Chez nos Amis de l’autre France

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Chez nos Amis de l’autre France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 426-444).
CHEZ NOS AMIS DE L’AUTRE FRANCE

On sait avec quel loyalisme le Canada, dès le début de la guerre, a répondu à l’appel de l’Angleterre. Aucun sacrifice ne lui a coûté, ni en hommes, ni en argent, pour soutenir la cause des Alliés qui est la sienne.

J’ai eu l’occasion de visiter Ottawa, Montréal et Québec, alors que les soldats du Dominion combattaient déjà en Artois ou dans les Flandres à côté des nôtres. J’avais été invité par la Fédération de l’Alliance Française à donner des conférences aux États-Unis et au Canada. Mon voyage a été rapide, et les impressions que j’en ai rapportées sont sans doute bien incomplètes. Du moins sont-elles vives et profondes. En y joignant de nombreux témoignages qui me sont venus de là-bas depuis mon retour en France, peut-être me sera-t-il possible d’esquisser la physionomie du Canada pendant la guerre, et de rendre à nos frères d’armes, — j’allais dire à nos frères tout court, — l’hommage auquel ils ont droit.


I

Quand je suis parti de New-York pour Ottawa, j’étais depuis plusieurs semaines aux États-Unis. J’y avais trouvé un inoubliable accueil. Les groupes de la Fédération sont dès longtemps acquis à notre cause, et partout où j’avais passé j’avais vu se manifester une si chaude, si vibrante sympathie pour la France, qu’en plus d’une occasion j’en avais été véritablement ému. Je ne crois pas avoir pénétré dans une maison sans y voir en bonne place le portrait du général Joffre. Il ne faut pas se lasser de répéter qu’aux États-Unis non seulement toute l’élite intellectuelle, mais beaucoup d’humbles et pauvres gens sont avec nous, travaillent pour nous. C’est un fait, et j’en pourrais fournir mainte preuve. Qu’il me suffise de renvoyer les sceptiques, ceux qu’a pu d’abord déconcerter l’attitude du président Wilson, à la brochure du grand romancier, Owen Wister, récemment traduite sous ce titre : La Pentecôte du malheur. Ils y verront, non sans émotion, ce que pensent les vrais Américains, et je dirais même ce que souffrent les plus nobles d’entre eux.

Faut-il l’avouer pourtant ? J’avais le cœur un peu serré. J’entendais dignement parler de la France, j’entendais glorifier ses soldats, je voyais de jolies mains fines tricoter pour eux des passe-montagnes et des chandails ; mais enfin personne en parlant d’eux ne disait : « nos soldats ; » en parlant de ceux qui ont péri, personne ne disait : « nos morts. » Autour de moi la vie normale suivait son cours, vie de plaisirs pour les uns, vie d’affaires pour les autres. La langue, les usages, la structure des édifices, tout me rappelait que j’étais à l’étranger ; et cela est dur en de pareils jours.

Le chemin de fer qui va de New-York à Ottawa, remonte la rive gauche de l’Hudson. C’était l’hiver, une fin d’après-midi humide et grise. Les « gratte-ciel » disparurent derrière moi ; sur la rive opposée surgit la longue rangée de roches basaltiques, bizarrement découpées en colonnes, qui plonge à pic dans le fleuve ; dans la brume du soir, des vols d’oies sauvages tournoyèrent au ras de l’eau : la nuit vint. De temps à autre, le train traversait une ville, plus violemment illuminée que ne l’est Paris un soir de 14 juillet, et j’étais soudain aveuglé par des flots de lumière électrique, par le flamboiement de mille réclames rouges, vertes ou bleues. Puis le nègre du Pullman fit son entrée, avec son éternelle veste blanche et son éternel sourire, prépara ma couchette, tira les rideaux…

Quelle surprise au réveil, ou plutôt quel émerveillement !

Nous avons franchi la frontière, nous sommes au Canada, et sous un ciel bleu, sous un clair soleil, se déploie le radieux hiver. La neige, la neige à perte de vue ; une vision de féerie ! Aux fils télégraphiques, aux branches des sapins poudrés à frimas pendent d’étincelantes baguettes de glace. Je ne distingue ni plaines, ni collines, ni barrières, ni cours d’eau : partout l’immense tapis resplendissant, partout la même blancheur immaculée.

J’ai contemplé depuis, du sommet qui domine Montréal et surtout à Québec du haut de la terrasse, des panoramas plus grandioses encore ; ils ne m’ont pas fait oublier ce premier réveil au milieu des immensités blanches.

Et quelle joie m’attendait à Ottawa !

A peine descendu de wagon, je me vois accueilli par des membres de la Fédération : M. de Celles, M. Brodeur, M. Lemaire, le docteur Ami. Les noms sont français, et françaises les voix, et, sous l’épais bonnet de laine ou d’astrakan, si françaises les figures ! Ils me tendent un journal rédigé en français : « Le communiqué est bon, » observe l’un. — « Nous avons fait des prisonniers, » ajoute un autre. Nous ! Il y a longtemps que je n’avais entendu dire : nous.

— Mais oui, me disent-ils, nous sommes les fils des Bretons, des Normands ou des Poitevins qui ont jadis colonisé le Canada ; nous appelons la France : « le vieux pays, » et le vieux pays nous est très cher, — ce qui ne nous empêche pas d’être les loyaux sujets du roi d’Angleterre.

Et ils me content leurs angoisses d’août 1914, après Charleroi :

— Savoir les Allemands à quelques heures de Paris ! Nous étions fous de douleur et de colère. Mais ne croyez pas que nous ayons douté de la France. Pendant la bataille de la Marne, un journal de Montréal ayant publié un bulletin pessimiste, des ouvriers se rassemblèrent devant ses bureaux et menacèrent le gérant de lui faire un mauvais parti. Ensuite, quand on eut la certitude de la victoire, ce fut de l’ivresse. On criait : « Vive la France ! » On chantait la Marseillaise.

