Chez nous/Le vieux capitaine

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L'Action sociale catholique (p. 118-121).

LE VIEUX CAPITAINE




C’était un vieux marin, qui possédait une vieille goélette.

Tour à tour caboteur et hauturier, de cap en cap ou en plein golfe, dans les accalmies comme au milieu des tempêtes, grand largue ou vent arrière, par tous les temps et ses voiles amurées à tous les angles, le petit navire avait longtemps navigué.

Le Capitaine l’avait, autrefois, construit lui-même, et jamais autre main que la sienne n’avait tenu la barre. Jamais, non plus, il n’avait gouverné sans avoir dans son poing fermé la petite statue de la Vierge, maintenant toute fruste, et qui ne le quittait point.

Aussi la goélette avait-elle traversé tous les écueils, résisté à toutes les tourmentes, bravé tous les grains. Avec un soin jaloux, avec amour, le marin l’avait gardée toujours en état et bien gréée. De la carlingue à la pomme du grand mat et de l’étrave à l’étambot, elle était encore vaillante, malgré la fatigue des bordages, l’usure des ralingues, le rapiécetage des voiles.

Mais le Capitaine, brisé par le grand âge, avait dû abandonner son dur métier. Il vivait chez sa fille, au village. Et la goélette restait embossée le long du quai vermoulu qui, derrière l’église, s’avance dans le fleuve.

Tous les jours que le bon Dieu amenait, le vieux allait la voir ; il éprouvait les manœuvres, s’assurait que les organeaux étaient solides, les haubans bien tendus, les voiles bien carguées, les apparaux en place ; puis, assis à l’avant, silencieux, il fumait sa pipe.

Le navigateur ne naviguait plus ; mais il avait encore sa goélette, et, beau temps mauvais temps, allait ainsi la voir, la voir et la soigner.

Cependant, il vint un jour où, pour aider à la dépense de la maison, il fallut vendre la goélette. Le vieillard s’y opposa longtemps ; à la fin, il comprit qu’il devait céder.

La goélette fut vendue, et le Capitaine voulut aller la livrer lui-même au nouveau patron. Il fit lentement le tour du bateau ; de sa vieille main tremblante et ridée, il toucha chaque cordage ; longtemps il caressa la barre du gouvernail. Remonté sur le quai, il regarda, triste, faire l’appareillage.

La Marie-Jeanne démarra et, voiles dehors, cingla vers le large.

Le vieux Capitaine la regardait filer, et de grosses larmes coulaient sur ses joues tannées.

— « Père, vous ne devriez pas vous faire du chagrin. Elle ne vous servait plus. Et vous l’avez vendue bon prix. »

— « Je le sais, je le sais, répondit le vieillard. C’est pas ça qui me fait de la peine. Mais… j’ai peur qu’il la maltraite ! »

Le Capitaine avait soudain vieilli de dix ans. Il mourut peu de temps après.