cour, aux épaisses murailles aussi hautes que celles d’un préau de prison. Le sanctuaire en occupe le milieu ; le soleil de huit heures du matin l’inonde déjà de lumière et le rayonnement blanc de ses couches de chaux éblouit la vue. Il n’y a peut-être pas d’autre synagogue au monde où se soit conservée une décoration aussi ancienne, d’un style si inconnu. Le heurt barbare des couleurs y est d’un charme singulier, sous l’atténuation du temps : portes vertes, peinturlurées de fleurs étranges ; dallage en porcelaine, d’un bleu merveilleux ; blancheur laiteuse des murs ; incendie de rouge et d’or tout autour du tabernacle ; éclat surprenant d’une quantité de colonnes et de grilles de cuivre tourné, polies en miroir par le frottement des mains humaines. Et nombre de petites girandoles en cristal, également polychromes, descendent du plafond, très archaïques, sans doute venues d’Europe au vieux temps des colonisations.

Quelques personnages au teint blême, en longue robe, au long nez, qui étaient là marmottant des prières, leur livre hébraïque à la main, s’interrompent pour m’accueillir, et un rabbin, qui a l’air d’avoir cent ans, s’avance à ma rencontre, avec son tremblement de vieillard. On me fait admirer d’abord le luxe de ces colonnades de cuivre, si minutieusement tournées, et on me prie d’en constater le poli extraordinaire. Ensuite on me désigne ce pavage de porcelaine bleue, vraiment sans prix, si rare qu’on ose à peine y poser les pieds ; il fut commandé en Chine, il y a six cents ans, et rapporté à grands frais sur des navires. Enfin on découvre pour moi le tabernacle, que masquait un long voile de soie lamée d’or : il y a là dedans des tiares incrustées de pierreries, d’un dessin aussi primitif que la couronne du roi Salomon, pour coiffer, en certaines circonstances, le rabbin centenaire ; il y a surtout les saints livres, rouleaux de parchemin d’une antiquité imprécise, enveloppés dans des étuis de soie noire à broderies d’argent.

En dernier lieu, on m’apporte la relique des reliques, le document inestimable, les tablettes de bronze sur lesquelles furent inscrits, environ quatre siècles après l’arrivée de ces juifs aux Indes, l’an 4139 de la Création, 3479 de la Tribulation, et 319 de l’ère du Christ, les droits et privilèges à eux accordés par le souverain qui gouvernait alors le Malabar.

Et voici à peu près ce que disent les caractères graves sur ces vénérables tablettes :


Par le secours de Dieu, qui forma le monde et établit les rois, nous, Ravi Vurma, Empereur de Malabar, dans la trente-sixième année de notre heureux règne, et dans le Fort de Maderecatla, Crangauore, accordons ces droits au bon Joseph Rabban :

1° Qu’il peut faire des prosélytes dans les cinq castes.

2° Qu’il peut jouir de tous les honneurs ; qu’il peut monter éléphans et chevaux ; s’avancer en cérémonie ; avoir ses titres proclamés à sa face par des hérauts, se servir de lumière en plein jour, avoir toutes sortes de musiques ; qu’il lui est aussi permis de se servir d’un large parasol, et de marcher sur des tapis blancs étendus devant ses pas ; enfin qu’il peut faire jouer des marches d’honneur en avant de lui, sous un baldaquin d’apparat.

Ces droits, nous les donnons à Joseph Rabban et à 72 propriétaires juifs, avec le gouvernement de son propre peuple, qui est tenu de lui obéir, à lui et à ses héritiers, aussi longtemps que le soleil luira sur le monde.

Cette charte est donnée en présence des rois de Travancore, Tecenore, Kadramore, Calli Quilon, Krengoot Zamorin, Zamorin Paliathachen et Calistria.

Écrit par le secrétaire Kalambi Kelapour.

Et, comme Parumpadapa, le rajah de Cochin, est mon héritier, son nom n’est pas compris parmi ceux-ci.

Signé : CHERUMPRUMAL RAVI VURMA,

Empereur du Malabar.


Au-dessus de la synagogue, à côté du beffroi lézardé, on me fait monter à une salle haute, qui est dans un état de vétusté et de délabrement inimaginable : parois déjetées et solives informes ; trous dans le plancher, chauves-souris sommeillant au plafond noir. Par les étroites fenêtres, percées comme des meurtrières dans la muraille épaisse, on voit d’un côté la petite ville hollandaise, aujourd’hui passée aux mains d’Israël ; on la voit toute grise, morne et effritée, aux pieds des grands palmiers dominateurs, dont les cimes magnifiques se pressent dans le lointain, reforment tout de suite la forêt, couvrent les horizons de leur immuable verdure. Et, du côté opposé, la vue plonge sur les toits de chaume d’un très vieux temple de Brahma, sur sa coupole de cuivre, large et basse, qui semble s’écraser contre la terre brûlante.