J’avais choisi pour sujet de ma première conférence : Mœurs de la vieille France. Cela me conduisait naturellement à comparer le présent au passé. Ah ! les braves gens ! Dès la première allusion aux événemens actuels, ils étaient debout, frémissans, applaudissant, et jamais applaudissemens ne me furent si doux, car ils n’étaient point pour moi, mais pour cette France meurtrie et glorieuse dont j’évoquais l’image et dont, pour un instant, j’étais auprès d’eux l’interprète. Comme ils m’entouraient lorsque j’ai quitté l’estrade ! Ils me serraient les mains ; celui-ci avait un frère à l’armée, celle-là un fils ; d’autres me montraient leur vêtement de deuil… L’illustre chef des libéraux, qui fut naguère et pendant quinze ans premier ministre, sir Wilfrid Laurier, était là, droit et fier sous sa couronne de cheveux blancs. Je revois ce large front, ces yeux vifs, ces lèvres fines.

La même scène, à peu de chose près, s’est renouvelée pour moi à Montréal et à Québec. De nouveau, je me suis senti chez des compatriotes.

Il n’y a rien de plus étrange ni de plus touchant que cette obstinée survie de la race au Canada. En vain, il a cessé depuis un siècle et demi d’être à nous : la France n’y est pas seulement aimée, elle y est vivante. Et le plus singulier est que cette France qui vit là est, à beaucoup d’égards, la France d’autrefois. On dirait qu’elle s’y est conservée par une sorte de miracle. Les Canadiens de souche française sont, en somme, des Français de l’ancien régime. Ils en ont le bon sens malicieux, la foi monarchique et la foi religieuse ; ils en ont le vocabulaire et la prononciation. Que dis-je ? l’empreinte est visible jusque dans leur être physique. Plus d’une fois, dans les rues de Québec, j’ai cru voir passer la France du XVIIIe siècle. En apercevant ces visages ouverts, hardis et gais, la plupart entièrement rasés selon une mode qui fut d’abord française, je reconnaissais d’anciens portraits ; un peu de poudre sur les cheveux, et l’illusion eût été complète. Je disais à M. Turgeon, président du Conseil législatif : « Vous avez l’air du colonel de Royal-Infanterie, » — et M. Laurier me faisait penser à Rivarol, un Rivarol qui, au lieu de mourir à quarante-huit ans, eût vécu tête haute jusqu’à soixante-quinze.

Il y a évidemment pour nous quelque mélancolie à parcourir le beau domaine que nous avons jadis négligé de défendre. La devise inscrite au blason de Montréal : « Je me souviens, » nous semble une plainte lointaine et un tendre reproche. Mais plutôt que de nous attarder à de vains regrets, ne devons-nous pas être fiers d’un souvenir qui nous demeure si fidèle, et louer l’Angleterre de n’en avoir jamais pris ombrage ? Quand bien même la grande nation, qui fut longtemps notre rivale, ne serait pas devenue notre amie et notre alliée, il faudrait admirer son incomparable libéralisme et la sagesse de ses méthodes administratives. Il faudrait l’admirer, parce qu’elle a toujours et partout respecté les droits de l’âme humaine ; parce qu’en s’établissant sur les bords du Saint-Laurent elle a permis aux premiers possesseurs de conserver leurs coutumes juridiques, leur religion et leur langue ; parce qu’elle concède à leurs fils tous les avantages dont jouissent ses propres fils ; parce qu’au Parlement fédéral d’Ottawa, comme au Parlement régional de Québec ils peuvent à leur guise discourir en français ou en anglais ; parce qu’ils peuvent remplir les plus hautes fonctions, voire, et ç’a été le cas de M. Laurier, celles de premier ministre.

Et sa récompense est dans le loyalisme dont en aucun temps ils ne se sont départis, dont ils lui donnent aujourd’hui une nouvelle et si éclatante preuve.


II

Je n’ignore pas qu’au Canada la situation politique était naguère assez troublée. Aux ordinaires querelles des libéraux et des conservateurs s’ajoutaient les revendications d’un nouveau parti, celui des nationalistes. Par cela même que l’Angleterre a généreusement accordé au pays une autonomie presque complète et le laisse s’administrer à peu près tout seul, entre les deux élémens dont la population se compose et qui sont inégalement répartis dans les différentes provinces, des rivalités et des heurts étaient inévitables. Dans la province d’Ontario, et dans celle du Manitoba, la minorité française et catholique se plaignait d’être tyrannisée par la majorité anglaise et protestante. Je le sais, et pourquoi ne pas le dire, si l’union qui s’est faite dès qu’a éclaté la guerre, et qui là aussi s’appelle « l’union sacrée, » n’en doit paraître que plus admirable ?

À peine l’Angleterre était-elle entrée en lice, que les conservateurs qui sont au pouvoir et les libéraux qui représentent l’opposition ont été d’accord pour lui envoyer des soldats. M. Laurier a tenu le même langage que M. Borden ; le prêtre et le clergyman ont fait entendre du haut de la chaire le même appel aux armes ; et, s’adressant aux étudians de l’Université Laval, à Québec, Mgr Bruchesi s’écriait : « Nous avons envers la couronne d’Angleterre des obligations saintes, et c’est un devoir pour chacun de nous de seconder les Anglais dans leur héroïque défense de la liberté. S’ils étaient vaincus, les Allemands régneraient sur les bords du Saint-Laurent. Ecoulez-moi bien, Canadiens-Français : je ne veux pas, quant à moi, devenir Allemand ! »

