Choses d’Espagne/02

La bibliothèque libre.
Choses d’Espagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 504-528).
◄  I
CHOSES D’ESPAGNE

II[1]


IV

Notre histoire et celle de l’Espagne forment un corps de doctrine sur les rapports du droit et de la force. Rappeler ce corps de doctrine, clair, ancien, constant, nous paraissait le plus sûr moyen de maintenir l’Espagne en concorde avec nous et en fidélité avec elle-même.

Dans l’irritante formule : la force est le droit, tout n’est pas faux. Il y a entre l’énergie physique des hommes une inégalité native qui donne aux mieux pourvus un avantage, non un droit. Mais cette vigueur native, que la mollesse et les vices dépravent, se conserve et s’accroît par l’exercice du travail, la discipline de la sobriété, la continence des mœurs. Il y a donc, entre les puissances du corps et les puissances morales un rapport, et un gouvernement de la matière par l’esprit. La supériorité guerrière d’un peuple n’est pas faite uniquement par la dimension des poings, mais encore par la valeur des armes et de la tactique, laquelle supériorité s’acquiert par l’application et les ressources de la pensée. La force est donc pour une part la récompense d’efforts intellectuels et de vertus morales. À ce titre, elle peut prétendre au prestige, inspirer le respect, et quand son emploi légitime la fait dans le monde protectrice des faibles contre la violence, la force est le droit. Mais quand elle s’exerce contre l’indépendance d’un peuple, et plus encore quand elle travaille à l’asservissement de tous, elle détruit le droit.

Elle le détruit, fût-elle employée, par le plus magnifiquement doué des peuples, à étendre partout les ressources de sa culture. Car le plus riche en dons ne les a pas reçus tous. Chaque race se distingue des autres par des aptitudes et des vertus qui lui sont propres, et constituent son apport particulier à la civilisation commune. Des États médiocres de population et dénués de vigueur agressive sont parfois les premiers par la gloire de leurs lettres, leur culte des arts, leur privilège de propager la générosité et l’espoir dans le monde. Ces énergies, pour être les moins créatrices de force matérielle, ne sont pas les moins utiles, les moins nobles, les moins sacrées. Si un État trop idolâtre de soi-même pour respecter les autres, avide, réaliste, dur, ennemi des chimères et qui parmi ces chimères compte la justice et la pitié, emploie la contrainte pour imposer silence aux génies différens du sien et réduire les peuples aux qualités qu’il possède, aux desseins qu’il poursuit, aux pensées qu’il conçoit, il appauvrit l’humanité. Plus encore qu’il n’en mutile la richesse présente, il en menace l’avenir. Pour substituer ainsi, dans la civilisation du monde, aux spontanéités de toutes les races la discipline autoritaire d’un seul peuple, il faudrait au moins qu’il fût sûr de durer sans vieillir. Si la vigueur de son hégémonie s’affaisse en une décadence, quel sort prépare-t-il à la société humaine quand elle n’aura, pour se conduire, ni ses énergies à elle, qu’il aura détruites, ni ses énergies à lui, qu’il aura perdues ? Si cette force prétend être légitime comme arme d’un civilisateur violent, où est la preuve que le plus violent, au moment même de sa victoire, soit le plus civilisateur ? C’est par sa supériorité matérielle qu’il l’emporte, et plus d’une fois les trésors des races séculaires ont subi une barbarie victorieuse par sa brutalité même.

Dès maintenant, l’Allemagne, quels que puissent être ses dons et par l’usage qu’elle en fait, est barbare. Le plus difficile progrès de la civilisation est sa victoire sur l’instinct primitif qui pousse chaque homme à se préférer à tous les autres ; le bienfait suprême de la civilisation est la solidarité qui lie l’effort de chacun à l’intérêt de tous. La civilisation avance dans la mesure où l’égoïsme recule. Or, toutes les énergies de l’Allemagne ne perpétuent et n’étendent que son égoïsme Quand, au nom de ses aptitudes, elle aspire à l’hégémonie sur les peuples, ce n’est pas à leur avantage qu’elle songe, mais au sien. Quand elle prétend discipliner l’anarchie des indépendances nationales, elle veut combattre hors de chez elle les activités rivales de sa domination sur l’univers. Quand elle se prépare à mettre l’ordre dans le travail du monde par le conseil d’une volonté unique, experte à répartir partout les tâches selon les aptitudes et les productions selon les besoins, elle entend s’assurer le monopole des industries les plus avantageuses pour elle, abandonner au vulgaire des peuples les besognes inférieures comme eux, et capter à son profit la richesse. Elle s’adjuge un droit naturel sur tout ce qui a une valeur : il explique l’absence de scrupules avec laquelle ses marchands s’approprient les inventions du commerce, avec laquelle ses hommes de tout rang espionnent les secrets des Etats, avec laquelle ses érudits exercent un droit de suite sur les travaux des savans étrangers et font le silence sur les noms voleurs de gloire à l’Allemagne. Son orgueil pervertit jusqu’à sa religion, le sentiment le plus fait pour apprendre l’humilité à tous ; sa piété ne connaît que la prière du Pharisien, l’homme qui rend grâce à Dieu de n’être pas semblable au reste des hommes.

Si du moins ce dédain tenait tous ceux de son peuple unis jusqu’au sacrifice à la grandeur commune, la générosité des individus ennoblirait l’égoïsme de la race. Et n’est-ce pas cet oubli de soi qui apparaît dans leur fidélité à s’aider les uns les autres au nom de l’Allemagne, dans leur courage à combattre et à mourir pour la grandeur de leur pays ? Dans les combats de la paix et de la guerre, ils semblent, à l’image des Germains leurs ancêtres, liés les uns aux autres par des chaînes, tant ils font bloc de leurs forces. Mais quand les Germains se soudaient ensemble, ce n’était que pour garder toute leur puissance d’invasion, et par l’invasion chacun ne voulait que parvenir à sa part de terre fertile et ne songeait qu’à lui seul. De même si l’Allemand d’aujourd’hui a hérité cette discipline, si les groupes qui n’ont les uns pour les autres aucune tendresse, hobereaux, démocrates, conservateurs et socialistes, sont unanimes à suivre l’Etat dans toutes ses ambitions, ce n’est pas pour vivre dans une lumière indivise de gloire commune. Leur intelligence réaliste voit dans toutes les conquêtes de l’Etat la part de chaque Allemand, et est insatiable d’avantages nationaux parce qu’elle est insatiable de butins particuliers. Les colonies offriront aux familles allemandes qui étouffent sur un sol trop étroit des espaces plus larges, les extensions de frontières donneront de nouveaux marchés aux producteurs allemands, la prépondérance militaire assurera à chaque Allemand dans le monde entier les égards, l’influence et les gains, Servir son pays est pour chacun d’eux se servir, et chacun l’aime pour l’amour de soi.

