Chez nous/ Un poète illettré

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L'Action sociale catholique (p. 96-106).

UN POÈTE ILLETTRÉ




Le poète n’est-il pas en quelque sorte un déséquilibré ?

Il y a chez lui quelque chose d’anormal. Ses facultés ne sont pas dans un juste rapport, ou mieux, dans un rapport qui paraisse juste aux gens de sens rassis. Quelqu’une prédomine, développée aux dépens des autres, et l’équilibre intellectuel et moral en est rompu. Aussi, le poète passe-t-il dans la vie comme en un songe. Il est parmi les autres hommes ainsi qu’un étranger : les autres regardent, il contemple ; les autres pensent, il rêve ; les autres parlent, il chante. C’est une sorte de malade, et qui souffre délicieusement ; un exilé, un voyageur en cherche d’idéal ; un être à part, dont le cœur se hausse et plane « où la raison boiteuse n’atteint pas ».

Il est

… celui qui vient on ne sait d’où,
Et qui n’a pas de but, le poète, le fou…

On naît poète, avec une sensibilité extrême, avec une imagination brûlante, avec au cœur une blessure qui saigne et ne veut pas se fermer. C’est le poète brut. Mais, pour qu’une âme de poète transparaisse, et resplendisse, et jette ses éclairs, il la faut former comme un diamant qu’on taille et qu’on polit. Plus encore, le poète doit faire l’apprentissage du verbe ; pour dire son rêve, pour faire passer son idéal dans un chant, il lui faut l’harmonie, la cadence, et le rythme, l’heureuse combinaison des sonorités, la judicieuse distribution des mots, et le jeu fécond des coupes intérieures ; il lui faut de la mesure, de la couleur et de la musique, des nuances et des demi-teintes, de l’éclat et de la douceur, de la souplesse et de la solidité, des mouvements qui se prolongent et des dessins qui se développent, tout l’organisme à la fois résistant et flexible du vers.

La nature ne fait qu’ébaucher le poète ; l’art achève de le former, a justement dit quelqu’un.

Or, il y a des gens qui, nés poètes, ne reçoivent pas cette culture nécessaire, et ne voient jamais lever la semence de poésie qu’ils ont dans l’âme. Ces illettrés se traînent sur la grande route, perdus dans la foule, isolés, souffrants, raillés, tourmentés par une soif qu’ils ne savent apaiser.

Je connais l’un de ces malheureux.

Pierre-Paul est né poète. — Je ne dis pas qu’il est poète ; je dis qu’il est poète. Enfant, il apprit, à la petite école, comment on s’y prend pour former des lettres et pour les reconnaître ensuite ; bref ! il sait lire et écrire. Là s’arrête son savoir. De l’orthographe et de la grammaire, il n’a rien retenu, et toute sa prosodie consiste dans un compte approximatif des syllabes ; il a le sens de la mesure pourtant, et, dans l’oreille, comme le souvenir obsédant de la cadence alexandrine. Car Pierre-Paul n’est pas de ces farceurs qui riment des chansons sur airs connus ; c’est un épris de poésie grande et noble ; il ne connaît guère que les grands vers… Il lui arrive même d’en faire qui sont trops grands, qui dépassent toute mesure.

Nascuntur poetæ… Preuve, la fureur de rimer qui possède Pierre-Paul.

Brave paysan, il laboure, sème, récolte ; il pourrait être heureux. Mais le chant des vers le hante, une rage de parler en mesure le dévore ; c’est un besoin, une obsession, un harcèlement… Il faut qu’il rime ! On lui conseille de dompter cette passion, on lui assure qu’il n’est pas poète, on le gronde comme un enfant ; rien n’y fait. « C’est plus fort que moi », dit-il.

Il rime donc, tant bien que mal, et tant bien que mal cultive sa terre, vend les produits de sa ferme. Je l’ai vu arrêter devant ma porte sa charrette pleine de denrées, laisser là les chalands, entrer en hâte chez moi, saisir un crayon, et sur un chiffon de papier ou dans son livre de compte, griffonner quelque chose ; c’était des vers. « Quand les rimes me poursuivent et me bourdonnent aux oreilles comme des mouches, me disait-il, je ne puis plus mesurer ma saucisse, ni compter mes navets ; il faut que je me débarrasse d’une couple de vers. C’est fait. Maintenant, je suis tranquille. Bonjour, Monsieur, et merci. Je m’en vais, car il y a là quelqu’un qui veut acheter une tresse d’oignons. » Et, soulagé, Pierre-Paul retournait à son négoce.

… Pierre-Paul, Pierre-Paul ! j’ai mangé vos légumes, et j’ai lu vos vers. Hélas ! vos vers ne valent pas vos légumes. Et vos gretons, ô Pierre-Paul, vos gretons sont vos meilleurs poèmes !…

Les vers de Pierre-Paul sont donc mauvais. S’ils valent le papier sur lequel ils sont écrits, c’est qu’ils sont écrits sur du papier d’emballage. Et pourtant, quand on connaît l’auteur, on reste déconcerté devant ces productions étranges, incohérentes et décousues, parfois grotesques, mais où le poète se révèle tout de même. Un fatras de lieux communs, c’est vrai, et beaucoup de fautes de français, mais aussi des idées qu’il pêche on ne sait où, des expressions de choix qui lui viennent on ne sait comment, ici et là un vers bien frappé qui le surprend lui-même et qu’il ne reconnaît plus sitôt qu’il l’a fait, de la rime, de la césure même, voilà la poésie de Pierre-Paul. Une fois l’orthographe rétablie, le croirait-on ? eh bien ! ça ne fait pas toujours mauvaise figure.