Cette salle haute, cette ruine pleine d’ombre et de toiles d’araignées, c’est l’école des petits « juifs blancs. » Et ils sont là une vingtaine, profitant de la quasi-fraîcheur du matin pour étudier le Lévitique ; sur un tableau noir, un rabbin, qui ressemble au prophète Élie, leur en trace des passages en hébreu, — car ces enfans de l’exil parlent encore la langue des ancêtres, négligée aujourd’hui par leurs frères d’Occident.

Après le quartier des « juifs blancs, » vient celui des « juifs noirs, » rivaux et ennemis des premiers. On m’a averti que je les blesserais beaucoup si, ayant visité les autres, je n’allais pas les voir aussi, eux et leur synagogue. Il y en a même déjà quelques-uns de postés là-bas, à l’entrée de leur rue, pour regarder si je viendrai, tandis qu’au-dessus de moi, aux fenêtres, derrière des loques de rideaux à demi soulevés, j’aperçois des figures de juives blanches, jolies, bien qu’un peu trop émaciées, qui observent curieusement quelle direction je vais prendre.

Allons donc chez les pauvres « juifs noirs, » qui se prétendent arrivés de Judée quelques siècles avant les blancs, mais que les blancs affirment avec dédain n’être que d’anciens parias, convertis par leurs prédications.

Un peu plus basanés que leurs voisins, ceux-ci, il est vrai, mais pas « noirs, » tant s’en faut, et paraissant être en réalité des métis d’Indiens et d’Israélites. Ils s’empressent à me recevoir. Leur synagogue ressemble beaucoup à sa rivale, moins riche toutefois, sans la belle colonnade de cuivre, et, surtout, sans le merveilleux pavage en porcelaine de Chine. On y célèbre, à cette heure, un office pour des enfans, qui sont là tous, le nez plongé dans leurs livres, à se dandiner sur place comme des ours, — ce qui est la manière du rite mosaïque. Le rabbin me fait d’amères doléances sur la fierté des rivaux de la rue proche, qui ne veulent jamais consentir à contracter mariage, ni même à frayer avec ses paroissiens. Et pour comble, me dit-il, le grand rabbin de Jérusalem, à qui on avait adressé une plainte collective, le priant d’intervenir, s’est contenté d’émettre, en réponse, cette généralité plutôt offensante : « Pour nicher ensemble, il faut être des moineaux de même plumage. »

Ce temple à la coupole de cuivre, aux murs de granit, aux toits de chaume, aperçu d’abord du haut de la synagogue, est l’un des plus primitifs et des plus farouches de toute cette côte ; d’ailleurs si impénétrable, il va sans dire, que l’on ose à peine m’en laisser approcher. Dans la cour accablée de soleil, vide, lugubre, entre les granits ardens, se dressent d’étranges objets de fer et de bronze, espèces de torchères à branches multiples, rongées par l’oxyde, depuis des siècles, sous le ruissellement des orages.

Tout à côté, communiquant avec le temple par des galeries, est un ancien palais des rajahs de Cochin, abandonné depuis des temps pour les résidences nouvelles d’Ernaculum, sur l’autre rive. On dirait quelque vieille forteresse lourde et carrée ; il est impossible de lui assigner un âge bien précis, en cette région où les chronologies sont mêlées de fables et de symboles ; mais il donne l’impression d’une antiquité extrême ; dès l’entrée, on a le sentiment de pénétrer dans quelque chose d’inconnu et de puissamment barbare.

Les rares petites fenêtres, encaissées, avec des sièges taillés au dessous dans la pierre, révèlent l’épaisseur des maçonneries. Tous les escaliers, même ceux qui montent aux salles d’apparat, sont roides, sombres, étouffans, larges à peine pour une seule personne, ont je ne sais quoi de puérilement sauvage. Et les salles, extrêmement longues, basses, obscures, emprisonnent et oppressent.