L’Allemagne par sa prétention d’apporter au monde un ordre nouveau, ne fait que rajeunir la plus vieille des erreurs humaines. Chaque peuple dans l’antiquité s’estimait supérieur à tous les autres peuples par la protection de Dieux supérieurs à tous les autres dieux, et croyait que toute la terre lui avait été préparée comme domaine. Tous les peuples pour se la disputer y perpétuèrent les massacres, l’esclavage, les ruines, et de ces ruines la moindre n’était pas celle du génie particulier à chaque race, et qui, l’un après l’autre, disparurent écrasés par les vainqueurs. Rome acheva ces conquêtes dévastatrices en réalisant l’Empire que les autres avaient rêvé. Son œuvre fut aussi parfaite que pouvait l’être la substitution d’un génie solitaire aux multiples spontanéités des races, aussi féconde que pouvait l’être l’omnipotence au service de l’égoïsme. Mais comme elle n’avait pas instruit l’univers à se conduire mais à se soumettre, quand elle ne sut plus commander la décadence d’une race suffit à la chute d’un monde.

C’est de cette chute qu’il fut relevé par le christianisme. Tout l’avenir fut changé par la doctrine qui opposait à l’inégalité des peuples l’égalité des hommes. En fondant cette égalité sur une dignité antérieure et supérieure à toute différence des conditions humaines, l’Evangile amoindrissait l’importance des races. Elles séparent seulement pour les intérêts et le cours de la vie terrestre les êtres dont la destinée commune et principale est une vie immortelle. Une providence raisonnable a divisé entre ces races les dons utiles à la vie présente des hommes, afin qu’ils se rapprochent, se sentent nécessaires les uns aux autres, s’entr’aident, s’aiment, et qu’elles constituent les familles d’une seule société.

Cette société, à la fois diverse de nations et une de doctrines, avait autant de chefs temporels qu’elle avait d’États, et un seul arbitre de sa loi morale, le Pape. Elle voulut que, si les chefs d’État dans leurs territoires nationaux exerçaient la souveraineté, ces souverainetés ne s’élevassent point contre les devoirs de justice, de pitié ou de morale, devenus sa civilisation commune. Par le concert des souverains et du Pape elle créa l’Empereur, des souverains le plus haut, qui par sa prééminence devait unir les nations en une société, veiller sur leur fidélité à la loi chrétienne et diriger l’effort de cette chrétienté vers les œuvres d’intérêt général. C’était une hiérarchie très complète, où tous les intérêts avaient leurs garanties, où les plus élevés et les plus internationaux de ces intérêts avaient pour gardien armé l’Empereur qui représentait l’assentiment volontaire des peuples aux lois civilisatrices de l’Eglise. Cette société possédait donc l’unité, et c’était l’innovation suprême du catholicisme que au lieu de laisser les races à leurs solitudes haineuses, il leur eût préparé l’alliance de leurs dévouemens au bien universel.

Quand l’Allemagne accuse cet ordre chrétien d’être resté incomplet, quand elle affirme que, s’il constitua les États avec leurs lois nationales, il ne réussit point à grouper les États en une hiérarchie unique, l’Allemagne attente a la vérité.

Jamais le monde n’a connu le bienfait d’un accord durable et volontaire entre les peuples que par l’organisation de la société chrétienne. Mais l’équilibre de ces institutions a été aussitôt mis en péril par la tradition païenne qui survivait dans les peuples même chrétiens, et dès lors l’histoire raconte la lutte entre l’influence qui travaille à accroître entre les hommes les rapports de société et l’influence qui veut perpétuer les rapports de conquête.


L’influence civilisatrice fut l’influence latine de l’Europe qui est encore la mêlée d’un combat, trois peuples se dégagent, l’Italie, l’Espagne, la France. Tous trois ont reçu dans une intelligence préparée par la culture romaine la morale nouvelle. Consciens de leur importance, ils se seraient respectés, ne fut-ce que par doute qu’ils pussent se vaincre : surtout, pour refréner les tentations de la violence, grandissent en eux, les deux forces les plus étrangères à la force, la foi et le savoir. Voici comment elles franchirent les frontières de ces peuples pour en mêler les mullitudes et en unir les âmes. Sur le sol de l’Italie, de la France et de l’Espagne, les souvenirs religieux avaient leurs sanctuaires, communs à tous les chrétiens. Le zèle, alors dans la nouveauté de son ardeur, se satisfaisait à les visiter et mesurait le mérite du voyage à la longueur de la route. Sans cesse des gens de toute condition passaient d’un pays à l’autre. De Rome en Espagne, à travers la France, les sanctuaires semblaient les stations d’un chemin de croix, nombre de ces haltes étaient célèbres, et, tant l’afflux de nos pèlerins était grand vers l’Espagne, la voie qui des Pyrénées descendait vers Saint-Jacques de Compostelle s’appelait « le chemin des Français. » Le mélange de ces foules, leur piété semblable, l’échange de leurs idées rendu facile par la communauté de la langue latine qui n’était pas encore déformée en langues nationales, tout contribuait à faire là une âme commune. Les sentimens de haine, même d’indifférence, n’étaient plus naturels à ces gens venus de trois pays pour s’unir dans la même prière. Là coulait entre les trois peuples la plus ancienne, la plus profonde et la plus abondante source de familiarité et de bon vouloir. En comparaison des pèlerins, les lettrés étaient bien peu nombreux quand le savoir devint aussi une puissance. Le savoir risque, par ses méthodes comme par ses directions, de grouper ses adeptes en écoles, en pays et de séparer les hommes. Mais comme dans le savoir de ces temps la religion était la maîtresse, elle maintenait entre les études, où qu’elles se poursuivissent, les voies ouvertes, et les érudits avaient d’autant plus la curiosité de connaître les diversités apportées par le travail particulier de chaque nation à ces concordances générales. Les universités de France, d’Italie et d’Espagne attiraient les professeurs et les étudians des trois pays aux leçons les plus célèbres, comme un seul auditoire. La parole du maître, entendue sous les arcades de la docte Bologne, ou notée sur les longues et épaisses poutres qui servaient de pupitres aux étudians de Salamanque, ou dominant les foules assises sur la paille de la montagne Sainte-Geneviève, enseigne à ceux de chaque race à admirer les dons de la race voisine. La puissance de l’enseignement, au lieu de se combattre, se surajoute et répand, sur les disciples venus de toutes parts, son unité.

La forme politique de cette concorde internationale fut le Saint-Empire, que Charlemagne bâtit sur le ferme assentiment des multitudes latines. La preuve la plus remarquable de la prééminence accordée aux intérêts généraux de la société chrétienne sur les intérêts particuliers de chaque race fut le religieux entêtement des croisades, continuées pendant trois siècles pour que les chrétiens d’Orient ne fussent plus séparés de la civilisation chrétienne. Elles furent surtout l’œuvre de l’Italie et de la France. Et si l’Espagne n’y parut guère, c’est qu’elle en soutenait une plus continue encore, sur son propre sol. Il y avait entre ses diverses régions si peu d’unité qu’on les appelait les Espagnes ; ces dissidences avaient favorisé l’établissement des Maures. Mais comme toutes les Espagnes étaient unes par la foi, elles étaient de la même civilisation, et comme cette civilisation leur semblait le plus grand des biens, chacune d’elles se sentait obligée envers toutes les autres à les délivrer de l’Islam. En vain il est maître de presque toute la péninsule, elles ne comptent ni les chances, ni les périls, elles commencent sans hésitation les huit siècles de misère qu’elles vivront sans défaillance : première et longue acceptation de la morale que, pour un peuple comme pour un homme, le plus impérieux devoir est le plus certain intérêt. Unifié par la lutte et par la victoire, ce peuple reste le serviteur de la même cause : en faveur de la civilisation que l’Islam tient toujours captive en Orient, il est prêt encore quand la France est lasse, et Lépante, la dernière splendeur des croisades, est une gloire espagnole.

