Chez nos ancêtres/2

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Bibliothèque de l’Action française (p. 11-18).


Chez nos ancêtres



Chez nos ancêtres



Chez les ancêtres ! Ce titre évoque toute l’histoire publique et privée des aïeux, mais surtout, ce me semble, l’histoire intime, la petite histoire. C’est à elle que je veux me borner. En ce domaine je devrai encore me restreindre.

Nous pourrions nous occuper, par exemple, de l’état intellectuel de nos pères, démontrer aisément qu’ils ne furent point les illettrés que l’on pense, que ce petit peuple de paysans encore défricheurs, grandi dans la guerre permanente et la misère, possédait, toute proportion gardée, autant de petites écoles qu’en France, avait créé son enseignement secondaire et moyen, ébauché même un embryon d’enseignement supérieur ; qu’entre autres choses, et dès le commencement du dix-huitième siècle, on parlait ici le plus joli français du monde, sans impropriétés, sans le moindre accent, non seulement parmi l’élite, mais même, au témoignage exprès de Montcalm, chez les petites gens de la campagne. Et ce serait, par la suppression radicale de son fondement historique, l’écroulement de la légende du patois hérité de nos premiers pères.

Nous pourrions de même examiner la morale des ancêtres. N’a-t-on pas voulu voir, en leurs pères, d’anciens pensionnaires du bagne et des galères, et en leurs aïeules, selon la bienveillante expression de M. le baron la Hontan, de modernes répliques des « nonnes de Cythère et de Paphos » ?

Pour triompher facilement de ces calomnies, nous n’aurions besoin que d’en appeler à deux chiffres plus éloquents que tous les plaidoyers : une seule naissance illégitime dans le gouvernement de Québec jusqu’à l’année 1661, et une seule autre jusqu’à l’année 1690.

Ils furent pauvres. Pas tant qu’on l’a dit. Pour quelques-uns c’est l’impardonnable infériorité. Goldwin Smith n’a vu, dans notre race, qu’un « débris antédiluvien de la vieille société française, avec sa torpeur et sa bigoterie, absolument sans aucune valeur pour la civilisation moderne. »[1] Mais nous savons, nous, Dieu merci, qu’il y a richesse et richesse ; nous savons que des races existent qui se passent plus facilement que d’autres d’or et d’argent, et qu’un clocher d’église ou de monastère, quoi qu’en disent les apparences, monte plus haut dans le ciel qu’une cheminée d’usine.

Nous pourrions enfin chercher les causes et les preuves de cette noblesse native, de cette dignité du sang et des manières qui nous a valu d’être appelés un peuple de gentilshommes. Et l’histoire témoignerait que nos pères, très fiers, portant haut et portant beau, n’avaient rien de commun avec les demi-sauvages de Parkman. Rien non plus dans leur passé ne viendrait autoriser cette autre légende d’un « peuple de porteurs d’eau et de scieurs de bois ». Faire des anciens Canadiens, peuple exclusivement militaire et rural, peuple de défricheurs et de laboureurs, peuple de propriétaires du sol, un peuple de domestiques et de portefaix, c’est assurément d’une haute fantaisie. Charlevoix qui les connaissait pourtant quelque peu, a écrit de nos ancêtres : « On prétend qu’ils sont mauvais valets » et il ajoute : « c’est qu’ils ont le cœur trop haut » !

Nous pourrions mener beaucoup plus loin cette enquête. La conclusion ne changerait pas. Elle ne ferait pas de notre vie ancienne la pastorale niaise d’un Eden imaginaire où des couples enchantés dérouleraient, sous la coudrette, au son du tambourin, des rondes et des idylles éternelles. Elle nous laisserait ce qui vaut mieux, ce qui chez nous devient l’une des plus nobles satisfactions du chercheur : elle nous laisserait l’intégrité de notre orgueil filial. Oui, la preuve est faite désormais de l’honorabilité de nos origines, et il ne sera plus donné à personne de l’entamer. Tous ces vieux fondateurs de notre race, tous ces hommes aux poignets de frêne et au cœur d’argent qui ont tant bûché, tant labouré, tant peiné ; toutes ces vieilles aïeules au cœur d’or et à coiffe blanche qui ont fait aller tant de berceaux, ont tant filé, tant tissé, tant pleuré, tant prié pour que notre jeune pays existât, ah ! nous pouvons les saluer, sans crainte, avec la fierté orgueilleuse de fils de bonne race, là-haut, sur le piédestal d’amour et d’honneur où nos cœurs les ont élevés. Maintenant qu’une plus grande lumière a commencé d’éclairer notre passé, le temps vient où ceux-là qui rougissent des ancêtres et de leur pauvreté et qui s’en vont, les mains tendues, vers les idoles où l’or ruisselle, ne pourront plus commettre cette infamie, je ne dis pas seulement, sans manquer de cœur, mais aussi, sans manquer d’esprit.

Quand à quelques-uns l’on parle des ancêtres, des vieux Canadiens, « Ah ! oui », nous disent-ils, avec un air entendu, « ah ! oui, le capot d’étoffe à capuchon, la ceinture fléchée, les feux-follets, les loups-garous ! » J’espère vous démontrer que notre petite histoire contient quelque autre chose que ces éternels clichés, ces vénérables oripeaux, autre chose que le trappeur et le coureur de bois. Le paysage unique et invariable du Canadien en raquettes et encapuchonné, sur un fond de forêt où dansent des feux-follets et des fantômes de loups-garous, peut convenir à certaines caricatures d’un Dr Drummond ; il ne convient pas à la vérité.

Dans la description ethnographique que je me propose de vous faire, me permettez-vous de m’attacher plus particulièrement aux traits qui, dans la famille et la paroisse, révèlent le côté pittoresque, l’originalité de ces deux entités sociales ?

Toute la vie de l’ancien habitant canadien se confine, sauf en de rares périodes, dans la famille et dans la paroisse. Tout se passe pour lui autour de la maison et autour du clocher. Et ces deux mots nous représentent des communautés bien closes. Songez que la Nouvelle-France n’a point de chemin de terre entre Québec et Montréal avant 1730 ; qu’aucun système de postes régulier ne fonctionne avant la première partie du dix-huitième siècle et que nos gens ont ce bonheur appréciable de ne point lire les journaux. L’habitant ne s’extériorise que par la guerre, par les voyages aux pays d’en haut, et aussi par les prônes de son curé qui lui communiquent parfois les ordonnances des intendants et des gouverneurs, lui commentent les événements des vieux pays. D’où l’on peut ramener les éléments de la vie familiale et paroissiale à trois tout au plus : l’élément champêtre, rural, l’élément militaire doublé de l’esprit d’aventure et l’élément religieux. Bien entendu, ces trois éléments se compénètrent comme en toute vie. Et ma division, tout artificielle, ne veut qu’apporter au sujet un peu plus de clarté.




  1. Cité par Seely, L’Expansion de l’Angleterre, (traduction française), p. 62.