Chinois et Russes au Kouldja

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Chinois et Russes au Kouldja
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 893-919).
CHINOIS ET RUSSES
AU
KOULDJA

Il est un territoire de l’Asie-Centrale peu connu, le district de Kouldja, en Dzungarie, sur lequel il convient d’appeler en ce moment l’attention des personnes qui aiment à regarder au-delà des horizons restreints, par-dessus les petites questions et les petites choses du jour.

Certes, il est bon de s’intéresser aux affaires publiques, de connaître à fond les ressources de son pays, d’y jouer un rôle sérieux, de s’assurer enfin si ceux qui nous promettent depuis longtemps une ère de liberté et avec elle la légendaire poule au pot songent à tenir leurs promesses. Tout cela pourtant ne suffit plus à beaucoup de bons esprits, à ceux qui croient que la France se trouve non-seulement à Paris, mais encore sous les latitudes où son influence peut s’étendre et s’affirmer, là où, grâce au développement merveilleux de son commerce, elle a des intérêts engagés et des espérances à réaliser.

En voyant la Russie et la Chine en froid depuis deux ans, il nous a paru utile de nous renseigner sur les circonstances qui auraient pu faire éclater une guerre dont la gravité ne saurait échapper à personne. C’est assurément une banalité de dire aujourd’hui que toutes les nations sont solidaires; néanmoins nous ne croyons pas superflu de faire remarquer que nos ports ainsi que nos grandes industries eussent beaucoup perdu si, en raison de cette froideur, la formidable flotte russe qui se trouve en ce moment dans les mers de Chine eût reçu l’ordre de bloquer Canton, Shanghaï et les bouches du Pei-ho. Cet ordre, les amiraux russes s’attendaient à tout instant à le recevoir.

Grâce à la modération de la Russie, fort occupée en ce moment, dans cette même Asie-Centrale, par un ennemi digne d’elle, grâce aussi à la sagesse des ministres chinois, la paix semble devoir résulter des conférences qui ont eu lieu dans ces derniers temps à Saint-Pétersbourg. Il ne manque plus que l’adhésion officielle de la Chine aux dures conditions qui lui sont imposées. S’y conformera-t-elle? On l’assure. Mais sera-ce une paix durable? Il est permis d’en douter. Sans parler d’une indemnité de guerre, la Chine céderait à la Russie une parcelle de son territoire du Kouldja et l’autoriserait à ouvrir une large voie qui, partant de la frontière de Sibérie, irait en traversant toute la Chine aboutir à Hankow. En apparence, c’est peu de chose; mais, comme cette parcelle de territoire et cette voie donneront aux troupes russes la facilité d’entrer au cœur du Céleste-Empire quand bon leur semblera, celui-ci ne perdra jamais l’occasion de montrer son dépit, de faire entendre des plaintes, de formuler des revendications, qui aboutiront peut-être à des conflits sanglans. Bien souvent déjà, la Chine a perdu la Dzungarie, toujours la Dzungarie lui est revenue. Un pays auquel on arrache violemment une province est comme un puissant ormeau émondé à la fin de l’hiver. On le croit mort; mais vienne le printemps, un chaud rayon qui ravive sa sève, et l’arbre mutilé reprend sa place au soleil, plus touffu et plus vigoureux que jamais.


I.

En parcourant une bonne carte d’Asie, — si toutefois l’on est assez habile pour s’en procurer une, — au nord-ouest de ce que les géographes appellent le plateau central d’Asie, on trouve le district de Kouldja. C’est, dans cette direction, la seule passe par laquelle une troupe d’hommes puisse, avec armes et bagages, sortir du plateau et se répandre sur l’Orient et sur l’Occident. Cela s’est vu et pourra peut-être se reproduire dans un siècle, lorsque la Chine, sentant son sol de plus en plus insuffisant pour nourrir sa population, lancera sur le monde des centaines de mille de soldats, non armés cette fois d’arcs, de flèches et de fusils à mèches, comme à Palikao, mais de fusils à tir rapide. Ce jour-là, on reconnaîtra, ainsi que toujours, un peu tard, le tort immense que l’on a eu en allant mettre les pie Is dans cette fourmilière.

Il y a deux issues principales au plateau : l’une, s’ouvrant entre les montagnes de l’Altaï et du Thian-chan, et qui débouche en Dzungarie, l’autre, donnant accès en Sibérie, puis, par un détour d’un parcours relativement facile, conduisant au Turkestan, aux Indes anglaises et en Perse. Ce sont là les portes naturelles par lesquelles sortirent, à des époques déjà bien reculées, les hordes émigrantes qui envahirent et ravagèrent une partie de l’Asie et de l’Europe orientale. C’est, il est vrai, plus au nord de l’Asie que ces hordes se recrutaient en plus grand nombre ; mais la magnifique végétation que le Kouldja doit aux cours d’eau qui l’arrosent dut interrompre la marche en avant de beaucoup de ces émigrans en quête, à la sortie de leurs steppes arides et de leurs montagnes dénudées, de fraîches oasis et d’eaux limpides. S’ils plantaient leurs tentes sur les bords de l’Hi ou du Kergesse, deux rivières du Kouldja, ils en étaient chassés, ainsi que l’histoire de ces contrées nous l’apprend, par de nouveaux arrivans, et ainsi de suite, durant le longues périodes. C’est, à peu de chose près, ce qui se passe encore de nos jours : les races envahissantes seules ont changé.

Ce n’est pas sans de bonnes raisons qu’une région se trouve exposée à de pareilles convoitises et que son envahissement en quelque sorte fatal se reproduit de siècle en siècle. C’est que, tenir le Kouldja en son pouvoir, c’est posséder un pays admirable et, qui plus est, avoir un pied au seuil du Céleste-Empire. Si la Chine n’a pas alors été la proie des Huns comme elle a failli de nos jours l’être des Russes, ce n’est certainement point la faute de ces deux peuples conquérans.

On sait effectivement aujourd’hui que, dès le IIe siècle, avant l’ère chrétienne, sous la brillante dynastie des Han, un souverain chinois du nom de Wou-ti, « l’empereur guerrier, » mit sur pied une grande armée dont la tâche fut d’aller refouler vers l’Asie occidentale des hordes menaçant d’une invasion le nord-ouest du Céleste-Empire. C’est même à propos de cette guerre que les historiens chinois font mention pour la première fois de la Dzungarie. Le général Ho-Khiou-Ping, auquel l’empereur Wou-ti avait donné le commandement de l’armée des Braves, dégagea la frontière menacée et délivra les rois et les princes de l’Asie occidentale des Hioug-nou ou Huns, qui les dominaient. Les pays conquis devinrent possessions chinoises. L’empereur en fit des colonies florissantes; il y bâtit des villes auxquelles il donna des gouverneurs militaires qui eurent l’autorisation de prendre le titre de wang ou roi. Mais c’était tout; moins bien partagés que les généraux faits souverains par Napoléon Ier, les soldats heureux de Wou-ti se bornaient à administrer au nom de leur maître.

Il est permis de supposer que la domination chinoise n’était pas très sérieuse, puisque, dans l’année 627 de notre ère, un autre empereur de Chine, Taï-Tsoung, de la grande dynastie des Thang, dut envoyer une nouvelle armée pour affermir sa domination. Dès ce moment, toutes les vastes contrées situées entre la Chine et la Perse obéirent aux lois des fils du Ciel. Toutefois les Chinois, gens éminemment pratiques, ne se mêlèrent pas de l’administration intérieure des princes indigènes devenus après leurs défaites simplement vassaux de l’empire. Ceux-ci n’avaient d’autre obligation que celle d’envoyer de temps à autre des ambassades et des présens à Pékin, comme le font encore aujourd’hui les rois de Corée et d’Annam. De cette façon, — et c’est ce que nous voulions faire ressortir, — le commerce de la Chine avec les Occidentaux se trouvait sagement protégé et pouvait s’alimenter avec des contrées très éloignées du centre de l’empire.

Bien plus tard, en 661, le gouvernement chinois se décida à diviser de nouveau les pays occidentaux de l’Asie en huit départemens ou fou, et en soixante-seize arrondissemens ou tchéou. Ces pays étaient situés entre Kashgar et la mer Caspienne, et d’autres régions voisines. La Perse, qui ne doit plus s’en souvenir, y était si bien comprise que l’empereur chinois Koo-Tsoung nomma roi de ce royaume un prince du nom de Pi-lou-ssé. Combien nous sommes loin de ces temps-là!

Selon MM. Abel Rémusat, Grigorief et d’autres orientalistes, les contrées situées à l’ouest de l’Asie se trouvaient alors habitées par des Ouigours, tribu turque qui, descendue de l’Oural à une époque déjà fort ancienne, était venue se fixer sur les pentes est des Thian-chan. Ces Ouigours avaient une histoire, une littérature, et leur écriture donna plus tard naissance aux alphabets des Mongols, des Kalmouks et des Mantchous. Aujourd’hui, il serait bien difficile de retrouver les traces de cette race intéressante à tant de points de vue. Des savans affirment pourtant que les Dounganes dont nous aurons à parler plus tard, en sont les descendans, mais d’autres savans affirment que rien n’est moins certain. A son tour, le major anglais F.-C. Clarke, homme d’une grande érudition, voit dans ces Dounganes les Argons dont Marco Polo fait mention. La philologie seule pourra peut-être un jour éclaircir ce point douteux.

