Chez nos ancêtres/4
II
L’élément militaire
Voilà quelques menus événements par
lesquels la famille s’extériorise, mais qui
n’ont que peu d’influence sur sa vie intime.
Tout au plus viennent-ils alimenter, pour
quelques jours, la curiosité et les commérages.
Il est d’autres éléments qui, du dehors,
réagissent plus vivement sur la famille canadienne
et lui font, pour une part, son originalité.
Quel cachet pittoresque et quel singulier
intérêt ne confère pas, en effet, à ces
foyers de paysans, à ces existences de campagnards,
l’esprit militaire et l’esprit d’aventure
qui y a pénétré de bonne heure et,
jusqu’à la fin, continue d’y flotter ! Tous les
hommes font alors le métier de soldat en
Nouvelle-France. En chaque inventaire nous
retrouvons infailliblement deux, trois et
même quatre fusils : ce qui veut dire presque
toujours que, dans la même famille, ils sont
deux, trois, quatre à faire partie de la milice.
La milice, elle existe depuis longtemps. Depuis
l’intendance de M. Talon, il y a, dans
les côtes, des capitaines et les exercices militaires ont lieu le dimanche après la messe
et après les vêpres. Chaque paroisse verra
même parader bientôt tout un petit état-major
où il y aura, outre le capitaine, des
lieutenants, des enseignes, des sergents, des
majors, des aides-majors. Dans presque toutes
les familles se rencontrent encore des survivants
des guerres anglaises et iroquoises,
héros de ces corps-à-corps géants terminés
en 1713 après une durée de près de cent ans.
Dans presque toutes les familles aussi on
compte des absents, quelquefois deux ou
trois, les gars de vingt ans, coureurs de bois
et coureurs de fleuves, partis aux pays d’en
haut. « Pendant longtemps, dit Edmond
Roy, l’on regarda comme un fainéant et un
lâche l’homme qui n’avait pas fait ses campagnes
dans les pays d’en haut ».[1]
« Les quatre points cardinaux
sont égaux (au Canadien),
dira J.-C. Taché. Le clocher de
sa paroisse est à ses courses, ce
qu’est le grand pilier du portique
de Notre-Dame de Paris au système milliaire de France ; le point central.
Il partira aussi volontiers pour le fond de
la Baie d’Hudson que pour le Golfe du
Mexique… ».[2]
Tout le monde alors est habile à manier
l’aviron et le canot : les hommes, les enfants,
les femmes. « Les petits Canadiens, nous
affirme Charlevoix, s’y exercent dès la bavette ».
Et toutes les mères canadiennes de
ce temps-là en regardant au bord de la grève
ces jeux d’enfants, songent, sans doute, avec
une angoisse au cœur, qu’un jour les frêles
embarcations leur emporteront leurs grands
fils. À la maison, leurs pères, leurs grands
frères revenus des pays d’en haut racontent
de surexcitantes aventures ; et les têtes des
touts petits se voient hantées de bonne heure
par les mirages lointains. Un jour, hélas, ils
partent une vingtaine de la même côte, dans
leurs petits canots, fabriqués alors presque
tous aux Trois-Rivières, coquilles d’écorce de
bouleau, cousues avec des fibres, d’environ
deux pieds de large et de vingt à trente pieds
de long, renforcées au dedans de varangues et
de lisses de cèdre ou de sapin, assez résistantes
pour soutenir aisément quatre avironneurs
et huit à neuf cents livres pesant
de bagage, assez légères pour qu’un homme
les porte à lui seul, sur sa tête, dans les portages.[3] Ils s’en vont comme cela, les gars de
nos campagnes, à Détroit, à Michilimakinac, à la baie Verte, aux Illinois, sur le Mississipi,
au pays des Sioux, à cinq ou six cents lieues ;
ils s’en vont pour deux ou trois ans. Et quelle
vie de hasards émouvants que ces courses interminables,
semées de portages audacieux où
l’on se jette dans la fureur des rapides, à
l’eau jusqu’à la ceinture, son bagage dans les
bras, le canot sur la tête ; où l’on bivouaque
au bord des bois pullulant de gibier et de
moustiques, où les groupes se laissent, les uns
aux autres, le long des rives, sur l’écorce des
bouleaux, aux entailles des troncs d’arbres,
des bonjours et des défis ; où toutes les îles,
toutes les pointes de terre, toutes les baies
ont leur histoire, comme ce Petit rocher de la
haute montagne en bas de l’Île du Grand Calumet,
où flotte la plaintive légende de Cadieux.