Cette consécration d’un peuple à une idée reçut sa récompense, égale au sacrifice. C’est des Asturies, seules échappées aux Maures, qu’était partie l’entreprise de rendre l’Espagne à la chrétienté, et l’Espagne désormais avait pour colonie le plus vaste et le plus riche des continens. Par cette conquête se continue la même œuvre. Colomb est poussé par la sollicitude d’apporter aux multitudes inconnues, qu’il devine, la civilisation ; c’est pour accroître cette civilisation que Ferdinand et Isabelle demandent les terres nouvelles au Pape, alors accepté comme le juge suprême du droit ; et Alexandre accorde le bénéfice à la condition de l’apostolat. L’apostolat fut vite primo par le brigandage, le sort des populations devint atroce : mais il parut atroce, dès lors, parce que le devoir, transgressé par les actes, continuait à tourmenter les consciences. Contre les spoliateurs et les cruels, le clergé d’Espagne ne se lassa pas de défendre, parfois au péril de la vie, les indigènes ; et, s’il obtint trop tard pour eux la reconnaissance de leurs droits, du moins ne cessa-t-il pas son effort que le grand conseil de Castille n’eût confessé les fautes et solennellement rappelé aux conquérans cupides et cruels leur mission de régénérer dans un monde nouveau les créatures humaines par la vérité.

C’est la même doctrine que l’Espagne veut servir quant à la Réforme elle oppose partout la résistance inflexible de son orthodoxie. Habituée à défendre contre l’Islam sa foi par le fer, elle employa la même arme contre les protestans, et ne se lassa pas de frapper jusqu’à ce que l’arme se brisât entre ses mains. Elle perdit à cette dernière lutte sa primauté politique, et ses bourreaux et ses victimes demeurent dans le souvenir les témoins toujours vivans d’un fanatisme sans pitié. Sa grande faute fut de n’avoir pas, durant une vie toute guerrière, assez médité la religion qu’elle voulait défendre, de n’avoir pas compris le précepte donné aux hommes par l’obstination du Christ à ne jamais accepter le secours d’aucune contrainte. La grande erreur fut de ne pas reconnaître qu’où l’unité créée par la persuasion se brise, la persuasion seule reste efficace pour rétablir l’unité disparue des esprits. Mais cette erreur était à ce moment celle de tous, les moyens employés furent ceux de l’époque, les mêmes dont usaient les protestans contre les catholiques. Condamnation passée sur les moyens, reste à juger le but. Que la paix des esprits soit pour toute société l’état le meilleur, personne n’y contredira, et cette paix est d’autant plus précieuse que les objets de l’accord sont plus importans. La Réforme, fût-elle par ses différences avec le catholicisme supérieure à lui, apportait au monde un mal profond, la discorde. Si le catholicisme persistait à se croire en possession de la vérité, il n’avait pas le droit de tenir pour légitime une doctrine qui rompait la paix des intelligences, et il était naturel que l’Espagne fût la première à résister. Et, dans l’entreprise où ses fautes furent celles de son temps, ceci fut original : l’Espagne, partout où elle agit, sacrifia son intérêt à ce qu’elle croyait son devoir. Dans les Pays-Bas, ses sujets étaient riches et fidèles, bien que tumultueux : les laisser libres de leur religion était s’assurer, avec leur docilité, des ressources abondantes. L’Espagne ne rêvait pas de conquérir la France : à refuser son secours à la Ligue, elle s’épargnait la guerre qui, de choc en choc, finit par briser sa « fameuse infanterie » à Rocroy. Moins encore pensait-elle à changer l’Angleterre en possession espagnole : à ne pas tenter l’invasion du pays qu’elle n’entendait pas asservir, elle se gardait intacte sa marine. A laisser aller les choses, elle ménageait tout ce qu’elle hasarda à faire comme elle fit. Or, elle n’avait pour le faire qu’une raison : elle crut que le service de la civilisation passait avant le service de l’Espagne. Elle voulut combattre partout où cette civilisation était combattue ; elle lutta jusqu’au bout de ses forces pour sauver la foi.

Et quand elle cessa d’être une grande puissance elle a, par la différence de ses fortunes, parfait l’unité de son caractère. Des nations elle restait la première par sa croyance en un bien essentiel, commun à tous les hommes, supérieur au bien particuliers des Etats, par sa générosité à servir les autres, par sa constance à se sacrifier pour eux. En elle apparaissent dans leur plénitude le désintéressement et l’héroïsme de la solidarité humaine qui inspira la civilisation latine.


Des ennemis qu’a rencontrés cette civilisation, le plus ancien, le plus constant, le plus redoutable est l’Allemagne. En une place du monde, dès l’origine, s’abrite et se prépare d’avance, contre la doctrine de l’égalité et de la fraternité humaines, la résistance d’une race séparée, résolue à ne vivre que pour elle, et résolue à défendre par son isolement ses aptitudes à la domination. Tels furent les Germains qui refusèrent de se soumettre, même à Rome. Tels furent les Saxons qui prétendaient sous Charlemagne garder leurs vieux dieux, et qui, sans cesse vaincus et jamais domptés, cherchaient toujours des forêts plus profondes pour fuir la société des autres peuples et la poursuite odieuse du christianisme. Quand enfin, devenus les Allemands, ils forment corps avec cette chrétienté et en pratiquent les institutions, c’est pour les fausser. L’Empire, tel qu’il avait été conçu à l’origine, était un magistère confié au plus digne des princes, par le suffrage de ses égaux : quand l’Allemand est devenu assez fort pour que ses chefs obtiennent cette dignité, elle change de caractère. Au lieu qu’elle soit protectrice de la chrétienté, elle devient protectrice de l’Allemagne. Le droit de suffrage est confisqué au profit des plus puissans parmi les princes germaniques. Parmi ces Empereurs quelques-uns sont sincères dans leur dévouement aux intérêts généraux de la famille chrétienne, mais, même chez ceux-là, domine la race, une race qui n’est pas celle des Empereurs francs. De là leurs premières mésintelligences avec la papauté qui, par ses enseignemens et ses censures, leur devient incommode. Ils veulent que son autorité, au lieu de les avertir et de leur résister parfois, leur obéisse toujours, et ils prétendent faire les Papes. Par-là ils prouvent leur inintelligence de la force morale, et désorganisent au profit de la puissance matérielle tout l’équilibre de la société chrétienne. Les deux chefs dont l’accord devait la tenir en ordre la troublent de leur lutte : quand l’Empire est le plus fort, il avilit par ses choix la papauté ; quand la papauté l’emporte, pour rester libre, elle affaiblit l’Empire. Celui-ci déjà esquive ses devoirs de charge. C’est la défection des empereurs allemands qui paralyse les croisades. Ils préfèrent, aux expéditions lointaines par lesquelles on ne pouvait que délivrer des peuples, des expéditions moins stériles qui leur permettront d’acquérir ou de rançonner des provinces à leurs portes.