Ces plafonds trop bas, et si ouvragés, en caissons, en rosaces, en pendentifs, sont faits de bois rares, qui ont gardé leur couleur foncée, avec seulement çà et là quelques peinturlures. Et, au contraire, les murailles ont été laissées plates, absolument unies d’un bout à l’autre ; au premier abord, dans cette pénombre, on les dirait tendues d’une étoffe à dessins polychromes, mais elles sont peintes ; par tout le palais, ce sont des fresques, les unes un peu détruites par le temps, les autres dans un état de conservation parfaite, comme certaines peintures égyptiennes des tombeaux.

Oh ! des fresques stupéfiantes, d’un art très spécial, d’un art touffu, exubérant, prodigue. Amas de nudités, reproduites avec un souci minutieux de l’anatomie, dans l’exagération même de la beauté indienne : tailles trop fines et seins trop bombés. Grouillement multiple, tassement, enchevêtrement, confusion éperdue de bras, de cuisses grasses, de reins qui se cambrent et de poitrines qui se gonflent. Les chevilles et les poignets ont des bracelets ; les fronts, des couronnes ; les gorges, des colliers. Et des bêtes aussi s’entremêlent à cette débauche de muscles cuivrés.

Pas un meuble nulle part ; tout est vide. Sous l’écrasement des plafonds compliqués, rien que ces simili-étoffes, couvrant les parois de toutes les galeries, prolongeant ce cauchemar de chair humaine ou animale jusque dans les chambres les plus abandonnées les plus obscures.

Dans la salle du centre, la plus vaste et la plus haute, celle où l’on couronnait les rajahs, les fresques représentent des séries de déesses nimbées, qui sont en travail d’enfantement au milieu d’une indescriptible affluence de spectateurs dévêtus.

La chambre à coucher des rajahs est la seule pièce encore meublée ; un lit y est demeuré, sorte de nacelle, de plateau en bois précieux, garai de matelas en brocart et suspendu au plaforid par des cordes en soie rouge ; des serviteurs y berçaient le souverain, après ses repas, pour l’endormir. Ici, autour de cette couche royale, les fresques des murs, d’une conception troublante s’il en fut, étalent une lascivité sans frein ; des déesses, des hommes, des bêtes, des singes, des ours, des gazelles, aux figures convulsionnées, aux yeux délirans, s’enlacent et s’étreignent, dans des paroxysmes d’amour.

Une dernière salle, très fruste, où brûle et fume, jour et nuit, une grande lampe de bronze... Dans celle-ci, on ne permet plus de mettre les pieds, parce qu’elle communique là-bas, par le fond empli d’ombre, avec le temple...

Voici bientôt l’heure méridienne, où il faut absolument s’abriter sous un toit. Mon île ombreuse est trop éloignée, j’irai à Cochin, dans quelque « maison de voyageur. »

En petite voiture de louage, traînée par deux coureurs agiles, je traverse donc à nouveau les rues indiennes de Matanchéri, où fourmillaient ce matin tous les costumes, tous les types du Malabar, et où va tomber à présent la torpeur de midi.

Cochin, que j’ai bientôt fait d’atteindre, est bâtie sur une bande de sable, entre les lagunes et la mer, vieille petite ville coloniale un peu immobilisée, où l’empreinte des Hollandais se retrouve encore. Et la maisonnette où l’on me donne asile regarde la plage, regarde l’infini.

Là, devant moi, c’est la grande mer bleue, la mer d’Arabie. Les sables de ses bords resplendissent d’un éclat blanc et rose sous le soleil vertical ; les corbeaux, les aigles pêcheurs s’y ébattent en jetant des cris, et une belle houle tranquille y vient déferler à intervalles réguliers. Un peu au large, sur le bleu poli et miroitant des surfaces, on voit poindre, çà et là, des nageoires, des dos de requins en maraude. Et l’horizon se perd dans un éblouissement magnifique.

Derrière ce logis où je vais m’endormir, et qui ne se ferme d’aucun côté, le bois de cocotiers tout de suite commence ; par mes fenêtres, j’en aperçois les dessous, comme dans une lueur verte : des retombées de longues palmes, de longues plumes, éclairées par transparence, et d’un vert qui semble lumineux sur le vert sombre des fonds. Maintenant voici un jeune Indien qui grimpe sans bruit, à un tronc lisse comme une colonne, qui grimpe en s’aidant de ses doigts de pieds, avec l’aisance et la rapidité d’un singe, pour aller là-haut chercher, dans les nervures des feuilles, une eau qui sert à composer une boisson. Et c’est la dernière image reçue par mes yeux qui se ferment, cet homme grimpeur, presque quadrumane, qui monte si vite et que l’on n’entend même pas...