Les fils du Nord s’enhardissant, se
provoquant les uns les autres, poussent quelquefois
vers des régions inconnues, descendent
jusqu’aux rives du bas Mississipi ; et,
en chantant à la Claire fontaine, Par derrière chez nous,
pour se donner du cœur, laissent s’en aller
leur canot sous l’ombrage des palmiers. Partout leurs yeux s’ouvrent à une
immense et opulente nature ; partout les incidents
de voyage, les aventures de toute
sorte se multiplient. Et se multiplient aussi
les exploits des trappeurs, des hardis canotiers,
comme une série d’épisodes épiques qui
vont s’agrandissant, se surfaisant dans un
mélange glorieux de vérité et de légende.
Un de ces printemps ils réapparaissent à Montréal, à la file, avec leurs canots chargés de hauts paquets de castor, de peaux d’orignal, de bœuf illinois. Après qu’ils ont livré leurs marchandises, reçu leurs gages, qu’ils se sont acheté au magasin de beaux habits avec des dentelles et des rubans dorés, toujours les plus beaux et les plus chers, qu’ils ont mis à leur doigt quelque bijou, en ont acheté un autre pour leur « maîtresse », ils partent dire un bonjour aux vieux, à la maison de la côte.
Ah ! que ne possédons-nous quelque récit de ces fêtes du retour ? Que ne puissions-nous recomposer les récits enchantés qu’y déroulait l’imagination enflammée des « chevaliers de la forêt vierge ? » Ou encore que n’est-il possible d’aller nous asseoir aux vieux foyers de jadis, alors qu’en l’absence des enfants exilés, pendant les veillées d’hiver, dans les maisons bien closes par le froid, où chacun se reprend à la vie intérieure de la famille, alors que le vent hurle aux contrevents et dans la cheminée, qu’il chante et qu’il siffle, qu’il rit et qu’il pleure, que sa voix paraît celle des absents qui envoient de leurs nouvelles, et que les vieux courbés vers le feu se redisent les excursions et les histoires de leur jeune temps ? Car l’on conte, dans ces veillées. « Le récit légendaire avec le conte, avec le sens moral comme au bon vieux temps, sont le complément obligé de l’éducation du voyageur parfait », dit fort bien J.-C. Taché.[4] Weld qui signale la vanité du Canadien, ajoute : « C’est elle (la vanité) qui soutient son courage. Il triomphe, lorsqu’à son retour, il raconte à ses amis ou à ses parents l’histoire de ses voyages ; et les dangers qu’il a courus sont les seuls trophées dont il aime à se parer ».
Oui, les entendez-vous ces captivantes
épopées populaires presqu’entièrement perdues,
hélas, mais écloses et racontées, poème
par poème, dans ces familles de voyageurs,
de soldats et de fils de soldats, qui ont ouï
parler des grandes aventures de Jolliet, de
La Salle, de d’Iberville et de tous les Le
Moyne, qui ont connu les grandes mêlées
iroquoises, qui ont couru avec Hertel, Portneuf, Sainte-Hélène, les randonnées
aux villages bostonnais, qui ont déchiré
le mystère des forêts vierges, découvert les
fleuves qui mènent au bout du monde, où le
soleil est plus haut et plus rouge ? Et voyez
vous l’atmosphère très riche, très originale
que tous ces éléments peuvent constituer aux
plus humbles familles, et quel parfum d’héroïsme
et de légende merveilleuse doit flotter
à la tête de tous ces paysans amoureux de
gloire qui ont entendu tant de fois le
Te Deum célébrer des victoires, et qui ont vu les cloches des églises sonner triomphalement
pour annoncer le retour de Louis Jolliet
du Mississipi ?
Chaque famille est fière de son patrimoine moral ; et la fierté ira parfois, pourquoi ne pas le dire ? jusqu’à la vantardise. C’est le péché mignon de nos ancêtres que beaucoup leur reprochent. Mais comment empêcher que ne leur monte à la tête, la gloire, ce vin capiteux qu’ils boivent comme de l’eau ? Le Beau écrit « qu’ils tiennent des Gascons en ce qu’ils sont grands vanteurs de leurs propres actions ». Et le Père Silvy voulait bien nous concéder, qu’après s’être beaucoup amendé, il ne resterait, « pour tout défaut au Canadien, que l’envie de courir et d’être plein d’orgueil ». Seulement, vous l’observerez, ces compliments s’échangeaient entre Français. Et je soupçonne nos pères d’avoir pratiqué la loi des compensations, en vrais fils de normands : à bonne mesure, mesure et demie.