Par les descentes des Empereurs allemands en Italie se rompt le scrupule d’honneur qui, dans les desseins de la Papauté, devait rendre inviolables aux princes chrétiens les possessions chrétiennes. L’exemple tentateur sollicite ceux-ci d’ambitions proches. L’Italie ne leur a pas en vain été montrée comme une proie et, dès le XVe siècle, le choc des cupidités a changé en adversaires l’Italie, la France et l’Espagne, les trois peuples dont la solidarité avait donné sa base solide à l’ordre chrétien. L’Eglise, de moins en moins puissante sur la politique, ne garde plus que sur la morale une autorité affaiblie, mais qui encore gêne trop l’Allemagne, toujours la plus indocile aux disciplines de Rome. Et d’Allemagne s’élève au XVIe siècle le premier cri de la révolte qui va rompre l’unité religieuse. Le peuple germanique a suffi à ruiner ce que la collaboration des races latines avait édifié. Il semble, il est vrai, épuisé et comme dissous dans sa victoire. Ses petits États servent aux rencontres et aux pillages de voisins plus forts. Mais il a accompli l’essentiel : il a enlevé aux peuples la communauté de croyance, le sentiment d’une parenté, la sollicitude d’un ordre général. Chacun d’eux n’est plus occupé que de soi, tient les autres peuples pour des rivaux, le concept païen rajeuni par l’Allemagne a converti le monde. Dès lors il suffira que les défiances et les griefs continuent à dissocier la vieille union, pour que le monde redevienne la forêt dangereuse où chacun se garde et où nul ne se secourt. Il suffira que l’Allemagne y laisse grandir obscurément son torse de lutteur, et choisisse la place et l’instant pour frapper l’un après l’autre chacun de ces peuples isolés.

Depuis le XVIIIe siècle, la forêt a été, sauf un seul jour, favorable au chasseur. Il a fait disparaître dans son corps insatiable Pologne, provinces rhénanes, terres danoises, hégémonie de l’Autriche, régions françaises, autonomie des États allemands ; et ce n’étaient que des mesures préparatoires. Il juge le moment venu de les tenter plus définitives, et il ne cache plus que, par la souveraineté du territoire ou du commerce, il veut non seulement subalterniser son alliée l’Autriche et ses adversaires l’Angleterre, la Russie et la France, mais englober les neutres mêmes et que Belgique, Suisse, Hollande, Danemark et États Scandinaves appartiennent à son système. Il n’est pas vraisemblable qu’il accomplisse d’un coup un tel changement. Mais, subît-il une déception éclatante, si les États restent dans la division qui est l’alliée permanente de ses desseins, lui, le plus fort des peuples isolés, continuera à entretenir leurs dissentimens, opposera sa prépondérance d’Empire à la faiblesse de chacun, et bravera la révolte collective d’une Europe sans opinion générale. Qui affirmerait que l’avenir ne lui offre pas des chances nouvelles ? qu’il ne saura pas les susciter ? Qui affirmerait qu’après un peu de temps passé la conscience de l’univers ne sera pas plus incertaine encore et plus timide qu’aujourd’hui ?

L’arrêt aujourd’hui imposé au plan dominateur de l’Allemagne est un délai de grâce accordé à cet univers, pour se défendre en se transformant. Car ce n’est pas seulement l’Allemagne qui menace les nations, mais elles-mêmes qui attirent le danger. Ce danger, le plus redoutable, n’est pas la violence conquérante d’une race et d’une heure, c’est la permanente absence de société entre tous les peuples, et tandis que l’Allemagne travaille seule contre eux, ils travaillent tous pour elle par leur inorganisation.

L’Allemagne triomphe du mal qu’elle a voulu, quand elle reproche au monde actuel d’être une anarchie où chaque État songe seulement à soi. Mais elle a raison de dire que cette anarchie ne saurait être la destinée définitive de l’univers. Cette anarchie prépare les voies à l’Allemagne : car, des nations isolées elle est la plus prête, et aucune ne l’égale par le génie de l’égoïsme.

Certes son postulat que, les races étant inégales, la race supérieure doit dominer les autres, est démenti par cette vérité que les dons des races sont divers, que tous sont nécessaires au genre humain, et qu’elles doivent rester libres pour le mieux servir. Mais qui a droit d’évoquer cette diversité et ce service, parmi des familles humaines qui restent enfermées en elles-mêmes, qui toutes songent non à donner mais à prendre, et se sont rendues étrangères aux intérêts, et au génie des familles voisines ? Et c’est là encore un avantage pour l’Allemagne, car, dans la comparaison des mérites, chaque race ne met en parallèle que ses dons, personnels en face des ostentations accumulées parle grand peuple. Puisqu’il prétend devenir le maître de tous, ce sont pourtant les dons de tous qu’il faut mettre en parallèle et montrer par l’ensemble supérieurs aux siens.

Si les nations veulent échapper au joug, il faut d’abord qu’elles reprennent conscience de leurs périls et de leur vocation. Il faut qu’elles se refassent une vie commune, qu’elles redeviennent confiantes les unes dans les autres, fières les unes des autres, et qu’ayant repris le sens des proportions, elles opposent aux qualités allemandes la puissance réunie de leurs aptitudes et de leurs énergies. Il faut surtout, lorsqu’elles opposent au droit de la force et aux facilités de la soumission les fécondités de l’indépendance et le respect de la dignité humaine, ce ne soient pas là de vains mots, mais des réalités efficaces ; , et qu’ait été trouvé le moyen d’assurer, par une discipline volontaire, l’ordre général contre l’anarchie des égoïsmes nationaux. Car cette autorité manque, elle est nécessaire, et faute d’être assurée par la libre adhésion des Etats, elle s’établira par l’omnipotence d’un maître.


Dans cette urgence qui met en demeure tous les peuples, lesquels sont le plus appelés, le plus contraints par leur passé à agir, sinon les peuples de race latine ?

Eux sont les contradicteurs nés de l’Allemagne. A sa première prétention ils opposent par leur existence seule un démenti perpétuel. L’Allemagne s’attribue l’universalité des aptitudes, et eux doivent une renommée universelle à des aptitudes, que l’Allemagne ne possède pas. Tandis que l’Allemagne avait pour sa race les yeux de l’avare pour son trésor, la France répandait sur l’espèce humaine les prodigalités de ses sollicitudes. Tandis que l’Allemagne, pour se préférer à tout, enseignait le mépris du désintéressement, l’Espagne se faisait une tradition de préférer le droit à elle-même et poussait à l’héroïsme l’intelligence du sacrifice. Tandis que l’Allemagne enfantait les lettres et les arts, comme les fruits de sa faiblesse, quand elle était incapable d’action, les dédaignait dès le retour de sa force pour suivre son inspiration préférée, la violence, et de cette violence naturelle gardait la marque indélébile dans des brutalités incurables, l’Italie, mère de beauté, dans toutes ses fortunes enfantait le génie triomphant ou consolateur, et répandait la politesse élégante et douce des rapports entre les hommes.