Et qu’allaient faire ces « nationalistes, » qui portent tout aussi fièrement que les autres leur titre de citoyens anglais, mais dont la doctrine est qu’en dehors de leur territoire les Canadiens n’ont aucun devoir envers l’Empire ? L’un d’eux s’est chargé de la réponse. On vient de m’envoyer le texte d’un discours prononcé à Montréal par M. Olivar Asselin, et qui porte en titre : Pourquoi je m’enrôle. Je ne connaissais pas M. Asselin, n’ayant pas eu l’heureuse fortune de me rencontrer avec lui quand j’ai passé à Montréal ; je le tiens désormais pour un orateur de premier ordre. En lisant ce discours si magistralement ordonné, d’une éloquence si vigoureuse, si nerveuse, si passionnée, j’ai cru par instans réentendre Brunetière. Je ne m’arrête pas aux premières pages, quoique je les aie lues avec l’intérêt le plus vif. C’est un peu un examen de conscience et un drame de conscience. M. Asselin nous peint ses premières hésitations, les résistances qu’il a eu à vaincre chez les chefs de son parti et en lui-même, l’intime débat entre ses idées et ses instincts, entré ses plus légitimes rancunes et les exigences soudaines de son cœur : j’entrevois là des souffrances dans le détail desquelles je ne veux pas entrer, malgré ce qu’elles ont de poignant. Il me suffit d’en arriver à sa conclusion, et cette conclusion est qu’il s’enrôle.

Je m’enrôle, déclare-t-il, parce que « les institutions britanniques valent la peine qu’on se batte pour elles, » parce que je chéris et vénère « les principes de liberté collective et individuelle qui sont à la base de la Constitution anglaise, » parce que moi, Canadien-Français, si j’étais persécuté dans ma province, c’est vers l’Angleterre que je me tournerais pour demander justice. — Je m’enrôle, parce que la Belgique ensanglantée agonise, et que devant certains crimes aucun homme n’a le droit de rester impassible. — Je m’enrôle, « parce que le monde ne peut pas se passer de la France, » — et ici il faut citer textuellement ses paroles :

« D’autres nations, comme l’Angleterre, peuvent vanter aussi justement leur attachement à la liberté. D’autres, comme l’Italie, peuvent trouver dans un passé magnifique et dans une renaissance politique sans pareille, le motif des plus hautes ambitions, des plus enthousiastes espérances. D’autres, par les réserves de vie neuve et fraîche que nous savons qu’elles nous cèlent, provoquent en nous une attention sympathique, mêlée il est vrai de quelque inquiétude ; et c’est la Russie. D’autres enfin ont donné, jusque dans les œuvres de mort, des preuves, hélas ! irrécusables, de leur esprit méthodique et organisateur ; et celles-là, inutile de prononcer leur nom, il s’est tout de suite vomi sur vos lèvres. Mais ce qui fait de la France une nation unique dans l’histoire, — supérieure à la Grèce par le sérieux et à Rome par le sens de la justice, — c’est son culte inlassable et profond des idées. Tant que par spiritualisme il faudra entendre la subordination de la matière à l’esprit, non la poursuite d’un but spirituel par les voies les plus misérables de la matière, la France sera la plus grande puissance spirituelle des temps présens. Nous allons nous battre pour la France comme nos pères allaient se battre pour le Pape en 1869 : parce que, dans un âge où l’accroissement subit de la richesse économique a partout fait crever comme autant d’abcès la cupidité, l’égoïsme, l’envie et la haine, la France, victorieuse après l’épreuve qu’elle traverse en ce moment, — ne disons pas : la France régénérée, — la France recueillie, la France grave, sans peur et sans haine, abaissant son glaive et laissant déborder de son sein fécond sur le monde « le lait des humaines tendresses, » sera plus que jamais nécessaire à l’humanité. »

Voilà pourquoi M. Asselin s’est offert à lever un régiment, et pourquoi il est à présent « major dans les troupes du Roi. » Si les Canadiens-Français, également incapables d’oublier le « vieux pays » et de renier leur seconde patrie, ont pu éprouver parfois quelque difficulté à concilier ces deux cultes, c’est un malaise qu’ils ne connaissent plus aujourd’hui qu’en servant l’Angleterre ils défendent la France. Et la vérité est qu’au Canada les questions de races ou d’opinions ont cessé d’exister. Les élections qui devaient avoir lieu dans le courant de l’automne prochain, auraient pu réveiller les passions : elles ont été d’une seule voix renvoyées à l’année suivante. De l’Atlantique au Pacifique et du lac Erié à la baie d’Hudson, tout un peuple est uni dans le même effort.


III

Ce peuple de commerçans, d’industriels et d’agriculteurs était bien le moins militaire de tous les peuples. Point d’autre armée que l’inoffensive milice, et cinq ou six mille vétérans qui avaient servi dans l’armée anglaise pendant la campagne du Transvaal. Tout était à créer, à organiser. Ce qui a été fait, dès le début de la guerre, tient du prodige.

Le Parlement était en vacances ; le premier ministre, M. Borden, voyageait dans l’Ouest. Il revint en hâte à Ottawa, rassembla les membres du Cabinet, convoqua la Chambre des Communes et le Sénat, et proposa la formation d’un corps expéditionnaire : la proposition fut votée à l’unanimité des voix. Il demandait 20 000 volontaires, il s’en présenta près du double. Et pour les recevoir, le ministre de la milice, M. Hughes, réalisa en quinze jours ce tour de force d’établir à Valcartier, non loin de Québec, un camp non seulement gigantesque, mais confortable, à la manière anglaise, avec conduites d’eau, éclairage électrique, appareils de désinfection, bains, douches, cuisines bien outillées et bien pourvues, etc.[1].

Pendant ce temps, les ateliers de Montréal tissaient des kilomètres de drap khaki, et d’innombrables tailleurs confectionnaient les uniformes.