Lisez ces vers sur le Saguenay :

Par un étrange effort trouant les Laurentides,
Le sombre Saguenay roule ses flots limpides
Dans un cadre imposant de rochers escarpés,
De caps majestueux, en tableaux[1] découpés.
Sur la cime des monts, des sapins rachitiques
Semblent de noirs lutins aux gestes fantastiques,
Et les grands vents d’hiver, à travers les rameaux,
Font entendre la nuit, de lugubres sanglots.
Ce fleuve est d’un aspect majestueux et sombre.
..................

Lisez encore le salut du poète à Charlesbourg, « berceau de son enfance » :

Salut, vieux Charlesbourg ! Des hauteurs où tu donnes
Couronné par ton temple où règne la Madone,
Tu peux voir à tes pieds, du haut de ta grandeur,
Québec, Lévis, Beauport, la rade et sa splendeur.
De ton site éminent, tu vois la plaine altière
Où Wolfe et de Lévis enchaînaient la victoire…

Eh quoi ! vous trouvez que victoire ne rime pas avec altière ?… Vous ne savez pas que Pierre-Paul est du grand siècle ; bon Canadien, il prononce victouère, et c’est aussi pourquoi il fait ailleurs rimer exploits avec guérets.

Il est vrai, cependant, Pierre-Paul se contente parfois de l’assonance : larme, chez lui, rime avec âme, sombre avec fondre, femmes avec infâmes, gêne avec extrême, etc. Mais qu’est-ce que cela ? Peccadilles ! Pierre-Paul, en revanche, ne rime jamais pour l’œil, et ce n’est pas lui qui accouplerait hallebarde et miséricorde ! Et la pauvreté des rimes, les hiatus, les barbarismes même n’empêchent pas Pierre-Paul de trouver parfois de beaux vers — comme celui que j’ai souligné dans la pièce sur le Saguenay, ou comme celui-ci, où la césure ne saurait être mieux placée :

Il dit, et le soldat électrisé s’élance.

D’ailleurs, Pierre-Paul est modeste.

« Ma muse, je l’admets, est loin d’être élégante, » dit-il dans un morceau qui est à la fois une satire dirigée contre les critiques

malveillants, et une manière de plaidoyer pro domo… Quelques vers de cette pièce[2]

Lecteurs, en vous servant ce poème indigeste,
Je ne m’attarde pas, en un long manifeste,
À quêter à genoux un indulgent pardon ;
Je n’écris pas pour ceux à qui le sort est bon,
Mais pour les malheureux à qui la terre est dure
Et qui ne savent rien de la littérature.
..................
........Critiques entêtés,
Ennemis indiscrets des médiocrités,
Ne m’infligez donc point de cruelles défaites.
Ah ! si vous compreniez tout le mal que vous faites,
En brisant un auteur qui fait ses premiers sauts
Pour enfourcher Pégase avec ses oripeaux !
..................
Je le sais, je ne suis qu’un rustique poète.
Ma muse est paysanne, et son habit de fête,
D’étoffe du pays, teint de sombres couleurs,
Attire la critique et non pas les flatteurs…

Pierre-Paul, donc, sait que la plupart de ses vers sont mauvais ; il n’en fera jamais de meilleurs, il le sait aussi… Mais le démon de la poésie le tient : il rime avec passion, avec acharnement. Les gens se moquent de lui, se le montrent du doigt ; lui, timide, se dérobe aux regards, et, seul, honteux, comme on commet une mauvaise action, il rime ; il chante à sa façon la montagne et la plaine, les grands bois sourds et les gerbes d’or, la chaude lumière des jours d’été et la froide lueur des nuits d’hiver. Malgré les conseils, en dépit des sarcasmes, il rime ; il rimera jusqu’à sa mort…

N’est-il pas à plaindre, ce poète illettré, impuissant à dire son rêve, et pour qui la poésie est comme un mal dont on a honte ?



  1. Tableau : pan de rocher, falaise à pic et unie.
  2. Toutes ces citations sont tirées de trois plaquettes, publiées par notre poète : Essais poétiques, par Pierre-Paul Paradis (Chicoutimi, 1893, 7 pages) ; la Fin du Monde, par le même (Chicoutimi, 1895, 22 pages) ; et les Funérailles de l’Amour, par le même (Chicoutimi, 1897, 27 pages). Dans le Prologue de ce dernier recueil, P.-P. Paradis écrivait :

    Le procureur est rude, il lui faut de la graisse :
    Je fais faire à crédit le travail de la presse.

    Hélas ! Pierre-Paul avait maille à partir avec les procureurs ! Il faut croire que le profit fut mince, car P.-P. n’a rien imprimé depuis cette date. Mais que de vers il a faits, qu’il n’a pas publiés, qu’il n’a pas même écrits !