A la longue, la puissance de la Chine dans l’Asie-Centrale et les régions de l’Ouest déclina de nouveau; ces contrées tombèrent successivement sous la domination de peuplades thibétaines, d’Arabes prédicateurs et guerriers, de Mongols originaires de Kara-Kitai, et enfin, de Gengis-Khan et de ses descendans. A propos d’Arabes prédicateurs, il est peut-être intéressant de faire remarquer qu’avant cette éclipse de la puissance de la Chine en Dzungarie, le christianisme avait fait son apparition dans cette dernière région vers le Ve siècle; il y avait été introduit par des missionnaires nestoriens. A son tour, l’islamisme, dès sa création, s’y répandit avec une rapidité qui ne fut nulle part égalée par des cultes rivaux. Quant au bouddhisme, qui lui aussi avait ses adeptes, il était en honneur dans ces contrées avant l’arrivée des missionnaires catholiques et musulmans.

La Dzungarie, dont on n’oubliera pas que le district de Kouldja fait partie, couverte des ruines sanglantes qu’y laissa Gengis-Khan, fut occupée, pendant le règne de ce conquérant et de ses successeurs, par trois tribus nomades de Kalmouks, parfaitement unies entre elles. Leur puissance devint considérable, et, jusqu’au XVIIe siècle et même pendant une partie du XVIIIe, ces tribus dominent sans conteste le pays, de l’Altaï au Thibet. À cette époque, la Chine, qui, comme aujourd’hui, se sentait exposée aux entreprises conquérantes des Occidentaux, dès qu’elle n’était plus maîtresse de la Dzungarie, tenta de recouvrer ce qu’elle avait perdu. Elle y réussit encore. Les Kalmouks furent en grande partie massacrés, ceux qui purent s’échapper se réfugièrent sur les bords du Volga, mais tels étaient les charmes qu’ils trouvaient à leur pays d’adoption, qu’ils y retournèrent quelques années après leur fuite. La Dzungarie fut ainsi encore une fois placée sous le joug des Célestes. On la partagea en sept districts. Celui de l’Ili, traité en vice-royauté, fut divisé en trois départemens qui prirent les noms barbares de Tarbagataï, Kourgara-Ousou et Ili ou Kouldja.

Le plus difficile n’était pas de créer des divisions territoriales, il fallait des familles d’agriculteurs pouvant remplacer celles qui avaient péri par le sabre. On en fit venir de partout, du Turkestan, de la Mantchourie, de la Chine même, sans s’inquiéter si la religion de ces émigrans, des mahométans pour la plupart, ne serait pas en opposition avec celle du pays où on les conduisait de force. On verra plus loin de quelle importance était pourtant la question religieuse, et quelles terribles complications devaient en résulter.


II.

C’est en 1862, presque de nos jours, après diverses tentatives de révolte aisément comprimées, que les mahométans Dounganes et Touranchis s’unirent aux révoltés du Yunnan, du Shen-si et du Kan-Su pour s’affranchir du joug des Chinois. En Europe, on ignore ce que la répression de cette rébellion fit couler de sang et causa de ruines, quelle désolation et quel silence s’étendirent sur des contrées autrefois pleines de vie et dotées de grandes richesses.

L’on n’a peut-être pas oublié la révolte des cipayes contre les Anglais. L’une des causes du soulèvement vint de l’insurmontable répugnance qu’éprouvaient les Indiens à porter à leurs lèvres des cartouches dans lesquelles il entrait de la graisse de porc. Il semble que la rébellion musulmane, dont nous allons raconter quelques péripéties, n’ait pas eu de causes plus sérieuses, d’origine moins futile. Un musulman du Yunnan ne pouvait voir un Chinois manger du cochon sans que ce musulman couvrît le Chinois d’injures. De là des rixes sanglantes d’abord, puis des massacres en masse, des villes assiégées, et bientôt une immense solitude s’étendant sur des provinces réputées pour être les plus fertiles de l’Asie.

C’est, à n’en point douter, dans ces égorgemens sans merci, observés sous toutes les latitudes et ayant l’intolérance religieuse pour cause, que beaucoup de philanthropes puisent les raisons qui leur font repousser tous les dieux et tous les cultes.

Il faut remonter jusqu’en 1855 pour expliquer l’origine de cette guerre terrible qui eut pour résultat de conduire temporairement les Russes au Kouldja, À cette époque, les mines de galène argentifère, situées à cinq jours de marche de Talifou, dans la province du Yunnan, étaient exploitées par de nombreux ouvriers musulmans et chinois. Les premiers, bien qu’éloignés du pays où dominent leurs croyances, n’en suivaient pas moins avec une scrupuleuse rigueur les préceptes du Coran[1]. De là des différences d’habitude qui les tinrent toujours éloignés de leurs compagnons de travail, c’est-à-dire des Chinois, hommes vils à leurs yeux, puisqu’ils mangeaient du porc, nourriture défendue par le Coran aux mahométans comme elle est défendue aux juifs par la loi de Moïse et comme elle sera défendue un jour en France si les Américains persistent à nous empoisonner. En outre, les musulmans ayant eu la bonne aubaine de tomber sur les meilleurs filons, il s’ensuivit des altercations, des scènes de pugilat qui aboutirent départ et d’autre à l’abandon des mines. Il en résulta une guerre de religion qui devait durer, le croira-t-on, seize ans, guerre s’étendant promptement à toutes les provinces chinoises où il y avait des mahométans.

En 1856, le gouverneur du Yunnan résolut de se défaire d’un seul coup et à la même heure des musulmans qui se trouvaient dans le pays ; cette idée féroce lui vint de la crainte de voir ces hôtes gênans échapper lentement au joug de la Chine, aidés dans cette délivrance par leurs coreligionnaires du Turkestan et de la Birmanie. A cet effet, des messagers furent envoyés dans toutes les villes et transmirent aux fonctionnaires l’ordre de faire tuer à jour fixe, par des hommes sûrs et résolus, tous les mahométans qui se trouveraient à 800 lis[2] de la capitale, c’est-à-dire de Yunnan-Fou. Cette nouvelle Saint-Barthélemy eut effectivement lieu le 19 mai 1856. Dans les endroits où les musulmans étaient rares, ils furent égorgés sans résistance aucune; dans d’autres, les malheureux cherchèrent à se défendre, mais surpris, accablés par le nombre, ils durent s’enfuir, laissant leurs maisons en flammes et aussi, hélas! des vieillards et des enfans qui ne furent pas épargnés. La vie fut laissée aux jeunes femmes, mais, bien entendu, aux plus indignes conditions. Cependant les musulmans, à l’ouest du Yunnan, à Tali-Fou, étaient nombreux; secondés dans leur défense par les secours que leur amena un actif bachelier de leur secte, du nom de Tu-Wen-Hsiou, ils purent rester maîtres de la place. Plus au sud, le centre de la résistance s’établit à Kouang-I, ville située sur un plateau d’un difficile accès, position stratégique d’une grande importance.

Chose étrange, ceux que l’on croyait à jamais frappés de terreur ne se rendaient pas ou paraissaient décidés non-seulement à défendre leur vie, mais encore résolus à venger leurs frères assassinés. Ils déployèrent en peu de temps une énergie si redoutable, une vigueur tellement imprévue, que bientôt les impériaux tremblèrent. Après la prise par les musulmans de la ville de Tali-Fu, les Chinois perdirent les régions qui touchent à la Birmanie et au Thibet. La Dzungarie et les pays qui l’avoisinent s’agitaient aussi. Plus de commerce; les voies de l’est et du sud, comprenant, la première la rivière de Canton, et la seconde le fleuve Rouge, où M. J. Dupuis n’avait pas paru encore, étaient en possession de chefs indépendans, qui, comme les Pavillons-Noirs d’aujourd’hui, ne laissaient passer les marchandises que lorsqu’ils le jugeaient convenable, mais non sans avoir perçu au préalable des droits exorbitans[3]. L’émigration était générale, et le moment était venu où ces pays, naguère florissans et industrieux, n’allaient plus être que le théâtre d’une effroyable guerre.

En 1858, les mahométans commandés par un chef de grande valeur, Ma-Hsien, et conseillés par un de leurs grands prêtres, homme d’un vaste savoir, deviennent tout à fait maîtres de la situation. Dès ce moment, les aborigènes montagnards, Paï, I-Jen Miao-tzù, Man-tzù, Lissou, Min-Chia et autres, profitent de la faiblesse des Chinois pour reconquérir leur ancienne indépendance et descendent dans les plaines d’où ils avaient été chassés.