En un clin d’œil, sous le commandement du lieutenant-général Alderson, la 1re division, — infanterie, cavalerie, artillerie lourde et légère, service de santé, train des équipages, — se trouva constituée. Le gouverneur, Son Altesse royale le duc de Connaught, put venir dès le mois de septembre la passer en revue. Le 3 octobre, elle s’embarquait avec armes et bagages. Toute une flotte de transports avait été rassemblée dans le Saint-Laurent ; ils descendirent le fleuve et s’acheminèrent vers Plymouth. Six croiseurs de Sa Majesté leur faisaient escorte, le Chargbdis, le Diana et l’Éclipse en tête, le Glory et le Suffolk sur les flancs, à l’arrière le Talbot. L’Union jack claquait au vent. Jamais l’Océan n’avait vu passer pareille Armada.

Il n’avait fallu que deux mois pour réunir et expédier 35 000 hommes.

Actuellement, il y en a 290 000 sous les drapeaux, et il y en aura bientôt 500 000 ; les crédits nécessaires ont été volés le 8 janvier dernier.

Or, il faut bien remarquer que, d’après le recensement de 1911, le Dominion ne compte que 7 200 000 habitans. Il faut remarquer en outre que la conscription y est et très certainement y restera chose inconnue. Elle est inutile. Ces milliers de soldats viennent d’eux-mêmes s’offrir. Il en vient de jeunes et de vieux, il en vient de la plaine et de la montagne, de la Nouvelle-Ecosse et du Yukon, de la Colombie anglaise et du Labrador, il en vient de là boutique et du bureau, de la pêcherie et de la ferme, de la scierie et du moulin. Durant le mois de décembre 1915, il en venait encore en moyenne mille par jour.

Tout concourt à exalter en eux le sentiment du devoir, Dans certaines villes de l’Ouest ceux qui ne s’enrôlent pas sont montrés au doigt. Les associations féminines, non moins nombreuses et non moins actives qu’en Angleterre, ont leurs missionnaires qui vont de porte en porte prêcher la guerre sainte et battre le rappel. Comme en Angleterre, comme en France, les femmes donnent l’exemple du sacrifice. L’une d’elles avait un fils de dix-huit ans, dont le recrutement n’avait pas voulu, en raison de sa petite taille ; loin de s’en réjouir, elle alla trouver le commandant et lui dit : « Pourquoi ce refus, pourquoi une si stricte observation des règlemens quand nous avons besoin de toutes les bonnes volontés ? Je connais douze jeunes gens de la même taille que mon fils : prenez-le, et je vous amène les autres. » Tous furent pris. — Une jeune fille n’accepterait plus le bras d’un jeune homme en habit noir ou en smoking. Seul, le khaki est en honneur. Il est porté même à la Chambre des Communes par des députés qui ont signé leur engagement et qui attendent leur affectation. Il y eut l’été dernier grande fête à l’Université Mac-Gill, à Montréal. Le duc de Connaught avait annoncé sa visite. Il inspecta l’hôpital installé dans les bâtimens du collège, et distribua des diplômes à une trentaine d’étudians en médecine qui allaient partir pour les hôpitaux du front. Il avait eu la courtoisie, en venant dans une Université, d’endosser la robe académique ; mais sous cette robe, que l’usage anglais est de ne pas boutonner, le duc, beaucoup d’étudians et plusieurs professeurs laissaient voir la tenue khaki.

J’ai sous les yeux deux grandes affiches, les mêmes qui tapissent tous les murs, en ce moment, dans la province de Québec.

L’une représente un soldat canadien, le bras droit levé, agitant sa casquette, et le bras gauche appuyé sur l’épaule d’un de nos fantassins en capote bleue et pantalon rouge ; derrière eux s’entrevoit, lointain défilé d’ombres chinoises, un régiment en marche. Tout en haut, en gros caractères rouges, cette inscription : Canadiens-Français, enrôlez-vous. Sur le côté, à droite, en caractères noirs : L’Angleterre, rempart de nos libertés, est menacée : resterons-nous indifférens ? Préférerons-nous le caporalisme prussien au régime qui nous a conservé notre foi, notre langue, nos institutions et nos lois ? Le cœur de la France saigne ; la voix du sang parle. En bas, en lettres géantes : N’oubliez pas, Canadiens-Français, que vous êtes les descendans des compagnons de Dollard, des soldats de Montcalm et de Lévis, les fils des vainqueurs de Chafeauguay, les frères des héros de Saint-Julien et de Festubert.

L’autre affiche porte deux drapeaux, celui de l’Angleterre et le nôtre, croisant leurs hampes, et plus bas :


Le Canada fait appel au patriotisme de ses fils. Recrues demandées pour service d’outre-mer. Solde du soldat § 33 par mois
Allocation payée par le gouvernement à son épouse ou à sa mère veuve. § 20 —
Contribution payée actuellement par le Fonds patriotique canadien aux familles de trois enfans : § 10 —
A l’épouse ou à la mère veuve. § 7,50 —
A l’enfant de 10 à 15 ans. § 4,50 —
A l’enfant de 5 à 9 ans. § 3 —
A l’enfant au-dessous de 5 ans. § 78,00 —
Total § 78,00 —

Une famille de cinq enfans retire un total de § 83 par mois.

Pension : En cas de mort, l’épouse du soldat recevra une pension mensuelle de § 22, et de § 5 par mois pour chaque enfant au-dessous de 18 ans. La mère veuve dont le soldat était le seul soutien est considérée comme l’épouse et retire la même pension.

Ces sommes sont comptées en dollars. Multiplions par 5 pour les convertir en francs, et nous en mesurerons l’importance : 165 francs par mois pour un soldat, 150 pour sa femme ou sa mère veuve, 415 pour sa famille, s’il y a cinq enfans. Quant aux officiers, la soldé d’un capitaine égale ou surpasse celle de nos généraux.

