Chez les fous/14

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Albin Michel (p. 153-167).


LA FOIRE DE LA FOLIE


Il y a des fous qui font les fous. Il ne leur manque que l’habit de satin, le bonnet à cornes retourné et les grelots.

Ce sont les saturnales qui se célèbrent, ce matin, au pays du soleil, dans cette cour.

Des bouffons gambadent. Un homme nu pique un cent-mètres et saute des haies imaginaires. Ce magot, d’une boîte de biscuits a confectionné un tambour. C’était suffisant pour rappeler à son voisin l’existence des tambours-majors et le voisin marche devant, faisant du geste le simulacre de lancer une canne qu’il n’a pas.

Ces fous sont de tous les pays. Il y a un géant qui est Danois. Les langages d’Europe, d’Orient et d’ailleurs s’entrecroisent. On dirait la fête au pied de la tour de Babel.

On ne les a pas tous ramassés sur place. D’aucuns ont traversé la mer en état de folie officielle. L’Algérie n’a pas d’asile, ni la Corse. On expédie ces fous dans le Sud de la France. Mais la Corse abuse. Ses fous ne sont pas tous authentiques. Un vieillard va-t-il déclinant, on lui dit :

« Écoute, tu n’es pas riche, on va t’envoyer sur le continent ; tu seras nourri et logé dans une grande maison, belle comme la caserne de Bastia ! »

Un petit certificat, et l’on expédie le colis. Il arrive. Le directeur-médecin dit : « Encore un Corse, je parie qu’il n’est pas fou ! » Il n’est pas fou, mais il est là. Il faut bien le garder !

Le géant danois vient d’outre-mer également. Il était monté sur un paquebot français, à l’escale renommée pour la liquéfaction du cerveau, à Singapore ! Le bateau siffla ses trois coups. Au large ! C’est au bar que le Danois attira d’abord l’attention des pouvoirs maritimes. À l’heure du café, il rassemblait devant lui cafetière, tasse, sucrier, il recouvrait le tout de son casque et attendait. « Curieux pèlerin ! » se dit le commandant. Mais le soir où son malheur lui arriva, voici ce qu’il fit : on dansait au salon ; belles dames, clair de lune, whisky, orangeades ! Le Danois prie la fille du gouverneur d’une colonie de lui accorder un tango. Accord. Tout va bien. On tangue. La danse est achevée. Le danseur saisit la danseuse par les coudes, la soulève – c’est un géant — traverse ainsi la salle et assoit violemment la fille du gouverneur sur le phonographe haut perché. Cris d’horreur de la galerie et cris de douleur de la demoiselle, car ça lui avait fait mal !

Dans la cabine-cabanon se termina le voyage du jeune et beau Danois.



Au soleil, les fous sont plus fous, mais ils paraissent moins tristes, et quand ils chantent, la mesure est mieux observée.

Une espèce de Turc assis en tailleur, une badine à la main, charme des serpents. Il me demande de m’asseoir. Je m’assois. Il n’y a pas de serpents, évidemment ! Les serpents sont dans sa vision. Cela suffit. Il siffle. Du bout de sa baguette, il chatouille les reptiles sous le cou. Les reptiles se dressent sur la queue. Alors le Turc se relève pour les suivre dans cette ascension. C’est pour moi l’occasion d’en faire autant.

— Backchiche (pourboire), dit le charmeur.

Mendier est le seul moyen d’avoir quelques sous pour le fou abandonné.

Ce monsieur bien rasé et de mœurs décentes (les fous ont généralement une façon de mettre leur pantalon…) était sacristain. La nuit il se levait, pénétrait clandestinement dans son église, puis allumait les cierges, tous les cierges.

— Enfin ! Baptiste, disait le curé, quel est le vaurien qui allume mes cierges ?

Baptiste répondait :

— C’est un nouveau miracle de saint Sernin.

Le curé pinça Baptiste. Baptiste avait d’ailleurs plusieurs autres miracles dans son dossier. On l’interna en attendant de le canoniser.

Baptiste en a conservé l’amour des allumettes-bougies.

Je lui en ai glissé une boîte, en douce !…

Cependant, deux silhouettes s’agenouillent. Elles touchent le sol de leur front. Ces fous se relèvent… Ce sont deux musulmans qui font la prière de midi.


