Chez nous (Rivard)/09

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Éditions de l’Action Sociale Catholique (p. 103-114).


EN GRAND’CHARRETTE




Ne me parlez pas de votre chariot moderne, avec avant-train, arrière-train, flèche, timon, double bacul, crochets, chaînes et autres ferrures, et que surmonte, tel un squelette de guimbarde, une grotesque construction à claire-voie en forme de panier. La vraie charrette à foin, c’est la grand’charrette, à deux roues, avec échelles, aridelles, fausses barres et queues d’aronde. Fait de bonne épinette rouge, et d’une seule pièce, chaque limon court de la cheville au virveau ; l’essieu, érable ou cormier, est placé de telle sorte que la charge ait juste le ballant voulu et ne porte pas trop à dos ; échelles et aridelles, un peu libres dans leurs mortaises, s’écartent pour que le voyage de foin monte en s’élargissant.

Voilà une voiture ! solide, facile à tourner, et qui entre dans la batterie comme chez elle.

Et il y a, dans les villes, des gens qui n’ont jamais été en grand’charrette ! Les malheureux, ils ne savent rien de la vie.

✽ ✽

Nous partions, dès le matin, avec Gédéon, le fermier. À l’échelette d’arrière, Catherine, la femme à Gédéon, tenait sur ses genoux le panier où nous avions vu mettre un pain frais, une motte de beurre, un morceau de lard, et, à cause de nous, les enfants, du lait dans une bouteille. Le fils du fermier, gaillard bien découplé, qui vous soulevait au bout de la fourche les plus grosses veilloches sans rien laisser sur le champ, allait à pied, ouvrant et fermant les barrières. Notre place, à nous autres, était entre les fausses barres d’avant, avec Gédéon.

Car il y a plusieurs manières de voyager en grand’charrette, et chacune a ses charmes.

À l’arrière, on a l’avantage d’être tout près de terre, et les herbes hautes, en passant, vous chatouillent les jambes. Si le cœur vous en dit, vous pouvez sans peine débarquer soudain, cueillir une framboise le long de la clôture, puis rejoindre en courant la voiture qui s’en va, et d’un bond remonter à votre place. C’est fort agréable. Mais, si la Grise se met à trotter — ce que d’ailleurs elle ne fait jamais de son plein gré, car la vieille jument, qui est la plus sage des bêtes, sait bien qu’une charrette à foin n’est pas une voiture de course — si la Grise se met à trotter, ceux qui sont à l’échelette d’arrière en ont connaissance, je peux vous l’acertainer. C’est alors que le panier danse, et la fermière avec !

Au centre de la charrette, entre les ridelles, pourvu qu’on prenne garde aux fourches qui sont là, on est en sûreté. Mais gare aux cahots ! on se trouve sur l’essieu, et l’on se fait secouer dans le grand genre. Pour une longue route, il n’y a pas à dire, c’est dur ; mais avec une couche de foin, et pour rire un brin quand la Grise trotte, il n’y a pas meilleure place.

À l’avant, enfin, c’est comme si on était porté sur des ressorts. Et on mène ! Ô délices ! être assis, à côté de Gédéon, sur la queue d’aronde, les jambes pendantes, tout près de la croupe du cheval ! avoir devant soi un cheval, un cheval en vie, et qui obéit au geste et à la voix ! tenir dans ses mains les cordeaux, de vrais cordeaux de corde ! pouvoir tirer, si l’on veut, sur celui de gauche, par exemple, et voir la Grise, docile, aller à dia, puis, en tirant à hue, la ramener à droite ! Mener, enfin !… Les jouissances comme celle-là ne sont pas drues dans la vie d’un homme. Ce qui m’étonnait, c’est que Gédéon ne parût pas tenir à conduire lui-même. Pour la descente du Coteau de Roches, il prenait les guides, c’est vrai ; mais il ne semblait pas en éprouver de plaisir, et, après le passage difficile, il me les rendait sans ombre de regret.

Peut-être bien que, n’ayant pas à surveiller la Grise, Gédéon se trouvait plus libre pour fumer sa pipe et pour parler. Car, tout le long de la montée à travers champs, il nous contait des histoires. Parfois, il nous disait les hivers passés dans les chantiers du Saint-Maurice ; parfois, des batailles terribles, livrées on ne savait dans quel pays ni à quelle époque, mais où invariablement le grand Napoléon battait les Anglais à plates coutures. Le plus souvent, c’était l’Histoire Sainte que Gédéon nous contait. Le récit du déluge, en particulier, était une merveille. Nous voyions se construire l’arche, une espèce de chaland avec une grange dessus, et dans laquelle il y avait, d’un bout à l’autre, des parés et des barrures, comme dans une écurie ; puis, le grand-père Noé, de sa bonne fourche, emplissait le fenil de foin, de beaucoup de foin à cause des éléphants qui mangeaient une botte par bouchée ; ensuite, les animaux entraient, deux par deux, dans l’arche toute prête, et leur énumération était interminable. À la fin, la pluie se mettait à tomber, et Gédéon, qui avait vu l’inondation de la grande digue, devenait éloquent… Quand l’eau était rendue par-dessus les clochers d’églises, nous nous regardions épouvantés ; j’en oubliais de mener la jument — qui ne continuait pas moins, de son pas tranquille, à suivre la route tracée.