Cette mer, si lumineuse et profonde, combien j’aime la sentir, là tout près, entendre sa palpitation immense :... Car elle est la route libre pour s’en aller partout, la route où l’on voit au loin et où l’on respire, pour moi la route familière et de tout temps connue. Vraiment, la vie paraît plus claire dans son voisinage. La retrouver, me fait me retrouver moi-même. Je me crois pour un instant sorti de cette Inde trop incompréhensible, — et puis tellement ombreuse, dans les arbres, enfermée..


XII

Après les heures de repos, il a fallu rentrer dans mon île et mon palais dormant.

Et le soleil se couche lorsque j’en repars enfin pour toujours, avec ma même barque aux quatorze rameurs, qui va me conduire, en une nuit de voyage encore, à Trichur, la ville la plus septentrionale de l’Etat de Cochin.

Notre premier élan, comme à chaque départ, est superbe. Les rameurs reposés, à tous coups de pagaye ont l’air d’arracher des pelletées d’eau, et, pour les aider, nous avons tendu une voile au vent. Très vite, nous nous enfonçons une fois de plus dans la route aisée des lagunes, entre les rives de palmes.

C’est dans l’or rose, il va sans dire, que descend et s’éteint notre soleil de ce soir, bientôt disparu là-bas derrière l’éternelle verdure. Un ciel édénique, sans nuages, d’une nuance particulièrement exquise, s’étend sur notre monde tranquille, et, maintenant nous voici au milieu des pêcheries, des barques, des filets tendus, au milieu d’une vie lacustre semblable à celle que nous avions déjà connue la veille ; ici, en sécurité encore, elle se perpétue cette vie d’autrefois, sur ces lagunes indiennes, protégée de tous côtés par les rideaux de la forêt de palmes, dont le crépuscule en ce moment semble augmenter la profondeur et le mystère.

Mes bateliers, comme hier, ont entonné le chœur à bouche fermée qui sied, paraît-il, aux heures calmes, où l’on peut pagayer plus nonchalamment, grâce à la brise qui vous pousse ; ils chantent de même, les pêcheurs, sur les autres barques, et on ne dirait guère des voix humaines, mais plutôt des carillons de cloches d’église, arrivant de loin et de partout, sur la surface de l’eau sonore...

Myriades d’êtres simples et confians qui m’entourent, et qui, sur cette « Terre de charité, » rêvent ensemble de résurrection, à l’ombre de leurs palmiers verts ! Chrétiens, brahmes ou Israélites, accrochés à d’antiques formules si diverses, mais toutes vénérables, derrière lesquelles un peu de la même vérité se cache... Quand je songe qu’un puéril espoir m’était venu, d’en découvrir quelques parcelles, de l’insaisissable vérité, au fond de ce brahmanisme gardé si farouchement :... Mais non ; ici, comme partout, j’aurai été le perpétuel étranger, le perpétuel errant qui ne sait qu’amuser ses yeux aux aspects des êtres et des choses. Et d’ailleurs c’est fini, je m’en vais ; on m’emmène bercé de chansons, dans une barque très jolie, — or, cela aussi m’amuse, reste dans le plan de ma destinée, et sans doute doit me suffire ? ..

Les rideaux de forêt, tout autour de l’horizon, forment des bandes d’un bleu de plus en plus sombre, d’un bleu passant au noir du côté du couchant, et çà et là, au-dessus de leur ligne monotone, un palmier plus immense que les autres se dessine en silhouette isolée. Avant les étoiles, la planète Vénus vient de s’allumer dans cet or rose qui commence à mourir. Et à ses côtés paraît aussi la lune nouvelle, mais une lune comme on ne la voit vraiment que par des temps d’exception, dans l’air limpide des pays chauds ; un mince filet lumineux trace à peine son croissant, et cependant on la distingue tout entière avec une netteté rare ; on sent qu’elle est éclairée par derrière, on perçoit très bien qu’elle n’est pas un simple disque, mais une boule que rien ne soutient dans le vide diaphane. Et cela inquiète un peu ce qui, malgré les données acquises, reste en nous de notions naturelles sur l’équilibre et la pesanteur.

Cependant l’obscurité est venue ; les pêcheurs ont allumé leurs feux pour appeler les poissons. Les chansons se taisent et tout paraît s’endormir, — excepté les muscles automatiques de mes quatorze rameurs qui, jusqu’au matin, vont continuer de m’entrainer vers le Nord.