A Pékin, on est tellement occupé du triomphe des rebelles Taipings et des traités qu’exigent les Anglais et les Français, qu’on laisse l’insurrection se développer sans y apporter d’entraves sérieuses. Après un siège de courte durée, Yunnan-Fu, la capitale de la province de ce nom, tombe aux mains des musulmans. Leurs coreligionnaires du Shen-si, du Kan-su et du Kouei-chou, tiennent de leur côté hardiment tête aux troupes impériales. Les rôles sont entièrement intervertis.

« Ici, dit M. Emile Rocher, se place un événement qui va changer la face des choses et imprimer à la guerre un nouveau caractère. » Le grand-prêtre Ma-Tê-hsing et le chef des rebelles Ma-Hsien, quoique vainqueurs, comprirent-ils que leurs conquêtes ne pouvaient être qu’éphémères? Se doutaient-ils que le gouvernement impérial pourrait bientôt diriger des forces contre eux? Ou bien étaient-ils sincères et ne demandaient-ils pas mieux que de mettre d’une façon satisfaisante un terme aux maux qui affligeaient le pays? Toujours est-il qu’ils proposèrent la paix aux mandarins surpris d’une semblable démarche, et qu’elle fut acceptée.

Pour arriver à une convention durable entre Chinois et mahométans rebelles, il fallait nécessairement obtenir l’adhésion de la cour de Pékin; c’était là le côté le plus curieux et le plus difficile de l’affaire. Jusqu’ici, les mandarins avaient dépeint la situation de la province du Yunnan sous les aspects les plus brillans, et Ma-Hsien comme l’âme de la rébellion. Or, d’après la convention, les Chinois avaient dû consentir à accorder à ce dernier le titre de général de brigade, chên-t’ai. Par quelle supercherie pourraient-ils maintenant, sans se contredire, faire admettre l’élévation d’un chef rebelle à l’une des plus hautes dignités militaires de l’année chinoise? Rien n’était pourtant plus aisé dans un pays où le despotisme régnait et où manquaient les communications. Ils persuadèrent à Ma-Hsien, sous prétexte de faciliter les choses, de changer la dernière syllabe de son nom Hsien en celle de Ju-lung, et celui-ci y ayant consenti, le fu-t’ai ou gouverneur de la province et ses collègues purent présenter à Pékin, comme le hbérateur du pays, un nommé Ma-Ju-lung, c’est-à-dire le même individu qui, quelques jours avant, était considéré comme le pire des malfaiteurs.

On ne maîtrise pas une guerre civile ou religieuse aussi aisément qu’on la déchaîne. La soumission de Ma-Hsien ou de Ma-Ju-lung d’après son nouveau nom, et avec sa soumission celle de son armée, n’entraîna pas la pacification du Yunnan. Bien au contraire. Beaucoup d’anciens mineurs avaient contracté l’habitude de cette vie de combats et de pillage, et ne voulaient plus d’occupations paisibles; d’autres, des chefs rebelles, ne se montraient pas satisfaits de la position subalterne qui leur avait été faite dans l’armée impériale, enfin des montagnards, les Miao-tzu et les Man-tzu, neutres jusqu’ici, étaient, comme nous l’avons vu, descendus de leurs hauteurs et avaient coupé la seule route qui, depuis la fermeture des voies du Sud, conduisît au Yunnan. Comme ils vivaient largement de pillage, la fin de cette guerre ruinait leur industrie. Ces Man-tzu sont si peu connus qu’ils méritent une mention à part.

Les Man-tzu sont restés rebelles à toutes les tentatives faites par le gouvernement chinois pour les attirer à lui et les civiliser, — à sa manière, — et cependant, il y réussit ordinairement. Les Man-tzu vivent dispersés sur des hauteurs escarpées ; l’été, ils exploitent les forêts et cultivent des céréales, juste ce qui leur en faut pour vivre. L’hiver, ils s’adonnent à la chasse du daim musqué et du léopard. Une grande partie du musc apportée sur les marchés du Yunnan et du Szuchuan est vendue par ces sauvages. Au dire des Célestes qui les ont vus à l’œuvre, ils sont d’une adresse remarquable, surtout pour chasser le daim. Ils connaissent admirablement les habitudes de ce doux animal, le prennent avec des pièges ou le chassent avec des chiens. Les armes dont ils font usage sont des fusils chinois à mèche, longs de plus de 3 mètres et d’un très petit calibre; pour ajuster, ils se servent de la crosse qui est recourbée et n’épaulent pas. Livrés à eux-mêmes, vivant presque au jour le jour, ils logent pêle-mêle dans de misérables huttes avec les animaux domestiques qu’ils élèvent. Insoucians comme des sauvages, ils se trouvent en proie à une extrême misère lorsque la récolte est mauvaise ou détruite par les intempéries qui se font sentir vivement dans ces hautes régions. S’ils sont poussés hors de chez eux par la faim, ils descendent dans les plaines et prennent ce dont ils ont besoin, et même davantage. D’autres fois, ils suivent les crêtes des montagnes et vont se joindre aux tribus insoumises du Kuei-chou, qui ne reconnaissent pas non plus l’autorité chinoise. En se joignant aux Miao-tzu, ils interceptèrent les communications du Yunnan avec le Nord et pillèrent, tant que dura la guerre, tous les convois qui se trouvaient à leur portée.

Nous ne pouvons suivre jour par jour, année par année, les péripéties de cette longue lutte qui se termina dans le Yunnan, comme dans la Dzungarie et les autres provinces insurgées, par l’anéantissement des rebelles musulmans. Le nombre des villages et des villes détruites, les chiffres des habitans qui furent massacrés dans ces régions, laissent bien loin derrière eux ceux de nos guerres civiles et religieuses. Quant aux supplices qui furent infligés aux vaincus, on peut se figurer leur variété par quelques exemples.

À la reprise de Yunnan-Fou par les armées impériales, des musulmans furent exécutés par vingt coups de sabre, d’autres furent enterrés jusqu’à mi-corps, la tête la première et les jambes en l’air comme des piquets ; ceux qui résistaient avaient les jarrets coupés avant d’être traînés au supplice. À Ch’en-Chiang, les soldats se ruèrent comme des forcenés sur les habitans, tuant, pillant et saccageant tout ce qu’ils rencontraient sur leur passage. Des femmes, épouvantées de se voir livrées à la brutalité des soldats, se suicidèrent en se jetant dans les puits avec leurs enfans ; celles que la peur de la mort avait retenues furent violées et vendues au plus offrant. C’est ainsi que cinq ou six mille créatures humaines subirent un sort infâme. Les vieillards furent, sans exception, passés par les armes et leurs têtes exposées sur les remparts. À l’occupation d’une ville dont le nom nous échappe, un musulman, à la fois prêtre et grand chef, jugeant la situation désespérée, usa de son influence sur les femmes pour les convaincre que le moment de passer dans un monde meilleur était arrivé, que les portes du ciel étaient ouvertes et qu’il fallait profiter de ce que Mahomet appelait à lui ses fidèles pour aller dans son paradis augmenter le nombre des houris. Une grande partie de ces malheureuses s’empoisonnèrent avec de l’opium et en firent prendre par force à leurs enfans. L’une de ces héroïnes, femme d’un général musulman, fit mieux. Prisonnière, ainsi que son mari, des Chinois, elle se dévoua jusqu’à la mort pour le faire évader. Elle y parvint, mais, comme elle s’y attendait, dès le lendemain, on la conduisit au supplice. C’était une femme jeune, d’une merveilleuse beauté et d’une grande valeur. À cheval, toujours au premier rang, elle combattait les impériaux à la tête d’un corps de cavalerie dont la direction lui avait été confiée. Nous étions en Chine lorsque ce fait s’est passé ; la nouvelle de sa mort y fit grand bruit. Enfin, à la suite de la prise de Tali-Fou, le commandant des troupes chinoises voulant fournir une preuve incontestable de la fin de la lutte, expédia aux habitans de Yunnan-Fou vingt-quatre paniers formant la charge de douze bêtes de somme, chaque panier contenant des oreilles humaines cousues ensemble et par paires. Ce hideux trophée fut exposé sur les murailles, au pilori de la ville, avec les dix-sept têtes des chefs qui avaient défendu Tali-Fou.

Il est temps, pour le lecteur comme pour nous, d’en finir avec ce tissu d’horreurs, et cependant il nous est impossible de ne pas raconter la fin héroïque du dernier chef des musulmans au Yun-nan, de Tu Wên-hséou, un homme d’une rare énergie et digne d’une haute destinée.

Le 15 janvier 1873, cet infortuné, qui depuis quelques jours avait fait sa soumission et n’avait plus qu’à livrer son corps au vainqueur, revêtit ses plus beaux habits de cérémonie et, agissant jusqu’au bout de sa carrière en souverain, il fit préparer son palanquin jaune, couleur dont l’empereur de la Chine a seul le droit de se servir. Avant de quitter le palais où il ne devait plus revenir, il dit un dernier adieu à cette résidence dans laquelle s’étaient écoulées les plus belles années de sa vie. Puis, jetant un regard d’adieu sur les montagnes dont la ville de Tali est entourée et qui étaient le but de ses promenades favorites, il avala une boule d’opium et de fiente de paon. Comme ses femmes et ses enfans s’étaient empoisonnés sous ses yeux depuis plusieurs jours, il n’eut que quelques mots à dire à ceux de ses serviteurs qui tristement avaient préparé son départ.