À ces supériorités les trois peuples ont ajouté celle de comprendre que pour se compléter ils devaient s’unir. Tandis que l’Allemagne s’isolait, craignant de perdre ou de partager par tout mélange, ils s’agrandirent en faisant tomber autour d’eux les barrières. Les premiers ils consacrèrent la doctrine que les races diverses sont les familles d’une seule société, que la variété de leurs vocations, par ses plus fructueux labeurs, multiplie un trésor de vérité, de beauté, d’amour, et que cette richesse, accrue par chaque peuple pour le profit de tous, forme le patrimoine indivisible du genre humain. Durant plusieurs siècles, l’apport des trois peuples a suffi à la splendeur de la civilisation générale. C’est par la défaillance de cette civilisation latine envers elle-même, par les retours de l’égoïsme païen dans leur conscience rétrécie, que les autres peuples, relevant leurs murailles les uns contre les autres, se sont trouvés à la fois solitaires et ennemis, et que l’un d’eux a pu dire à tous : « Il n’y a de force que la mienne et de droit que le mien. » Son triomphe serait la défaite de la civilisation latine qui avait trouvé le secret de la victoire et, pour se défendre, doit revenir à son ancienne unité. Si l’adversaire a grandi, sa cause n’est pas devenue meilleure et sa provocation atteint maints peuples, qui jadis n’existaient pas encore et sont aujourd’hui parmi les plus grands. Les peuples latins doivent aux autres l’exemple de la solidarité. Qu’opposant à la solitude du génie despotique l’alliance des génies émancipateurs, au claquement du fouet germanique, la voix de la liberté humaine, ils donnent un centre et une doctrine à la Sainte Alliance des peuples. Que ceux-ci n’aient plus à choisir seulement entre leur dispersion présente et leur assemblage sous le joug, mais entre la dictature d’une race et la société de toutes.

Et puisque cela même n’est pas assez, et que l’ordre, entre les peuples, doit trouver sa garantie non seulement dans le bon vouloir de leurs intentions, mais dans un pouvoir régulier, constitué stable, élevé par eux au-dessus d’eux-mêmes, pour donner aux droits de la justice et de l’humanité un défenseur mondial, l’initiative des peuples latins est plus urgente. Car ce pouvoir, ils l’avaient conçu, ils l’avaient établi. Personne à leur égal n’a titre pour restaurer, avec les changemens que le temps apporte aux institutions qu’il renouvelle, les pouvoirs universels. Alors, pour l’ambitieuse Allemagne, ce sera la fin de l’espérance même. Car le jour où, de nouveau, le monde possédera une autorité assez tutélaire pour réprimer la violence même accidentelle contre les intérêts d’un seul peuple, l’heure sera passée de la violence permanente contre les intérêts et les libertés de tous.

Telle est la suite d’idées que, de place en place et d’auditoires en auditoires, nous déroulions, au cours du voyage, infatigables chanteurs d’une même chanson.


V

L’Espagne est le royaume de la courtoisie magnifique. Son accueil excelle en grâces très différentes, par lesquelles elle concilie la politesse et le discernement. Les variétés infinies de ses égards se mesurent à ce qu’elle pense des personnes, sans que jamais celles-ci aient à se plaindre. Et fût-ce à des hôtes à qui elle ne doit rien, elle prodigue une générosité qu’elle croit devoir à elle-même.

À cause de cela, cet accueil trouble un peu comme un mystère ceux qui voudraient être sûrs qu’elle les reçoit bien, non seulement pour elle, mais aussi pour eux. Et, au premier abord, quand on n’objectait rien à nos paroles, nous nous demandions si elles semblaient tolérables ou convaincantes. Mais, même chez les plus raffinés, il est des indices qui distinguent la patience de l’assentiment. Bientôt, nous ne pouvions nous méprendre : plus l’œuvre germanique était exposée d’ensemble, comme la destructrice d’une civilisation latine par l’origine et universelle par le bienfait, plus la conscience à laquelle nous faisions appel répondait à la nôtre. L’Espagne reconnaissait sa part de travail dans cette collaboration des peuples et des siècles. Parce que nous demandions audience au nom d’un passé et d’un avenir communs, elle comprenait que nous soutenions sa cause comme la nôtre, nos affirmations se répétaient dans les réponses qui nous étaient faites, notre foi à la dignité humaine, aux indépendances nationales, au génie providentiellement divers des races, était confirmée sans s’amoindrir par ces bouches étrangères, et gagnait même en éclat et en ampleur à passer de notre langue dans cette langue ample et sonore où les mots d’honneur et de devoir sonnent comme des clairons et se déploient comme des drapeaux.

Ce fut donc une seule chose pour ces Espagnols d’admettre que l’enjeu de la présente guerre est une civilisation, et de conclure que, pour le salut de la civilisation latine, ses défenseurs ne seraient jamais trop unis. De cette union, notre rencontre était un commencement. Sans doute, c’était peu que le passage de quelques Français dans quelques villes d’Espagne. Mais nous nous y adressions aux hommes de pensée et d’étude, les plus consciens de la dette contractée par toute nation envers les autres, et de la multiplication transformatrice qu’elles trouvent dans la solidarité. Contre la race unique dont toutes les énergies forgées dans un seul bloc préparent au genre humain une soûle chaîne, eux familiers des races diverses étaient les mieux préparés à notre requête de remettre en commun nos forces.

Pour trouver le modèle d’une entente plus intime, l’Espagne n’avait qu’à se souvenir. Sur son sol étaient debout les vieilles capitales de ces rapprochemens entre son intelligence et l’intelligence, son art et l’art, son âme et l’âme de la France. Nous nous rencontrions à notre tour où nos pères s’étaient rencontrés. Quand nous exprimions le regret que l’habitude de ce ? intimités se fût perdue, nous ne contestions pas que ce fût par notre faute, nous affirmions que, dans cette faute, il y avait de la négligence, sans oubli véritable ; que nous ne venions pas interrompre nos caprices d’abstention par le caprice d’une visite qui serait inutile si elle demeurait isolée. Nous demandions qu’on l’acceptât, comme le premier retour vers de bonnes habitudes, désireux de renouer des rapports avec des parens que, depuis trop longtemps, nous aimions de trop loin et pour qui nous voulions désormais être vraiment des proches. Le consentement de nos voisins a conspiré avec notre désir. Nous avons demandé aux Universités si, comme jadis, il leur plairait d’ouvrir leurs chaires à des maîtres français ; elles ont accueilli avec la meilleure cordialité ce projet. Nous savions ne pas nous avancer trop en disant que l’Université de France verrait avec faveur des maîtres espagnols se faire chez nous les ambassadeurs de leur littérature et de leur science nationales. L’ouverture a été accueillie avec le même empressement. Une partie des étudians espagnols a conservé la coutume du Moyen Age et va s’instruire en pays étrangers, attirée aujourd’hui surtout par la science allemande : nous avons exprimé le vœu que ces étudians, plus fidèles à l’ancienne coutume, réapprissent le chemin de la France et de Paris. Nous promettions que s’ils venaient, l’on ferait en sorte que chez nous ils se crussent chez eux. En échange, nous reconnaissions, et surtout pour ceux de notre jeunesse qui se destinent à l’art, l’importance de fréquenter l’Espagne. Non seulement elle a des peintres qui sont les maîtres des maîtres, mais son architecture, si elle n’est pas la première par la beauté simple, est infiniment originale dans les surabondances de ses somptuosités. Et l’Andalousie est le trésor unique et merveilleux d’un art où le génie mauresque a reçu quelque apport du génie espagnol. Pourquoi notre Ecole de Rome n’accorderait-elle pas à ses pensionnaires le droit de passer leur quatrième année en Espagne ? L’idée, née là-bas de notre enthousiasme réfléchi, accueillie par nos hôtes comme un hommage légitime et flatteur, fait en ce moment son chemin à notre Académie des Beaux-Arts, et, sous une forme ou sous une autre, viendra, ce semble, à réalisation. Ces projets trouvent un point fixe où s’attacher : le gouvernement français a fondé depuis quelques années à Madrid, sous le nom d’Institut français, une école supérieure destinée à nos jeunes érudits qu’attirent la littérature et les archives de l’Espagne. Si l’on étend les spécialités et qu’on augmente le nombre des pensionnaires, l’Institut français leur offrira un centre et une direction utiles. Et si, comme certains Espagnols semblaient le souhaiter, un Institut espagnol était créé à Paris, la jeunesse studieuse des deux pays échangerait une hospitalité d’où seraient bannis les hasards. Plus la jeunesse devenue mitoyenne s’initiera ainsi à la langue, aux mœurs et aux œuvres des deux pays, plus elle y répandra la connaissance, la familiarité et le goût de leurs supériorités. Alors s’effaceront la plupart des préjugés que la rareté des rapports entretient entre les deux races. Sans doute cela est un début. Mais en amitié le plus difficile est de commencer, elle grandit ensuite toute seule. La porte à laquelle nous n’avions guère frappé depuis longtemps nous reste ouverte et hospitalière. Il dépend de nous, à la condition de n’être ni avantageux, ni inconstans, de reprendre notre place d’honneur au foyer de nos voisins.