C’est beaucoup ? C’est probablement moins que ne gagnait hier ce capitaine, ingénieur ou professeur, chef d’industrie ou directeur d’exploitation agricole, moins que ne gagnait ce soldat, ouvrier à Toronto ou garçon de ferme aux entoura de Winnipeg. S’ils ont abandonné un pays riche et un pacifique emploi pour s’en aller par-delà les mers affronter la mort dans la boue sanglante des tranchées, si une famille, celle de M. Bouclier, issue des premiers fondateurs de Trois-Rivières, a vu successivement partir sept de ses fils, croirons-nous qu’ils ont agi par un calcul d’intérêt ? Aux actions généreuses chercherons-nous de misérables motifs ? Allons donc ! Le sentiment qui les entraine est celui qui enflamme autour d’eux toutes les âmes, sentiment fait d’enthousiasme et d’indignation, ivresse de combattre pour une cause juste, pour tout ce qui fait la vie digne d’être vécue, impérieux désir de venger les victimes et de châtier les bourreaux. Ainsi qu’en Angleterre, à chaque nouveau crime de l’Allemagne le nombre des enrôlemens s’est accru, et en particulier après l’assassinat de miss Cavell. Lorsqu’on en connut toutes les circonstances, on frissonna d’horreur. On ne se contenta pas de célébrer des services funèbres. Des habitans de la Nouvelle-Ecosse envoyèrent à M. Hughes un chèque de 35 000 francs destiné à l’achat de mitrailleuses, avec celle mention : « Pour venger miss Cavell » (to avenge miss Cavell). Depuis l’invasion de la Belgique, plusieurs villes avaient une « avenue de Liège » ou une « avenue de Louvain. » Cette fois, la ville d’Hamilton proposa de lever un régiment qui porterait le nom de la douce et sainte fille : Cavell Battalion.

C’est celle exaltation des esprits qui a permis au gouvernement de suffire à sa tâche, et de faire face à des dépenses qui se chiffraient par milliards. Il a établi des impôts nouveaux, des taxes sur les bénéfices de guerre, et pas une protestation ne s’est élevée. Il a dû recourir à trois emprunts, et toujours il a obtenu plus qu’il ne demandait. Lors du premier emprunt qui devait être de 250 millions, il en a recueilli 500. Il lui est devenu possible, non seulement de payer la solde et les allocations promises, non seulement de pourvoir à tous les besoins de l’armée, mais encore de songer à nous. Il a donné 500 000 fr. pour l’hôpital de Dinard. Il a fondé à Saint-Cloud un hôpital de 1 500 lits qui est ouvert depuis le mois de mars, et dont il a pris à son compte tous les frais. Il est vrai que l’Université Laval l’a aidé à en recruter le personnel médical. Tout le monde l’aide. Personne ne se désintéresse de la grande lutte et ne veut rester les bras croisés. Fonds patriotique canadien, Canadian War Contingent Association, France-Amérique, Union nationale française, Comité franco-belge, Fonds du secours serbe, Croix rouge, sous un nom ou sous un autre les œuvres se multiplient. Les unes se chargent de secourir les familles des combattans et les autres celles des réfugiés, celle-ci envoie de l’argent et celle-là des dons en nature ; toutes tendent au même but, qui est de remédier aux maux de la guerre, et toutes rivalisent de zèle. Quinze millions ont été versés pour le ravitaillement de la Belgique et de nos départemens envahis. Les hommes organisent des souscriptions, les écoliers font des collectes, les femmes fondent des ouvroirs. L’on pensé à tous ceux qui souffrent, aux blessés, aux vieillards, aux enfans ; il y a une Œuvre des bébés belges et une Œuvre des bébés français.

Et, bien entendu, il y a aussi un Comité des marraines. M. Brieux s’en revenait d’Amérique à l’époque où j’y suis allé ; il y avait lu çà et là, et lu comme il sait lire, sa Lettre à celui qui ne reçoit pas de lettres, et au Canada comme aux Etats-Unis cette page exquise, d’une si profonde et si mélancolique tendresse, était dans toutes les mémoires. « Celui qui ne recevait pas de lettres » en reçoit à présent du Canada presque autant que de France et d’Angleterre ; d’aucuns prétendent même qu’il en reçoit trop ! Un soldat du Royal Higlanders of Canada ayant fait annoncer dans les journaux de son pays qu’il souhaitait d’avoir des lettres, le pauvre garçon se vit en un rien de temps accablé sous le nombre.

Qu’on ajoute à ce tableau le travail intense des usines qui produisent le matériel de guerre, plus de cent mille ouvriers occupés dans les fabriques de munitions, des commandes pour près de trois milliards, une activité qui ne s’interrompt ni le jour ni la nuit dans toutes les gares et dans tous les ports : on saura ce que les Canadiens font chez eux pour seconder ceux qui sont au front.


IV

Débarqués à Plymouth, les premiers volontaires étaient allés camper dans la plaine de Salisbury, où leur fut donnée l’instruction militaire qui manquait à la plupart d’entre eux. En février 1915, ils furent transportés à Saint-Nazaire, et acheminés de là vers la frontière belge. En mars, la bataille de Neuve-Chapelle ne fut pour eux qu’un combat d’artillerie. Mais bientôt on les envoya au Nord d’Ypres, dans un secteur tenu jusqu’alors — et avec quel inlassable héroïsme ! — par nos soldats. Ils avaient les Anglais à leur droite, vers Zonnebeke ; à leur gauche, entre Poelcappelle et Langhemarcq et jusque vers Steenstraate, des troupes françaises. Ils y étaient encore le 22 avril, quand se produisit l’attaque infâme, la première attaque avec gaz asphyxians[2].