Le parcours que devait suivre le cortège pour se rendre à la porte du Sud était encombré de gens du peuple qui venaient se prosterner encore une fois sur le passage de leur dernier sultan ; ce défilé avait un caractère solennel, et beaucoup de personnes, bien que n’ayant pas eu toujours à se louer de son administration, ne purent cacher leur émotion. Tu Wên-hséou, dont les sens commençaient à être paralysés par le poison, paraissait comme étranger à ce qui se passait autour de lui; cependant, en arrivant aux portes de la ville, il fit un grand effort pour sortir de son palanquin afin de remercier la foule de sa sympathie. Une escorte de soldats impériaux qui l’attendait le conduisit dans le village occupé par le général Yang. Ce dernier se montra respectueux en présence du général vaincu; il lui adressa quelques questions auxquelles Tu Wên-hséou répondit avec beaucoup de difficulté. Yang voyant qu’il ne tirerait que des paroles confuses de cet homme dont les momens étaient comptés, le fit partir pour la résidence du gouverneur, afin que celui-ci pût le voir vivant. Il était déjà trop tard : malgré la diligence qu’y mirent les porteurs, ils arrivèrent lorsque le prisonnier avait perdu connaissance. On le porta devant son farouche ennemi; on essaya de le ranimer, on lui posa des questions, mais tout fut inutile; il rendit bientôt le dernier soupir. Le lendemain, le gouverneur, — un monstre de cruauté, qui n’entra du reste jamais dans un ville ennemie que par la trahison et la duplicité de ceux qui la défendaient, — fit couper la tête au cadavre, et un courrier spécial, chargé de ce fardeau, fut expédié en toute hâte pour la capitale de la province, ù x elle fut mise dans du miel avant son envoi à Pékin.

III.

La Dzungarie demeura soumise à la Chine jusqu’en 1862, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où les Dounganes et les Taranchis s’unirent à leurs coreligionnaires du Yunnan, du Kansu et du Shensi pour proclamer leur indépendance. Si l’on s’en souvient, ces musulmans avaient été conduits en Dzungarie vers le milieu du XVIIIe siècle, à l’époque où la Chine venait de reconquérir l’Asie-Centrale et fait périr, selon sa coutume invariable, tous ceux qui s’étaient révoltés contre elle. Taranchis et Dounganes eussent été probablement plus heureux que leurs coreligionnaires du Yunnan si la division ne s’était mise dans leurs rangs. Au lieu de s’unir pour battre l’ennemi commun, les Chinois, ils se battirent entre eux, et les Taranchis, plus nombreux que leurs adversaires, eurent la triste gloire de vaincre leurs frères en Mahomet.

La Russie, inquiète de son côté de voir à Kashgar un mahométan favori des Anglais, le célèbre Yacoub-Khan, créer un empire, déployer contre les généraux célestes des qualités militaires redoutables, résolut d’entrer en lice. Elle offrit complaisamment à la Chine sa voisine, impuissante à réprimer seule tant de rébellions, d’occuper le Kouldja, de s’installer dans les places fortes et d’y faire la police jusqu’au jour où, victorieuse de ses ennemis, cette même Chine demanderait à reprendre son bien. Celle-ci a vaincu, et c’est précisément à l’occasion de cette restitution et des frais qu’elle a occasionnés que la guerre a failli éclater entre les deux puissances.

Voyons ce qu’est le Kouldja; sa description fera tout de suite comprendre l’avantage que la Russie avait à le garder, et les sacrifices énormes en argent et en territoire que la Chine semble disposée à faire, bien à contre-cœur assurément, pour en rester encore une fois maîtresse. Le territoire qui compose le district de Kouldja est, de l’Asie-Centrale, le seul point fertile où l’homme puisse facilement vivre des produits du sol. Le climat y est doux et tempéré, exempt des grandes variations auxquelles on pourrait s’attendre par suite de la position du Kouldja, au centre de l’Asie. La température moyenne, dans le cours d’une année, est de 10 degrés centigrades; en hiver, c’est-à-dire en janvier, qui est le mois le plus froid de l’année, la moyenne est très près de 2 degrés au-dessus de zéro. Il y souffle un vent très sec, venant brusquement et d’une façon parfois prolongée des bords arides du lac Balkhash. On ne peut mieux le comparer qu’au mistral de notre Provence. Comme la pluie est rare, les Chinois, sans rivaux dans l’art des irrigations. avaient couvert le pays de canaux, mais les guerres successives qui ont affligé le pays les leur ont fait négliger, et aujourd’hui ils sont comblés presque partout. Que les Chinois redeviennent maîtres de la contrée, et, avec leur ténacité habituelle, ils les rétabliront. Ils savent mieux que personne que partout où il y a de l’eau, il y a abondance, et que le désert commence là où l’eau finit.

Les diverses rivières dont le Kouldja est arrosé, la splendide végétation qui en est l’heureuse conséquence et qui fait de tout le pays une sorte de parc naturel, sont d’autant plus remarquables que le Kouldja est entouré de steppes désolées, de marais, de déserts dont l’étendue et l’aridité épouvantent, de montagnes dont les pics aux neiges éternelles s’élèvent jusqu’à l’altitude de 6,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. C’est, on le comprend, une véritable fête des yeux pour le voyageur, qui, pour atteindre cette région fortunée, a dû passer par les mornes solitudes de la steppe russe ou les horreurs du désert de Gobi. Mais combien il est récompensé de ses fatigues par la vue d’eaux fraîches et courantes, de vallées noires d’ombre, de prairies verdoyantes, où, comme dans nos pâturages de Normandie, les chevaux et les bœufs des Kalmouks nomades foulent aux pieds une herbe haute et épaisse!

Au nombre des voyageurs qui ont eu l’heureux privilège de visiter ces lointaines régions et ont su en tirer de bons livres, il nous faut citer MM. Semenof, Fedchenko, Prejevalski, Kouropatkin, Maief, Aristof, Kaulbars, Severtsof, Musketof ; les botanistes Regel et Tetisof, et, en dehors des Russes, deux correspondans de notre société de géographie, MM. E.-M. Muller et Ch.-E. de Ujfalvy.

Le territoire du Kouldja occupe à lui seul une étendue de 25 milles carrés. Il forme un véritable triangle, dont à l’est la gorge sauvage où l’Ili prend naissance forme la pointe. La base est ouverte ; elle est marquée dans presque toute son étendue par une rivière du nom de Barohoudzir, laquelle indiquait autrefois la séparation des deux empires russe et chinois. Quant aux deux côtés du triangle, ils sont tracés, au sud, par le Thian-chan, et, au nord, par l’Ala-Tagh, l’une des ramifications des montagnes de la Dzungarie.

Comme l’a fait remarquer avec beaucoup de justesse le major F.-C.-H. Clarke, dans la savante étude sur le Kouldja qu’il a communiquée, en août dernier, à la Royal geographical Society de Londres, un simple coup d’œil sur ce triangle fait vivement ressortir combien le Céleste-Empire est intéressé à le garder. Tombant entre les mains d’un autre pouvoir que le sien, ses communications seraient coupées avec ses possessions du Sud, dont Kashgar, comme on sait, est la ville principale, et avec ses possessions du Nord, où se trouvent le beau lac et la passe importante de Sairam.

Les vallées arrosées par la Koungesse et la Tekesse, avant que ces rivières aient, en s’unissant, formé l’Ili, ainsi que la vallée où coule un autre cours d’eau du nom de Kash, sont également remarquables par leur fertilité. Elles sont cultivées jusqu’à Koldjiher, c’est-à-dire jusqu’au lieu même où commence la morne steppe, laquelle à son tour s’étend jusqu’à Semirechia.

On récolte dans le Kouldja une grande variété de céréales, et l’on y trouve abondamment la treille, le pommier, l’abricotier, le poirier, tous les fruits savoureux qui devaient croître dans l’Eden biblique. Le riz pousse et mûrit dans les basses terres, ainsi que le coton. Quant aux minéraux, ils sont nombreux, cuivre, manganèse, gypse, soufre, marbre et graphite ; chose étrange, à l’exception du charbon de terre, peu de ces richesses minérales sont exploitées. Cela tient sans doute aux troubles qui n’ont jamais cessé d’agiter le pays.