A quoi bon ? objectera plus d’un sceptique. Il s’agit de mener une lutte contre le despotisme de l’Allemagne. S’il faut chercher les alliés pour le rude combat, pourquoi mettre au nombre des plus désirables l’Espagne, dont l’influence pèse peu dans l’opinion du monde ? N’est-ce pas à propos d’elle et de sa guerre contre les Etats-Unis que lord Salisbury distinguait « les nations vivantes et les nations mourantes ? » Ne la désignait-il pas, quand, après avoir salué comme les maîtresses de l’avenir celles qui « accroissent d’année en année leur puissance, augmentent leurs richesses, étendent leur territoire, perfectionnent leurs moyens d’action, » il prévoyait une fin rapide à celles qui, faibles, pauvres, dépourvues d’activité, se survivent ? Il est certain que l’Espagne n’est plus au nombre des premières par les activités fiévreuses et lucratives. Si cela est toute la vie, elle y assiste plus qu’elle n’y participe. Si un peuple compte par cela seul, elle ne compte pas. Quand lord Salisbury reconnaissait, comme les preuves de la primauté pour les peuples, le mouvement dans les marchandises, l’or et les armées, ce concept tout matérialiste de la puissance semblait en effet suffire. C’était l’époque où le vertige de la richesse attirait même la raison. Mais au nom de la doctrine acceptée par lord Salisbury, l’Allemagne réclame aujourd’hui l’empire du monde, et la conséquence est faite pour inspirer quelque doute sur la justesse du principe. Il est temps de remettre à la foule, comme le résidu stérile de nos crédulités maints sophismes tenus pour axiomes par notre époque. Il ne sera pas superflu de montrer à propos de l’Espagne combien est sommaire et grossière la mesure communément acceptée de la hiérarchie parmi les nations.

Que la puissance des armes et des outils, que l’accroissement des échanges, que le progrès de l’universelle fortune, que la trépidation d’un labeur perpétuel surprennent et éblouissent le premier regard, soit. Que ce mouvement ait paru la forme la plus parfaite et la mesure même de la civilisation à des esprits capables de réfléchir, à des chefs de gouvernement, cela est moins explicable.

Avoir écrit cela suffira, j’en ai peur, a me compromettre. Aux yeux de quelques économistes, il n’en faut pas davantage pour devenir suspect de mauvais desseins contre l’industrie, de bouderie contre ses plus beaux tours de force de complicité avec toutes les oisivetés de la terre, et surtout avec celles des Espagnols. Pour peu qu’on offense un préjugé, on doit s’attendre aux préjugés de sa mauvaise humeur. Avant donc de poursuivre, — et comme jadis, avant de courir les périls de mer, on dictait ses dernières volontés devant notaire, — je déclare solennellement que je n’approuve aucune fainéantise, fût-ce celle des Espagnols, et qu’une loi fondamentale de la vie me semble l’obligation au travail. Mais je pense qu’il y a travail et travail, comme Sganarelle savait qu’il y a fagots et fagots.

Imaginez la société la mieux dotée en casernes, en usines, en comptoirs, en banques, où le labeur de tous ne cesse de chercher et de produire ce qui rend l’existence commode et sûre, où, par suite, tout étant créé pour l’usage des vivans, rien ne soit produit qui mérite de leur survivre, où chaque génération croie avoir accompli toute sa tâche quand elle a épuisé la nouveauté et le profit de progrès matériels que la génération suivante oublie pour d’autres aussi peu durables. Et imaginez par contraste une société moins agitée, même moins active, moins productrice, moins riche, mais où les hommes prennent le temps de regarder hors de leur laboratoire, de leur atelier, de leur vocation lucrative, en eux-mêmes, pour prendre conscience de leur nature, de leurs devoirs les uns envers les autres, et supposez qu’ils aient, par un travail intérieur, fait grandir dans leur âme la tempérance, la justice, la miséricorde, et que, les vertus se transfigurant en beauté, ils aient laissé des monumens durables et inspirateurs comme est l’art. Laquelle des deux est supérieure à l’autre, celle dont les membres ont surtout voulu devenir meilleurs, c’est-à-dire être plus hommes, ou celle dont les membres ont voulu seulement être actifs, c’est-à-dire mener l’existence et acquérir les qualités des fourmis ?

Si les coureurs qu’emporte l’allure progressive de leurs train, et qui attachent à cette allure le plaisir et la fierté de leur existence, consentaient à s’arrêter pour entendre un paysan espagnol, soit que, bien en selle sur sa mule, il suive au pas sa route, soit que juché sans façon à l’arrière de son petit âne, il s’avance plus lentement, soit que, mieux assis encore sur le bord de son champ, il goûte la joie plus parfaite de l’immobilité, voici à peu près ce qu’ils entendraient.

La civilisation est l’école du bonheur pour l’homme. Pour l’homme, être heureux est conformer sa vie à sa destinée, connaître cette destinée est le commencement de la civilisation. Elle progresse d’autant plus que le bonheur assuré par elle appartient à plus d’hommes, avec plus de durée et de plénitude.

Admirer, uniquement ou surtout, une société toute transformatrice, vendeuse et servante de la matière est, par prétention, déclarer seule certaine ou seule importante la vie terrestre. Admet-on une vie future et sans fin ? Quelle inconséquence de déclarer les plus parfaites les sociétés oublieuses de l’œuvre essentielle pour l’œuvre éphémère ! N’admet-on pas une autre vie ? A quelle misère on réduit les jours de la vie présente ! Où les œuvres de la violence et de la richesse occupent seules le monde, elles le rivent à un boulet de fer ou d’or, et la science même s’abaisse quand elle cherche uniquement des profits. Ces œuvres sont instables : les conquêtes se dévorent l’une l’autre, les inventions se détruisent en se succédant, la richesse fuit de mains en mains. Elles sont destructrices de solidarité : elles luttent les uns contre les autres, pas de victoire sans désastre, pas de richesse sans ruine, et comme elles tiennent les espoirs du genre humain enfermés dans l’espace trop étroit de la vie présente, elles excitent en lui les colères contre l’inégalité des conditions, des jouissances, et tiennent prêtes les guerres sociales. Elles laissent inexplorées les hauteurs de la nature humaine.

