Chez nous (Rivard)/21

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Action Sociale Catholique (p. 253-256).


« IL N’EST PLUS DU TEMPS… »




Le vieil Anselme est mort.

Aussitôt, par la paroisse, le bruit en a couru : « Le père Anselme est sur les planches » ; et de partout l’on vient, en silence, lui faire une dernière visite.

Il est là, au milieu de la chambre tendue de noir, paré, comme aux jours de fêtes, de ses habits du dimanche. Mais le grand vieillard ne se lève pas, comme à l’accoutumée, pour bienvenir les visiteurs ; son corps, très lourd, reste étendu sur le lit de parade. Ses mains ne s’ouvrent pas pour l’accueil ; elles sont croisées dans le geste, qui se prolonge, de la prière suprême. Sa face ne s’éclaire pas du sourire habituel ; les traits, rudes et calmes, sont fixés pour toujours.

Le vieil habitant est mort : il n’est plus du temps.

✽ ✽

C’est le soir, à la brunante, que ses pauvres yeux se sont fermés.

Or, voici, le lendemain, luire de nouveau l’aube coutumière.

Trois-quarts de siècle durant, du Jour de l’An à la Saint-Sylvestre, le laboureur s’est levé dès qu’à l’horizon blanchissait la barre du jour ; aujourd’hui, les clartés avant-courrières se répandent sur les champs, puis le soleil paraît, mais les paupières matinales restent closes.

… Anselme, vieux lève-matin ! Que fais-tu, si tard, étendu sur ta couche ? Lève-toi, il est l’heure ; car les coqs ont chanté, le jour est déjà haut. Anselme, la besogne t’appelle ! Lève-toi !…

L’impassible dormeur ne se réveille point. Malheur à nous ! La lueur de nos aurores ne pénètre pas dans l’ombre où il est plongé.

Les heures passent, la journée s’achève…

Depuis soixante ans, c’est lui qui, le soir venu, rentre les bêtes, ferme les portes.

… Anselme ! Anselme ! Il fait sombre, et bientôt ce sera la noirceur ; car la nuit tombe. Ne feras-tu pas, comme à l’ordinaire, le tour des bâtiments ? Les vaches meuglent vers l’étable, la porte de la grange est ouverte. Va donc mettre ordre à ces choses ; puis tu viendras t’asseoir sur le perron, et, comme tu l’as fait tant de fois, tu regarderas, tranquille, décroître le jour…

Mais le laboureur, qui n’a pas vu le soleil paraître, ne voit pas plus l’ombre grandir. Gloire à Dieu ! Le vieil Anselme est entré dans une lumière qui ne connaît pas de crépuscule.

Il n’y a plus pour lui de jours, ni de nuits : il n’y a que l’éternité.

Le vieil Anselme n’est plus du temps.