M. Musketof, un ingénieur des mines, envoyé au Kouldja par le gouvernement russe pour en explorer les plaines et les montagnes, affirme que l’or se trouve, à certains endroits, dans les sables charriés par l’Ili. Il faut bien l’en croire, mais il est probable que ce métal si recherché ne s’y rencontre pas en bien grande quantité, car on ne vit jamais sur les rives de l’Ili rien de semblable à ces bandes de mineurs que l’on vit autrefois affluer en Californie et en Australie. Le même ingénieur a remarqué aussi que le charbon de terre du district de Kouldja, dont les couches en épaisseur varient de 1 à 8 pieds, ne présente pas de traces d’empreintes fossiles. Il en conclut que ce charbon appartient à l’époque jurassique. Quoi qu’il en soit, les officiers russes, botanistes, géologues et autres, qui explorent sans cesse et non sans danger, certes, le Thibet et la Chine, ont tous l’espoir, assure-t-on, de découvrir dans cette partie de l’Asie un nouvel Eldorado. Nous croyons que leurs voyages n’ont point uniquement pour but cette recherche, mais l’auraient-ils, qu’on ne saurait trop admirer le courage de ceux qui les entreprennent, et jamais assez les remercier de nous avoir fait connaître une contrée presque absolument ignorée, il y a peu d’années encore.

Un pays aussi accidenté que celui que nous décrivons n’a pas beaucoup de grandes routes ; des sentiers de chèvres par lesquels les habitans du pays communiquent d’une vallée à l’autre avec assez de facilité, surtout pendant l’été, suffisent. La voie principale, carrossable, est celle qui va de la Chine au Kouldja. Elle commence en quelque sorte à Nankin et continue par Hankow, Ngan-si-chow, Hami et Turfan. Dans cette dernière ville, elle se divise en deux branches : l’une passant par Urumsti, Manass, Chuguchaket Semipalatinsk, et débouchant au Kouldja par la passe dite de Talki ; l’autre, débutant par Karasbaar, Korla, Koucha, Ak-Su et se terminant à Kashgar. Cette dernière route suit une série d’oasis fertiles qui se déploient successivement au pied des Monts-Célestes. Enfin, le Kouldja est encore relié à la grande route postale de la Sibérie, et, par conséquent, à toutes les possessions que les Russes ont dans le Turkestan, par la belle vallée du Barohudzir et le col d’Altyn-Imel. Cette route est parfaitement praticable pour les voitures ; elle offre seulement quelques difficultés au passage des cours d’eau et dans quelques parties fangeuses ou sablonneuse. comme celles que l’on rencontre aux approches de la rivière Ussek. La description des innombrables petits lacets qui se déroulent sur les flancs des montagnes dont le Kouldja est entouré ne serait pas ici à sa place. Ceux que ces détails pourraient intéresser feront bien de lire le beau livre du colonel russe Kouropatkin, intitulé la Kashgarie.

La fertilité du district de Kouldja doit faire supposer qu’on y trouve à chaque pas des villes florissantes et populeuses. Florissantes et populeuses, en effet, elles étaient autrefois ! Aujourd’hui, la vue est partout attristée par le spectacle de maisons incendiées, de villages abandonnés, de tertres nombreux témoignant de la cruauté des vainqueurs ou du désespoir des vaincus.

De tout cela il ne reste que cinq villes : Kouldja, Tarji, Crim-cha-ho-dsi et la cité entièrement chinoise de Lu-Tsu-gun, Il y a deux localités du nom de Kouldja, placées seulement à cinq ou six lieues l’une de l’autre. La première, le Kouldja des Mantchous, comptait jadis soixante-quinze mille habitans ; son commerce sous la domination chinoise était considérable ; aujourd’hui, il n’y a plus de commerce par la bonne raison qu’il n’y a plus un seul habitant. La seconde est le Kouldja des Taranchis, servant en ce moment de résidence aux troupes de l’armée russe d’occupation. Cette ville est un fouillis de ruelles et de rues qui s’entre-croisent sans alignement ; elle est entourée de murailles en terre flanquées de portes en briques où aime à s’assembler une population curieuse à regarder en raison de la variété des types et des races. Il s’y trouve une citadelle dont les murailles, en terre également, ont jusqu’à 30 pieds de hauteur avec une épaisseur proportionnée. On y entre par quatre portes défendues à l’extérieur par quelques ouvrages. Au centre de la citadelle s’élèvent une belle mosquée et quelques bâtimens qui servent d’écoles. Au dehors, et à l’est, on rencontre une large place, décorée d’arbres et que bordent des maisons occupées par des marchands russes et tartares. Ils y font un assez fort commerce de tabac et d’objets manufacturés. Tout auprès se trouvent les échoppes des Sartes et quelques misérables huttes dans lesquelles on peut voir exposées toutes sortes de friperies. Le quartier chinois est le plus curieux et le plus animé. C’est un coin de la Chine au Kouldja.

Dans la campagne, çà et là, quelques villages cherchent à se reformer ; ils réussiront à se relever entièrement, s’il y a stabilité et sécurité pour les habitans. Il faut, pour cela, que les Russes, avant de rentrer chez eux, imposent au gouvernement chinois l’obligation sévère de ne pas tourmenter la population musulmane, soit en raison de son ancienne révolte, soit pour cause de religion. Les Chinois sont tolérans en toute chose plus qu’on ne le croit en général, et s’ils ont quelquefois inquiété nos missionnaires, c’est parce que ceux-ci les troublaient hors de raison dans leur foi et dans leurs usages. Dès que les apôtres modernes se sont sentis moins soutenus par notre gouvernement, leur zèle s’est modéré, et personne en ce moment ne songe plus à les martyriser. Il sera donc peu difficile aux musulmans de pratiquer ouvertement leur religion. Ce qui sera moins aisé à obtenir, ce sera la promesse des mandarins de ne plus poursuivre les familles mahométanes qui de loin ou de près se trouvèrent mêlées aux derniers troubles. Mais la Russie, assure-t-on, a non-seulement demandé pour elles et d’une façon absolue un pardon complet, mais encore une parcelle de territoire où elles puissent se réfugier.

La population musulmane est assez considérable pour que l’on s’y intéresse. Au Kouldja seulement, on compte quarante mille Taranchis professant la religion de Mahomet, ainsi que dix mille Dounganes et cinq mille Siboes ou Chinois. Les Taranchis sont sédentaires. Les Kirghises, les Kalmouks et les Torgouts, au nombre de soixante-quinze mille environ, représentent la partie flottante ou plutôt nomade. Ils adorent Bouddha. On y voit aussi des Solons, des Daours, des Mantchous, des Juifs, des Afghans, des Indous et des Sartes.

Les Taranchis et les Dounganes, si l’on s’en souvient, furent conduits de force par les Chinois en Dzungarie, il y a plus d’un siècle et demi, pour repeupler le pays. Les premiers sont d’une race turco-tartare, mélangée de sang aryen et provenant de provinces situées à l’est du Turkestan. Ils sont essentiellement agriculteurs, et le mot taranchis n’a pas d’autre signification. Ils forment la partie la plus importante de la population du Kouldja ; on les trouve sur la rive droite de l’Ili, ainsi que sur les bords de la rivière Kash. Les Taranchis parlent le turc oriental et sont de fervens musulmans.

Les Dounganes passent pour descendre des anciens Ouigours qui habitaient autrefois les provinces ouest de la Chine, et qui avaient comme nous l’avons indiqué, une histoire, une littérature et un langage à eux. Ils se sont si bien assimilés aux Chinois qu’ils en ont pris aujourd’hui les coutumes, le langage et les femmes. Toutefois ils sont restés fervens musulmans. Ils vivent eux aussi sur la rive droite de l’Ili entre Kouldja et Mazor. Les Siboes ou Sebes sont le résultat d’unions entre Kalmouks et femmes chinoises. Ils furent conduits également au district de Kouldja par les Chinois en qualité de colons militaires. Ils ont leur résidence sur la rive gauche de l’Ili. Les Torgouts et les Kalmouks errent dans les vallées baignées par les rivières Koungesse, Tekesse et Kash, mais, en dehors du district, aux environs de Karashaar. Ils ont de nombreux troupeaux et forment d’excellens chevaux; en temps de guerre, le gouvernement chinois les utilise comme éclaireurs. Les Kalmouks représentent le type pur du vrai Mongol; on croit que ce sont les seuls descendans des premiers habitans de la Dzungarie. Ils sont bouddhistes et détestent cordialement les musulmans, par lesquels beaucoup des leurs furent égorgés quand Dounganes et Kirghises s’entretuaient.

Dans les hautes vallées de l’Ili, sur les pentes fertiles des monts Borokhoro, et dans les hauteurs qui séparent la Tekesse de l’Ili, existent d’autres tribus nomades, des Kirghises, d’origine turco-tartare. Il y a aussi des Kara-Kirghises qui, dans l’été, viennent de Semirechia pour faire paître leurs troupeaux près des sources de la Tekesse. Ils ont une grande ressemblance avec les Kalmouks, mais ils parlent un dialecte différent, celui de Jagataï. Les Solons et les Daours sont aussi de race mongole et bouddhistes. Comme toujours, les Chinois que l’on trouve au Kouldja, — en général de basse extraction, car beaucoup d’entre eux sont des criminels déportés, — ont en leurs mains le commerce des villes. Enfin, les Sartes proviennent du Tashkend et du Rho-Kaur. Ils font aussi du commerce, mais d’une façon misérable; il ne leur reste à prendre que ce que les fils de Confucius leur permettent de glaner, c’est-à-dire peu de chose quand on passe après eux.