Or c’est aux hauteurs de la nature humaine que l’Espagne a confié l’essentiel du bonheur humain. Ferme dès l’origine, et persévérante dans la certitude que la créature privilégiée de Dieu a reçu de lui une loi, l’Espagne, en acceptant comme la volonté perpétuelle de ce Dieu les devoirs qui maintiennent en ordre les sociétés, a sauvé sa vie des incertitudes et des contradictions qui menacent toutes les lois portées seulement par la sagesse humaine. A travers les siècles la famille est demeurée intacte, et la société a gardé la même structure. Les chances différentes de la vie trouvent l’Espagnol philosophe parce qu’il est croyant, il n’est pas humilié par l’inégalité des conditions terrestres, et le socialisme le menace moins que d’autres nations. Son respect pour l’autorité est religieux aussi, et, à cause de cela, aussi étranger à la servilité qu’à la révolte. Il sait que l’homme est naturellement libre, il le reste par sa façon d’obéir dans les choses où il donne sa soumission, et tient à ne pas perdre le gouvernement des intérêts proches qu’il se sent capable de conduire, sa souveraineté sur sa famille et sur lui-même. Ainsi s’est consacrée une fierté et une tradition d’indépendance que d’autres peuples, plus riches de libertés verbales, lui emprunteraient utilement. Entre lui et le pouvoir il y a donc eu une entente de doctrines et une collaboration d’énergies : son histoire s’est écrite comme un livre de piété qui serait un livre de famille, et où les générations successives auraient lu les mêmes leçons. Elle a recommencé huit siècles le signe de la croix avec l’épée. Elle a inspiré et fait surgir un mémorial de pierre, une parure de forteresses et d’églises qui sur tout le sol de l’Espagne dressent l’enseignement de leur beauté diverse et inséparable, font rayonner sur leur double reposoir la double splendeur d’un seul souvenir, et rappellent aux plus ignorans que la gloire de l’Espagne fut le courage lié par un vœu perpétuel à la foi. L’art des peintres et des sculpteurs a trouvé dans cette tradition inspiratrice son originalité la plus féconde, et, par les persuasions mystérieuses de la beauté et les enseignemens efficaces d’un hommage toujours concordant, a rendu plus familière à tout ce peuple la religion de son passé. le visiteur le plus inattentif ne saurait être aveugle à cette évidence. Elle est claire jusque dans les plus humbles cités. Avec quelle fierté l’Espagne garde les archives de son Amérique découverte et gouvernée, avec quel respect elle veille sur les documens, sur les armes, sur les restes, sur les images de ses souverains et de ses héros. La caresse du regard qu’elle jette sur les plus antiques de ces souvenirs atteste qu’ils lui sont toujours proches. Les choses en effet nous deviennent lointaines, moins par la distance des jours que par l’écart des pensées entre elles et nous. L’Espagne se sent contemporaine de son passé, et les plus vieux de ses jours ne lui semblent que les aînés de ses jours présens.

Sur tous ces jours se leva l’intelligence révélée par l’Évangile aux hommes. Le sentiment religieux est pour certains une de ces caches obscures et closes qui, dans les vieilles demeures, ne communiquaient pas avec le reste de l’habitation et qu’on n’ouvrait qu’à rares intervalles. Le sentiment religieux est pour l’Espagnol la lumière même de la maison. Il vit en familiarité avec la joie de ses croyances, et cela se reconnaît à son ardeur pour les solennités de son culte. Moins la préoccupation de la vie future est habituelle à l’homme, plus elle l’attriste et l’assombrit : ce n’est pas la gravité que les cérémonies religieuses accroissent en l’Espagnol, elles détendent ses traits, elles déraidissent sa réserve. Il est heureux de ce qui lui confirme sa dignité la plus chère et ses espoirs les meilleurs. Sa foi lui donne des fêtes où, comme David, il danse devant l’arche. Cette joie n’empêchait pas David d’en avoir connu de moins pures et, de même, je ne prétends pas que, malgré la ferveur de son catholicisme, l’Espagnol soit tout zèle et perfection. Il a le sang chaud pour le plaisir comme pour la querelle et n’est pas toujours exemplaire. Mais si en lui la religion a à redouter la révolte des sens, elle n’a pas à craindre la rébellion de l’esprit.

C’est chez nous que le désordre des mœurs a conduit à celui de l’incrédulité et que le dépit contre des commandemens importuns refuse l’existence à leur auteur. C’est sous son nom espagnol un Français que le don Juan de Molière. C’est, venu avant terme, un fils du XVIIIe siècle, quand ce mépriseur d’hommes donne au pauvre « par amour de l’humanité, quand, pour la joie du scandale, il s’obstine aux désordres mêmes dont il est las, quand il provoque la puissance divine par le sacrilège où il périt en révolté. Le don Juan d’Espagne aussi commence par courre les filles pour le plaisir de la chasse et braconne le gibier qu’il aime ; mais, même au plus fort de la passion qui l’emporte, il se sait hors de la voie droite ; la première reprise de sa volonté le trouve repenti ; la victoire de sa conscience le change en pénitent. Il dépose sur l’autel où on la voit encore son épée, aussi son indépendance, aussi sa fortune et, pour l’amour de Dieu, offre aux pauvres de son temps le bel et simple hospice où les pauvres d’aujourd’hui bénissent encore les fautes inspiratrices de telles réparations. Et sans doute encore tous les Espagnols qui débutent comme don Juan ne finissent pas comme lui : mais la vie des indifférens mêmes est baignée dans cette atmosphère, ils la respirent et, jusqu’aux choses profanes gardent l’empreinte sacrée qui est le signe de l’Espagne. On montre à Grenade dans le trésor de la cathédrale le premier or qui ait été recueilli au Mexique : ceux qui le rapportèrent en avaient fait une croix. En aucun peuple, que je sache, n’est aussi extérieure, complète, visible, l’armature du catholicisme.

Aux peuples les plus épris de leur modernité et qui tiennent pour leur principal mérite d’avoir sans cesse changé leurs doctrines comme leurs machines et qui lui demandent : Qu’avez-vous créé ? il peut répondre : Qu’avez-vous conservé ? Ce qui est le plus important pour tout homme et pour tout peuple n’est pas ce qu’ils ont fait, mais ce qu’ils laissent. Que reste-t-il de ce que vous avez créé ? Que servent à l’avenir ces activités fiévreuses qui bornent leur ambition à satisfaire les besoins immédiats et tout matériels de chaque génération et ne transmettent à l’avenir ni une tradition, ni un exemple, ni une règle de conduite, ni une beauté ? Qu’avez-vous fait de la famille qui semble dissoute dans la mobilité de votre vie ? de la société volatilisée par vos expériences ? des richesses anéanties par vos révolutions ? Le mariage indissoluble n’a pas cessé de féconder mes foyers. Ma race est tempérante, mes mœurs sont pures. Si j’ai donné moins de mon temps aux besoins qui meurent avec chaque génération, j’ai recueilli ce qui survit à la mort des hommes, les réponses à leurs curiosités immortelles. J’ai gardé intactes les règles de leurs plus importans devoirs. J’ai recueilli dans l’art des siècles leurs intelligences différentes et fidèles du beau. Je n’ai pas détruit le passé. Je n’ai pas laissé tarir les sources du sublime.

