Chez les fous/21

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Albin Michel (p. 225-234).


CHEZ M. PSYCHIATRE


M. Psychiatre est un hôtelier qui attire ses clients au son de la médecine.

Il dirige une maison qu’il appelle de santé — comme la prison.

Il joue de la science ainsi que d’autres du cor de chasse.

Il est également garde-chiourme.

De plus c’est un « voyant ». Il lit non pas les lignes de la main, mais les sillons du cerveau.

M. Psychiatre m’a déjà fait dire qu’en moi il n’avait pas reconnu un fou mais un crétin.

Cela, pour préciser tout de suite les relations qui nous ont cordialement unis pendant ces mois d’hiver.

La première fois que je lui rendis visite, il me reçut dans l’un de ses salons. Nous occupions deux des angles de la pièce, lui sur une chaise, moi sur une autre. Douze mètres étaient entre nous. Il était cinq heures du soir. Terré dans mon coin, je voyais non sans étonnement diminuer la distance qui me séparait de M. Psychiatre. À chacun de ses arguments, dont quelques-uns étaient lunaires, il avançait sa chaise de cinquante centimètres dans ma direction. Nous ne fûmes bientôt plus qu’à six mètres l’un de l’autre. Il était cinq heures et demie de l’après-midi. À six heures, son nez touchait le mien et c’est l’instant même qu’il choisit pour s’écrier : « Monsieur ! Il faut voir la chose avec horizon ! »

Ce jour j’ai compris une mésaventure récente de M. Psychiatre.

Il se trouvait au premier étage, avec l’un de ses clients, aussi bien habillé que lui. Le client prétendait que son lit était mauvais et refusait d’entrer dans cette chambre.

M. Psychiatre y pénétra et se mit à sauter sur le lit afin de démontrer l’excellence du sommier. Passe un nouvel infirmier. Il voit l’homme qui gesticule, alors il ferme rapidement la porte. Le fou qui était dans le couloir ne dit rien et s’en va.

Au bout de trois heures, notre ami n’était pas encore délivré. Personne ne voulait croire qu’il était le médecin et non le fou.



La maison de M. Psychiatre est une boutique de bric-à-brac. C’est la foire aux puces : on y trouve de vrais fous, d’anciens fous, de futurs fous. Il y a l’authentique, le probable, le douteux, le récalcitrant et la victime. On y voit l’homme enchanté d’avoir décroché un certificat d’aliénation mentale, autrement il serait en prison. Celui-là paye le prix fort.

Avez-vous passé plusieurs mois de votre vie à vous faire mettre à la porte ? Ce n’est qu’une habitude à prendre. Neuf fois M. Psychiatre m’a fait saisir par ses estafiers et déposer sur la chaussée.

J’étais pourtant bien gentil, je ne faisais pas de bruit dans la cabane. Un jour, surtout ! Assis dans l’antichambre, je lisais Les Trois Mousquetaires. Le chapitre devenait passionnant, quand, soudain, un monsieur confortablement décoré s’arrêta devant moi et me cria d’une voix forte :

— Vous attendez quelqu’un ?

— Non, Monsieur, fis-je avec confusion.

— Mais que faites-vous là ?

— On m’attend.

— Qui vous attend ?

— Mon cousin germain, Monsieur.

Vous comprenez que je lui disais là un gros mensonge. Enfin je pense que mes parents me pardonneront d’avoir introduit ce fou dans la famille.

— Où est-il votre cousin germain ?

— C’est bien ce que je voudrais savoir, fis-je.

Et je dis le nom de l’interné.

— Il est dangereux, fit M. Psychiatre. Il délire depuis huit jours, je ne laisserai personne l’approcher.

— Depuis huit jours ! dis-je toujours timidement. Il m’a pourtant écrit cette longue lettre très sage avant-hier.

— Ah ! il vous a écrit encore !

M. Psychiatre ayant ordonné que l’on me mît dans la rue, partit à pas furieux dans son royaume secret — et cela sans m’avoir dit au revoir !



Une autre fois je fus plus malin. Quand on prend le temps et que l’on ne me bouscule pas, on peut arriver à me faire comprendre quelque chose. Il s’agissait d’entrer coûte que coûte dans la boutique. Alors je me dis si je demande à voir un citoyen qui n’est pas fou on va de nouveau me jeter dans le vent, la pluie et la boue. Cela posé, il ne reste qu’une solution : me faire le parent d’un fou furieux. Celui-là, dût-il m’accueillir en me soufflant au visage la dernière nappe perfectionnée des gaz asphyxiants, on me le montrera.

Je m’enquiers. Un fou évident, authentiquait la maison de M. Psychiatre. Je vais trouver les parents du fou.

— Madame et Monsieur, leur dis-je, il est indispensable que je devienne votre beau-frère.

— Mais nous n’avons pas de sœur, me dirent-ils tous les deux bien gentiment.

— Passons sur la sœur, fis-je. Donc je deviens votre beau-frère et je vous accompagne chez M. Psychiatre. Là nous sommes introduits près de votre parent. Je suis dans l’antre. Je vous quitte un moment. Dans le jardin une dame se promènera.

— Une dame qui est faite comme ci et comme ça ?

— Vous l’avez dit !

— Vous l’enlevez…

— Non, monsieur, je ne l’enlève pas, je fais simplement ma petite affaire.

— Dans le jardin ?

— Où je pourrai. Après, je vous rejoins. Le tour est joué. Êtes-vous d’accord ?

— Topez ! me dit le monsieur.

— Topons !

Me voici chez Monsieur Psychiatre. C’est une demeure de plaisance.

Sur un banc, un Monsieur a fini de se promener. Son col de pardessus est relevé et, du bout de sa canne, il fait de la sténographie dans le sable. Il donne, tout haut, des ordres de bourse à son infirmier :

— J’achète ferme 1 000 Suez et 5 000 Godchaux. Je vends mes Saint-Domingue. Je reporte tout sur le Kummel d’Ukraine. Allez ! Rompez !

Mais voici le parent.

Il est très bien ! Beaucoup de familles se feraient honneur de posséder un homme de cette distinction. Malheureusement, il a deux têtes. C’est sa maladie. Cela ne se voit pas, mais, lui, il le sait ! L’une de ses têtes est coiffée d’une casquette, l’autre d’un haut de forme. Quand c’est la tête à haut de forme qui le dirige, vous le pouvez sortir dans le monde, c’est un monsieur, il se conduira convenablement. Mais quel voyou il fait quand la tête à casquette prend le dessus ! C’est justement le cas aujourd’hui.

Je lui dis bonjour :

— Pissenlits sur la tombe ! me répond-il.

J’aperçois « ma » dame dans le jardin. Elle m’attendait. Elle me remet l’histoire écrite de son internement. Et je pars.

Maintenant, je vais vous dire ce qui se passa le lendemain.

Le lendemain, M. Psychiatre apprend que j’ai vu la dame interdite : il la met au secret. Elle ne sortira plus dans le jardin. Elle ira dans une pièce non chauffée ! On la piquera de force, pour l’abrutir, en cas d’une visite de contrôle.

M. Psychiatre s’écrie : « Ah ! celle-là ne me fera pas le coup de l’autre ! »

L’autre lui avait « fait le coup » de prouver qu’elle n’était pas folle !

Cette dame est prisonnière.

Aucun jury ne l’a condamnée.

Seul M. Psychiatre en a décidé ainsi.

Le roi est mort, vive le roi !

Et, le 14 juillet 1789, le peuple de Paris prit la Bastille – dit-on.