Au besoin ils savaient se détourner des actions et de la gloriole des actions individuelles, pour songer à la beauté plus grande des actes qui rejaillissent sur tous. C’est un héritage de charité sociale qu’ils tiennent de toute leur histoire. Au début de la guerre suprême, des enfants de treize ans, des vieillards de quatre-vingts iront s’offrir d’eux-mêmes à M. de Montcalm. Nos ancêtres de 1755 n’avaient pas perdu mémoire du sacrifice chevaleresque de Dollard, lequel n’était vieux pour eux que de quatre-vingt-quinze ans. Après Dollard, d’autres continuèrent de mettre dans leurs actes des préoccupations qui les dépassaient, qui embrassaient la communauté des foyers et de la patrie nouvelle. Quand Mademoiselle de Verchères, une enfant de quatorze ans, décide de mourir et d’être « hachée en mille pièces » plutôt que de laisser tomber le fort paternel, elle se détermine, par un sentiment de vaillance chevaleresque, mais aussi par un motif de solidarité patriotique. Elle en adjure ses jeunes frères, par ces paroles où passe l’instinct de la vieille race : « Battons-nous jusqu’à la mort pour notre patrie et pour la religion. Souvenez-vous des leçons que mon père nous a si souvent données que des gentilshommes ne sont nés que pour verser leur sang pour le service de Dieu et du roi ». Elle se tourne
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/ff/Groulx_-_Chez_nos_anc%C3%AAtres%2C_1920_%28page_49_crop%29.jpg/400px-Groulx_-_Chez_nos_anc%C3%AAtres%2C_1920_%28page_49_crop%29.jpg)
elle lui représente, raconte-t-elle, elle-même, « qu’il était d’une conséquence infinie que (les iroquois) n’entrassent dans aucun fort français, qu’ils jugeraient des autres par celui-ci, s’ils s’en emparaient, et qu’une pareille connaissance ne pourrait servir qu’à augmenter leur fierté et leur courage ».[5]
Ils cédaient aux mêmes impulsions très hautes, ces héros oubliés, contemporains de Mademoiselle de Verchères, qui, un jour de juillet 1690, juste un an après la grande terreur de Lachine, entreprenaient de couper la route à cent Iroquois pagayant vers Québec où Phipps allait paraître. Dans le plan d’invasion dressé chez les Bostonnais, 3,000 hommes, Anglais, Loups et Iroquois, devaient attaquer la ville « du côté haut de la rivière », pendant que les soldats de Phipps le feraient par le bas.
Commandés par le sieur Colombet,
vingt-cinq habitants de la Pointe-aux-Trembles
viennent se poster au bord du fleuve et
attaquent résolument
le convoi ennemi. La
lutte fut âpre. Les
Iroquois mettent bientôt
pied à terre et un
corps-à-corps s’engage
en plein bois. Trente
Iroquois sont tués ou assommés. Les hommes de Colombet essaient,
mais en vain, de retraiter vers un petit fort
sis à quelque distance ; quinze restent sur la
place ou sont faits prisonniers. Mais un peu
comme Dollard au Long-Sault, a dit un de
nos historiens, les hommes de Colombet arrêtent
une partie de l’invasion et sauvent les
soldats de Frontenac d’une attaque en plein
dos.
Me pardonnera-t-on de rappeler ce souvenir avec quelque émotion ? Ce jour-là, mon vieil ancêtre, le premier et le seul de notre nom qui soit venu au Canada, se trouva de la bataille. C’est, du reste, près d’une coulée qui longeait sa terre qu’eut lieu le combat. Le soir il était au nombre des prisonniers. Et Jean Grou eut l’honneur d’être brûlé quelques jours plus tard dans le village des Onneyouths. Nous conservons encore dans la famille un crucifix apporté de France en 1670 par ce vieil aïeul normand. Et j’ai songé quelquefois, devant cette relique, qu’un jour une pauvre femme désolée avait pleuré sur ce Christ d’argent son deuil suprême, mais qu’à ses larmes avait dû se mêler beaucoup de fierté.