Que les esprits les plus émancipés du sentiment religieux soient assez libres pour reconnaître son importance dans la vie d’une nation. Rien ici ne rappelle l’illogisme branlant des sociétés sceptiques où tout est en porte-à-faux. C’est sur l’inébranlable que s’est bâtie l’Espagne. La solidité de la base a fait la solidité de son histoire, de son caractère et de ses vertus, C’est cette solidité qui nous prépare en Espagne une aide sans proportions avec la puissance matérielle de l’Espagne.

Une nation modernisée par la culture intensive de la richesse et du scepticisme serait par avance affaiblie dans sa lutte contre l’hégémonie allemande. Où dominerait le culte de l’intérêt, il deviendrait tentateur. Si on trouvait son compte à se départir de l’intransigeance, si de grands avantages étaient offerts à l’industrie et au commerce en échange d’une résignation aux volontés étrangères, cette nation saurait-elle sacrifier ce qu’elle aurait appris à tenir pour l’essentiel de sa vie ? Préférera-t-elle à sa propre cause la cause commune des peuples, aux calculs de son égoïsme immédiat la liberté générale et l’avenir du monde, aux réalités tangibles les vains mots de désintéressement et d’honneur ? Et si, en elle, une générosité instinctive et illogique s’élevait d’abord contre ces calculs, saurait-elle persévérer ? Qui se trouvera pour soutenir longtemps cette constance ? où l’aurait-il apprise ? sur quoi s’appuierait-il ? quelle opinion le suivra ?

Dans la lutte désormais engagée pour la servitude ou pour l’indépendance de l’univers, lutte grave, dont nul ne peut prévoir ni la longueur, ni les formes, ni les épreuves, si l’Espagne est pour nous une alliée précieuse, c’est que l’Espagne a toujours dans son histoire subordonné ses intérêts immédiats à ses intérêts à terme, son profit à son honneur, c’est qu’elle a considéré que la vie n’était pas un marché, mais un devoir, c’est qu’elle a toujours tenu certains principes comme au-dessus de son choix, de son avantage et de son existence même. Il suffira que les prétentions de l’Allemagne apparaissent à la conscience espagnole comme un attentat à l’ordre du monde, à l’indépendance naturelle des hommes et au patrimoine des races : pour cette conscience tout sera décidé, quoi qu’il doive advenir, et à jamais. L’ambition n’est pas la maîtresse de la race qui a sacrifié sa grandeur à sa croyance. Les épreuves ni le temps ne doivent lasser la race qui a supporté huit siècles de combats, d’insécurité et de misères pour redevenir maîtresse chez elle. La puissance de l’adversaire n’est pas pour troubler la race qui s’est mesurée seule à Napoléon, un univers.

A une lutte de principes nulle nation n’est plus prête que cette obstinée servante des principes. Nulle n’aura plus d’autorité sur toutes les autres par la puissance qui est l’autorité des heures décisives, le caractère. Elle n’aura pas action seulement sur ses anciennes filles aujourd’hui émancipées, les Républiques de l’Amérique du Sud, encore soumises à sa langue et participantes de sa nature. Partout où se glisseraient les lassitudes et les lâchetés, elles rougiraient sous son regard, et, devant son attitude, les autres peuples trouveront moins difficile le courage qui lui semblera si naturel. Qui garderait rancune à ces vertus de sa croyance ? Si l’Espagne déchoit d’elles, c’est qu’elle aura laissé dissoudre ses énergies dans les contagions du scepticisme. Qui souhaiterait qu’à ce prix elle devînt le plus actif et le plus riche des peuples ? L’unité d’inspiration qui règne dans la conscience, les actes, les mœurs, l’art et les vertus de l’Espagne vaut bien la plus symétrique abondance dans les tonnes de houille et les balles de coton.

Ce n’est pas que les balles de colon soient méprisables. On s’est volontairement borné dans cette étude à mettre en lumière la force intime de l’Espagne, celle sur laquelle nous pouvons compter davantage et qui doit être le plus ménagée par nous. Mais à la plus religieuse des races même s’applique ce que l’Evangile enseigne en d’autres termes : l’homme ne vit pas seulement de toute parole qui sort de la bouche de Dieu, il vit de pain. Rien n’est plus important pour nous, si nous voulons accroître nos intimités avec notre voisin, que de collaborer avec lui dans la mise en état de son pays. Pour l’Espagnol, la vie quotidienne a ses exigences, bien que tempérées par sa modération naturelle ; lui aussi désire une existence moins précaire, ou moins rude, ou plus brillante. Ce désir, tenace et silencieux comme les passions profondes de l’Espagnol, se manifeste par un réveil progressif du travail et des changemens continus dans l’aspect des contrées. On multiplie les essais de culture ; près de la canne à sucre, la betterave s’est plantée et avec tant de succès qu’elle étend de plus en plus au Nord ses vastes champs. Beaucoup d’usines gâtent pour le voyageur et enrichissent pour l’habitant les admirables régions de l’Ebre et du Guadalquivir. Toutefois, à cause d’une certaine inertie dans la volonté et dans la bourse, l’Espagne a besoin de collaborateurs pour cette mise en valeur de sa richesse encore latente. Les mines sont nombreuses qui attendent des exploitans ; il ne manque au sol, en certaines régions, pour être fertile, que l’eau, et les montagnes d’Andalousie, les plus hautes d’Europe après les Alpes, ont assez de glaciers et de neiges pour porter au loin, quand on le voudra, la fertilité et la force. Nos ingénieurs, nos agronomes, nos métallurgistes et nos financiers peuvent faire à la fois leurs affaires, celles de l’Espagne et celles de la France. Ils ne sont encore ni assez nombreux, ni assez assidus. S’ils se laissent supplanter par les Allemands, notre entente, bâtie dans les hauteurs des idées, sera minée au ras du sol. Il importe beaucoup que nous soyons les attentifs auxiliaires des intérêts matériels où nous prétendons consolider les sympathies morales.

Mais que cela ne nous fasse pas oublier l’essentiel et supposer que les intérêts matériels suffiraient à nous gagner l’Espagne. Elle est la patrie de don Quichotte et de Sancho Pança, mais ils ne sont pas frères. Sancho est le serviteur, le maître est don Quichotte. Les besognes domestiques sont gouvernées par le paysan, qui gourmande les élans du chevalier. Mais, aux heures décisives, c’est le chevalier qui ordonne, et l’idéal l’emporte sur l’intérêt. Sancho se laisserait prendre à de bons pactes d’affaires avec de bons traitans, sans s’inquiéter s’ils sont germaniques ; l’adhésion aux doctrines germaniques sera toujours refusée par le chevalier. L’idolâtrie de l’Etat a pour invincible rebelle le songeur indépendant qui tient à décider seul sa vocation et ses initiatives, comme redresseur de torts contre l’Etat lui-même. Le culte de l’égoïsme est le plus contraire à la générosité du vagabond volontaire que l’amour de la justice et des faibles a fait un errant sur les routes de sa patrie, à la recherche de labeurs désintéressés. En Espagne, partout où nous avons soutenu notre commune cause, c’est le chevalier qui nous écoutait. Et il nous a reconnus pour siens quand, au cours d’une guerre sans égale par la cruauté et qui étendait la puissance du mal aux régions jusque-là soustraites a son empire, aux profondeurs des mers et du ciel, il nous a entendus nier le droit de la force et mettre notre confiance dans la force du droit.


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.