✽ ✽

Juste comme la colombe revenait à l’arche, un brin d’herbe Saint-Jean au bec, nous passions la dernière barrière et nous nous trouvions sur la terre du deuxième rang, où le foin, fauché la veille et mis en veilloches pour la nuit, attendait les faneurs.

Ah ! on vous les éventrait, les veilloches ! on vous le retournait, le foin mûr ! on vous le faisait danser, au bout de la fourche ! C’était, dans l’air, un vol de brindilles qui s’éparpillaient.

Vite fatigués, cependant, nous ne tardions guère, pendant que le fanage se continuait, à ré joindre la Grise, dételée et à l’ombre sous un arbre. Nous avions cent choses à faire : la clôture à sauter, la grand’charrette à faire balancer sur ses deux roues, des framboises à manger, des petites merises à cueillir, des papillons à attraper, des mulots à dénicher, des poissons à pêcher… Car, sous un certain petit pont — que je revois encore — un ruisseau d’eau claire courait sur des roches, et il y avait tout plein de petits poissons d’argent ; nous les seinions avec nos chapeaux de paille, lesquels en étaient tout rafraîchis.

La matinée passait, et nous nous apercevions que, dans le grand champ, au lieu des petits meules arrondies çà et là, il n’y avait plus qu’une jonchée de foin qui séchait au soleil et sentait bon.

Les faneurs revenaient vers nous. Au clocher lointain sonnait l’angélus de midi.

Gédéon se découvrait :

« L’ange du Seigneur annonça à Marie… »

Nous répondions, tournés vers l’église, dont on apercevait, par-dessus le Coteau de Roches, la croix fleurie et le coq brillant au soleil.

✽ ✽

Puis, le panier s’ouvrait, et c’était la collation, sur le bord du fossé.

De son couteau de poche, Gédéon faisait une croix sur le pain qu’il allait entamer… Ah ! le bon pain ! le bon beurre ! le bon lait ! Et de quel appétit nous mordions dans les beurrées ! D’ailleurs, rien qu’à voir manger Gédéon, on avait faim.

Mais il ne faut pas gaspiller le temps que le bon Dieu donne pour la fenaison : un botillon sous la tête, Gédéon faisait un petit somme, et le travail reprenait.

Le soleil plus ardent avait déjà séché le foin que, pour une dernière fois, les râteaux ramassaient en veilloches.

Sauter par-dessus les veilloches, c’est un excellent exercice, après dîner. À ce jeu, nous occupions nos loisirs jusqu’au moment où Gédéon attelait la Grise pour rentrer sa récolte.

C’est nous, les petits, qui foulions, avec Catherine. Besogne facile, pensez-vous… On voit bien que vous n’avez jamais foulé ! Je gage que vous ne sauriez pas comment recevoir les première fourchetées, ni comment les disposer au fond de la charrette, jusqu’à hauteur d’aridelles, pour établir un bon et large ber, sur quoi pourra s’élever la charge. Vous pensez aussi que, pour faire le tour du champ, d’une veilloche à l’autre, un cheval se conduit comme à l’ordinaire… Je voudrais vous y voir ! Vous seriez là-haut, entre ciel et foin, et vous attendriez naïvement que quelqu’un vous envoie encore une botte, ou dise au cheval d’avancer ; tout à coup, une secousse en avant, un cahot à droite, et patatras ! vous seriez à terre, probablement avec quelque chose de cassé. Ce n’est pas du tout comme cela qu’il faut faire. Quand une veilloche est chargée, Gédéon dit au fouleux : « Tiens-toi ben ! » et c’est assez : la Grise a compris ; sans autre commandement elle part, pour s’arrêter d’elle-même à l’autre amas ; et la charrette peut cahoter, vous vous en moquez bien : au cri de Gédéon vous vous êtes jeté à plat ventre dans le foin qui bondit.

Le chargement fini, Gédéon peignait avec sa fourche la chevelure de brindilles qui retombait de chaque côté, on perchait, et nous nous couchions sur la charge, pour gagner la grange, au bout de la terre du deuxième rang.

✽ ✽

À la tombée du jour, la dernière charge prenait le chemin du village. Et c’est donc sur un voyage de foin que nous revenions du champ.

Cette dernière manière de voyager en grand’charrette est, en vérité, la plus recommandable. Vous disparaissez presque dans le bon foin, et le plus dur cahotement se transforme, sur cette couche molle et fléchissante, en un bercement qui vous endort.

Et vous songez qu’à la maison, où vous allez, une bonne grand’mère a préparé le repas du soir, et qu’il y aura peut-être, pour les petits qui sont allés au champ, des tartines de crème douce avec du sucre du pays dessus…