Il faisait très beau temps, grand soleil, fraîche brise du Nord-Est. Tout à coup, dans la direction de Langhemarcq et Steenstraate, le nuage de lourdes vapeurs jaunes s’avança, roulant ses volutes, et les Allemands se ruèrent à sa suite dans les tranchées françaises dont ils n’avaient pas vaincu, mais empoisonné, assassiné les défenseurs. Ils parvinrent jusqu’au canal de l’Yser. La brèche était ouverte, et la gauche canadienne coin-posée de la troisième brigade se trouvait sans appui, en grand danger d’être tournée. Elle se rabattit en toute hâte, formant avec le reste de la ligne un angle droit dont la pointe était orientée vers Poelcappelle et dont les deux côtés couvraient Saint-Julien. Malgré le bombardement et malgré les vapeurs asphyxiantes dont l’effet se faisait sentir jusque-là, quoique moins fortement, la difficile manœuvre s’accomplit sans désordre. Il fallut toutefois abandonner quatre canons dans un petit bois à l’Ouest de Saint-Julien. Les Canadiens se battaient dans la proportion de 1 contre 5. Le soir, ils contre-attaquèrent, rentrèrent dans le petit bois, parvinrent jusqu’aux canons abandonnés que l’ennemi n’avait pu emmener et qu’il n’eut que la ressource de faire sauter. Pendant deux jours et deux nuits, la lutte se poursuivit, âpre, acharnée, furieuse.

Il semblait impossible qu’ils ne fussent pas débordés ; il y eut un moment où une de leurs batteries tirait dans un sens avec deux de ses pièces et dans le sens opposé avec les deux autres. Ils résistèrent obstinément, magnifiquement. Presque tous leurs officiers étaient hors de combat. Un bataillon ayant paru se troubler un peu sous les rafales, le lieutenant-colonel Burchill s’en vint, sa petite canne à la main, rallier tranquillement ses hommes, se mit à leur tête, et tomba mort devant eux. Ils l’aimaient ; ils bondirent avec des cris de rage, enlevèrent la première tranchée allemande, y massacrèrent tous ceux qui tardaient à se rendre, et s’y maintinrent. Dans la nuit du 23, pendant un mouvement de repli, le major Mac-Cuaig, grièvement blessé, refusa de se laisser emporter, se fit donner deux revolvers Colt chargés, outre celui qu’il étreignait encore, et resta seul, résolu à se défendre jusqu’à son dernier souffle : personne ne devait plus entendre parler de lui. Cependant, des troupes anglaises accouraient, les Français vite réorganisés regagnaient dès le 23 une partie du terrain perdu ; la ligne se reformait, un peu au Sud du front primitif, mais tout aussi forte ; et quand les Canadiens décimés, épuisés, furent renvoyés pour quarante-huit heures à l’arrière, le War Office put dire dans son communiqué du 24 avril : « Ils ont subi de graves pertes, mais leur courage et leur fermeté ont sans nul doute sauvé la situation. »

J’ai interrogé un de nos officiers, lieutenant au 58e d’artillerie, qui était à cet endroit du front en avril et mai 1915 ; je lui ai demandé s’il avait pu voir combattre les Canadiens. Il m’a répondu : « Je les ai même très bien vus, non pas le 22 ou le 23 avril, mais quelques jours plus tard. J’étais au poste d’observation, fort en avant de ma batterie, et presque en contact avec eux. Je les ai vus marcher à l’attaque d’une tranchée qui avait encore tout son réseau de fils de fer. Ils allaient à grandes enjambées, la hache sur l’épaule, sans s’abriter ni se presser ; de rudes gaillards, ma foi ! des hommes superbes. Ils ont dû y rester tous. »

Ces rudes gaillards, c’étaient, je pense, les « Princess Pat’s. » Le régiment qui porte le nom de la fille du duc de Connaught, The Princess Patricia’s Canadian Light Infantry, est un des premiers qui aient été formés. Le 23 août 1914, à Ottawa, dans Lansdowne Park, il avait paradé musique en tête, au son de ses fifres et de ses cornemuses, devant la princesse, et elle avait remis au colonel Farquhar le drapeau brodé de sa main. Les « Princess Pat’s, » qui étaient pour la plupart des vétérans de la guerre Sud-Africaine et savaient par conséquent leur métier, ne firent qu’un bref séjour au camp de Salisbury. Leur brillante conduite à Saint-Eloi en janvier, février et mars 1915, leur valut les éloges du maréchal French. Après la journée des gaz asphyxians, ils vinrent renforcer leurs camarades à l’Ouest d’Ypres, et le 4 mai ils étaient en première ligne. Ce jour-là, le colonel Buller, qui avait succédé au colonel Farquhar tué deux mois auparavant, reçut une blessure grave et fut remplacé par le major Gault. Le 8, ce fut terrible : bombardement ininterrompu, trois attaques de l’infanterie allemande. Blessé au bras et à la jambe, le major Gault dut céder le commandement au lieutenant Niven. Celui-ci, à la nuit tombante, prit dans sa main le drapeau donné par la princesse et qui n’était plus qu’une loque glorieuse, fit aligner dans la tranchée tous les morts, et récita pour eux ce qu’il put se rappeler de l’Office funèbre. La veille, à l’appel du matin, 835 hommes avaient répondu ; on n’était plus que 150 et quatre officiers, dont le lieutenant Niven. Mais les Allemands n’avaient pas passé.

Depuis, les Canadiens se sont héroïquement battus à Festubert, à Givenchy, aux Dardanelles. En dépit de leurs pertes, leur nombre augmentait toujours. Dès que la mort avait fait des vides dans leurs rangs, le camp de Salisbury ou celui de Shorncliffe leur envoyait de solides recrues.