L’ARRACHEUR DE DENTS


C’est bien la foire. Voici le charlatan !

J’en demande pardon à MM. les chirurgiens-dentistes, mais leur collègue qui, ce matin, pénétrait dans cet asile allait se conduire en baladin.

Un gardien, qui l’accompagnait, lui dit : « Il y en a quatre. En voici d’abord deux. »

Les deux fous s’amenèrent avec empressement. Le gardien leur dit : « On va vous arracher votre dent, vous êtes contents ? »

Le dentiste les fit asseoir sur un banc.

J’attendis. J’étais persuadé qu’une charrette à bras apportait l’estrade, le tapis de velours rouge, la sonnette, le casque de pompier et les deux cadres contenant diplômes et médailles d’or !

Comme j’aime les boniments, je fus l’un des premiers à faire cercle autour de l’arracheur.

De sa poche principale, il sortit son davier et le mit dans sa poche de gilet.

— Ouvrez la bouche, dit-il au premier client.

Le client obéit.

Le baladin se courba et plongea un œil dans l’orifice.

— C’est là ?

— Vous savez bien qu’il ne faut pas croire ce qu’ils vous disent, fit le gardien.

L’homme au davier promena son index sur la mâchoire du bas.

Le client tressauta. C’était là !…

Pendant ce temps, on avait trouvé les deux autres. Avec les curieux, cela constituait un groupe. L’opérateur pouvait opérer.

Du bout de sa pince, il coinça la dent coupable. Le fou pépiait. Belle pesée professionnelle du poignet.

— Mesdames et messieurs, voici la dent…

Il ne manqua que le roulement de tambour !

— Au suivant !

Le cercle se livrait à des singeries. Un Albanais suivant les opérations, répétait : « Tirana ! Tirana ! » Un Arabe disait au dentiste : « Toi, camarade cochon ! » Des Russes, en proie à des visions terrifiantes, ramenées de la prison de Boutirky, cachaient leur tête dans leurs mains, hululant.

Cinq dents au tableau !

Chez le vétérinaire, les bêtes accompagnées ont droit à la piqûre.

Personne, il est vrai, n’accompagnait les quatre fous. Ils n’eurent même pas un verre d’eau. Ils couraient dans la cour, montrant leurs gencives saignantes.

C’était encore beau que l’on eût arraché leurs crocs !

Ils attendaient cette délivrance depuis des mois !


L’ARMÉNIENNE, SON MARI ET LE POPE


Passons de l’autre côté du rideau, quartier des femmes.

C’était le jour des séances, aujourd’hui. Une femme casquée d’un bonnet d’aviateur, camisolée, ficelée sur le lit, bavait de fureur en criant entre deux nausées :

— Mouge, mouge, mouge !

C’était une Arménienne. Contons son histoire.

Son mari, comme tout Arménien qui connaît son devoir, était parti pour les Amériques. Fortune faite, il envoya des dollars à son Arménienne et lui dit :

— Viens me retrouver.

L’Arménienne boucle sa malle de fer-blanc ; en route ! Traverse la Méditerranée, Marseille, brûle Paris, atteint Cherbourg. À Cherbourg, elle perd son sac. Elle n’a plus d’argent. On la refuse au bateau. Premier désespoir. L’Arménienne tombe alors sur des flibustiers qui désirent la consoler, elle les suit à Paris. Les flibustiers lui volent l’honneur. Elle a tout perdu. Dans son malheur elle veut se rapprocher de son Arménie et part pour la côte. Elle arrive, elle loue une chambre au deuxième étage et se jette par la fenêtre. Elle ne s’est pas tuée. Elle arrache ses vêtements, elle court par la ville : l’étrangère est folle.

En arrivant à l’asile, elle répétait, s’il faut en croire l’interprète : « Qu’ai-je fait à mon mari, à mon mari ? » car, en arménien, « mouge » signifie mari, assure-t-on.

Elle portait des papiers sur elle. On a l’adresse du mouge. On lui télégraphie. Il est arrivé.

C’est lui que voici dans la salle en compagnie d’un pope. Il a la permission du directeur de faire exorciser sa femme.