IV.

C’est quelque temps après la mort mystérieuse de Yacoub-Khan, le sultan de Kashgar, que la Chine songea à réclamer à la Russie la restitution du Kouldja. A cet effet, elle envoya en Europe celui de ses sujets qu’elle croyait le plus habile à négocier cette affaire, bien simple pourtant en apparence, le censeur Chung-How.

Nous eûmes l’occasion de voir cette excellence chinoise à son passage à Paris, ainsi que son personnel de conseillers et de secrétaires. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, à la physionomie douce et de manières simples. On voyait clairement alors une certaine résignation empreinte sur ses traits ; sachant ce qui s’est passé depuis cette rencontre, on peut assurément croire que c’était la résignation d’un homme comprenant chaque jour de plus en plus la difficulté de sa mission en Europe ; peut-être prévoyait-il déjà le sort qui lui était réservé en cas d’insuccès.

On ne l’ignore pas sans doute, l’insuccès tut complet. Chung-How, circonvenu par l’habileté de la diplomatie russe, consentit à payer au nom de son empereur tout ce qu’on lui demanda pour frais d’occupation, puis il céda encore à ses adversaires une partie du Kouldja et divers points stratégiques qui leur permettraient d’entrer en Chine quand bon leur semblerait. De si larges concessions valurent au malheureux envoyé la prison, la dégradation et deux jugemens, l’un qui confisquait ses biens, l’autre qui le condamnait à mort.

Par quels argumens la diplomatie russe arracha-t-elle de si notables avantages ? Personne n’en a reçu la confidence de Livadia, mais nous les trouvons dans une brochure portant le titre de Conflit entre la Russie et la Chine, brochure évidemment semi-officielle, écrite par M. F. Martens, professeur à l’université de Saint-Pétersbourg[4].

Le savant professeur, sans remonter au déluge, va pourtant jusqu’à l’année 1567 pour prouver que cette malheureuse Chine, malgré les kow-tow ou génuflexions des ambassadeurs russes à Pékin, n’a jamais tenu ses promesses et qu’elle s’est jouée à toutes les époques des sujets des tsars. Il cite à l’appui des griefs des Russes la mission de Spafari en 1676, le traité de 1689, signé par Golowine et Nertchinsk, les négociations du comte Sawa Wladislawitch Ragousinsky, qui signa en 1727 le traité de, Kiachia, enfin il arrive à l’occupation récente du district de Kouldja, pour dire une chose dont chacun est convaincu, c’est qu’il n’est jamais entré dans l’esprit de la Russie de se faire « la concierge » du gouvernement chinois. Tout cela pour prouver sans doute aux ambassadeurs du Céleste-Empire qu’on ne pouvait rendre le fameux district sans une compensation pécuniaire, — chose juste, — et aussi sans des garanties territoriales assurant la tranquillité des possessions russes de l’Asie centrale, ce qui l’est moins. Malgré toute l’habileté déployée par M. Martens, on se demande encore pourquoi la Russie, après avoir obtenu cinq millions de roubles pour paiement de ses services amicaux, a subsidiairement exigé les meilleurs points stratégiques du Kouldja. La thèse de l’éminent professeur n’éclaire pas ce point intéressant. Faut-il le dire? nous n’eussions pas coupé la tête à notre ambassadeur Chung-How, mais nous eussions hautement blâmé sa faiblesse.

Lorsque la nouvelle de ces concessions fut connue à Pékin, la stupéfaction fut grande. A cet étonnement succéda bientôt la colère, et les hauts dignitaires de l’empire, consultés, déclarèrent Chung-How coupable de félonie; en raison de ce crime, il fut condamné à mort ainsi qu’à la confiscation de ses biens. Ces biens, paraît-il, ont une valeur équivalente à la somme réclamée par les Russes. Mais ce n’est pas tout; il se forma aussitôt deux partis dans l’Empire-Céleste qui faillirent y faire éclater une guerre civile : l’un pour déclarer la guerre à la Russie; l’autre pour maintenir la paix. A la tête du premier se trouvaient les ennemis de l’ambassadeur en disgrâce, ennemis nombreux et influens, puisqu’ils avaient obtenu contre lui une condamnation capitale et la confiscation de sa fortune.

Le plus exalté d’entre eux, celui qui demandait la mise à mort immédiate de Chung-How et à marcher sur l’heure droit aux Russes pour les déloger du Kouldja, était Tso-Tsung-Tong, le célèbre vainqueur des rebelles musulmans en Dzungarie, et exerçant à ce titre une grande influence sur l’esprit des deux impératrices qui gouvernent la Chine en attendant la majorité de l’empereur. L’autre parti avait à sa tête le prince Kung et le vice-roi de Chih-li, Li-Hung-Chang. Le prince Kung, homme de grand savoir, a été de tout temps favorable à des idées de progrès et de réformes; c’est à lui que l’on doit l’admission des Européens à Pékin et les mesures libérales édictées en notre faveur. Il a été, en un mot, l’ami des Européens, autant qu’il lui a été permis de l’être dans un pays où nous sommes exécrés depuis des siècles.

Li-Hung-Chang est de pure race chinoise; pour le caractériser, nous n’avons qu’à dire aux lecteurs que, sur le cachet qui scelle ses actes, deux mots seuls figurent: Loyauté et Justice. Il a de nombreux ennemis à la cour, mais, comme il dispose d’une armée de deux cent mille hommes, qu’il tient en ses mains les fortifications du Pei-ho et de Tien-Tsin, il se rit des intrigues qu’on noue contre lui à Pékin. Un lettré de ses compatriotes, au courant des affaires d’Europe, a dit : «Par ses talens diplomatiques, par ses connaissances en stratégie militaire, Li-Hung-Chang est à la fois le Bismarck et le de Moltke de la Chine. »

Les Russes, en apprenant ce qui se passait à Pékin, firent leurs préparatifs de guerre; les arsenaux de Cronstadt se vidèrent au point qu’à l’heure où nous traçons ces lignes, on peut voir dans les mers de Chine jusqu’à vingt de leurs vaisseaux de guerre et des troupes de débarquement. Par un mouvement dont on comprendra la dignité, ils firent savoir aux ministres chinois que, si la sentence rendue contre Chung-How était exécutée, une guerre immédiate entre les deux empires serait la conséquence de cette exécution.

La Chine, malgré l’imperfection de son organisation militaire, la vénalité de plusieurs de ses généraux qui font à l’instar de notre dernier empire figurer sur le papier des bataillons qui n’existent pas, n’est pas une puissance tout à fait à dédaigner. On croit que son armée est de 602,000 hommes, dont 87,000 de cavalerie, 195,000 d’infanterie, dite de campagne, et 320,000 n’ayant d’autre mission que celle de garder les grandes villes et places frontières. Peut-être que la moitié seule de ces forces pourrait entrer en campagne, attendu que, l’armée chinoise étant dispersée sur une superficie de A millions de kilomètres carrés, il serait impossible, faute de chemins de fer et de grandes voies, de réunir beaucoup de soldats sur un seul point. Les mêmes difficultés existent, il est vrai, pour les Russes, et il en coûterait cher à leur trésor si une armée de 50,000 hommes avait pour mission d’envahir la Chine par le Kouldja.

Les fortifications qui défendent l’approche des ports chinois sont munies généralement de canons Krupp. Les torpilles et la manière de s’en servir sans danger ne sont pas non plus inconnues à la Chine. Elle a des arsenaux peu nombreux, il est vrai, mais ceux qu’elle a sont presque tous dirigés par des Européens. Celui de Shanghaï a été créé il y a déjà treize ans; on s’y occupe de constructions navales, de fabrication d’armes portatives et de projectiles. Il s’y trouve une poudrerie qui peut fabriquer par mois 20,000 livres de matières explosibles. A Tien-Tsin, il y a aussi des poudreries, et l’on y confectionne également des armes, des cartouches métalliques, des projectiles de forte dimension, de l’artillerie de côte, et des fusils Remington. L’arsenal de Fou-tcheou n’est destiné qu’aux constructions navales; il est admirablement organisé à la française.

Enfin l’arsenal de Canton est remarquable par de bons ateliers d’où sortent des canons Gatling. et des armes portatives gigantesques, destinées plutôt à produire sur l’ennemi une impression morale désagréable qu’à lui faire beaucoup de mal. Il est même nécessaire de constater à ce propos que l’on voit encore en Chine, bien plus qu’on ne le suppose, des soldats armés d’arcs, de flèches, de boucliers sur lesquels sont peints des monstres effroyables à voir. Beaucoup de Braves, — et c’est le plus grand nombre, — ont toujours l’ancien fusil à mèche. Il est des corps d’élite, peut-être cinquante mille hommes au plus, armés de fusils à tir plus ou moins rapide, manœuvrant très bien à l’européenne, et cela au commandement d’officiers chinois.