XIII

Mercredi 3 janvier. — Un incendie subit, derrière la futaie des palmiers : c’est le soleil qui se lève. Et ma barque, qui s’était échouée plusieurs fois cette nuit, touche pour tout de bon la vase, s’arrête au pied d’une colline de terre rouge ; c’est la fin des lagunes, le port de Trichur, encombré d’une centaine d’autres barques, aux proues de gondoles, qui dorment encore

Trichur, la vieille ville très brahminicale et très conservatrice, est à une demi-lieue plus loin, enfouie dans les arbres ; elle s’éveille à peine, quand j’y arrive en charrette à bœufs. Au-dessus de ses maisons de bois et de chaume, ses palmiers se remuent, secoués par un grand vent presque froid qui soulève en nuages une poussière de couleur ardente, comme de la poudre de sanguine. Avec ses petites boutiques de marteleurs de cuivre ou de marchands de graines, ses allées de grands banians chevelus, elle ressemble à toutes ces autres villes du Malabar, qui continuent leur existence de jadis, loin de la côte et des choses modernes, au milieu des bois. Mais son temple est particulièrement énorme et terrible, — car elle porte aussi le nom de Tivu-Sivaya-péria-vur, qui signifie Saint-Shiva-grande-ville.

Je mets pied à terre devant ce temple, qui est en même temps une forteresse et qui soutint le siège de Tipu, redoutable sultan de Mysore ; on y monte par des glacis, sur lesquels à cette heure dorment couchés d’indolens troupeaux de moutons et de zébus. En me voyant approcher, des brahmes, qui méditaient dans l’encadrement de l’une des portes et regardaient monter le soleil matinal, s’avancent très inquiets : est-ce que cet étranger aurait la pensée ?… Mais je leur dis que je sais, que je viens seulement pour admirer les sculptures des tours, en me tenant à distance respectueuse. Alors ils saluent en souriant, et rentrant dans le sanctuaire sans plus s’inquiéter de moi. Les lourdes murailles sont blanchies à la chaux, mais les quatre portes, aux quatre vents du ciel, sous les monstrueuses tours sculptées qui les couronnent, ont gardé la couleur chaude et sombre des granits indiens. Et ces tours brunes, d’un archaïsme très lointain, se composent d’ornemens à profusion, de colonnades et de barbares figures.

N’étaient ces rafales d’hiver qui tourmentent toutes choses, qui tordent les chevelures retombantes des grands banians et promènent des envolées de poussière rougeâtre, rien ne s’agiterait dans la ville de Shiva. Le long des chemins, il y a partout de paisibles recoins, sous de vieux arbres, pour prier ; aux places où chez nous jadis on eût planté des calvaires, aux ombreux carrefours, on a dressé des petits autels en granit, des pierres de formes symboliques, des statues.

Et très peu de passans. Quelques hommes, qui vont au temple, fiers et beaux dans leur nudité, la masse noire de leurs cheveux épandue sur les reins, le front peint du sceau de Shiva ou de Vichnou, les yeux en rêve ; presque tous, ici, ayant sur la poitrine la cordelette sacrée qui est le signe des hautes castes. Et quelques femmes, qui vont puiser aux fontaines, la taille cambrée, sous l’urne en cuivre étincelant qu’elles portent à l’épaule ; des étoffes aux larges bordures multicolores les drapent sans rien dissimuler de leur forme ; un de leurs seins gonfle la mousseline, tandis que l’autre, toujours celui de droite, est laissé nu, — et les jeunes gorges, un peu plus développées que chez les races d’Europe, un peu excessives en comparaison de la finesse des hanches, sont impeccables de contours : elles ont été les modèles de ces torses de pierre ou de métal que les sculpteurs hindous font à leurs déesses depuis les temps reculés, et qui sembleraient presque une exagération de la beauté des femmes. Si on les croise en chemin, leur regard se lève furtivement sur le vôtre, très doux, mais très indifférent, très ailleurs ; c’est comme la caresse non voulue d’un éclair noir, — et puis tout de suite il s’abaisse. Pour l’étranger qui passe, elles. sont l’inconnaissable, de même que mille choses de ce pays, de même que le grand temple...

Jusqu’à ce que j’aie atteint la frontière, je reste l’hôte du Rajah de Cochin, et n’ai qu’à me laisser conduire ; tout a été aimablement prévu pour mon passage matinal à Trichur, mon guide, mon repas, et même les attelages qui vont, en trois heures de route, à travers des villages, des jungles et des bois, me conduire à Shoranur.

Là, hélas ! à Shoranur, je serai sorti de l’Inde charmante où les touristes ne vont pas ; je retrouverai le chemin de fer de tout le monde, et prendrai l’express pour Madras.


P. LOTI.