Et ils ont continué, comme tous, à vivre la vie des tranchées. Comme tous, ils ont passé l’hiver sous la pluie et sous les obus, les pieds dans la fange glacée, l’œil au créneau. On fait au Canada tout le possible pour qu’ils ne manquent de rien, pour qu’ils soient bien nourris et bien équipés. On leur avait fabriqué, avant les premiers froids, 150 000 paires de « shoepacks » avec semelles, espèces de mocassins, grandes guêtres de cuir épais, mais souple, qui se bouclent au genou et où le pied est à l’aise. On leur a même fourni quatre paires de pantoufles à chacun, et peut-être sommes-nous un peu surpris de voir figurer tant de pantoufles dans un équipement de guerre, mais quelle idée nous faisions-nous jusqu’ici de la guerre que les faits ne soient venus contredire ? Grâce aux associations patriotiques dont j’ai parlé, ils sont abondamment pourvus de papier à lettres et de tabac, de ces « magazines » indispensables au bonheur de tout vrai citoyen britannique, de ces « candies » et de cette « chewing gum » dont il se fait dans toute l’Amérique du Nord une si formidable consommation. Quand ils sont de loisir et qu’il ne tombe pas trop d’obus dans le voisinage, ils jouent au cricket, au football, ou organisent des meetings athlétiques sous la présidence de leurs officiers. Ils ont eux aussi des journaux qu’ils rédigent et impriment eux-mêmes : le British Muséum s’occupe d’en rassembler une collection complète, et elle pourra cire curieuse. Il y a le Poste d’écoute, journal du 7e bataillon (1st British Columbia Regiment ; il y a la Gazette du Coin du cheval mort, etc., etc. Gaillarde chronique qui entremêle la prose et les vers, les jeux de mots et les historiettes, et sous la rubrique « Soirées mondaines » conte de sanglans combats de nuit ; chronique qui sent la poudre, qui égaie la mort, et chanson ne les « Huns. » Ils disent les Huns, comme nous disons les Boches. J’extrais du Poste d’écoute cette Litanie du simple soldat, en anglais dans le texte :


Des trois jours de corvée appelés jours de repos,
Du brouillard qui dure jusqu’à huit heures du matin et au-delà,
Des cadavres d’Allemands,
Des mouches,
Des chansons sentimentales et de Tipperary,
Du camarade qui emprunte toujours et de celui qui ne prête jamais,
De la bière française,
De la marchande qui vous vole en vous disant qu’elle ne comprend pas l’anglais,
Délivrez-nous, Seigneur !


Même bonne humeur, même gaité vaillante dans leurs lettres. Le Canada, revue hebdomadaire qui parait à Londres et à Toronto, en a publié plus d’une. On me saura gré d’en traduire quelques fragmens.


Lettre du sergent D. Grieve :


La canonnade fait rage, je suis pris entre leur artillerie et la nôtre, et je me sens secoué dans ma niche comme dans la cabine d’un paquebot ; au-dessus de moi, l’air est rempli du sifflement et du gémissement des obus. À ces menus détails près, je pourrais oublier que je suis à la guerre. Sur une table suspendue au plafond et que je peux décrocher en un tour de main, il y a ma pipe, mon tabac et une boite de cigares. La porte de notre placard est ouverte, j’entrevois les boites de fer-blanc où sont les gâteaux d’avoine, le pain, les confitures, le fromage, le chocolat, le café, le beurre, toute sorte de produits concentrés, le lait condensé, les conserves de fruits, etc. Notre logis n’est pas bien grand ; nous avons tout de même pu placer contre la paroi de gauche une planchette qui porte un bon choix de magazines et de livres. Bref, nous faisons de notre mieux pour nous installer confortablement, et jusqu’à un certain point nous y réussissons.


Letltre de W. H. O’Grady, officier de cavalerie :

Une Française, une bonne vieille dame, me donne toutes les semaines deux gros pains. Une nuit, elle a fait le trajet depuis sa maison à demi ruinée par les obus jusqu’à notre campement, un trajet de deux kilomètres et sous une pluie battante, pour nous apporter un grand plat de légumes qu’elle avait fait cuire pour nous. J’avais envie de lui sauter au cou. Mais j’ai pensé à mes nombreux flirts d’outre-mer, et je me suis retenu.


Une dernière citation. Elle a trait, celle-là, aux infirmières canadiennes, à ces nurses si dévouées et si réputées qu’après l’accident de cheval qui faillit lui coûter la vie, le roi d’Angleterre tint à être soigné par une d’elles. Elles ont suivi les soldats sur le front, les unes en blouse blanche et bonnet blanc, les autres en tenue khaki, et ce passage d’une lettre reproduite dans le Daily Mail et datée des Dardanelles atteste les services qu’elles leur ont rendus. Je traduis :


Les braves petites Canadiennes qui ont traversé les mors avec leur excellent hôpital de campagne pour venir nous soigner, sont devenues une part, un élément de notre vie. filles sont actives, gaies, énergiques ; nous ne pourrions nous passer d’elles. Il nous est doux de sentir qu’elles nous appartiennent.


V

Depuis, ils ont attendu.

Ils savaient qu’un jour viendrait où ils s’élanceraient hors de leurs tranchées et bousculeraient les « Huns. » Ils ont trompé l’ennui des longues veilles en échangeant avec eux des coups de fusil. Ce sont en général d’excellens tireurs ; ils avaient chassé l’orignal avant de faire la chasse aux « Huns. » Chaque fois que le coup porte, ils font une petite marque au bois de leur carabine Ross, et ils parlent entre eux d’un certain Ballendine dont la carabine a 36 de ces marques. Ils ont attendu, calmes, confians.en chantonnant Tipperary ou Toronto. Ils savaient que, non loin de Folkestone, au camp de Schorncliffe, de puissans renforts venus du Canada s’apprêtaient à les rejoindre.