Depuis trois ans, les instructeurs étrangers ont reçu leur congé ; l’un de nos amis, qui vient d’assister à Canton au spectacle d’une revue de troupes disciplinées à l’européenne, nous affirme qu’il a été émerveillé de ce qu’il y a vu. Mais le noyau de l’armée chinoise, d’où sortira dans un avenir une force redoutable, est à Pékin. C’est la garde qui, au nombre de dix-sept mille hommes, est chargée de protéger l’empereur et la résidence impériale. Cette troupe choisie est divisée en six bataillons, dont quatre sont armés de fusils se chargeant par la culasse, et deux de « fusils à mèche. » On sait, sans doute, qu’il faut deux hommes pour manœuvrer ces armes à mèche : l’un pour les porter, l’autre pour les pointer et y mettre le feu. C’est une heureuse chance si, au sixième coup, ces fusils étonnans n’éclatent pas et ne tuent pas raide leurs porteurs.

Il est difficile de savoir avec exactitude quelles sont les forces navales de la Chine; cependant nous croyons peu nous tromper en avançant qu’elle peut disposer de douze grands bateaux à vapeur de guerre, de trois frégates et de quinze canonnières. A Canton, il y en a dix de celles-ci. A l’abri des forts de Taku, on peut voir la flottille des canonnières anglaises, dite « la flotte alphabétique, » parce que chacune des canonnières porte le nom d’une lettre de l’alphabet grec. La Chine n’a pas de vaisseau cuirassé, et cette grave lacune dans son armement lui a été fatale à l’époque où les Japonais sont venus la braver à Formose et aux îles Liou-Chou. Ce colossal empire chinois, tenu en échec en raison d’une infériorité d’armement par son vaillant petit voisin le Japon, est un fait bien digne d’être médité. On nous assure qu’il se construit actuellement sur divers chantiers d’Europe des vaisseaux destinés à combler ce vide important.

Pendant que l’Empire-Céleste était dans la fièvre de ses armemens, Li-Hung-Chang reçut la visite d’un de ses anciens amis, le colonel Gordon, officier anglais d’un grand mérite. A l’époque de la révolte des Taïpings, le colonel Gordon avait pris du service dans l’armée impériale et il avait puissamment contribué à la défaite des rebelles. Ses conseils pouvant être encore utiles à la Chine dans la nouvelle crise qu’elle traversait, il était venu voir par lui-même dans quel état se trouvaient les armemens et formuler, après mûr examen, une opinion qui devait avoir un grand poids à Pékin. Le colonel anglais conseilla la paix, mais il vit les Chinois tellement exaspérés qu’en les quittant il crut devoir leur laisser un mémoire dont nous allons donner un résumé.

« La Chine, dit le colonel Gordon dans ce travail, possède depuis des siècles une organisation militaire à laquelle il ne faut rien changer parce qu’elle répond aux aptitudes de la race. C’est dans le nombre qu’est la force de la nation. Quelle que soit la supériorité militaire de l’ennemi, il doit finir par succomber... Ne jamais engager de batailles rangées où la supériorité des armemens et de la stratégie de l’ennemi pourrait infliger des désastres. Il faut le harceler sans cesse, l’attaquer de jour dans ses marches et la nuit dans ses haltes, couper ses convois, enlever ses positions. Au moyen de quelques pièces à longue portée et légères, envoyer des projectiles dans ses camps, se retirer s’il avance : les alertes incessantes, les privations viennent à bout des meilleures troupes. Or, tandis que le soldat européen plie sous le poids des vêtemens, des munitions et des armes, le Chinois devra, par la légèreté de son accoutrement, sa sobriété sans égale, fatiguer un ennemi bien inférieur en nombre. Pour cela, il est inutile d’avoir une artillerie coûteuse et peu pratique lorsqu’on n’a pas de nombreuses routes suffisamment entretenues; les fusils devront être à tir rapide, mais très simple, d’un modèle uniforme et de construction solide. Leur portée à 1,000 mètres est suffisante... Les signaux et communications devront être entretenus au moyen d’héliographes... Il y a lieu de continuer les forts en terre et de faire instruire des corps de troupe dans l’art de pratiquer des tranchées pour l’approche des places. Si l’ennemi ouvre une brèche et donne l’assaut, ne pas résister, s’enfuir...

« Pour la défense des côtes et des passes, des mortiers peu coûteux sont préférables aux grandes pièces de siège, dont les prix sont énormes et qui ne sont pas efficaces contre certains cuirassés. Ne pas essayer l’emploi des torpilles perfectionnées, dont le prix considérable rendrait le nombre insignifiant sur une vaste étendue de côtes comme celle dont la Chine est dotée; multiplier, au contraire, de très simples appareils ; l’appréhension de l’ennemi sera beaucoup plus considérable et la chance de le détruire plus grande. Les forces navales devront être constituées sur les mêmes principes. Les grands cuirassés coûtent des sommes énormes et rendraient peu de services. Il faut des avisos rapides, tirant peu d’eau et dont le blindage ne sera pas considérable... Aussi longtemps que Pékin sera capitale, la Chine ne peut lutter contre un état de première classe ; cette ville est trop près de la mer. La reine doit être au centre de la ruche... La Chine peut, sans l’assistance d’un officier étranger de haut rang, exécuter ce programme ; il est préférable, si elle engage des étrangers, de s’adresser à une seule nation en laquelle elle aura toute confiance; cela vaut mieux que de courir le risque de prendre çà et là des officiers qui en seraient plus ou moins dignes. »


V.

Le programme militaire du colonel Gordon ne nous paraît pas sans valeur, et il frappera par son côté pratique les hommes de guerre comme il a dû frapper l’esprit politique des ministres russes. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas cela qui eût empêché la Russie de faire la guerre pas plus que l’énumération que nous avons faite des forces chinoises. La Russie eût battu sur terre la Chine à plate couture et elle l’eût ruinée par-dessus le marché en bloquant ses ports. Mais, sans parler de la question d’Orient, toujours à trancher, la Russie, comme nous l’avons dit au début de cette étude, a déjà beaucoup à faire dans l’Asie-Centrale. Les bulletins du brillant et brave général Skobeleff nous l’ont plus que suffisamment appris.

La Russie, — bien qu’en droit d’exiger par la force l’exécution du traité de Livadia, — la Russie, disons-nous, donna sagement à entendre qu’elle prêterait encore l’oreille à de nouvelles propositions. La Chine, de son côté, se prêta à un nouvel arrangement; mais se défiant désormais de ses ambassadeurs, elle demanda instamment que les nouvelles négociations eussent lieu dans sa capitale. Son adversaire s’y étant refusé, le marquis de Tseng, ambassadeur de Chine à Paris et à Londres, reçut l’ordre de partir pour Saint-Pétersbourg. L’excellence chinoise s’y est rendue assurément à contre-cœur et en se promettant sans doute d’éviter le sort de son prédécesseur. Aujourd’hui, le traité de Livadia a été déchiré; un nouveau traité est en vigueur, et on peut croire ce dernier définitif, du moins pour quelque temps, puisque le négociateur n’aura rien accordé, rien signé sans en avoir au préalable donné avis à son gouvernement. La télégraphie électrique a été pour l’ambassadeur chinois d’un grand secours, et ce sera de l’ingratitude s’il n’en recommande pas l’emploi chez ses compatriotes. Aujourd’hui encore, l’électricité s’arrête aux frontières du Céleste-Empire.

Nous n’avons pas la prétention d’avoir pu pénétrer bien avant dans les chancelleries russe et chinoise, les mieux gardées du monde, et cependant nous affirmons l’exactitude de ce que nous allons communiquer au lecteur. C’est le 1er septembre de l’année dernière qu’à Saint-Pétersbourg commencèrent les nouveaux pourparlers. Indépendamment du marquis de Tseng, secondé par notre éminent compatriote, M. Prosper Giquel, les personnages dont les noms suivent y prirent part : MM. Giers, baron Jomini, général Milutine, Abaza et son excellence Butzof, ambassadeur de Russie à Pékin. Des deux côtés on chercha de bonne foi une solution pacifique à la question du Kouldja. Si la Chine avait légèrement conscience de son infériorité militaire, la Russie, de son côté, n’oubliait pas que son trésor ne souffrait pas d’une pléthore, que les dernières convulsions de la question d’Orient nécessitaient sa surveillance et qu’enfin elle avait déjà une guerre fort ennuyeuse à soutenir contre les Tekke Turcomans. Une des premières conditions imposées à la Chine fut celle de mettre en liberté l’ex-ambassadeur Chung-How. A cela point de refus, et l’on nous saura certainement gré d’avoir fait connaître en quels termes la Chine a noblement pardonné. Voici la traduction du décret impérial :

« Chung-How, envoyé par nous en Russie en qualité d’ambassadeur, ayant violé nos instructions, accepté des clauses impraticables et outre-passé ses pouvoirs, nos hauts fonctionnaires d’état réunis en conseil, après délibération, décidèrent que Chung-How serait décapité à la fin de l’automne de la présente année en punition de ses fautes.