La cérémonie va commencer.

— Seulement, dit le pope, il faut que la femme soit debout.

Trois infirmières et une sœur délient la furieuse, qui gesticule et crie d’affreux mots d’Arménie.

— Jamais elle n’avait employé ces termes grossiers dit le mari. Le diable la possède.

C’est aussi l’avis du pope.

Ce n’est pas celui de la sœur.

La démente est debout. Le mari recommande qu’on la tienne bien. Il y aura des pourboires.

Le pope ouvre une malle. Il sort de là des vêtements d’église – d’église orthodoxe — un plat, un encensoir.

La possédée est déchaînée.

— Tenez-la bien !

Le pope revêt ses ornements. Il quitte son chapeau sans bord, haut de forme et de toit pointu, puis il couvre son chef d’une drôle de tiare. On apporte de l’eau ; il verse l’eau dans le plat et, dans cette eau, jette de la sciure de bois. Ce n’est tout de même pas ce qui peut ouvrir les yeux de l’ensorcelée !

On attaque les prières. Avec ses doigts, le pope semble parler à des sourds-muets. Les folles officielles, couchées dans la salle, le regardent avec grand intérêt. L’une, même, l’accompagne comme sur un harmonium car, maintenant, le pope chante.

L’Arménienne chante aussi, mais une autre chanson. Alors l’homme à la tiare lui jette à la figure son eau à la sciure. Puis il se précipite sur l’encensoir. Mais c’est le mari qui a les allumettes. Nerveux, le mari rate la première suédoise. Cela agace l’officiant. Enfin, l’encensoir fume. L’officiant qui a chaud encense l’Arménienne qui crie de plus belle, sans doute parce qu’elle est mouillée.

C’est fini.

Cela n’a pas réussi.

Le démon a tenu bon.

On reficelle la démente.



Une fois, j’ai fait un rêve : j’ai vu tous nos fous réunis dans une île. On leur avait abandonné ce territoire. Ils avaient nommé un roi, ils avaient élu une Chambre. Pour ce qui est de cette Chambre ils ne s’étaient permis la moindre innovation personnelle, ils avaient copié le Palais-Bourbon, cela leur avait suffi.

Chaque fou avait repris son ancien métier. Les chirurgiens coupaient, les médecins administraient le clystère. Les romanciers pondaient, les dames du monde recevaient, les sages-femmes en délire mettaient au monde.

Les chefs de gare portant un collier de sifflets faisaient partir les trains tous à la fois comme un lâcher de pigeons voyageurs.

Les coiffeurs séparaient méticuleusement, en deux parts égales, les cheveux du client, ensuite ils tondaient un côté et ils frisaient l’autre.

Les pharmaciens préparaient d’un seul coup et dans un unique baquet les ordonnances de la journée, et venaient à cette citerne remplir leurs flacons qui, eux, portaient la formule demandée.

Les dentistes se trompaient de dent. Au théâtre, les acteurs, oubliant soudain la pièce qu’ils jouaient, se mettaient à réciter tour à tour et sans annonce au public, les plus beaux rôles d’une longue carrière.

Et le dimanche, le curé, en proie à Satan, prêchait tout son peuple accouru.

Parfois l’un de ces insulaires retrouvait la raison, mais personne ne le comprenait plus. Malheureusement il ne pouvait s’enfuir, puisque c’était une île. Il prenait son front dans sa main, puis, s’arrêtant, il essayait de réfléchir. Alors de tous les passants intrigués il recevait une joyeuse et inconsciente dégelée de coups de pied au cul – cela uniquement afin de savoir s’il était un homme ou une statue.

De temps en temps, la France envoyait en mission dans cette colonie une bonne escouade de savants qui devait « se rendre compte » et voir « ce que l’on pourrait faire ». Chahutés par la masse hallucinée les savants-ambassadeurs ne tardaient guère à regagner leur bateau au pas de course, non sans avoir auparavant levé plusieurs fois leurs bras au ciel clément.

Ils rentraient dans la métropole en s’écriant :

« Que les fous se débrouillent, mais qu’ils ne comptent pas sur nous ! »

J’avais rêvé cela, un jour.

Ce rêve était-il si insensé ?