Il ne peut nous être indifférent d’apprendre que dans les nouvelles formations figurent des régimens exclusivement composés de Canadiens-Français. Au début, quand il s’était agi de constituer le contingent de 1914, on avait incorporé les recrues en hâte et pêle-mêle, sans s’inquiéter de leur origine première, et comme beaucoup de Canadiens-Français n’ont qu’une très médiocre pratique de la langue anglaise, ils s’étaient parfois trouvés fort en peine au milieu de camarades et de chefs qui n’en parlaient pas d’autre. M. Aitken nous conte avec humour une anecdote dont il garantit l’authenticité. Un Canadien-Français bien connu à Montréal, le major Hercule Barré, arrivé sur le front pendant la bataille de Saint-Julien, était à la recherche de la compagnie à laquelle il venait d’être affecté. Il faisait déjà presque nuit. Il rencontre des officiers anglais et essaie de se renseigner auprès d’eux. Au premier mot qu’il leur dit ou croit leur dire dans leur langue, ils le prennent pour un espion et le conduisent au quartier général. Il s’y trouvait par hasard un de ses frères d’armes qui l’accueille en riant et lui fait rendre sa liberté. Il se remet en route : presque aussitôt, des cyclistes, non moins étonnés de son accent, l’arrêtent à leur tour. Nouvelle comparution au quartier général, nouvelle intervention du frère d’armes, troisième départ dans la direction des tranchées. Cette fois, c’est une balle qui l’arrête ; il tombe, et se traîne au bord de la route en appelant. Quelqu’un vient à passer, et précisément l’officier d’état-major qui à deux reprises l’avait tiré d’embarras : « Qui appelle ? — Moi, Barré. — Comment, Barré, c’est encore vous ? Et cette fois, qu’est-ce que vous voulez ? — Des brancardiers. »

Le major Hercule Barré est aujourd’hui lieutenant-colonel, et commande un nouveau régiment, le 150e, où, fort heureusement pour lui, tout le monde parle français.

Il en va de même au 22e, qui est déjà sur le front et qui s’y est même distingué en plusieurs occasions. Un jour qu’il changeait de secteur, les hommes, en traversant un de nos villages entonnèrent une vieille chanson de route qui se chantait en France au XVIIIe siècle, et que les soldats de Montcalm leur ont apparemment léguée :


Vlà l’bcau temps,
Vlà l’joli temps,
Ma mie m’appelle.
Vlà. L’beau temps,
Vlà l’joli temps,
Ma mie m’attend.


Sur le seuil des portes, les villageois écoutaient et regardaient, ébahis. — Quoi ! des soldats anglais qui chantent une chanson française, et dont les voix sonnent comme des voix de chez nous ? Et pourtant, ceux-ci sont bien des Anglais : ils portent le fusil sur l’épaule gauche, et voilà l’uniforme khaki, la casquette plate, la blouse de sport à quatre poches avec ceinturon de cuir fauve et chapelet de cartouchières en sautoir, les bandes de drap enroulées aux jambes depuis le bas de la culotte jusqu’en haut du brodequin… Le commandant, amusé de leur étonnement, permit aux chanteurs de faire halle et de dire qui ils étaient. Cela n’alla pas tout seul : nos bons campagnards ne savaient peut-être pas très bien où est situé le Canada, ni ce qui a pu s’y passer au temps de Louis XV. Mais on leur expliqua la chose, et alors ce fut à qui trinquerait avec les « cousins d’Amérique. »

N’est-ce pas un des plus bizarres effets de la guerre que ce retour des Canadiens-Français au « vieux pays ? » Un jour peut-être, l’un d’eux nous dira ce qu’ils ont ressenti en foulant le sol sur lequel sont nés leurs ancêtres, et en voyant de leurs yeux cette France dont ils avaient si souvent rêvé. Beaucoup, hélas ! n’y revenaient que pour y trouver un tombeau, et les glorieux survivans n’en ont guère vu jusqu’à présent que les régions dévastées, la zone des ruines et de la mort. N’importe, ils en ont vu assez pour savoir si, depuis les temps de Jacques Cartier ou de Champlain, de Frontenac ou de Montcalm, la race française s’est abâtardie. Ils avaient souvent entendu répéter que nous étions une nation frivole ; ils avaient même entendu dire, propos courant en Amérique et ailleurs, que nous étions une nation finie. Ils savent désormais à quoi s’en tenir sur notre « décadence ; » ces liens de parenté qui les attachent à nous, ils savent qu’ils peuvent en être plus fiers que jamais. Qu’ils sachent aussi avec quelle sympathie fraternelle nous avons salué leur arrivée parmi nous et leurs premiers exploits. Ils ne m’en voudront pas si j’ajoute que notre sympathie ne distingue pas entre eux et les autres soldats du Dominion, non plus qu’entre ceux-ci et les autres soldats de l’armée britannique. Tous combattent avec nous le bon combat, tous ont mêlé leur sang à celui des nôtres dans les champs de la Flandre ou de l’Artois ; et que le mot Canada soit ou non gravé sur le cuivre des pattes d’épaule, nous n’honorerons jamais trop cette tenue khaki dont la couleur, selon la belle expression de M. Asselin, « s’est pendant déjà tant de mois confondue avec la terre de France. »


ANDRE LE BRETON.

  1. Voyez le petit livre si documenté et si vivant de M. Max Aitken : Canada in Flanders, 1916.
  2. Ici encore je renvoie au livre de M. Aitken dont les récits sont ceux d’un témoin oculaire. Voyez aussi le Times des 26 avril, 1er et 5 mai, 28 juin et 13 juillet 1915.