Chez l’Illustre écrivain/Un grand écrivain
Un grand écrivain.
L’illustre Anselme Dervaux (adultères en tous genres, fabrication, commission, exportation) pénétra dans les salons en fête, et ce fut autour de lui comme un bourdonnement de gloire. En avançant, à travers la foule parée, il perçut comme un écho infiniment répercuté, le titre de son dernier livre : « Inassouvie !… Inassouvie ! » Et ce qui lui renvoyait, de partout, cet écho charmeur, ce n’étaient pas de froids et inconscients obstacles, mais les épaules frissonnantes et les bouches pâmées des femmes. Un immense orgueil gonfla son cœur ; la peau rougeaude de son visage se tendit ainsi qu’un drapeau dans une marche de victoire. Saluant, salué, empêtré dans les traînes, le coude maladroit, la jambe prétentieuse, arrêté par mille mains gantées de tendres pressions, il suivit longtemps des rangées parallèles et diagonales de sourires, de regards ivres, de nuques enthousiastes, de poitrines soulevées… Inassouvie ! Inassouvie !
Dans son triomphe, ce qui le chagrinait, c’est qu’il était visible que les hommes se montraient réservés envers lui, et plutôt ironiques. Ils osaient discuter son allure — une allure de courtaud de boutique, — son élégance fracassante, le goût déplorable de sa chevelure frisée au petit fer, l’exagération de ses cravates, ses grosses mains de paysan, et cette joie vulgaire qu’il ne savait pas contenir, et cet orgueil lourdement satisfait qui s’harmonisait si bien avec ses emmanchements canailles de rustre endimanché. Ah ! que n’eût-il pas donné pour avoir l’admiration des hommes et se dire le pair, l’ami de tels prestigieux clubmen dont il enviait la correction savante et l’aisance flegmatique ! Insolent et grossier avec les femmes, qui l’aimaient de se présenter à elles sous la double apparence de cette masculinité, il était, envers les hommes, d’une humilité basse, implorante et, comme dans les comédies de M. Dumas, il les interpellait par leurs titres même quand ils n’en avaient pas : « Monsieur le baron !… Monsieur le vicomte !… Monsieur le marquis !… » Mais en ce moment, ses oreilles, trop charmées par l’écho : Inassouvie ! Inassouvie ! se refusaient à recueillir le son désagréable des ironies, et ce qu’il y avait de discordant dans cette malveillance par laquelle il éprouvait toujours l’impression humiliée de n’être pas chez soi dans ce monde brillant, et de s’y sentir traité comme un intrus de passage, n’arrivait pas jusqu’à lui.
De succès en succès, et d’amours en amours, accablé d’honneurs et ruisselant d’éloges, l’illustre Anselme Dervaux finit par échouer dans une sorte de petit boudoir que de lourdes tentures séparaient des salons. Une lampe à abat-jour rose en éclairait la solitude voluptueuse et fraîche. Il s’assit sur un fauteuil chargé de coussins et s’éventa avec son claque. Sa peau ruisselait comme les vieux murs au dégel : ses poumons congestionnés lui faisaient une respiration difficile et sans élégance. De mondanité récente, il ne pouvait pas encore s’habituer à la température surchauffée des salons. Il s’y fanait, il y fondait comme une plante des champs dans une serre chaude. Et il en résultait un désordre fâcheux dans sa tenue, des cassures humides au plastron trop empesé de sa chemise, qu’un peu de repos dans un air moins lourd devrait vite réparer. Comment donc faisaient ces hommes privilégiés pour conserver sèche leur peau et intact leur linge dans une atmosphère aussi étouffante ? Est-ce qu’il n’aurait jamais ce merveilleux tempérament de l’homme du monde que les ascensions thermométriques laissent indifférent et à qui elles n’enlèvent même pas cette fleur légère de poudre de riz par quoi un visage vraiment mondain demeure aussi frais, dans une étuve, que les beaux fruits à la rosée des matins de septembre ? « Ma gloire, toute ma gloire pour ne pas suer ! » disait-il en s’épongeant le front, le cou, avec violence et découragement.
Au moment où l’illustre Anselme Dervaux formulait mentalement ce vœu étrange, les tentures s’écartèrent, et Suzanne Hertheimer entra dans le boudoir en coup de vent.
— Cher ! cher ! cher !… cria-t-elle. Vous voir seul, enfin seul !… vous parler… vous dire… oui, vous dire tout ce qui là, dans ma tête, tout ce qui est là, dans mon cœur, pour vous !…
— C’est fort désagréable ! interrompit brutalement l’illustre écrivain, qui, à demi couché sur le fauteuil, les jambes écartées, continuait de s’éventer avec son claque. Vous me surprenez juste au moment où je ne voulais pas être dérangé et où je remettais un peu d’ordre dans ma psychologie… Grâce à vous, voilà encore une soirée perdue pour moi !…
— Ne me parlez pas ainsi !… supplia Suzanne. Ne soyez pas dur avec moi… Si vous saviez !… Depuis le jour où vous êtes venu dîner chez mon père, je ne vis plus… Cette chaise, cette chère chaise où, durant le repas, vous daignâtes vous asseoir, cette chaise bénie, tout imprégnée de vous, je l’ai emportée dans ma chambre, et je la baise et je l’étreins… et je lui parle comme si c’était vous-même… car il me semble qu’en elle habitent toujours la chaleur fulgurante de votre génie et l’inoubliable beauté de votre âme… Ah ! tellement inoubliable !… Tenez, cette nuit, toute cette nuit, je l’ai passée à lire Inassouvie !… Que c’est beau ! que c’est pervertissant ! Ah ! cher, où donc trouvez-vous le secret unique de ces phrases qui me sont comme des fièvres et comme des poisons ?… Chaque page de vous, c’est un gouffre de douleur et de volupté, un gouffre immense et sans fond où je voudrais me perdre, disparaître, dans le vertige de vous admirer… Vous êtes la tentation merveilleuse… la joie sublime du péché… délices et tortures !… Êtes-vous Satan ? Êtes-vous Dieu ?… Oh ! qui êtes-vous donc ?… Oh ! cette Maud ! — pourquoi ne m’appelai-je pas Maud aussi ? — Oh ! cette Maud en laquelle je me sens revivre toute, ses désirs furieux sont miens, comme miennes sont ses extases !… Et pourtant je n’étais qu’une jeune fille, je ne connaissais rien de la vie. Et comme Maud, votre Maud, je suis l’inassouvie !… tellement l’inassouvie !…
Elle se tut un instant, et joignant ses mains, elle regarda l’illustre Anselme d’un regard somnambulique où s’accumulaient tous les genres d’ivresses décrits par les psychologues.
— Ah ! qu’il me tarde d’être aussi adultère, la divine adultère de vos chers livres ! soupira-t-elle.
Elle allait s’agenouiller aux pieds de l’illustre romancier ; mais celui-ci se leva, lui parla durement et la renvoya.
Resté seul, il se posa devant la glace, répara le désordre de sa cravate, tendit, d’un coup sec, sur son torse de jeune garçon boucher, son habit aux revers de moire, qui se fripait, et il se dit :
— Que de copie perdue, mon Dieu ! que de belles réclames gaspillées !… Si les journaux n’étaient pas si bêtes, ils feraient de toutes ces jeunes filles toquées et de toutes ces jeunes femmes folles des critiques littéraires. Je serais mieux servi encore.
Puis il rentra dans les salons, où, parmi les rangées de sourires, de regards ivres, de nuques enthousiastes et de poitrines soulevées, le poursuivit l’écho charmeur : Inassouvie ! Inassouvie !