« Mais maintenant nous apprenons qu’en dehors du palais cette sentence est très discutée et qu’elle est considérée par beaucoup de personnes comme une offense faite par la Chine à la dignité de la Russie. Le trône impérial est bien loin d’avoir jamais eu cette intention. La Chine, depuis deux cents ans, vit sur un pied de paix avec la Russie ; c’est certainement notre désir que cette paix continue jusqu’à la fin des temps et que rien ne vienne rompre les relations amicales qui règnent entre les deux puissances.

« Chung-How devait agir selon nos instructions et, comme ambassadeur, porter tous ses soins dans ses négociations avec la Russie ; à la légère, il a donné son assentiment à des stipulations que la Chine est hors d’état de remplir. Cette conduite coupable appelait sur lui un châtiment. Dès lors, le trône impérial avait dû se conformer aux usages, et c’est pour cela qu’il maintient qu’en condamnant Chung-How à la peine de mort, il n’avait fait qu’appliquer la loi qui frappe en pareil cas tout ambassadeur chinois. Il ne peut dès lors y avoir dans cette application de la loi rien d’offensant pour la Russie. Mais comme la sentence prononcée contre Chung-How doit être connue à de longues distances, nous craignons que les faisons qui motivèrent cette mesure ne soient dénaturées en passant de bouche en bouche, que la conduite de la Chine dans cette affaire ne soit pas bien comprise, qu’il en résulte pour elle de la haine, du mépris, et que les relations amicales qu’elle entretient avec d’autres puissances ne s’en trouvent altérées.

« En conséquence, agissant en dehors de nos statuts et par une grâce spéciale, nous annulons temporairement la sentence de décapitation prononcée contre Chung-How et exécutoire après cet automne. Il sera néanmoins détenu en prison jusqu’à l’arrivée du marquis de Tseng à Saint-Pétersbourg, et sachant alors à quoi nous en tenir en toute cette affaire, nous la réglerons, s’il y a lieu, par un nouveau décret. Dès que le marquis de Tseng aura connaissance de la présente notification, il fera savoir au gouvernement de Russie que la sentence de mort prononcée contre Chung-How a été temporairement rapportée, et que cet acte de clémence est une preuve évidente des sentimens d’amitié que la Chine entretient à l’égard de la Russie.

« Dans le nouveau traité qui va être négocié, que le marquis de Tseng agisse à sa guise, qu’il obtienne une solution favorable et conforme aux volontés que nous lui avons déjà fait connaître ! Qu’on respecte ceci! »


VI.

Revenons aux négociations.

La Russie avait primitivement exigé une somme de 9 millions de roubles pour s’être constituée, comme nous le savons, la gardienne complaisante du Kouldja; les 9 millions ne furent pas contestés ou du moins la Chine consentit à les payer. Dans le traité de Livadia, la Russie avait obtenu l’occupation définitive de certains défilés qui la rendaient absolument maîtresse des portes de la Chine à l’ouest et au sud; avec le marquis de Tseng elle consentit à les abandonner et à ne prendre qu’une vallée située dans la province de l’Ili. Cette concession lui était absolument indispensable, son intention étant d’y donner asile aux Dounganes musulmans, à tous ceux qui s’étaient empressés de changer de nationalité à la nouvelle du départ possible de l’armée russe d’occupation. Les Chinois, gens vindicatifs, n’eussent pas en effet manqué de massacrer un jour jusqu’au dernier de ces anciens rebelles. Les mettre à l’abri de toute vengeance rétrospective était une question d’honneur pour une grande nation comme la Russie. M. le marquis de Tseng, heureusement, le comprit, et la vallée en question changea de maîtres. La Russie a aussi obtenu l’ouverture d’une route qui, partant d’une ville frontière de Sibérie, ira aboutir à Hankow, ville chinoise, port important, où les traitans de cette nation ont accaparé tout le négoce. Les marchands russes ont fait là de si belles affaires qu’ils y élèvent en ce moment une église dont le coût est évalué à 250,000 francs. La promesse d’ouvrir un chemin qui permettra de circuler entre la Chine et la Russie est d’une importance capitale pour cette dernière puissance, et c’est pour cela que l’on a tellement insisté à Saint-Pétersbourg pour se l’assurer.

Mais ce n’est pas tout. Indépendamment de la facilité que ce chemin donnera aux Russes pour pénétrer en Chine en temps de guerre, il faudra aussi que cette route leur soit utile en temps de paix. Dans cette intention, les négociateurs du traité ont encore obtenu, assure-t-on, de l’ambassadeur chinois, le droit pour leurs nationaux de circuler dans toutes les provinces de l’Empire-Céleste, d’y faire du négoce, deux privilèges refusés, — qu’on le remarque bien, — jusqu’à ce jour aux Français et aux Anglais.

Ce qu’il y a de fâcheux pour l’Europe occidentale dans cette dernière concession, si elle a été faite, c’est qu’elle porte une grave atteinte au commerce des autres nations. La Russie, avec les facilités qui vont lui être octroyées, aura en quelque sorte le monopole des transactions commerciales qui se font aujourd’hui dans les régions ouest et nord-ouest de la Chine. Le mal sera moins grand pour la France si nous nous décidons enfin à prendre le Tonkin. L’ouverture du Fleuve-Rouge au commerce pourra faire une concurrence avantageuse à la Russie en accaparant le transit des marchandises du Yunnan et de quelques autres riches provinces du sud-ouest. Quoi qu’il en soit, à l’heure actuelle, les Russes sont autrement favorisés par la Chine que ne le sont toutes les puissances qui ont eu des traités avec elle. Des réclamations sont inévitables. On peut être persuadé que l’Angleterre, la plus lésée dans cette affaire, va demander pour ses sujets d’être traitée sur le pied des nations les plus favorisées. La France la suivra sans doute si elle ne la précède pas. Les deux peuples qui ont versé leur sang et dépensé leur or pour enfoncer les portes fermées de la Chine ne peuvent venir après ceux qui n’ont rien fait.

Malgré l’assurance qui nous arrive de tous côtés d’une solution heureuse de la question du Kouldja, la Chine n’en continue pas moins ses armemens, et la Russie n’a point donné à sa flotte l’ordre de rentrer à Cronstadt. C’est qu’en vérité, d’après ce qui précède, on doit comprendre que les Chinois ne soient pas très satisfaits : ils accordent beaucoup et ne reçoivent rien. Aussi avons-nous dit dès le principe qu’un traité signé dans de telles conditions pouvait n’avoir pas une longue durée. Ici comme ailleurs, la force a primé le droit, et puisque cette odieuse maxime semble devoir triompher sous toutes les latitudes, les peuples bien avisés ne doivent plus hésiter, coûte que coûte, à se tenir à la hauteur des autres peuples. Mais qu’ils se gardent de la dépasser pour ne pas être, comme eux, tentés de se jeter dans de périlleuses aventures sans gloire et sans résultat durable.

En attendant le jour de la revanche, la Chine, paraît-il, songerait à utiliser les forces qu’elle a mises sur pied en déclarant la guerre au Japon. Les prétextes ne lui manquent pas, et les premiers qu’elle mettra en avant seront ceux de l’expédition de Formose et de l’occupation récente des îles Liou-Chou. Les Chinois gagneraient cependant peu de chose, selon nous, à se brouiller avec le Japon. Ils y trouveraient peut-être l’occasion de relever par les armes un prestige qui leur manque, le prestige militaire, mais ce serait tout.

L’usage que la Russie veut faire des bâtimens de guerre qu’elle a actuellement dans l’extrême Orient est autrement utile que ce que veut entreprendre la Chine, et cela lui vaudra assurément la reconnaissance de l’Europe et des États-Unis. On assure qu’elle désire s’emparer de la Corée, pays absolument barbare, fermé au commerce, à la civilisation, où l’on ne peut aborder, à la suite d’un typhon, d’un naufrage, ou pour renouveler les provisions d’eau douce, sans s’exposer à un massacre. Que la Russie mette ce projet à exécution, qu’elle y réussisse, — cela ne fait aucun doute, la Russie le voulant, — et nous applaudirons avec toutes les nations civilisées. Il est temps, en effet, que la Corée reçoive d’une main vigoureuse le châtiment dû à ses outrages et à ses crimes. En se chargeant de l’appliquer, la Russie est certaine d’atténuer l’impression qu’a produite sur les esprits impartiaux la manière dont elle avait voulu restituer, tout d’abord, le Kouldja aux infortunés disciples de Confucius.


EDMOND PLANCHUT.

  1. Voir la Rébellion musulmane au Yunnan, par M. Émile Rocher ; Paris,1880, Ernest Leroux.
  2. Le li,1 kilom. 620.
  3. Voir l’Annexion du Tonkin dans la Revue du 15 septembre 1880.
  4. Bruxelles,1880 ; Muquardt.